Traduction des romans africains francophones : de la dichotomie à la triade

Résumés

L’article est consacré à l’analyse de la traduction des romans des écrivains africains francophones du français vers le russe, tâche dont le défi principal est la nécessité de véhiculer l’imaginaire propre à la culture source qui est différente de celle des langues source et cible.

The article deals with the analysis of translation of novels by francophone African writers from French into Russian, where the major challenge consists in reflecting the imaginary inherent in the source culture, which differs from that of both the source and target languages.

Texte

Aujourd’hui, la littérature francophone d’Afrique noire prend un essor fulgurant : les livres des écrivains africains sont publiés par les maisons d’édition françaises de renom, telles que Gallimard, Mercure de France, Seuil, Albin Michel, non seulement dans les collections spécialisées, mais au même titre que les auteurs français. Leurs romans se sont vu décerner des prix littéraires prestigieux. Les romanciers ressortissants de l’Afrique noire dont plusieurs sont passionnés de l’idée de la littérature-monde deviennent les porte-parole de l’imaginaire multilingue. Cependant, le continent natal reste au centre de l’œuvre de ces écrivains dont la majorité réside actuellement en Europe ou aux Etats-Unis. Ils aspirent à faire connaître à leurs lecteurs internationaux la culture, la mentalité et les valeurs africaines. On ne peut mieux exprimer cette idée que l’écrivain congolais Henri Lopes ne le fait dans son livre Ma grand-mère bantoue et mes ancêtres les gaulois :

J’écris parce que je suis un Africain ; un homme vieux de plusieurs millions d’années dont la mémoire et l’imaginaire ne tiennent qu’au fil tenu et fragile d’une tradition orale brumeuse ; un homme dont la bibliothèque date de moins d’un siècle. J’écris pour introduire dans l’imaginaire du monde des êtres, des paysages, des saisons, des couleurs, des odeurs, des saveurs et des rythmes qui en sont absents ; pour dire au monde des quatre saisons celui des saisons sèches et des pluies ; pour dire au ciel de la Grande Ourse celui de la Croix du Sud (LOPES, 2003, 111).

C’est dans cette optique que se pose comme un vrai défi le problème de la traduction des œuvres écrites en français, où l’interférence des langues africaines s’affiche nettement à tous les niveaux langagiers vers une troisième langue telle que, par exemple, le russe. Ici le traducteur est obligé de rompre la dichotomie traditionnelle « langue source » – « langue cible » pour y inclure encore une langue véhiculant les concepts spécifiques de la culture source et un imaginaire propres aux locuteurs de cette langue. Dans notre cas, les éléments constitutifs de cette triade sont le français comme langue source, le russe comme langue cible et la culture africaine comme culture source.

La majorité écrasante des œuvres des écrivains africains francophones a été traduite en russe à l’époque soviétique. Cela s’explique, primo, par l’attention particulière réservée dans la politique étrangère de l’URSS aux pays en voie de développement, et, secundo, par l’épanouissement des études africaines, y compris littéraires, qui date de cette période. Les années 1970-1990 ont vu la publication en russe des romans d’Ou. Sembène, F. Bebey, W. Sassine, M . Beti, L. Camara etc. Par contre, la traduction de la littérature africaine du XXIe siècle se limite par les fragments du roman d’A. Kourouma Allah n’est pas obligé.

Le but primordial d’analyse comparative des textes français et russe est d’examiner les particularités de la traduction des unités lexicales désignant les références culturelles africaines et l’expression de la spécificité culturelle locale. La tâche qui se dresse devant le traducteur s’avère extrêmement difficile car la culture source et la culture cible ont une origine tout à fait différente. Elle est encore plus compliquée à cause de la connaissance restreinte de l’Afrique noire, sa culture, ses mœurs, sa nature etc. observée chez la plupart des lecteurs russes.

La recherche se base sur les œuvres suivantes des écrivains africains francophones traduits en russe : Le coiffeur de Kouta de M. Diabaté, La nouvelle romance d’H. Lopes, Ô Pays, mon beau peuple !, Les bouts dе bois de Dieu d’Ou. Sembène et Allah n’est pas obligé d’A. Kourouma.

Le coiffeur de Kouta de M. Diabaté (DIABATÉ, 1980), traduit en russe par I. Volévitch en 1989, fait partie d’une trilogie consacrée aux habitants d’un village fictionnel appelé Kouta. La nouvelle s’enracine profondément dans la tradition orale, notamment la culture comique populaire. Comme la trilogie entière, elle ressemble à une pièce de théâtre – il n’est point fortuit que la narration soit précédée par la liste de personnages, et le sujet qui gravite autour de la discorde entre deux coiffeurs, entraînant la scission du village en deux camps adverses, rappelle un acte de théâtre. L’œuvre contient aussi des éléments satiriques et fustige les conflits sociaux de l’époque coloniale, l’absurdité des actions des nouvelles autorités après l’indépendance et la mise en relief grotesque de l’aspect magico-religieux de la vie quotidienne.

Avant de procéder à l’analyse, il faut signaler la haute qualité de la traduction des points de vue lexical et pragmatique. L’un des composants importants de ce dernier est constitué par des notes explicatives. Le texte original contient 16 notes en bas de page tandis qu’en russe leur nombre s’élève à 39 dont 15 ne portent pas sur les réalités africaines et expliquent des notions telles que le 14 juillet, la belote, le ramadan, le wahhabite, le hadji. On y trouve aussi les explications du profil biblique (le jour des vaches maigres), topographique (Montpellier, Thiès) et biographique (Joseph Galieni). L’insertion de ces notes s’explique par la moindre compétence culturelle non seulement en ce qui concerne l’Afrique mais aussi la France et le monde arabo-musulman chez le lecteur soviétique. Il est à noter qu’à l’époque actuelle de la mondialisation, le niveau de cette compétence serait plus haut et quelques notes auraient perdue leur rélévance (le ramadan, le wahhabite). Si l’écrivain compte évidemment sur le fait que le lecteur francophone connaît des termes tels que mandingue (peuple africain), balafon (xylophone africain) ou fonio (mil africain), le traducteur russe ne l’espère pas, ce qui explique un nombre beaucoup plus élevé des notes explicatives.

La plupart des notes données dans le texte russe étant claires et à la portée de tout le monde, certaines d’entre elles se trouvent insuffisantes pour saisir toutes les nuances significatives d’un terme. Par exemple, la page 236 du texte traduit contient l’explication suivante concernant le lexème cola : « Les noix de cola qui contiennent de la caféine et de la théobromine sont consommées par les africains par mastication pour leurs propriétés stimulantes et légèrement stupéfiantes1 ». Il n’y a aucune mention que les noix de cola constituent aussi un don très apprécié qui symbolise le respect, la bienvenue, l'amitié. C’est pourquoi l’arrière-plan culturel de la scène où le marabout donne l’ordre de distribuer cent noix de cola pour mériter les bénédictions (DIABATÉ, 1980, 34 ; DIABATÉ, 1989, 232) reste méconnu pour le lecteur.

7 des 16 notes explicatives qui appartiennent à l’auteur et concernent principalement les emprunts aux langues africaines ont été exclues de la traduction. Le traducteur les a remplacées par leurs équivalents russes sans faire recours aux emprunts :

- « qui date de Fitiriba » (note: « expression mandingue pour dire que l’événement n’est pas daté ») (DIABATÉ, 1980, 108) – traduction : « fait depuis les temps immémoriaux » (DIABATÉ, 1989, 305) ;

- « ceeh rehm » (note: seulement le riz (DIABATÉ, 1980, 113)) – traduction : « du riz, rien que du riz » (DIABATÉ, 1989, 309) ;

- « toute sa vigueur est descendue dans les jambes. Ndeissane ! (note: « exprime l’attendrissement et l’admiration » (DIABATÉ, 1980, 144) – traduction : « oh, comment il fonce, mes potes ! » (DIABATÉ, 1989, 330) ;

- « aucune bouche humaine ne saurait – abadan ! (note: « jamais ») – en dire toute la volupté, tout le charme » (DIABATÉ, 1980, 157) – traduction : « aucune bouche humaine ne saurait jamais – vous entendez ? – jamais en dire toute la volupté, tout le charme » (DIABATÉ, 1989, 339).

Parfois, le traducteur évite l’utilisation d’emprunts en intégrant l’explication dans le corps du texte. Ainsi, le plat traditionnel sénegalais tieb dien devient tout simplement « du riz avec du poisson » (DIABATÉ, 1989, 310). La bière de mil locale tyapalo est remplacée par l’hyperonyme « bière » (DIABATÉ, 1989, 317). Le théâtre traditionnel mandingue kotèba est traduit comme « théâtre forain ».

Certaines unités lexicales ont changé de connotation dans la traduction. Ainsi, l’expression « grand boubou » initialement était dotée d’une connotation méliorative – en Afrique, un grand boubou richement brodé témoigne de la richesse et d’un haut statut social. Dans le texte russe, elle se neutralise – la phrase « je porte un grand boubou » conjuguée par les élèves africains pour pratiquer le verbe « porter » se transforme en « je porte mon boubou ». Par conséquent, le surnom « Kompè porte grand boubou » perd son caractère mélioratif (DIABATÉ, 1989, 248).

Le lexème « charlatan » est traduit littéralement: « Guérisseurs, charlatans et marchands parlèrent alors d’envoûtement » (DIABATÉ, 1980, 20 ; DIABATÉ, 1989, 243). Porteur d’une connotation nettement péjorative en russe et en français de France, en Afrique sub-Saharienne « charlatan » veut dire « personne capable de dompter les esprits, d’envoûter ou de desenvoûter les hommes ; devin, guérisseur, sorcier » (INVENTAIRE, 1988, 74) et est entouré d’une auréole positive à cause de la vénération des guérisseurs et sorciers par les africains. Dans ce cas-là, le texte traduit voit non seulement la neutralisation de la connotation d’un lexème, mais l’acquisition d’une connotation opposée.

Quelques comparaisons imagées propres à l’imaginaire africaine ont été aussi effacées dans la traduction. Ainsi, la comparaison à un margouillat (« se balancer de haut en bas comme la tête de margouillat » (DIABATÉ, 1980, 19)) a été remplacée par «la tête oscillante d’un chevalier qui s’est endormi dans la selle » (DIABATÉ, 1989, 243). La comparaison « casser comme une vieille termitière » (DIABATÉ, 1980, 92) a été traduite comme « réduire en poudre » (DIABATÉ, 1989, 299).

Le traducteur a eu recours à la périphrase pour désigner certains réalia africains qui ont été dépourvus de leur sens terminologique au profit des mots connus par le lecteur russe. Les termes « société d’âge »2 et « cousin à plaisanterie »3 en sont des exemples. Le premier a été transformé en « personnes du même âge » (DIABATÉ, 1989, 248), et le dernier – en « parent par alliance » (DIABATÉ, 1989, 305). Cette démarche se présente comme tout à fait raisonnable, car l’abondance des notes ou la traduction descriptive trop détaillée rompraient l’harmonie de la narration réalisée sous forme d’une nouvelle humoristique.

A contrario, les noms de quelques objets ou phénomènes ont été soumis au procédé d’étoffement dans la traduction. Par exemple, « caïlcédrat » devient « l’arbre caïlcédrat », car le nom per se ne dit presque rien au lecteur qui ne connaît pas la faune africaine.

Il est indispensable de noter que de telles divergences sont inévitables au cours de la traduction d’un texte lorsque celui-ci est imprégné de la spécificité culturelle très éloignée de celle de la langue cible. Pourtant, elles sont largement compensées par la sélection méticuleuse des unités lexicales qui servent à souligner le lien entre le narratif fictionnel et la tradition orale. Cela justifie l’abaissement de registre dans la traduction : ainsi, « boire » est traduit comme « écluser », manger – comme « bouffer », « les yeux » – comme « mirettes ». A l’inverse, la traduction des chansons qui deviennent rimées contrairement au texte original se fait avec des lexèmes appartenant au registre plus soutenu. Cette coloration contribue à créer une atmosphère d’un chant épique (DIABATÉ, 1980, 33 ; DIABATÉ, 1989, 251).

La nouvelle romance d’H. Lopes (LOPES, 1976), traduit en russe par E. Factor en 1985 soulève toute une gamme de sujets polémiques : la position de la femme dans la société africaine, la transition des modes de vie traditionnelle à la modernité, le tribalisme et la corruption, l’urbanisation qui entraîne la liberté morale chez ceux qui ne sont pas prêts à l’aborder, ceux qui toute leur vie étaient guidés par les traditions ancestrales qui excluent toute alternative. Le problème linguistique, toujours au cœur des romans d’H. Lopes, n'est pas éloignée de ces sujets. C’est cette problématique qui se trouve assourdie sinon effacée dans la traduction. Le texte original permet d’établir une corrélation apparente entre le niveau de maîtrise de la langue française et le statut social de l’individu. La note de l’auteur en est une illustration parfaite : en lisant une lettre de la protagoniste qui a reçu l’éducation en France, son amie a du mal à comprendre le mot « exalter ». La scène est accompagnée du commentaire suivant: « Elise s’arrêta. Elle ne comprenait pas ce mot. Il faudrait bien qu’elle s’achète un dictionnaire. Depuis le temps qu’elle en parlait... Mais quel besoin avait cette Wali-là d’employer des mots aussi savants ? » (LOPES, 1976, 192).

Ce commentaire laisse à comprendre qu’en démontrant la maîtrise parfaite de la norme linguistique française, Wali met en relief à son insu le précipice qui s’ouvre entre les deux amies à cause du niveau de l’éducation et du milieu qui les entoure. En mettant dans la bouche d’Elise la construction syntaxique nourrie par le substrat autochtone (« cette Wali-là »), l’auteur insinue que son statut social plus bas n’implique pas la connaissance du modèle normatif français. Pourtant, l’omission de cette note explicative dans la traduction empêche le lecteur de percevoir tout l’éventail des sujets abordés par l’écrivain dans son roman. Il ne reste non plus aucune trace des cas de code-switching et code-mixing dans la traduction (voir, par exemple, pages 83 et 97 du texte original et pages 105 et 121 de la traduction, respectivement).

Le discours pittoresque des personnages et l’abondance des africanismes à tous les niveaux langagiers sont des traits typiques de toute l’œuvre de l’écrivain. La Nouvelle Romance n’est pas une exception – la narration se caractérise par, inter alia, la fréquence de « là », « même » et « quoi » employés dans les modèles syntaxiques afro-français ainsi que des interjections empruntées aux langues africaines. En ce qui concerne la traduction russe, cette spécificité africaine est largement effacée : par exemple, l’interjection Oye (LOPES, 1976, 10-11), dont les congolais se servent pour exprimer toute une gamme d'émotions, se transforme en « vive » ou « gloire à » (LOPES, 1985, 20-21) propres plutôt au discours littéraire. Si cette élévation du registre était justifiée dans la traduction du Coiffeur de Kouta, ici elle ne le paraît pas. Le registre de la phrase « Vous aussi avec votre français là… » (LOPES, 1976, 66) devient aussi plus élevé dans la traduction: « Tu te mêles toujours avec ton français » (LOPES, 1985, 84).

Certaines références culturelles africaines ont été perdues dans la traduction, ce qui, d’un côté, appauvrit le texte, mais, d’autre côté, est inévitable car la traduction mot à mot paraîtrait un peu vague pour le lecteur tandis que la description détaillée pourrait rompre l’équilibre du narratif romanesque. Par exemple, la comparaison « tu es aussi chic qu’un caméléon » devient « tu es habillé comme un gros bonnet » (LOPES, 1985, 33). Les phénomènes suivants propres à la vie africaine n’ont pas été inclus dans la traduction :

-la chanteuse sud-africaine Myriam Makeba : « Et le pagne Myriam Makeba que je viens de te faire? » (LOPES, 1976, 77) – traduction : « Et le pagne que je t’ai fait, ça ne va pas ? » (LOPES, 1985, 98);

-Mamadou et Bineta, le manuel scolaire jadis très populaire en Afrique noire : « Elle se dit, en effet, qu’elle était comme ce “jeune ignorant” du Mamadou et Bineta du temps de l’école primaire... » (LOPES, 1976, 118) – traduction : « Elle s’est rappelée une image édifiante d’un manuel de l’école primaire » (LOPES, 1985, 143);

-gombo (sorte d’hibiscus comestible) : « Elle […] courut au marché pour des ignames, des gombos, du poisson, du manioc... » (LOPES, 1976, 187) – traduction : « Elle [...] courut au marché pour remplir son panier des ignames, du poisson, du manioc... » (LOPES, 1985, 232).

La traduction du titre du livre suscite, elle aussi, une polémique. Comme il est noté dans le postface, le mot « romance » n’est pas employé dans le sens habituel (LOPES, 1985, 253-254). En russe, ce mot veut dire, tout d’abord, une chanson aux paroles lyriques. Sa signification « roman d’amour » n’est connue que par des critiques littéraires. C’est pour cette raison que la traduction littérale du titre ne paraît pas complètement justifié.

En ce qui concerne les notes, il n’y en a pas dans le texte original, et la traduction en compte 11, dont 6 portent sur les réalia africaines (calebasse, pagne, lingala, franc CFA).

En général, sans amoindrir les efforts du traducteur et des rédacteurs, on peut conclure que le lecteur russe se trouve privé de la possibilité de se familiariser avec certains aspects de la vie quotidienne en Afrique qu’on aurait pu préserver dans le texte ainsi qu’avec certaines idées évoquées par l’auteur.

L’un des écrivains africains les plus connus en URSS pendant les années 1960-1970 est Sembène Ousmane. Cela est dû à la thématique qui traverse toute son œuvre (la poétisation du travail, la lutte des classes, l’optimisme historique) et à son attachement au réalisme inspiré par les romans d’E. Zola et M . Gorky.

Les livres d’Ou. Sembène traduits en russe comprennent Les bouts de bois de dieu (Les roseaux de dieu) et Ô pays, mon beau peuple! (Le fils du Sénégal). Il est à noter que chacun des deux romans a encore une variante « alternative » de la traduction. Les bouts de bois de dieu est traduit littéralement par les critiques russes, tandis que le roman a paru en russe sous le titre Les roseaux de dieu. Selon l’explication de l’auteur, « une superstition veut que l'on compte des bouts de bois à la place des êtres vivants pour ne pas abréger le cours de leur vie » (SEMBÈNE, 1960, 72). Cette explication suggère qu’il serait raisonnable de se pencher en faveur de la traduction « non-officielle ». Quant à la traduction littérale du titre du deuxième roman Ô pays, mon beau peuple!, elle constitue une phrase prononcée par le héros principal Oumar Faye, un leader charismatique, cultivateur à l’esprit progressiste et novateur, en admirant sa terre natale. Dépourvue de son contexte, cette phrase dit vraiment peu au lecteur de masse à qui s’adresse évidemment ce livre dont le tirage s’élève à 90 000 exemplaires. Compte tenu du caractère du protagoniste, un sénégalais audacieux et énergique, un vrai fils de son peuple pour lequel il est prêt à sacrifier sa vie, la traduction originale se présente comme complètement justifiée.

Les bouts de bois de dieu (SEMBÈNE, 1960), traduit par L. Galinskaïa et O. Graevskaïa en 1962, appelé « Germinal africain » par J. Chevrier (CHEVRIER, 2006), décrit les événements de la grève des cheminots. Le conflit s’enracine dans les revendications ouvrières pour assurer le paiement des allocations aux familles polygames. Le roman contient plusieurs descriptions réalistes des événements tragiques. Les images des personnages sont peintes d’une manière monumentale et symbolique. C’est pourquoi l’omission des quelques fragments du texte original dans la traduction non seulement prive les personnages de certains traits prévus par l’écrivain, mais produit une distorsion du sens de la narration. Il faut dire que tous les romans analysés au cours de cette recherche ont subi des coupures pour des raisons différentes, mais ces modifications n’ont pas apporté des changements radicaux à la conception de l’auteur. Cependant, ce n’est pas le cas de l’œuvre en question. Tout d’abord, l’image du protagoniste Ibrahima Bakayoko s’avère trop idéalisé. Par exemple, on a enlevé toutes les mentions de ses infidélités, ou bien le fragment où ses souvenirs de la jeune fille périe au combat se mêlent aux pensées quotidiennes qui semblent au premier regard déplacés :

Bakayoko, étendu sous son arbre, se sentit seul. L’image de Penda lui apparut. Il aurait pu prendre Penda comme deuxième épouse. Il se demandait quelle était exactement la nature des liens qui l’avaient uni à cette femme. Peut-être avait-elle était, comme lui, une voyageuse qui allait de gare en gare ? [...] Si je ne fume pas, je vais crever ! dit-il encore (SEMBÈNE, 1960, 351–352).

Cela veut dire que l’auteur n’avait pas l’intention de « canoniser » son héros et de le priver de toutes ses faiblesses humaines. Sans doute, ce fait s’explique par la censure soviétique rigoureuse qui cherchait à montrer une image idéale d’un révolutionnaire – il n’est pas fortuit que Bakayoko soit comparé à Pavel Vlassov de La Mère de M. Gorky. C’est apparemment pour la même raison que Ramatoulaye, une femme analphabète, qui ne parle que le petit nègre, acquiert une parfaite maîtrise de la norme littéraire dans la traduction de son dialogue avec les fonctionnaires de l’administration coloniale :

– Méçant, pas méçant ? moi connaître pas [...] Vendredi pas pâti... lui manzer riz, moi couper cou ! Enfants beaucoup faim, Vendredi manzer riz enfants. Moi venir avec toi, Vendredi pas venir, Vendredi pour manzer (SEMBÈNE, 1960, 121).

– Méchant ou pas méchant ! N’importe […] Personne n’a gardé Vendredi... Il a mangé le riz, je lui ai coupé la gorge ! Les enfants ont très faim, Vendredi a bouffé leur riz. J’irai avec toi, mais pas Vendredi, on va le manger (SEMBÈNE, 1962, 81).

Pourtant, l’atténuation de l’image d’Ad’jibid’ji, une fillette de neuf ans, intelligente, débrouillarde, avide de savoir, et en même temps au caractère dur et ambitieux, qui symbolise le futur de l’Afrique dans le roman, va à l’encontre des idées de l’auteur. Au début du roman, la fille demande aux adultes « ce qui lave l’eau » (SEMBÈNE, 1960, 170). Ils ne trouvent pas de réponse et se fâchent contre elle. Pourtant, à la fin du roman elle trouve la réponse elle-même: « …j’ai trouvé ce qui lave l’eau. C’est l’esprit, car l’eau est claire, mais l’esprit est plus limpide encore » (SEMBÈNE, 1960, 369). Pourtant, cet extrait est omis dans la traduction.

La traduction ne contient non plus la mention d’« une sorte de plaisir sadique » (SEMBÈNE, 1960, 154), avec laquelle l’enfant écoute du commencement à la fin le procès contre un vieux cheminot qui ose travailler pendant la grève. Le fait qu’« Ad’jibid’ji ne pleurait jamais d'habitude » (SEMBÈNE, 1960, 171) reste aussi inconnu par le lecteur russe. Toutefois, la phrase métaphorique décrivant l’Afrique qui « est si générеuse qu’elle n’arrête pas de donner et si gourmande qu’elle n’arrête pas de dévorer » (SEMBÈNE, 1960, 264–265) a été conservée dans la traduction. Dans le texte original, elle correspond à l’incarnation du futur du continent noir – perspicace, capable de distinguer entre « les siens » et « les autres », généreux à l'endroit des amis, mais impitoyable envers les adversaires. Alors, cette citation établit une corrélation entre l’image de la fille et le futur de l’Afrique. Pourtant, l’image bénigne de la fillette, dont les questions ne dépassent pas l’abécédaire créée dans la traduction, déforme la conception initiale.

Finalement, la transformation la plus pernicieuse de l’idée initiale de l’auteur apparaît à la dernière page du roman où on décrit la scène de l’assassinat de la femme blanche qui méprisait les africains. Le dialogue suivant se déroule entre les témoins:

– Qu’est-ce qui se passe ? demanda une voix de femme.

– C’est un toubab ou une toubabesse qui a été tué, dit Aby la rieuse.

– La pauvre ! dit une voix (SEMBÈNE, 1960, 380).

– Qu’est-ce qui se passe ? demanda une voix de femme.

– On a tué quelqu’un, dit Aby.

– Oh mon Dieu ! (SEMBÈNE, 1962, 238).

Le discours des femmes dans le texte original est imprégné de la compassion à l'égard de celle qui les haïssait. En terminant ainsi son roman, l’auteur nous montre l’un des traits de la mentalité africaine traditionnelle – la capacité d’éprouver de bons sentiments envers celui qui t’a fait du mal. Dans la traduction, on ne voit qu’une foule inerte, mise en désarroi par le seul fait d’assassinat, sans savoir même de qui il s’agit.

La version originale du roman contient 78 notes placées en bas de pages et intégrées dans le texte, tandis que la traduction en compte 54. 34 des 78 notes originales coïncident avec celles contenues dans le texte russe. Plusieurs d’elles sont devenues plus détaillées pour fournir plus d’explications au lecteur russe. Pourtant, même dans le cas de la coïncidence complète, toutes les notes, à l’exception d’une (SEMBÈNE, 1962, 272, 172), sont marquées comme « notes du traducteur ».

La traduction de l’autre roman d’Ou. Sembène Ô pays, mon beau peuple! (SEMBÈNE, 1957), traduit par I.S. Volk en 1958, laisse une impression totalement différente. Cette traduction serait la plus précise des celles que nous avons examinées du point de vue de l’expression des éléments de la culture africaine. Tous les emprunts aux langues africaines sont représentés dans la graphie russe. Quelques uns ont subi l’adaptation aux exigences des paramètres phonétiques russes. Contrairement aux autres œuvres, le traducteur a gardé les phrases en langues africaines en les translittérant. Le traducteur a eu recours aux moyens phonético-graphiques pour conserver le discours des personnages en petit nègre. La traduction des comparaisons imagées, qui est en même temps littérale et idiomatique, mérite aussi d'être mentionnée.

Le texte russe contient les commentaires détaillés constitués par la traduction des notes faites par l’auteur (marquées respectivement comme « notes de l’auteur ») ainsi que les notes du traducteur et des rédacteurs. Le seul commentaire qui manque de précision à notre avis est consacré au terme griot :

Les griots étaient des bouffons auprès des cours des rois africains. Ils étaient des comédiens qui se produisaient pendant les fêtes et aux foires. Il n’y a pas longtemps, appeler quelqu’un griot était considéré comme une insulte. Pourtant, pendant la dernière décennie, le caractère des performances des griots a subi des changements sensibles : maintenant ils parlent des événements historiques et chantent la gloire des héros africains (SEMBÈNE, 1958, 19).

Ce commentaire amoindrit considérablement le rôle des griots, surtout dans le passé. A l’époque des empires africains, chaque roi traditionnel avait son propre griot qui était gardien des traditions ancestrales et chantait ses exploits. Les griots sont des « troubadours africains » qui transmettent les chroniques historiques, la généalogie et les légendes de génération en génération et maintiennent ainsi la mémoire collective.

Le nombre total des notes dans le texte original s’élève à 32, y compris celles qui sont intégrées dans le texte. Dans la traduction russe, elles sont 57 dont 27 coïncident avec la version française.

Comme on a déjà mentionné, le roman d’Ahmadou Kourouma Allah n'est pas obligé (KOUROUMA, 2000), traduit par N. Koulich en 2002, est la seule œuvre africaine de langue française écrite au XXIe siècle dont les fragments ont été traduits en russe. Le roman se distingue par son syncrétisme – on y trouve des éléments de la littérature picaresque et de la littérature de témoignage, cette dernière étant extrêmement populaire auprès des écrivains contemporains ressortissants d’Afrique noire. Le roman décrit les péripéties de la vie de Birahima, «l’enfant sans peur ni reproche» (KOUROUMA, 2000, 13). Par les vicissitudes du destin, cet orphelin devient enfant-soldat en Libérie. Birahima ne peut pas se vanter d’un haut niveau d’éducation – selon lui-même, il a « coupé cours élémentaire deux ». C’est pourquoi, pour décrire ses pérégrinations, il se sert de quatre dictionnaires (Larousse, Le Petit Robеrt, Harrap’s et L’Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire), chacun accomplissant sa mission : à l’aide de Larousse et Le Petit Robеrt, Birahima donne les définitions des mots français, c’est-a-dire « les mots savants français de français toubab colon colonialiste et raciste » (KOUROUMA, 2000, 12). Il tire les explications des africanismes de l’Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire pour que les français comprennent son récit. Ces explications constituent des digressions lyriques contenant les données précieuses sur la civilisation africaine. Elles sont intégrées dans la narration – il n’y a aucune note en bas de page ou à la fin du livre.

Selon l’auteur lui-même, il a pensé ce livre en malinke et l’a écrit en français « en cassant le français pour trouver et resituer le rythme africain » (GAUVIN, 2004, 318). A. Kourouma était le premier à utiliser cette approche linguistique novatrice dans la littérature africaine d’expression française, ce qui fait la tâche du traducteur particulièrement délicate. Auparavant, les écrivains africains n’introduisaient que quelques mots ou phrases pour exprimer la spécificité culturelle locale ou souligner l’origine « populaire » d’un personnage. Comme on a montré plus tôt, dans la majorité de ces cas-là, les traducteurs utilisaient soit la périphrase, soit l’intégration des notes explicatives. Pourtant, ici nous sommes face au roman dont chacune des 237 pages est bariolée d’africanismes à tous les niveaux langagiers. L’objectif du traducteur est de maintenir le style narratif de l’auteur en le mettant en même temps à la portée du lecteur russe. Les difficultés surgissent dès la première phrase du roman :

M’appelle Birahima. Suis p'tit nègre. Pas parce que suis black et gosse. Non ! Mais suis p'tit nègre parce que je parle mal le français. C'é comme ça. Même si on est grand, même vieux, même arabe, chinois, blanc, russe, même américain ; si on parle mal le français, on dit on parle p'tit nègre, on est p'tit nègre quand même. Ça, c'est la loi du français de tous les jours qui veut ça.

... Et deux... Mon école n'est pas arrivée très loin, j'ai coupé cours élémentaire deux. J'ai quitté le banc parce que tout le monde a dit que l'école ne vaut plus rien... (KOUROUMA, 2000, 9).

Cet extrait contient le compendium des particularités lexico-sémantiques et syntaxiques du français africain. Les quatre premières phrases manquent du sujet, la cinquième phrase illustre les traits phonétiques du français local (le son ouvert est remplacé par fermé). Plus loin, on observe un calque d’une langue africaine (couper l'école) et un archaïsme (quitter le banc) actualisé dans le discours à cause de la réalité de la vie africaine (les élèves à l’école sont assis sur les bancs). Mais le défi le plus grand réside dans la traduction du jeu des mots (suis p'tit nègre parce que je parle mal le français).

Le traducteur a essayé de garder les particularités syntaxiques à l’aide de l’inversion. Les divergences phonétiques et le calque n’ont pas trouvé de place dans le texte russe. Quant au jeu des mots autour du terme pеtit nègre dans la version traduite, le petit nègre cesse d’être un terme linguistique et devient une personne – un petit africain qui parle mal le français et dont l’image devient l’effigie de tous ceux qui baragouinent les mots français. Cette démarche du traducteur, paraît-il, serait la plus convenable sous les circonstances, mais reste un peu floue pour le lecteur russe. Dans ce cas, il serait opportun de donner des commentaires à la fin du livre. Cela permettrait à un lecteur curieux de comprendre mieux l’idée de l’auteur sans rompre l’équilibre de la narration.

Il en va de même pour le fragment suivant qui est traduit en russe mot à mot: « Un enfant poli écoute, ne garde pas la palabre... Il ne cause pas comme un oiseau gendarme dans les branches de figuier » (KOUROUMA, 2000, 11). L’oiseau gendarme est un représentant commun de la faune africaine. Il suffit de se rappeler la fameuse phrase de G. Manessy qui dit que « beaucoup d'étudiants africains sont surpris d'apprendre à leur arrivée en France que “canari” désigne autre chose qu'un pot, qu'un “gendarme” n'est pas un petit oiseau » (MANESSY, 1978, 94). Pourtant, pour un lecteur russe, le nom de cet oiseau est tellement inhabituel qu’il le prend pour une allégorie au sens vague. On peut éliminer cette controverse en accompagnant le texte d’une note.

Un autre fragment suscitant un vif intérêt du point de vue de la traduction est présenté à continuation :

J'étais un enfant de la rue. Avant d'être un enfant de la rue, j'étais à l'école. Avant ça, j'étais un bilakoro au village de Togobala. (Bilakoro signifie, d'après l'Inventaire des particularités lexicales, garçon non circoncis.) Je courais dans les rigoles, j'allais aux champs, je chassais les souris et les oiseaux dans la brousse. Un vrai enfant nègre noir africain broussard. Avant tout ça, j'étais un gosse dans la case avec maman. Le gosse, il courait entre la case de maman et la case de grand-mère (KOUROUMA, 2000, 13).

Dans la traduction, l’emprunt au manden bilakoro est translittéré et « broussard » (un mot dérivé de la brousse, la savanne ouest-africaine) est périphrasé comme « l’enfant de la jungle », ce qui nous paraît un bon choix. Ce qui mérite une attention particulière, c’est la dernière phrase de cet alinéa. Le narrateur parle de son passé à la troisième personne. Cela s’expliquerait évidemment par le fait que le passage à une classe d’âge suivante en Afrique subsaharienne se réalise par la mort rituelle. L’homme cesse d’exister en quelque sorte pour renaître à la nouvelle vie, parfois avec un nouveau nom. Voilà pourquoi, pour Birahima, le gosse qu’il était auparavant n’est pas tout simplement une étape passée de sa vie, mais une personne étrangère qui n’existe plus. Toutefois, le passage brusque à la troisième personne dans la traduction laisse le lecteur perplexe. C’est pourquoi ici il serait convenable de garder le récit à la première personne ou ajouter une explication.

Les références culturelles africaines abondent dans le texte à tel point qu'elles peuvent fatiguer le lecteur qui n’est pas prêt à les aborder de plain-pied. Leur substitution par des équivalents russes n’est donc pas exclue à condition que cela ne distorde pas la conception de l’auteur. Par exemple, le nom de l’arbre à karité est remplacé par « l’arbre généreux » « Il faut toujours remercier l'arbre à karité (traduction : « l’arbre généreux ») sous lequel on a ramassé beaucoup de bons fruits pendant la bonne saison » (KOUROUMA, 2000, 17).

Ainsi, on voit donc que tous les romans, à l’exception du dernier, ont été en quelque sorte abrégés non seulement à cause de la censure, mais aussi pour ne pas alourdir la traduction par des explications excessives.

Il faut aussi mentionner les divergences du genre des substantifs qui surgissent au cours de la traduction, par exemple, manioc et boubou sont employés au masculin et au féminin. Il y a aussi les divergences dans l’orthographe. Le choix entre le terme plus précis mais peu connu et son équivalent à caractère descriptif dépend aussi de la fréquence de l’unité lexicale dans la langue source et la langue cible. Par exemple, en ce qui concerne le mot « brousse », certains traducteurs se penchent vers l’emprunt tandis que d’autres préfèrent « forêt ».

Pour conclure, il convient de souligner que, comme l'explique G. Steiner, les écrivains contemporains sont « poussés » d'une langue vers une autre (STEINER, 2002, 25). Leur extraterritorialité crée des points de rencontre entre les cultures d’origine diamétralement opposée et, par conséquence, des lexèmes qui les verbalisent. Il s’agit de la « métatranslation » de la représentation de la visée africaine, la traduction intériorisée de la sémantique dont les africains dotent les lexèmes français. Ainsi la traduction des œuvres des auteurs africains écrites en langue française vers une autre langue qui exprime une vision du monde absolument différente, telle que le russe, constitue un vrai défi pour le traducteur. La tâche de ce dernier consiste à faire connaître aux lecteurs la culture africaine sans les décourager en s’adonnant aux périphrases explicatives, mais en conservant la légèreté et la clarté propres aux textes en langue source.

Note de fin

1 Ci-après, nous donnons notre traduction littérale du russe vers le français.

2 L'ensemble des individus d'une population déterminée dont l'âge est compris entre des limites données, le groupe d'âge informel ne se confond pas avec la classe d'âge proprement dite. Celle-ci porte un nom, possède certains biens (blasons, rituels, chants), se désigne un chef, qui est chargé d'appliquer les décisions prises en commun.

3 Un cousinage patronymique ou symbolique entre personnes d’ethnies ou de classes sociales différentes qui autorise l’usage de l’humour entre « cousins ». Il permet aux « cousins à plaisanteries » de se lancer des boutades et de se dire des vérités parfois amères. Bien plus qu’un divertissement, il sert de facteur de paix entre familles et entre populations selon des règles et des rituels précis.

Citer cet article

Référence électronique

Natalia Naydenova, « Traduction des romans africains francophones : de la dichotomie à la triade », La main de Thôt [En ligne], 2 | 2014, mis en ligne le 11 mai 2017, consulté le 23 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/349

Auteur

Natalia Naydenova

Université Russe de l'Amitié des Peuples (Moscou, Russie)

Maître de Conférences

nns1306@mail.ru