Pluriglossie externe et interne dans The Tailor of Inverness de Matthew Zajac et dans Disco Pigs de Enda Walsh

Résumés

Dans cet article, la polyglossie dramatique externe et interne est analysée au travers d’outils méthodologiques fournis par Dominique Maingueneau dans son travail sur la paratopie qui englobe les hypo-, hyper, péri- and inter- langues.
Plusieurs exemples de pièces contemporaines comprenant des fragments en anglais — standard ou non — et en langues étrangères, des discours écrits en formes normes et hors-normes (véhiculaires simplifiées, dialectales et/ou idiolectales) ainsi que les visées de leurs auteurs y sont étudiées.
Parfois, la pluriglossie interne et externe défie et défait le concept d’intelligibilité mutuelle chère aux Anglophones. Dans d’autres cas, leur imbrication et les rapports dialogiques que les deux entretiennent, enrichissent la composition et le sens. L’expression des identités — nationale, régionale ou personnelle — transpire de leur texture dramatique. Traduire ces mosaïques textuelles aux langues multiples exige des choix qui sont évoqués et illustrés d’exemples dans cet article.

In this paper, the use of dramatic external and internal polyglossy is analysed through methodological tools provided by Dominique Maingueneau in his work on paratopia encompassing, among others, the concepts of hypo-, hyper, peri- and inter- languages.
Several examples of contemporary plays including fragments in English—standard or not—and in foreign languages, discourses written in linguistic norms and off-norms (dialects, pidgin and/or idiolects) are studied along with their authors’ targets.
Internal and external pluriglossy sometimes defies and defeats the concept of mutual intelligibility advocated by English speakers. In other cases, their intertwining and dialogical links enrich the playwright’s composition and meaning. The expression of identities—whether national, regional or personal—transpires from their dramatic texture. Translating these textual mosaics, including multiple languages, demands choices that are evoked and illustrated with examples in this article.

Plan

Texte

Introduction et préalables

Bien que la langue anglaise affiche son désir de « mutual intelligibility »1, tous les anglophones étant censés se comprendre où qu’ils soient, il est indéniable que l’histoire politique (au sens large) et la géographie n’ont cessé de creuser des espaces de variation, des écarts au sein desquels se blottissent des marques nationales, voire parfois nationalistes, ainsi que des besoins de différenciation, d’individuation, éprouvés par certains groupes socio- culturels et/ou militants. Déjà, comme le fait remarquer David Crystal, « In 1877, the British philologist Henry Sweet (the probable model for Shaw’s Henry Higgins in Pygmalion/My Fair Lady) thought that a century later ‘England, America and Australia will be speaking mutually unintelligible languages, owing to their independent changes in pronunciation’ »2.

La paratopie3 vers laquelle les études littéraires et théâtrales se penchent à nouveau, permet de sonder et creuser ces liens indéfectibles entre la langue et la société dont elle est composante4.

De plus, l’origine et la nature composite du théâtre —art de la représentation et forme spectaculaire poly-énonciative et complexe à la fois linguistique et sémiotique— permettent une réflexion métadiscursive où la verbalisation et son support langagier occupent une place importante. Comme le rappelle Catherine Naugrette :

Dans la problématique des arts de la représentation, la mimèsis joue un rôle essentiel pour catégoriser le rapport de l’œuvre au réel. Dans la culture occidentale, cette prédominance apparaît dès l’Antiquité grecque, lorsque Platon et Aristote en proposent chacun des analyses divergentes. […] Certes, le rapport mimétique ne constitue pas le seul type de relation au réel mis en jeu par la production de l’ « œuvre de l’art », comme la nomme Gérard Genette. Il est même particulièrement contesté à notre époque.5

Nous n’entrerons pas dans les méandres et circonvolutions de toutes ces divergences idéologiques et méthodologiques qui ont émaillé l’histoire des arts, mais le rapport du texte au(x) contexte(s) ainsi que les choix pluriglossiques (internes et externes) opérés par les dramaturges, auteurs des textes pris en exemple dans cette étude, sous-tendront l’analyse à suivre. Ainsi, Jean-Pierre Ryngaert souligne que :

Toute manifestation de la parole s’appuie sur des présupposés, lois non écrites qui règlent les relations verbales entre les individus et s’apparentent parfois à de véritables rituels. La manifestation de ces règles, la façon dont elles sont respectées ou enfreintes, renseigne sur les rapports qui s’établissent entre les sujets parlants. Toute conversation peut donc être analysée comme un texte dans un contexte, celui de la connaissance mutuelle que les individus doivent avoir l’un de l’autre pour établir la relation6.

Citant Goffmann, il écrit de même que : « la vie sociale est une scène […] [où] profondément incorporées à la nature de la parole, on retrouve les nécessités fondamentales de la théâtralité. »7 Pour lui, le « théâtre se définit parfois comme un genre où « ça parle » beaucoup. »8 Mais alors qu’il se demande d’abord « qui parle à qui et pourquoi ? »9, son questionnement sur la parole, son statut, ses énoncés, ses écarts et ses situations apporte un éclairage essentiel. Il rappelle que la double énonciation implique une communication interne et externe, et qu’« il existe des écarts évidents entre la parole ordinaire et l’usage de la parole au théâtre ».10

Dans le théâtre contemporain anglophone, les variations par rapport à la langue norme sont légion, formes courantes, affirmation ou dénonciation d’une idéologie qui n’est parfois qu’annexe à l’argument développé dans la pièce comme, par exemple, dans Mr Placebo (M. Placébo) d’Isabelle Wright. Le thème central y est l’expérimentation médicale ; toutefois, la dramaturge a inséré quelques phrases en écossais énoncées par un autochtone rebelle dont l’entêtement et le comportement caractériel finissent par irriter tout le monde autour de lui. L’enchâssement d’une langue —l’écossais dans sa variation argotique non standard— dans l’autre —l’anglais plus ou moins standard dans sa forme orale— crée ici une ligne de démarcation et de rupture qui sied au personnage et qui permet à l’auteure, écossaise elle-même, de critiquer ses congénères dans leurs outrances : « Howie: Ach shut it ya wee grim reaper ya!11 »

Dans Further than the Furthest Thing12 (Plus loin que loin), autre auteure écossaise de la même génération, Zinnie Harris joue sur la juxtaposition de la langue anglaise norme avec celle qui est parlée sur l’île Tristan da Cunha. Véhicule d’expression et de communication de ceux du « D’hors » (« th’outside »), extérieurs à l’île, l’une est portée par sa prononciation officielle (« received pronunciation » ou R.P.) alors que l’autre, vernaculaire usuelle, a peu évolué, en milieu clos, loin de toute influence autre qu’interne (la communauté comporte moins de deux cents âmes isolées au milieu de l’océan atlantique sud). Selon la dramaturge, l’essence de cette forme langagière se résume à celle d’un hybride insolite de cultures et d’époques. Les deux langues se confrontent, dans un espace de friction, comme leurs deux groupes d’usagers lorsqu’ils se rencontrent et s’affrontent, bien qu’un même drapeau national flotte sur leurs habitats respectifs. En fait, l’incompréhension est moins linguistique que structurelle et institutionnelle car ce sont les fondements de chacun des deux socio-groupes qui créent la fracture qui les divisent.

Dominique Hollier et Blandine Pélissier, traductrices de la pièce en langue française, ont parfaitement rendu la norme et sa variation ; il était nécessaire que le spectateur puisse ressentir comme crédible le rapport de tension porté par le véhicule langagier, sans qu’une hiérarchie fondée sur des critères socio-linguistiques puisse aller de soi. Cet état d’esprit et de fait alimente les propos tendancieux de certains des personnages. La demande de légitimité et le besoin d’individuation des habitants de Tristan doivent rester authentiques, pertinents et justes ; ils ne doivent pas être perçus comme ridicules. Comme l’indique Jean-Pierre Simard :

Si la traduction sert cette atmosphère, la puissance tragique est incontestablement renforcée dès le texte source par la langue de Zinnie Harris. Très parlée, rugueuse, elle accroche les oreilles et donne avec ses élisions, syncopes musicales, une rythmique tout à fait étrange aux îliens. La traduction en optant pour des décalages d’effets adaptés à l’oralité du français, rend parfaitement cette spécificité et ses effacements, signes du mystère de la culture fragmentaire héritée. Voici, en regard dans les deux langues, la première réplique de Mill quand elle voit revenir son neveu : «  J'attendu. Dès le soleil levé./ Vu ton bateau du début qu'il arrive./ Retenu mon souffle pour les roches. Fermé les yeux pour le coin./ Compté les battements de mon cœur pour l'arrivée. »13 Et comme son neveu cherche à l'interrompre, elle ajoute : « M'approche pas, pas déjà./ Laisse d'abord que je te voie bien./ L'autre côté./ Alors c'est comme ça qu'ils s'habillent alors, ceux du D'hors ?... »14.15

Bien que la langue de la communauté de Tristan da Cunha soit des plus poétiques, elle est reçue et interprétée comme inférieure et dégradante. Ses usagers sont dédaignés comme s’ils étaient affectés par une forme d’acculturation coupable, par une dégénérescence psycho-culturelle ou pis encore, comme s’ils avaient irrémédiablement stagné dans un état primitif. Le mépris de Francis pour Rebecca qu’il a chérie dans le passé est explicite : selon lui, la métaphorique grammaire hors-norme qu’il juge subvertie par les Tristanais justifie l’opprobre dont il couvre la jeune femme, pourtant si vive et si aimante :

Rebecca

I is wanting to be talking Francis

I is remembering when you were telling me about the piece of glass you kept in your pocket.

You still keeping that piece of glass in your pocket?

[…]

Francis

I don’t remember.

I don’t remember anything from before.

Nothing.

Even you. And it is ‘I am’ not ‘I is’, if you want to be talking at least be talking properly.16

Ici, l’hypolangue et l’hyperlangue sont au corps à corps comme l’écrit Dominique Maingueneau : « Le code langagier d’une œuvre ne s’élabore pas seulement dans un rapport à des langues ou des usages de la langue. Il est souvent traversé par un corps à corps avec ce qu’on pourrait appeler des périlangues, sur la limite inférieure de la langue naturelle (hypolangue) ou sur sa limite supérieure (hyperlangue). »17 Les tensions socioculturelles et les écarts linguistiques (sortes d’exchorésis) qui divisent les Tristanais et les Britanniques de l’archipel réverbèrent les caractéristiques des périlangues : « L’hypolangue est tournée vers une Origine qui serait une ambivalente proximité au corps, pure émotion : tantôt innocence perdue ou paradis des enfances, tantôt confusion primitive, chaos dont il faut s’arracher. Sur le bord opposé l’hyperlangue fait miroiter la perfection lumineuse d’une représentation idéalement transparente de la pensée » (Maingueneau, p. 113). Au « spectacle de l’émotion sans artifice » (Ibid, p. 113), l’écriture dramatique et la sémiotique théâtrale corrélée opposent une « graphie [qui] tend vers le graphique du schéma ou des opérations du calcul […] subtiles machineries narratives » (Ibid, p. 115).

L’interlangue dramatique et son savant mélange de parlures sont l’expression d’identités. Son creuset y reçoit celle des personæ que l’écriture a façonnée et celle du concepteur-auteur, toutes portant l’empreinte d’une culture et d’un contexte identifiables. Jouant de la polyglossie, certaines œuvres font coexister des fragments de langues diverses. L’étude de deux exemples à suivre vise à montrer comment leur juxtaposition au sein du texte dramatique est tantôt dialogique tantôt rupture.

1. The Tailor of Inverness18 (Matthew Zajac)19 ou la pluriglossie externe

Matthew Zajac a écrit la pièce The Tailor of Inverness20 afin de rendre hommage à son père Mateusz, Galicien d’origine, dont la vie est une véritable épopée portée par les errements de stratèges géo-politiques guerriers et les errances de personnes déplacées.

La pièce auto/biographique21 entremêle les fils de la narration dramatisée du parcours du modeste tailleur, chevalier errant des temps dits modernes, et ceux de la quête de l’auteur, son fils, déterminé à fouiller ses racines et à r/établir l’arbre familial22. Alors que pour reprendre la définition du chevalier errant donnée par Dominique Maingueneau, « Ne pouvant compter que sur ses propres forces, il [Mateusz] traverse les frontières sans dire d’où il vient ni où il va », son fils le rencontre au travers de la symbolique de la création : « Comme le chevalier errant, l’auteur traverse la variété des « coutumes » locales pour les soumettre à l’aune de la sienne, celle de son œuvre. […] L’auteur, quelle que soit la modalité de sa paratopie, est quelqu’un qui a perdu son lieu et doit par le déploiement de son œuvre en définir un nouveau, construire un territoire paradoxal à travers son errance même. »23

Au gré des victoires et des défaites des parties en présence lors de la seconde guerre mondiale, Mateusz est enrôlé de force dans les armées polonaise (de Galice future Ukraine), allemande, russe, britannique…et, après une halte en Italie, son périple se termine en Ecosse où son fils vit à présent. Les langues de tous ces pays s’incorporent dans l’interlangue du texte dramatique — essentiellement en anglais — le fragmentent et l’émaillent d’un plurilinguisme structurant. Elles s’insinuent par tous les interstices diégétiques. Les didascalies externes précisent que leur traduction anglaise, fournie par l’auteur polyglotte24, est parfois projetée sur un écran en fond de scène, parfois verbalisée par l’acteur en scène et que, de temps à autres, elle est absente :

Il n’y a pas de traduction sur l’écran

- Laska. Anna. Laska. Laska. Ladna panna, Laska. Zawsze

chodzilismy razem...spiewalismy piosenki....

- Laska. Anna. Laska. Laska. Notre belle petite Laska. On allait toujours ensemble…on chantait des chansons.

Lorsque Matthew Zajac m’a demandé de traduire sa pièce en français, il a été décidé que le texte cible rendrait une transcription aussi proche et fidèle du texte source que possible, sans réelle modification. Les didascalies externes sont la plupart du temps discours elliptique et précis, sans effet de style, car l’auteur est l’acteur informé du spectacle. Ainsi, dans la première scène :

Un couplet de Hej Sokoly est joué lentement.

Le tailleur se redresse bien droit à sa table de travail et regarde fixement dehors ; il écoute. Silence.

Neige. Le bruit d’un traîneau qui se déplace lentement s’estompe et s’arrête. Lentement, il imite le cri d’un loup qui hurle au loin. Le dialogue qui suit est en polonais. Une traduction française apparaît sur l’écran. C’est le cas chaque fois qu’un dialogue et que des chants ne sont pas en français.

- Tato ! Czy slyszales wilka? – Papa ! Tu as entendu le loup ?

- Nie martw sie nim. Ne t’inquiète pas.

Il répète le hurlement du loup, plus fort cette fois-ci.

- Jest ich wiecej, tato ! Il y en a plus d’un, papa !

- Ida za nami? Est-ce qu’ils nous suivent ?

Il fait claquer un fouet imaginaire. Le traîneau accélère. Le cheval s’ébroue au moment où il se met à galoper.

- Chodz, chodz. Ruszaj ! Wez lopate!

Allez ! allez ! Avance ! Avance ! Prends la pelle !

Il se retourne vers les loups, prêt à les frapper.

- Chodz szybciej, tato! Vas plus vite Tato !

- Jedz Wojtek, jedz ! Allez, Wojtek, allez !

- Szybciej tato, szybciej ! Plus vite Tato, plus vite !

- Jedz Wojtek, jedz !

Les différences lexicales, grammaticales et stylistiques amenées par la situation (fable et diégèse) et la double énonciation sont assertoriques :

Il se déplace derrière le portant, puis jaillit entre les vestes, dans sa course.

- Szybko! Do lasu! Chodz! -Vite ! Dans la forêt ! Dépêche !

Il court d’un côté, puis de l’autre, esquivant les arbres.

- Tutaj! - Là-dedans !

Il écarte les branches et les buissons épineux et se cache sous la table de travail, soulevant les branches pour son compagnon.

-Tutaj! - Fais gaffe.

Musique et chants traditionnels contextualisent l’histoire dans l’Europe de l’est : un violoniste joue sur scène. Bien qu’il soit connu dans le monde entier, une version de l’hymne “Hej Sokoly” a été proposée, comme le montre ce court extrait :

Il se met à chantonner “Hej Sokoly”, cet air polonais très gai. Le rythme et le tempo s’amplifient au fur et à mesure. Le violon l’accompagne au début du second couplet.

Hej tam gdzies znad czarnej wody

Siada na kon Kozak mlody

Czule zegna sie z dziewczyna,

Jeszcze czulej z Ukraina.

Hej, hej, hej sokoly,

Omijajcie gory, lasy, doly,

Dzwon, dzwon, dzwon dzwonecku,

Moj stepowy dzwon, dzwon, dzwon…

Zal, zal za dziewczyna,

Za zielona Ukraina,

Zal zal serce placze,

Juz, cie nigdy nie zobacze.

Hey, I know a black pool

Where a young Cossack is on his horse

With a breaking heart for the girl he’s leaving

And his beloved Ukraine

Hey, hey, hey little falcon

Flying over hills, fields and caves

Ring, ring, ring my bells

My lark of the steppes…

Sorrow, sorrow for the girl

In green Ukraine

Sorrow, sorrow for your crying heart

Now that I’ll never return

Hé, je connais une mare noire

Où un jeune cosaque à cheval

A le cœur brisé pour la fille qu’il laisse

Et pour son Ukraine bien aimée

Hé, hé, hé petit faucon

Qui vole au-dessus des collines, des champs et des grottes

Sonnent, sonnent, sonnent mes cloches

Mon alouette des steppes…

Peine, peine pour la fille

De la verte Ukraine

Peine, peine pour ton cœur en larmes

Car je ne reviendrai pas.

De temps à autres, les coutumes locales pigmentent le discours.

Pendant toute la guerre, Mateusz passe d’un régiment à l’autre, pris et embrigadé par des forces qui servent des pays qui annexent ou libèrent des territoires où les conflits font rage. La langue rend compte de chaque changement d’occupant victorieux. Les soldats et leurs troupes sont apostrophés sans ménagement, qu’ils comprennent le donneur d’ordre ou pas :

Il s’avance en courant, les mains en l’air pour se rendre.

- Nie jestem Niemcem! Jestem Polakiem! Wzieli mnie na sile do Wermachtu!

Grozili,ze mnie zabija i wysla moja matke do obozu pracy!

- Je ne suis pas allemand, je suis polonais ! Ils m’ont enrôlé de force dans la Wehrmacht ! Ils ont menacé de me tuer et d’envoyer ma mère dans un camp de travaux forcés.

Il s’écroule. Il reçoit un coup de pied dans la tête.

- Du hirnloser Scheisskerl! Zwangzigmal, habe ich gesagt!

- Toi tête de nœud ! J’ai dit vingt !

Il reçoit un autre coup.

- Zwanzigmal, nicht neunzehnmal, nicht einundzwanzig, sondern zwanzig!

- Vingt, pas dix-neuf, pas vingt-et-un, vingt !

- Aufstehen! Los! Und weiter marschiert!

- Lève-toi ! Bouge-toi !

Un coup de pied dans les côtes.

- Aufstehen! Los!

- Lève-toi ! Allez ouste !

Il reçoit un autre coup.

[…]

Il se remet debout en vacillant. Il voit à nouveau les spectateurs. Il s’arrête. Il a honte de ce qui vient juste de se passer. Il cherche comment fuir, s’essuie le front avec un mouchoir.

Ça aussi, ça arrivait bien sûr. À des gens.

Dépersonnalisé, combattant parmi tant d’autres issus de petites nations tiraillées entre des potentats belliqueux qui les déchirent et les taillent en pièces comme une étoffe, Mateusz essaie de rester en vie et obéit aux ordres. Amis ou ennemis, les vainqueurs les incorporent à leurs effectifs. Dans de telles situations guerrières, l’Homme a toujours imposé sa langue et l’idéologie véhiculée (politique, religieuse, économique…) aux vaincus :

(En russe)

- Kak vas zavoot ?

- Tu t’appelles comment ?

- Mateusz Zajac.

- Zajac, vy sichas soldat v Armii Sovietskovo Naroda. Vozmite c saboi komplekt cheestovo nizhnnovo belya, breetvu, gorshok, nozh i vilku. Narodnaya Arimiya obespyechit vsye ostalniye vashi patriebnosti. Vy sichas zaschitnik Rodiniy !

- Zajac, maintenant tu es soldat dans l’Armée du Peuple Soviétique. Tu vas prendre un lot de sous vêtements propres, un rasoir, un pot, un couteau et une fourchette. L’armée du Peuple te fournira tout ce dont tu as besoin. Maintenant tu es le défenseur de la Mère Patrie.

Au terme de ses pérégrinations épiques, conscrit errant malgré lui, Mateusz s’installe en Ecosse. Il résumé ainsi sa situation :

Je viens de Gnilodowa.

Et d’une centaine d’autres endroits.

Je viens de l’école des tailleurs de Podhajce

Je viens du front de l’est parce que quand tu es tailleur, ils t’envoient faire le soldat.

Je viens des Soviets et des Nazis.

Je viens d’une ferme, des forêts et des champs de la verte Ukraine.

Des camps de reclassement de l’Allemagne.

Des plages de l’Adriatique.

Des rues sales de Glasgow.

Et de l’air frais d’Inverness.

Le zoom s’arrête, mais l’image reste sur l’écran.

C’est important ce que je suis ? Je suis tout ça et en même temps, rien de tout ça.

Maintenant je suis ici. Je suis d’ici. Je parle la langue d’ici.

Mais de quelle « langue » parle-t-il ? Le déictique « ici » est logiquement censé indiquer Inverness, Glasgow ou l’Ecosse dans son ensemble. Dans son désir d’appartenance, Mateusz s’approprie ce qui permet à la société qui l’a accueilli de s’exprimer. Toutefois, le véhicule langagier que cet usager essaie de familiariser depuis trente-cinq ans est difficile à définir de façon précise. Le dialogue dramatique montre qu’il ne s’agit ni du gaélique ni du glaswégien. Contrairement à d’autres dramaturges écossais, l’auteur choisit d’écrire en anglais. Quelques rares traces d’idiosyncrasies géolectales ponctuent le discours de Mateusz comme « och » par exemple : « And you know I was on that section 2 weeks and the blasted ting went on fire ! (whisper) 2 weeks ! Was such a job, you know ! Pay was, och ! Double practically ! Yes, yes !  « Thing » prononcé « Ting » en est une autre.

Dans l’ensemble, si Mateusz maîtrise quelques jurons usuels, le lexique technique de sa profession (description de la confection à la chaîne en usine), la grammaire lui fait régulièrement défaut ; la syntaxe, les accords et l’emploi des temps sont pervertis au profit d’une communication simple et directe :

Silence. Il coud quelques instants. Il regarde les spectateurs et parle en français.

35 ans je suis ici. 1953 j’arrive. Pas mal Inverness.

Belle. Calme. J’ai la vie heureuse ici. Élevé la famille. Vais au Légion britannique. Vais au bingo. De bons amis, ouais. Tous les ans, en novembre au mémorial de guerre polonais à Invergordon pour la Messe du Souvenir.

Dans la traduction française, avec l’accord de l’auteur, le « pidgin English » a été rendu au plus près, sans lui substituer une forme créolisante par exemple qui l’aurait relocalisé à tort.

L’illusion théâtrale (suspension of disbelief ) a été mise au service de l’incongruité apportée par la langue française appliquée à « la langue d’ici » (dixit Mateusz, infra). Dans l’immédiateté de la représentation, le spectateur comprendra l’expression comme celle de la fierté d’un survivant qui a su s’intégrer à l’Ecosse grâce à son intelligence, son travail et son habilité de tailleur. Dans cette pièce, l’écriture de Matthew Zajac est très personnelle ; elle touche à l’intimité de ses racines familiales et de son identité. Le militantisme que l’on pourrait y déceler est plus humaniste et universel que local, régional domestique (l’adjectif « régional » est choisi ici car « national » pourrait induire en erreur le lecteur français). « C’est important ce que je suis ? Je suis tout ça et en même temps, rien de tout ça. Maintenant je suis ici. Je suis d’ici. Je parle la langue d’ici » peut tout à fait être compris comme une double affirmation, celle du père et du fils.

Le plurilinguisme adopté par Matthew Zajac ne se contente pas d’être une ornementation contextualisante ; il est la revendication de son lien avec la langue de ses racines et avec celles qui ont traversé la route de son père. Il est l’essence du texte et de l’« Arbre familial25 ».

La traduction française a été guidée par l’anglais pris comme langue source. Dans ce processus de translation, le plurilinguisme externe conservé dans le texte d’arrivée a été géré au travers de l’anglais langue transit. Ce même véhicule langagier qui ne cesse d’étendre son usage et son influence de par le monde, est sujet à variations diverses. Mêlées, elles sont signes distinctifs d’appartenance et de rupture.

2. Disco Pigs26 (de Enda Walsh)27 ou la polyglossie interne

La pièce Disco Pigs a été écrite en 1996 par Enda Walsh, dramaturge contemporain irlandais. Elle a été traduite dans plusieurs pays d’Europe, dont en France par mes soins, pour le Théâtre National de Nice où elle a été jouée28. Avant d’aborder les difficultés rencontrées et les choix opérés lors du passage de la source au français, voici un bref extrait tiré du début de la pièce qui montre les marques de polyglossie interne auxquelles il a été nécessaire de se confronter :

RUNT. Out of the way !! Jesus out of the way !

PIG. Scream da fat nurse wid da gloopy face !

RUNT. Da two mams squealin on da trollies dat go speedin down da ward. Oud da fookin way !

PIG. My mam she own a liddle ting, look, an dis da furs liddle baba ! She heave an rip all insie !! Hol on mam !!

RUNT. My mam she hol in da pain ! She noel her pain too well ! She been ta hell an bac my mam !

PIG. Days trips an all

RUNT. Da stupid cow !!

PIG. Holy Jesus help me !!29

La langue anglaise utilisée dans cet échange discursif est un mélange de formes standard et de variations par rapport à la norme. Les écarts sont amplifiés par la mise en tension du dialogue dramatique et des didascalies externes. Toutefois, ces frontières sont poreuses et les règles parfois perverties par l’intrusion d’un mode d’expression dans l’autre. En effet, les indications scéniques insèrent de temps à autres des fragments de discours direct rapporté en hors norme et le texte dialogué, comprend quelques répliques —même si elles sont peu fréquentes— discours rapporté en anglais norme comme, par exemple, « RUNT. Out of the way !! Jesus out of the way ! » ou « PIG. Holy Jesus help me !! ». Même désémantisé en juron, l’appel-supplique au divin, dans une configuration ritualisée et quasi inaltérable, n’est peut-être pas étrangère à cette configuration interjective. Ces croisements et incursions atypiques se rencontrent dès les premières lignes informatives données par l’auteur :

Lights flick on. PIG (male) and RUNT (female). They mimic the sound of an ambulance like a child would, ‘bee baa bee baa bee baa !!’. They also mimic the sound a pregnant woman in labour makes. They say things like ‘is all righ miss’, ‘ya doin fine, luv’, ‘dis da furs is it ?’, ‘is a very fast bee baa, all righ. Have a class a water !’ Sound of door slamming. Sound of heartbeats throughout.30

Les indications à l’attention de l’éclairagiste et du régisseur (à propos du bruitage pour la porte et pour les battements de cœur que l’on doit entendre en bruit de fond) sont en anglais standard compréhensible par tout destinataire qu’il soit professionnel ou lecteur. La conversation (dialogue intra-diégétique) rapportée entre la parturiente et la sage-femme, prises dans le feu de l’action de l’accouchement, est livrée comme authentique, spontanée et elle recèle tous les mécanismes propres à l’oralité soumise aux dialectes locaux dans leurs usages quotidiens. On peut s’attendre à ce type d’échange dans une situation d’urgence où les esprits des deux femmes sont occupés à autre chose qu’à policer la parole. Ces fragments d’énonciation sont donnés à entendre aux spectateurs par une voix off.

Comme l’explique Dominique Maingueneau, la pluriglossie interne résulte de multiples facteurs :

L’écrivain n’est pas confronté à la seule diversité des langues mais aussi à la pluriglossie « interne » d’une même langue. Cette variété peut être d’ordre géographique (patois, régionalismes…), liée à une stratification sociale (populaire, aristocratique…), à des situations de communication (médical, juridique…), à des niveaux de langue (familier, soutenu).

Cette variété, composante originale et complexe de Disco Pigs, fait la richesse de son texte dramatique et la difficulté de sa traduction. Rappelant le travail de Bakhtine sur Rabelais, Dominique Maingueneau décrit toute œuvre comme « un lieu de confrontation privilégié de « parlures » d’une langue » donnée comme hybride. Dans la pièce de Enda Walsh, la langue, le dialectal et l’idiolectal s’entrelacent comme les fils d’une étoffe : le babillage enfantin au cœur de la bulle protectrice qu’une pseudo gémellité a créée tisse des liens particuliers entre Sinead et Darren.

L’objectif d’un texte comme Disco Pigs, composé en atelier théâtral, était double : à l’instar de la création théâtrale, il comprenait l’expression dramatique et la représentation scénique. L’oralité s’y inscrit : elle y est même amplifiée à dessein par l’auteur. Toutes les marques afférentes s’y retrouvent : les ellipses syntaxiques et les répétitions, les formes agrammaticales et les nombreux recours aux déictiques, par exemple. Cependant, le discours donné à entendre comprend une strate dialectale complexe et polyforme car elle est socio-géographique et générationnelle.

La périphérie de Cork, en République d’Irlande, tient lieu d’ancrage contextuel. Les deux personnages adolescents de PIG et de RUNT, de leurs vrais prénoms Sinead et Darren, y sont nés et y vivent encore malgré des désirs d’échappatoires. L’action se déroule la nuit de leur dix-huitième anniversaire. Si l’anglais est indéniablement la langue utilisée, la localisation de la fable et de la diégèse crée un a priori d’espace-écart linguistique dialectal. Espace-dans-l’espace-dans-l’espace, la banlieue de Cork enchâssée donne un effet d’urbanité exacerbée avec ses codes langagiers. L’argot y est omniprésent. Il résonne de ses jurons et de sa violence ; son lexique revisite les tabous courants (le sexe et la religion) et la phonétique implante le tout dans un lieu précis sans que soient nécessaires d’autres références déictiques. La parole (vocabulaire et prononciation) certifie la paratopie et le socio-groupe. Le texte publié rend compte de ces variations : les syllabes initiales ou finales avalées, les « h » aspirés inexistants répondent aux distorsions vocaliques et aux assimilations abusives. Idiosyncrasies reconnaissables dans la prononciation typique de l’Irlande, le son « d » remplace les digraphes « th » délénifiés. La syntaxe subit les assauts d’une verbalisation simple, rapide propre à la communication adolescente qui fait mouche : l’absence de marque de la personne ou du temps est courante. Ces variations par rapport à la norme sont des signes de la dislocation de celle-ci, de sa re/localisation mais aussi de l’affirmation d’une forme authentique, vitrine linguistique. À elles, s’ajoute « l’anti-langue [qui] négocie avec la langue en recourant en particulier à des déformations lexicales », selon l’expression de D. Maingueneau. Les deux jeunes banlieusards exposent leur identité non en tant qu’individus mais en tant que membres d’un groupe social paramétré par l’âge et le domicile (des « djeuns » de la zone dirait-on en France).

La palette à laquelle Enda Walsh a recours est large car, au moment de leur passage à l’âge adulte, Pig et Runt se souviennent de leur naissance et des moments heureux de leur enfance. Les liens qui les unissent sont renforcés par la complicité que leur idiolecte commun, forme de babil puéril, leur confère. Cette bulle enfantine et son mode d’expression les protègent et les rapprochent. Toutefois, cet espace privilégié est discriminant ; il les enferme dans l’expression d’une connivence qui rejette les autres. Seul le délire enfantin, sorte de fantasy, les en libère. Dans cette pièce, la polyglossie interne est tissage serré fait de fils entremêlés de natures et fonctions diverses.

Le choix linguistique de Enda Walsh relève tout d’abord d’une volonté affirmée de contextualiser la fable et l’action par le discours, et réciproquement, bien que les noms des personnages et de la ville soient similaires à ceux d’un conte ou d’une fable universalisante. Ainsi, dans une satire des temps modernes, l’auteur critique l’agglomération-contexte irlandaise de Cork qu’il nomme Pork City (Porcherie). Cette dénomination dénote et connote fortement un contenu négatif ; les métonymiques Pig et Runt y résident. Il est à noter que cette pièce est présentée en dyptique avec Sucking Dublin (Putain de Dublin ou Sus à Dublin)31, et que le jugement formulé contre la ville et la société est analogue et tout aussi sévère. Les thématiques dramatiques sont proches ; néanmoins, l’écriture marque une réelle rupture. Les œuvres récentes de ce dramaturge sont en anglais norme, ce qui montre que l’écriture de Disco Pigs est tout à fait particulière dans le corpus.

Cette composition dramatique ne comporte pas de narrateur extérieur ; elle met en œuvre deux voix qui se substituent à d’autres quand nécessaire. Seuls énonciateurs directs, les deux personnages ne donnent jamais à leur énonciation « l’illusion du neutre »32. Leurs voix s’adaptent aussi à la parole de l’Autre dans le pur respect du double discours théâtral (acteur / personnage) et des situations de communication.

Dans le passage à la langue française il a été nécessaire de contourner quelques écueils et de résoudre quelques difficultés. Tout d’abord les noms, déictiques et autres renvois locaux, contextualisants. La référence animale (« Pig » et « Runt ») ainsi que le lieu d’affectation corrélé (« Pork City ») posaient un problème de connotation, en particulier pour Runt. Il est apparu que « Truie » pour traduire « Runt » donnait une image erronée de la jeune fille qui se présente comme une « fashion victime » … « Runt » définissant aussi une personne frêle, fragile, à protéger —ce qui est corroboré par l’attitude de « grand frère » de Darren parfois moqueur vis à vis de Sinead « petite sœur »— le terme « Puce » (synonyme de « mauviette ») a été choisi. La sonorité de l’expression « Porc et Puce », sa fluidité et le caractère duo a semblé rendre compte au mieux de la relation fraternelle (quasi gémellité) des deux personnages. Insultes et jurons ont été transposés pour sonner juste : par exemple, il est fort improbable d’entendre un adolescent s’exclamer « Jésus » en français.

Le texte mis à plat, plusieurs possibilités dialectales —écarts à la norme— se sont présentées pour rendre l’écart politico-linguistique entre norme et hors-norme différenciant deux nations parlant la même langue. On aurait pu choisir le français prononcé avec l’accent soit québécois, soit suisse soit belge : l’option a été tout de suite exclue pour plusieurs raisons : le rapport politique (Polis) référentiel est différent. Dans Disco Pigs, la contextualisation est prégnante mais le discours n’est pas nationaliste, militant et politicien ; le Sinn Fein est mentionné brièvement avec une allusion au bar où ses membres de Cork se réunissent, mais, de toute évidence, Pig et Runt ne sont pas politisés et ils ne sont pas intéressés par cette dimension ; ils sont même assez critiques et leurs propos sont ironiques vis à vis de ceux qu’ils qualifient de poseurs de bombes, c’est-à-dire de terroristes. Ce sont des jeunes qui aiment s’amuser, danser etc… aller dans la voie de la politisation aurait été choisir une forme de surtraduction.

RUNT. (p. 21) It’s a Cork Sinn Fein do !

[…] Wid dat da dors a da pub flap op an close as da Sinn Fein army-pile-in an gadder bout da stouts taps ! Five hundred a da bas-turds all in nees of a good shave an da girlfens like cocker spaniels come in oudda da rain ! Da place go crazy !!

Sounds of extremely busy pub an somebody singing Danny Boy.

PIG. Ere, shouldn’t ya be out plantin bombs an beaten33 up ol ladies, ya fookin weirdos !!

RUNT. C’est une soirée (petite fête) du Sinn Fein de Cork !

[…] Avec ça les portes du bar elles ouvrent et ferment quand les soldats du Sinn Fein entrent en masse et s’entassent autour des pompes de bière à la pression ! Cinq cents de ces en-culés qu’auraient bien besoin de se raser et leurs nanas qui ressemblent à des cockers qui viennent se protéger de la pluie ! C’t’endroit devient dingue / maboul.

Bruits d’un bar extrêmement plein et quelqu’un qui chante Danny Boy.

PORC. Hé, devriez pas être en train de poser des bombes et de tabasser des p’tits vieilles, espèces de tarés à la con ?34

La réception spectatorielle a aussi été prise en compte. Les accents canadien, belge ou suisse portent à rire ; les humoristes les utilisent à cette fin depuis des années. La pièce d’Enda Walsh n’est pas comique et un tel détournement nous a paru à contresens et donc à écarter.

Après discussion avec le metteur en scène commanditaire –qui a toujours le dernier mot– il a été décidé de conserver le babil (« baby talk ») et le mélange « djeuns de la zone » car le drame tourne autour de la misère sociale et psychologique de deux jeunes que les spectateurs suivent et épient pendant toute une nuit, celle de leurs dix-huit ans (« coming of age » en anglais) et c’est cette dimension-là, celle de leur avenir en devenir, si tant est qu’il en ait un, qui a été privilégiée. L’argot bouscule l’expression d’un retour en enfance rêvé. Les formes luttent au corps à corps :

PIG. She’s a lovely little thing !

RUNT. Goo ga goo !

PIG. Look the little button nose.

RUNT. Ahhh gaga ga !

PIG. And the fingernails, ahhh look !

RUNT. Goo gee gee !

PIG. She’s happy in her pram.

RUNT. Gaa gee goo goo !

PIG. She looks just like her mam.

RUNT. Fuck off ja !

PORC. L’est mignonne la p’tit’ chose !

PUCE. Agreu Aga Agreu !

PORC. T’as vu son p’tit nez en trompette !

PUCE. Ahhh, gaga ga !

PORC. Et ses ongles, ahhh regarde !

PUCE. Agreu gna gna !

PORC. L’est heureuse dans son landau !

PUCE. Aga gna agreu agreu !

PORC. C’est tout sa mère.

PUCE. Vas te faire foutre !

L’univers échappatoire de Pig et Runt est enfantin et fantastique ; il est créé de toute pièce pour compenser et contrecarrer la réalité :

An da hole a da estate dey talk ay us. Look nasty yeah. But me an Pig look stray at dem. An we looka was happenin an we make a whirl where Pig an Runt jar king and queen ! Way was goin down in dis clown-town is run by me and Pig fun fun.

Et dans tous les HLM on parle de nous. Sont pas sympa. Sûr. Mais moi et Porc on les regarde bien en face. Et on regarde c’qui s’passe et on s’fait un monde où Porc et Puce Sont le roi et la reine ! On y descendait dans cette ville de clown où que moi et Porc on régnait drôle drôle.

Le délire puéril est salvateur ; il ouvre des horizons jusque là bornés par les HLM :

RUNT. I wanna walk inta da sea an neva come back. I wan ta tide to take me outa me an give me someone differen…maybe jus fur a halfhour or so ! Dat be good, wouldn’t it Pig ?

PORK. Jesus Runt ! Dat be impossible ! A half hour, fuck ! (Pause.) I wanna a huge space ship rocket la, take it up to da cosmos shiny stars all twinkle twinkle and I shit in my saucer an have a good look down on da big big blue. Derd be a button named Lazer dat blast all da shitty bits dat ya’d see, yeah. I press dat button an Lazer would fireball all below an den back down I fly to Crosshaven happy dat all das left a Pork Sity is my roam your roam and da Palace Disco cause das all dat matters, Runt…ress is jus weekday stuff.

PUCE. Je veux marcher dans la mer et ne jamais revenir. Je veux que la marée me fasse sortir de moi et me rende différente…peut-être juste une demi-heure ! Ça s’rait bien, hein Porc ?

PORC. Putain Puce ! Pas possible ! Une demi-heure, mon cul (Pause). J’veux une énorme navette spatiale, qu’elle monte jusqu’aux étoiles qui scintillent, scintillent toutes brillantes dans l’univers et je chie dans ma soucoupe et je jette un grand coup d’œil sur ce super grand bleu. Y’aurait un bouton qu’on appelle Laser qui bombarderait tous ces p’tits bouts de merde que tu verrais, ouais. J’appuie sur le bouton et le Laser crammerait tout c’qu’y’a en bas et puis je redescendrais jusqu’à Crosshaven tout content que c’qui reste de Pork City (Porcherie) c’est ma chambre, ta chambre et le Disco Palace parce qu’y a qu’ça qui compte, Puce…le reste c’est juste la routine.

En outre, tout régionalisme linguistique inséré dans la traduction aurait été un contresens car la République d’Irlande —l’Eire— n’est pas une région du Royaume Uni et introduire du Breton ou de l’Occitan, ou autre, eût été hors sujet et à réception limitée hors les champs de « parlure » du drame étudié. Il ne faut pas oublier qu’une pièce de théâtre doit être intelligible dans l’immédiateté. De tels paramètres auraient parasité le discours.

La musique interne à la pièce a été conservée autant que possible car elle porte le texte comme une mélodie accompagne les paroles d’une chanson. Cette pièce est très musicale (en intra et en extra diégétique) ; des morceaux instrumentaux ponctuent les séquences et le metteur en scène avait choisi d’intégrer un disc-jokey live sur scène :

PIG Jus me Jus me Jus me Jus me Jus me !! Oh yes !! Dis da one !! Real soun set Pig swimmin an swimmin in da on-off off-beat dai is dance ! Beat beat beat beat beat thru da veins full a drink ! […] Pump pump pump pump oh fuck my head ja luvly beat deep inta me an take me home ta beddy byes an pum me more to sleep soft and loss lost…

PORC. Que moi que moi que moi que moi que moi ! Oh oui ! L’est bon’ cel’ là ! Le vrai son pour que Porc baigne tout son saoul dans le rythme syncopé (beat) de la danse. Ça bat ça bat ça bat ça bat ça bat dans ses veines pleines d’alcool ! […] Pogo, pogo pogo pogo oh nique ma tête toi le super rythme (beat) qui me traverse et ramène moi à la maison dans mon dodo où je pourrai pogotter jusque dans le sommeil tout doux jusqu’à m’y perdre (jusqu’au coma) …

La syntaxe elliptique et hachée, son rythme syncopé, ont été travaillés pour un rendu sonore équivalent à celui du texte source.

À l’époque, l’argot a été travaillé en compagnie d’adolescents afin de faire mouche lors de la représentation. Une pièce qui parle de jeunes à des jeunes dans un style façonné sur leur mode d’expression doit être traduite dans le respect de cette modalité. La production a connu un réel succès auprès du public adolescent et adulescent. Le discours se doit de rester authentique ; c’est celui qu’un jeune adresse à son amie d’enfance. PIG et RUNT se considèrent comme des jumeaux, sortes de Bonnie & Clyde dans une nuit de folie. Ils s’ouvrent l’un à l’autre au moment où ils sont censés quitter cette enfance, non sans regret. Sachant que l’expression argotique est éphémère, elle devra être révisée sans cesse.

Comme le démontre Dominique Maingueneau dans son travail sur le paratopique et son expression plurilingue :

Si la relation qu’entretient l’œuvre avec la diversité linguistique est partie prenante de la création, nous nous trouvons dans la même situation qu’avec le genre : l’auteur ne place pas plus son œuvre dans un genre que dans une langue. Il n’y a pas d’un côté des contenus, de l’autre une langue neutre qui permettrait de les véhiculer, mais la manière dont l’œuvre gère la langue fait partie du sens de cette œuvre.35

Traduire, transposer, translater ces contenus et leurs sens dans un véhicule langagier autre, lui aussi polymorphe et plurilingue, impose des choix dont la nécessité s’avère parfois lourde de frustrations. Pour compenser les béances créées par l’absence d’analogie ou de justesse que les langues et leurs polyglossies (externes et internes) en jeu infligeaient, la recherche de béquilles créatives a occupé la troupe de Disco Pigs quelques temps. Suite à ma proposition, il a été décidé de mettre en bouche et, finalement de conserver en représentation, une multiplication de synonymes36, trace des jeux portant sur les écarts sémantiques et de la richesse du texte-source. Ces déclinaisons lexicales juxtaposées rendaient compte du même et de l’autre combinés, de l’augmentation et de la prolifération des équivalences linguistiques et de leurs sens propres, de l’oxymoronique présence-absence palimpseste de l’expression source et de sa empreinte ajustée par défaut, marques polyglossiques de substitution. Comme l’écrit Mathieu Guidère dans son introduction à la traductologie nous avons affaire à « un processus dynamique de compréhension puis de réexpression des idées » et à un « modèle interprétatif ».37

Note de fin

1 < https://www.uni-due.de/SVE/VE_Terminology.htm> dernière visite le 20 avril 2014.

2 David CRYSTAL 2003 (1997), p. 177.

3 « En introduisant cette notion, je cherchais à m’écarter des routines de l’histoire littéraire, qui nous montre un écrivain « influencé » par des « circonstances » que son œuvre « exprimerait ». Dans cette conception, il y aurait d'un côté les expériences de la vie, de l’autre les œuvres qui sont censées les représenter de manière plus ou moins déguisée. À charge alors pour l'histoire littéraire de tisser des correspondances entre les phases de la création et les événements de la vie. Mais cette notion de paratopie s’oppose aussi à une certaine vulgate structuraliste, en harmonie avec l’idéologie spontanée des facultés de lettres, qui défend l’autonomie du « moi de l’écrivain », opposé à « l’homme du monde […] Pour rompre avec ces oppositions réductrices entre moi créateur profond et moi social superficiel, ou entre sujet énonciateur et sujet biographique, il faut assumer le brouillages des niveaux, les rétroactions, les ajustements instables, les identités qui ne peuvent se clore. Condition de l’énonciation, la paratopie de l’écrivain en est aussi le produit ; c’est à travers elle que l’œuvre peut advenir, mais c’est aussi elle que cette œuvre doit construire à travers l’énonciation. La littérature ne peut dissocier ses contenus de la légitimation du geste qui les pose, l’œuvre ne peut configurer un monde que si ce dernier renvoie à l’espace qui rend possible sa propre énonciation », Dominique Maingueneau, « Quelques implications d’une démarche d’analyse du discours littéraire », n°1 / septembre 2006, § 8-10 : Discours en contexte, <http://contextes.revues.org/index93.html#ftn2> (dernière visite le 28 mars 2014).

4 « Pour étudier ces textes dévots, j’ai été amené à opérer deux mouvements, qui de prime abord auraient pu passer pour contradictoires. D’une part, en élaborant une « compétence » de nature foncièrement interdiscursive j’ai modélisé la production et l’interprétation des énoncés en des termes qu’on dirait aujourd’hui cognitifs ; ce qui semblait tourner le dos aux préoccupations pour l’inscription sociale du discours. D’autre part, en raisonnant en termes de « pratique discursive », de « communauté discursive », d’« incorporation »…, je me suis efforcé de sortir de l’espace proprement textuel pour intégrer des phénomènes qu’on aurait communément considérés comme relevant d’une approche sociologique, « externe ». En fait, il s’est avéré que ces deux mouvements – l’élaboration d’une compétence et l’ouverture à un au-delà du texte – n’avaient rien de divergent : le même système de contraintes sémantiques traversait l’ensemble du dispositif, à la fois textuel et social, discursif pour tout dire. Ce faisant, j’ai involontairement contribué au regain d’intérêt pour l’articulation du social et des textes, mais en déstabilisant cette distinction même », Dominique Maingueneau, « Quelques implications d’une démarche d’analyse du discours littéraire », n°1 / septembre 2006, § 3 : Discours en contexte, http://contextes.revues.org/index93.html#ftn2 (dernière visite le 28 mars 2014).

5 Catherine NAUGRETTE, 2007, 45.

6 Jean-Pierre RYNGAERT, 2004, p. 92-93.

7 Ibid. p. 93.

8 Ibid. p. 88.

9 Ibid..

10 Ibid. p. 94.

11 Isabel WRIGHT, 2003, p. 23.

12 Zinnie HARRIS, 2000.

13 « Mill : Been waiting. Since sun is first come up / I’s seing your ship from the first it was / I’s holding my breath for the rocks. Shutting my eyes for the corner. / Counting my heart’s beating as in it came. » (Zinnie Harris, p. 5).

14 « Don’t come near, just as yet. / Let me be seeing you first / the other way / So there is what they is wearing, H’outside there then ? » (Zinnie Harris, p. 6).

15 Jean-Pierre SIMARD, 2007, p. 165.

16 Zinnie HARRIS, 2000, p. 226-127.

17 Dominique MAINGUENEAU, 1993, p. 113.

18 Le Tailleur d’Inverness. Non publiée, traduite par Danièle Berton-Charrière sur commande de l’auteur Matthew Zajac.

19 Toutes les traductions en français sont miennes.

20 Suivi de l’ouvrage The Tailor of Inverness, Sandstone Press Ltd, Dingwall, 2013.

21 « [N]ous parlerons de bio/graphie, avec une barre qui unit et sépare deux termes en relation instable. « Bio/graphie » qui se parcourt dans les deux sens : de la vie vers la graphie ou de la graphie vers la vie. » (MAINGUENEAU, 1993, p. 46)

22 « Sur l’écrivain qui renonce à faire fructifier le patrimoine pour consacrer sa vie aux mots, pèse la culpabilité d’avoir préféré la stérile production de simulacres à la transmission généalogique en amont comme en aval. En amont parce que l’écrivain, comme tout le monde, est enfant de parents et doit se situer par rapport à cet héritage ; en aval parce qu’il est lui-même appelé à prolonger l’arbre familial. » (Maingueneau, p. 41).

23 MAINGUENEAU, 1993,, p. 185.

24 « Si l’écrivain dispose de plusieurs langues, il lui faut les répartir selon une économie qui lui est propre ». Citant R. Robin, Maingueneau rappelle que la langue maternelle d’un auteur est transformée en langue étrangère par l’écriture (MAINGUENEAU, 1993, p. 105).

25 Voir note 24.

26 Disco Pigs. Pièce de Enda Walsh, traduite par Danièle Berton-Charrière sur commande de Daniel Benoin, directeur du Théâtre National de Nice.

27 Enda Walsh, Disco Pigs dans Disco Pigs & Sucking Dublin, NHB, Londres, 1997. La traduction française est de Danièle Berton-Charrière.

28 Production du Théâtre National de Nice, Théâtre de la Semeuse du 20 novembre au 21 décembre 2002 : mise en scène Frédéric de Golfiem, avec Paulo Correia (PORC), Cécile Mathieu (PUCE) et Fabrice Albanese (DJ).

29 PUCE. Tirez-vous ! Bon Dieu tirez-vous de là ! (On dégage).

PORC. Hurle la grosse infirmière à la tête d’enterrement (tronche de cake/face de carême/mine patibulaire/gueule lugubre)

PUCE. Les deux mamans elles couinent (comme des souris) sur leurs chariots qui font la course en direction du bloc. Putain tirez-vous de là !

PORC. Ma maman ben elle a un tout petit truc à elle, regarde, et c’est son premier p’tit bébé ! Elle pousse et se déchire tout dedans ! Tiens bon m’man !

PUCE. Ma maman elle tient le coup et ça fait mal ! Elle a bien compris sa douleur ! Elle a déjà fait l’aller retour pour l’enfer ma maman !

PORC. Des allers-retours d’une journée !

PUCE. La conne (l’andouille) !

PORC. Par tous les saints qu’on m’aide (Aidez-moi mon Dieu) ! (traduction Danièle Berton-Charrière)

30 « Les lumières s’allument. PORC (mâle) et PUCE (femelle). Ils imitent le bruit d’une ambulance comme le ferait un enfant. « Pa pa pam pa pa pam ! » Ils imitent aussi le bruit de la femme enceinte en plein accouchement. Ils disent des choses comme « c’est bien ça, allez », « tu fais ce qu’il faut, ma grande », c’est ton premier ? » « c’est un petit rapide, tu sais. Tiens un verre d’eau ! » Bruit d’une porte qui claque. Battements de cœur d’un bout à l’autre » (traduction Danièle Berton-Charrière).

31 Propositions de traduction.

32 MAINGUENEAU, 1993, p. 111-113.

33 Au lieu de « beatin (g) » : actif (vb + ing) au lieu du passif (participe passé du vb).

34 À la lecture on aurait pu visualiser « tabassé » au lieu de « tabasser ». À l’oral « tabasse », ou autre forme agrammaticale, n’aurait pas apporté grand’ chose au texte. On pourrait envisager « Teubasser » pour résonner avec « Teubé » verlan pour « bête ».

35 MAINGUENEAU, 1993, p. 104.

36 <http://www.cnrtl.fr/definition/synonyme> (dernière visite le 15 mai 2017) : « De forme différente et de même sens (ou de sens voisin) qu’un autre mot. […] Mot ou expression de même sens ou, plus exactement, de sens équivalent ou approchant, c’est-à-dire substituable dans certains contextes à un autre mot, à une autre expression. »

37 Matthieu GUIDERE, 2008, p. 70.

Citer cet article

Référence électronique

Danièle Berton-Charrière, « Pluriglossie externe et interne dans The Tailor of Inverness de Matthew Zajac et dans Disco Pigs de Enda Walsh », La main de Thôt [En ligne], 2 | 2014, mis en ligne le 11 mai 2017, consulté le 29 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/249

Auteur

Danièle Berton-Charrière

Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand II, CERHAC

Professeur Émérite

daniele.berton@wanadoo.fr