Lecture des textes plurilingues d’Iqbal

Résumés

L’étude proposée ici tente d’explorer des traductions des textes iqbaliens en tenant compte des enjeux de la traduction plurilingues vers une culture monolingue. À partir des traductions des textes poétiques d’Iqbal – poète du sous-continent indien, XXe siècle –, on essaiera d’explorer le passage d’une culture plurilingue, celle de l’Orient arabe et persan, à une culture monolingue, celle de l’Occident. La problématique actuelle focalise sur :
- les symboles qu’emploie Iqbal (faucon, ver luisant, papillon, etc.)
- les termes iqbaliens qui traitent des concepts de khudi (maîtrise de soi), homme idéal, regard visionnaire, volonté, etc.
On tente de s’interroger sur le développement d’un interculturalisme : quels seront donc ceux des enjeux et spécificités des traductions des termes iqbaliens qui possèdent une forte spécialité régionale et religieuse et qui sont néanmoins plurilingues ? Afin de traiter de telles interrogations, on abordera des textes poétiques qui relèvent ces problématiques.

The present inquiry seeks to explore the translations of Iqbalian texts keeping in view the various challenges of the multilingual translations in a monolingual culture. Through translations of poetic texts of Iqbal –20th century poet of the Indian subcontinent – we intend to explore the connection from a multilingual culture, that of the Persian and Arab Oriental region, towards a monolingual culture, that of the French Occidental region. The central query of this paper focuses upon:
- Symbols that Iqbal has used in his poetry, e.g. eagle, glow-worm, moth, etc.
- Iqbalian terms that identify the concept of khudi (mastery of self), the perfect man, the vision, desire, etc.
We propose to cross examine the development of interculturalism: What would be the specificities and the challenges of the translations of the iqbalian terms which possess a strong regional and religious specialty that is nevertheless multilingual? In order to deal with such questions, we are taking those poetic texts which highlight our central query.

Texte

Ce texte propose d’examiner le défi que l’on rencontre au cours des traductions1 d’Iqbal, traductions du persan et de l’ourdou en français. On s’interrogera ainsi sur la validité du message d’Iqbal face à la culture moderne, l’humanité contemporaine et l’avenir de la société. Les textes plurilingues d’Iqbal embrassent quatre langues d’expertise : le persan, l’ourdou, l’anglais et l’arabe. Traduire cette diversité linguistique entraine sans doute des enjeux pour le traducteur qui se trouve alors au milieu du carrefour où se croisent les quatre chemins linguistiques. La culture plurilingue dans laquelle vit Iqbal est caractéristique du sous-continent indien dès l’époque des Moghols, le persan et l’arabe étant les langues de la cour et de la noblesse. La colonisation britannique de l’Inde enrichit davantage ce plurilinguisme en faisant de l’anglais une langue officielle. Quant à l’ourdou2, les XIXe et XXe siècles témoignent d’un essor remarquable dans l’usage de l’ourdou en prose et en poésie. La domination impériale des Anglais sur le sous-continent indien continue et se fortifie de plus en plus tout au long du XIXe siècle. Témoin des événements troublants de son temps sur le front international, Iqbal subit des changements marquants de sa vie intellectuelle.

Un survol rapide sur cette époque qu’Iqbal est en train de vivre nous conduit aux événements à l’origine de la Première Guerre Mondiale ainsi qu’à certains autres événements qui annoncent d’ores et déjà la Deuxième Guerre Mondiale. On ne peut cependant pas nier non plus l’importance des mouvements politiques et sociaux sur le sous-continent de l’Inde dès la deuxième moitié du XIXe siècle ; ceux-ci joueront, plus tard, un rôle significatif et important dans la lutte contre l’impérialisme britannique, contre la décolonisation de l’Inde et s’achèveront, en fin de compte, avec la liberté du sous-continent indien et la constitution de deux États indépendants – le Pakistan et l’Inde – au milieu du vingtième siècle. À cet égard, l’évènement le plus significatif est celui de la révolte, en 1857, des Cipayes, qui amène les Britanniques à réprimer fortement le peuple colonisé de l’Inde. Ainsi, l’autorité absolue des Anglais règne sur toute l’Inde pendant le règne de l’impératrice Victoria. Pour se venger, les Anglais introduisent dans l’éducation, à titre obligatoire, les disciplines modernes, tout en changeant le système d’éducation en anglais. « Ceci résulta dans une demande élevée des professeurs d’anglais et des érudits dans les disciplines modernes ; la demande pour les savants de persan et d’arabe diminua d’autant » (NAZEER, 2011, 166). Le pourcentage des Indiens dans la fonction publique montra alors une chute, entraînant des implications financières et des restrictions économiques dans le secteur public, pour ces sujets anglais (NAZEER, 2011, 166). En discutant les effets de la colonisation croissante de l’Inde, Saléha Nazeer rapporte ce que remarque Jan Rypka, le fameux critique et l’auteur de l’histoire iranienne :

Rypka observe les raisons de la régression du persan comme la langue littéraire de l’Inde. À part l’avancement du pouvoir colonial de l’Angleterre en Inde, Rypka considère qu’une des raisons principales pour la régression du persan était le fait que l’ourdou était proclamé comme la langue officielle en 1844. Cependant les poètes indiens continuent à s’exprimer dans les deux langues, persan et ourdou, pendant longtemps. Parmi ces poètes bilingues le nom de Ghalib est le plus connu. La renaissance dans l’idéologie islamique dans la première moitié du XXe siècle fera paraître « le dernier grand poète dans l’histoire de la littérature persane en Inde. C’était Sir Muhammad Iqbal de Lahore (né en 1294/1877 à Sialkot, mort en 1357/1938) qui, comme Ghalib, écrivit en ourdou mais employa le persan pour ses œuvres les plus importantes auxquelles il voulait donner plus de publicité. (RYPKA, 1968, 731).

Cependant, Rypka ne présente qu’une observation tertiaire des faits actuels. Il n’aborde pas les événements sur le front politique de l’Inde, qui jouent un rôle important dans la baisse de l’usage officiel du persan ainsi que dans la place traditionnelle du persan dans la vie sociale à l’époque. D’ailleurs, ce que constate Markovits est plus explicite, et il éclaircit mieux l’actualité de l’époque :

l’adoption en 1835 de l’anglais comme langue officielle à la place du persan […] donnait une nouvelle impulsion au développement d’un enseignement de type occidental. […] Le développement d’une véritable intelligentsia indigène n’entrait pas dans les plans des Britanniques. (MARKOVITS, 1994, 425).

Schimmel remarque, elle aussi, que le gouvernement adopte, à partir du 1835, les nouvelles réformes de Lord Macaulay dans l’éducation moderne proposant l’anglais comme la langue d’instruction. Le pouvoir colonial se renforce de plus en plus dans chaque domaine de la vie sociale malgré les efforts perpétuels pour protéger la tradition islamique contre cette « invasion des infidèles » – des maîtres coloniaux (SCHIMMEL, 2003, 17). Les forces britanniques « renforcèrent l’encadrement européen – les Indiens ne furent plus en mesure de s’élever au-dessus du grade de sous-officier… ». (MARKOVITS, 1994, 420). Dans le même contexte, Markovits étudie l’état colonial de la société indienne après l’écrasement de la révolte des Cipayes en 1857. Il analyse aussi le maintien de l’ordre colonial et l’affirmation croissante d’une idéologie impérialiste. Il étudie les bases sur lesquelles la domination britannique prend sa forme classique vers la fin du XIXe siècle. (MARKOVITS, 1994, 412-430).

Au-delà des conséquences politiques et économiques qu’il subit, le peuple est assujetti à poursuivre le modèle bureaucratique des Anglais dans tous les domaines, surtout les domaines professionnels et scolaires – d’où apparait le besoin de la traduction des textes arabo-persano-ourdou en anglais afin d’établir une liaison vive entre ces langues. Le transfert des idées d’une langue à l’autre est alors considéré comme essentiel par chaque communauté : les Anglais en ont besoin afin de comprendre et gouverner mieux leur colonie indienne ; les Indiens en ont besoin pour montrer aux maîtres anglais cette scolarité qui puisse les libérer de l’esclavage colonial. Dans un sens plus large, de tels efforts visent à promouvoir une meilleure compréhension et une meilleure communication entre les citoyens et les peuples des deux cultures, tout en protégeant leur identité culturelle et leur diversité linguistique.

Tel était le panorama de la vie coloniale aux temps d’Iqbal, panorama qui touche son intellect et le pousse vers une expression multilingue et pluriculturelle. On peut peut-être tracer le début de la notion multilingue dans les écrits iqbaliens qui se réalisent comme une réponse à la multitude des événements sociopolitiques de son temps.

Iqbal se trouve alors entre les deux extrêmes : d’un côté, les Anglais limitent le développement intellectuel chez les musulmans en supprimant l’usage officiel du persan et favorisant leur propre langue, l’anglais ; de l’autre côté, les musulmans se retirent de toutes coutumes anglaises. On sait qu’Iqbal reçoit une formation formelle en arabe et en persan ; de plus, il poursuit des études supérieures en Occident à travers l’apprentissage des langues et de la philosophie de l’Occident. Cette formation bidirectionnelle chez Iqbal est incitée en lui par Mir Hassan3 afin de fournir une réponse intellectuelle à la servilité anglaise4. On doit aussi remarquer qu’Iqbal n’est pas seul parmi ses concitoyens indiens à avoir ce mélange traditionnel et moderne dans sa personnalité. À l’époque, une tendance moderniste pourrait être largement observée dans les personnalités de Sir Sayyid Ahmad Khan – penseur et réformateur social de l’Inde, XXe siècle –, Maulana Altaf Hussain Hali – poète ourdou et associé de Sir Sayyid Ahmad Khan – et Shibli Naumani – historien et critique littéraire5. Ils montrent leur désaccord avec le point de vue des oulémas qui découragent les musulmans d’apprendre l’anglais et d’acquérir l’éducation moderne de l’Occident. Sir Sayyid, par exemple, est convaincu que le système traditionnel de l’éducation islamique est non productif et stagnant (MIR, 2006, 3). Il souligne l’importance de l’anglais et celle des études de l’art et de la science européenne. Mir Hassan soutient cette cause de Sir Sayyid et, dans le même contexte, convainc le père d’Iqbal de l’envoyer au Scotch Mission College pour d’autres études modernes. Mir Hassan, qui est professeur d’arabe dans le même collège, se préoccupe ainsi de la formation intellectuelle d’Iqbal. Quant à l’apprentissage de l’arabe qu’Iqbal poursuit à Sialkot ainsi qu’à Lahore, Schimmel observe que certains critiques indiquent un manque de perfectionnement linguistique de l’arabe chez Iqbal. Ils critiquent sa traduction des références coraniques et les citations en arabe du point de vue linguistique (SCHIMMEL, 1963, 37). De toute façon, le fait que le poste de Macleod Readership en arabe à Oriental College est confié à Iqbal en 1900, suite à ses études universitaires à Lahore, atteste du bon niveau de l’arabe chez Iqbal.

On va maintenant voir comment la traduction des termes et des symboles dans la poésie iqbalienne parle d’une interculturalité, transmet la notion du plurilinguisme et pose un défi pour les traducteurs : le symbole, en effet, occupe une place importante et évolutive dans la fable d’Iqbal. Voici quelques symboles clés chez Iqbal : le papillon, le faucon, le ver luisant, le chameau, la vague, la fleur et le parfum, la plainte de l’oiseau, la tulipe, le diamant. On prendra ici un exemple de symbole iqbalien, celui du papillon de nuit. Dans la poésie persane et ourdoue, l’association de papillon-chandelle a toujours charmé les poètes. L’image classique du papillon de nuit se caractérise par son amour profond pour la chandelle enflammée. L’évolution ivre du papillon autour de la flamme est idéalisée par Iqbal dans son poème Le ver mangeur de livres. Je vais citer ci-dessous la traduction française de ce poème persan avant d’exploiter les termes traduits.

کرمِ کتابی

شنیدم شبی در کتب خانۀ من
به پروانه می گفت کرمِ کتابی
به اوراقِ سینا نشیمن گرفتم
بسی دیدم از نسخۀ فاریابی
نفهمیدہ ام حکمتِ زندگی را
همان تیرہ روزم ز بی آفتابی
نکو گفت پروانۀ نیم سوزی
کہ این نکته را در کتابی نیابی
تپش می کند زندہ تر زندگی را
تپش می دهد بال و پر زندگی را6

Le ver mangeur de livres

J’ai entendu un soir dans ma bibliothèque

Un ver mangeur de livres dire à un papillon :

« Je me suis posé sur les pages d’Avicennes,

J’ai vu maints manuscrits de Farabi,

Mais je n’ai pas encore compris

La philosophie de la vie ! 

Je demeure dans la même obscurité,

N’ayant point reçu de lumière. »

Le papillon, à demi consumé par la flamme, lui répondit :

« Ce trésor précieux, tu ne le trouveras en aucun livre ;

C’est l’ardeur qui rend plus vive la vie,

C’est l’ardeur seule qui lui donne ses ailes ! » (IQBAL, 1923 ; 1956, 103)

La scène de cette courte fable est peinte dans une bibliothèque où un ver mangeur de livres est en train de dévorer les grosses et anciennes pages des livres écrits par des savants comme Bu Ali Sīna – le fameux médecin et le philosophe connu en Europe sous le nom d’Avicenne –, et Abu Nasr Farabi – un autre philosophe iranien. Une nuit, le poète entend le ver mangeur se plaindre auprès du papillon que, bien qu’il se soit nourri des denses volumes et des lourds manuscrits, le ver mangeur de livres se trouve aussi ignorant et sans sagesse qu’il l’était avant. Il n’a rien pu comprendre à propos des mystères de cette vie. La réponse à la quête du secret de la vie est ainsi révélée par le papillon de nuit qui passe toute sa vie dans son amour pour la flamme. Les mouvements du papillon symbolisent l’action perpétuelle et l’amour. Avec chaque circonvolution, le papillon de nuit renouvelle ses essais et ses efforts afin d’être plus près de la flamme. Iqbal met en relief le désir ardent et la dévotion ferme du papillon : rien dans son entourage ne peut diminuer l’ardeur du papillon. Iqbal rassemble toutes ces qualités (une activité constante, des essais renouvelés à chaque instant, le désir ardent, la dévotion ferme, et le fait de se consommer dans le feu d’amour) pour représenter l’idée de l’homme parfait, et ainsi idéalise-t-il le papillon de nuit. Autant que le papillon se consume par la proximité de la flamme, autant il accède aux différents degrés de sublimation d’amour, jusqu’à ce qu’il entre dans l’anéantissement, le concept soufi de fanā7. Cette expression de l’amour se purifie progressivement et se transforme en amour divin. Cette image s’inscrit dans la tradition classique des mystiques, qui apparaît par exemple chez les grands poètes persans comme Roumi et Attar.

Le papillon signifie le rôle de l’amant tandis que le rôle de la chandelle est celui de la bien-aimée. La lumière symbolise le feu de l’amour dont l’ardeur s’intensifie avec chaque rapprochement du papillon à la chandelle. Lorsqu’on traduit cette image classique de l’Orient dans une langue occidentale, une explication ne sera-t-elle pas indispensable pour le traducteur afin de mettre en clair les termes traduits ? Avant de donner cette explication, ne lui faudrait-il pas acquérir une connaissance approfondie des mœurs et des coutumes traités chez l’auteur ? C’est à cette étape que s’établit l’interculturalité avec une forte mise en relief du rôle du traducteur : il a la lourde responsabilité d’interpréter le sens réel du texte dans son vrai contexte et de faire attention à ne pas dépasser la connotation soulignée par l’auteur.

Tenant compte de tous ces enjeux, quel équivalent est-ce que le traducteur donnerait pour les mots suivants que l’on a déjà vus dans la fable ci-dessus ? On essaiera d’en explorer le sens contextuel :

- l’ardeur, dans le contexte iqbalien, est un amour profond et vif qui évolue de l’amour profane à l’amour divin ;

- la lumière est cette lumière de sagesse qui lui éclaircit l’énigme de la vie, la raison d’être de l’homme et la philosophie de notre existence ;

- quant au papillon, est-ce que le mot « papillon » suffit pour faire passer le message dans sa connotation réelle ? Comment est-ce qu’un traducteur transmettra cette pensée d’Iqbal sans y ajouter un commentaire : « Quand elle est dépourvue de flamme, la vérité est philosophie ; elle devient poésie quand elle emprunte sa flamme au cœur. » (MAITRE, 1964)

Traduire cette notion de l’amour du papillon en français ou en anglais ouvre déjà une fenêtre sur la coutume orientale à travers laquelle le lecteur occidental entre en contact avec l’Orient.

Quant aux autres termes de l’expression iqbalienne, on tentera de traiter ici de tels termes qui mettent en relief ses thèmes majeurs et ses idées centrales, par exemple, le concept de khudi (maitrise de soi), l’idée de l’homme idéal, les notions du regard visionnaire, la volonté humaine, la volonté divine, l’action perpétuelle, l’image de l’eau et de l’argile pour désigner l’homme, etc.

On remarque qu’Iqbal emploie une stratégie de plurilinguisme à travers ses écrits en persan, en ourdou et en anglais. Il est vraisemblable qu’il était conscient du fait que le plurilinguisme est un moyen efficace pour faire passer son message à travers les continents et les peuples. Les textes plurilingues d’Iqbal s’adressent non seulement à ses concitoyens de l’Inde mais aussi aux peuples et aux érudits de l’Orient et de l’Occident. Pour le peuple indien, expression plurilingue d’Iqbal ne pose pas de problème de compréhension étant donné la culture multilingue de l’Inde. Quant à ces traductions dans une langue à culture monolingue comme l’anglais ou le français, les traductions du persan ou de l’ourdou en français/anglais présentent un deuxième défi : celui de l’uniformité du mot traduit. On remarque que « khudi » - le mot clé de la pensée d’Iqbal – est traduit par certains traducteurs comme « soi », chez les autres par « ego », et encore par « individualité » chez certains autres. Cette déviation dans la traduction de la même notion à partir des deux langues de départ vers une même langue d’arrivée affecte sérieusement la connotation réelle et contextuelle. Ceci exige une spécialisation contextuelle chez le traducteur qui entreprend cette tâche et qui lance un pont entre les cultures plurilingue et monolingue.

Chez Iqbal, à part plusieurs exemples des vers basés sur les références coraniques et prophétiques, on remarque la création et l’innovation des symboles dont Iqbal se sert pour faire passer son message. Par exemple, le symbole de l’aigle symbolise l’homme qui manifeste sa khudi mûre ; la goutte de rosée présente un caractère faible et mou ; la vague de la rivière signifie l’action perpétuelle ; le chameau symbolise l’obéissance et la maîtrise de soi – ce qui constitue les étapes du développement de l’évolution de khudi iqbalienne. Parmi les termes les plus centraux dans les écrits iqbaliens, nous allons exploiter la traduction de quelques-uns dans les lignes qui suivent.

- Le faucon symbolise l’homme idéal chez Iqbal ; sa khudi, la conscience de soi, est bien développée. Parmi les qualités de faucon appréciées par Iqbal, on peut relever les plus marquantes : il est puissant, vit dans les hauteurs, possède un regard qui perçoit la moindre des choses dans la profondeur, est doté d’une certaine fierté qui ne lui permet pas de manger la proie d’autrui ; on voit sa vaillance et son courage au fait qu’il passe sa vie en l’air, en action, et vit sans avoir bâti une niche à lui. Iqbal, en s’adressant aux jeunes, rappelle le faucon :

تيرا نشيمن قصر سلطاني کے گنبد پر نہيں
شاہيں ہے ، بسيرا کر پہاڑوں کي چٹانوں ميں8 تو

Ton niche n’est pas dans les coupoles de château royal

Tu es faucon ; vis dans les rochers montagneux ! (IQBAL, 1935 ; 2003, 547)

- La vague symbolise une vie active et courageuse, en pleine ferveur, à la poursuite des buts ; sans action, la vie serait morte comme le bord de la mer ;

- La fleur et le parfum constituent une image qui symbolise l’immortalité – la fleur périt, le parfum reste ; l’homme meurt, son âme reste ;

- La plainte de l’oiseau (en captivité)9 est l’image de l’Inde sous colonisation britannique :

اسے سمجھ کر خوش ہوں نہ سننے والے گانا
دکھے ہوئے دلوں کي فرياد يہ صدا ہے

Ne t’amuse pas en la prenant une chanson

C’est la plainte des cœurs affligés (IQBAL, 1924 ; 2003, 69)

- Le papillon est lui aussi central. Dans une autre fable « La chandelle et le papillon de nuit »10 (IQBAL, 1924 ; 2003, 74), Iqbal métaphorise le papillon de nuit avec le titre de kalīm faisant allusion au prophète Moïse11, et désigne la chandelle avec le nom de Tūr, la montagne sacrée où a eu lieu ce discours divin. Comme la montagne Tūr est devenue cendre suite à l’éclat divin, de la même façon, la chandelle fond et disparaît au-dessous de la lumière du feu. S’adressant à la chandelle, Iqbal dit :

خانہ جہاں ميں جو تيري ضيا نہ ہو غم
تفتہ دل کا نخل تمنا ہرا نہ ہو12 اس

S’il n’y a pas ton illumination dans ce monde d’affliction

L’arbre de désir dans ce cœur ardent13 n’aura pas sa verdure (IQBAL, 1924 ; 2003, 74)

L’amour ardent du papillon de nuit et ses circumambulations autour de la flamme de la chandelle traduisent l’apogée de l’amour chez Iqbal qui présente cette même ardeur comme la caractéristique fondamentale de son homme idéal. Preuve, donc, que l’image de papillon est bien idéalisée par Iqbal. Toutefois, il parait qu’au cours de l’évolution de sa pensée, Iqbal arrive à une autre finalité où il esquisse une autre symbolique idéale.

- Le ver luisant transmet l’image idéale de porteur de khudi – le ver luisant n’emprunte pas la lumière d’autrui mais il crée sa propre lumière et l’utilise pour le bien-être des autres.

Dans de tels vers d’Iqbal, on peut remarquer le rejet catégorique de l’idéalisation du papillon de nuit, l’idéal symbolique d’Iqbal devenant le ver luisant. Pour mieux comprendre cette transformation d’idéal, on peut citer le court dialogue entre le papillon de nuit et le ver luisant qui apparaît dans Bāl-e Jibrīl (L’aile de Gabriel) en 1935, trois ans avant la mort d’Iqbal. Dans cette fable14, Le papillon et le ver luisant, le ver luisant apprend au lecteur de sa station libre et indépendante puisqu’il ne doit pas aller chercher la lumière ailleurs comme le papillon (IQBAL, 1935 ; 2003, 541) :

پروانہ
کي منزل سے بہت دور ہے جگنو پروانے
آتش بے سوز پہ مغرور ہے جگنو کيوں

جگنو

کا سو شکر کہ پروانہ نہيں ميں اللہ
گر آتش بيگانہ نہيں ميں دريوزہ

Le papillon : Le ver luisant est bien loin de la destination du papillon

Pourquoi est-il donc fier de son feu sans ardeur ?

Le ver luisant : Mille merci à Dieu que je ne suis pas le papillon

Je ne suis pas le mendiant de la lumière d’autrui

Le papillon, tout orgueilleux de son ardeur, reproche la fierté du ver luisant à qui manque cette ardeur de papillon. La réponse frappante du ver luisant explique que c’est en fait le papillon qui est loin de la destination car il lui manque sa propre illumination. Le ver luisant, de l’autre côté, a déjà passé cette étape ardente de la production du feu dans son intérieur et, maintenant, il illumine le monde avec sa lumière.

- Le chameau, lui, symbolise la nation musulmane qui apparaît dans le désert (le désert arabe). Ses caractéristiques ressemblent aux musulmans : il sert l’humanité, est plein de patience, marche lentement mais avec une certaine fermeté, sait supporter les difficultés et peut rester sans manger pendant plusieurs jours.

- La tulipe est un autre symbole présent chez Iqbal : la naissance de cette fleur dans le désert représente le message d’islam chez Iqbal ; comme cette fleur, l’islam est né dans le désert arabe et il s’est fait le seul remède qui apporte la justice et la paix à l’humanité souffrante et ignorante. La tulipe en tant qu’une fleur, représente un croyant, un fidèle qui brûle du désir ardent dans l’amour de Dieu, et qui ouvre sa poitrine en partageant le secret le plus intime de sa croyance. La feuille au Mont Tour, elle, est témoin de la théophanie – allusion à la révélation divine sur le Prophète Moïse.

- Le diamant, quant à lui, signifie un caractère dur, résolu, stable, brillant, bénéfique ; il veut aussi dire une personnalité forte et puissante.

À part ces traductions, il y a un lexique religieux et régional dans le texte iqbalien dont la traduction n’est peut-être pas possible en raison du manque d’équivalent dans la langue d’arrivée. Le traducteur est alors tenté de garder le lexique original. En voici quelques exemples :

- ‘Arif. Gnostique est le mot le plus proche dans le sens mais vu d’autres connotations dominantes du mot gnostique, il serait préférable d’employer le mot ‘Arif tel qu’il est. Celui-ci signifie donc un érudit et chercheur de la vérité spirituelle.

- Azān renvoie à l’appel à la prière, composé de vers attestant l’unicité de Dieu et le statut du dernier Prophète en islam.

- Faqr est la pauvreté d’après le sens littéraire ; mais, en contexte islamique, il signifie une étape dans la voie spirituelle d’un fidèle quand il n’a plus besoin des objets matériels.

- Hadith sont les paroles du dernier prophète en islam. Les traducteurs emploient la « tradition » pour désigner un hadith. Pourtant, au vu des autres connotations générales du mot « tradition », il serait souhaitable d’utiliser le mot original au lieu de sa traduction qui pourrait mal orienter le lecteur qui ne saurait pas distinguer l’emploi distinct du terme de son usage quotidien.

En conclusion, ces pratiques de traductologie des textes plurilingues suscitent une interculturalité et incitent à l’approfondissement des savoirs dans des contextes exploités. Au cours de telles traductions plurilingues, s’établit inconsciemment un pont interculturel qui permet une rencontre littéraire, philosophique et sociologique entre les différentes sociétés. Elles constituent également un lieu ainsi qu’un lien d’apprentissage entre des mœurs variées, des pensées divergentes et des habitudes hétérogènes. Elles attirent le traducteur et l’invitent à acquérir la connaissance approfondie de chaque mot et terme à traduire tout en respectant son contexte d’origine chez l’auteur et ensuite à la partager avec le lecteur de l’autre culture. Le texte traduit se sert d’une passerelle qui relie les deux cultures et favorise la mondialisation. De l’autre côté, la langue d’arrivée est exposée et ­ il y a plus de chance que le lexique dans les langues de départ puisse filtrer dans la langue d’arrivée pour remplacer le vacuum. Ceci constitue l’évolution artificielle/engagée de la langue. Le traducteur est alors comme un expert qui dévoile le vrai sens du texte pour un lecteur allogène. Le défi réel pour le traducteur est alors de dévoiler le sens sans s’écarter de la signification primaire. Y réussira-t-il alors que, d’après Sartre : « […] Dévoiler, c'est changer, et qu'on ne peut dévoiler qu'en projetant de changer » (SARTRE, 1985).

Note de fin

1 N.B. : Toutes les traductions des citations données ou des vers poétiques cités en français sont de l’auteur, sauf mention contraire.

2 Parmi les langues régionales, on se concentrera sur l’ourdou – celui-ci étant une des langues d’expression iqbalienne ; or l’ourdou continue à évoluer en absorbant le lexique persan et arabe dès la période Moghole.

3 Mir Hassan : le tuteur et savant religieux à la ville natale d’Iqbal ; celui-ci reçoit, sous son tutorat, un goût raffiné de la littérature persane et arabe qui marquerait les écrits futurs d’Iqbal.

4 Mir Hassan n’était pas d’accord avec le rejet absolu des musulmans avec les Anglais. Plutôt, il était de l’avis que l’apprentissage et la compréhension de la langue et de la philosophie anglaises étaient indispensables pour les musulmans s’ils voulaient lutter contre la colonisation anglaise et s’ils voulaient préserver leur identité religieuse et nationale. C’est avec cette intention qu’il encourage Iqbal vers l’éducation moderne tout en lui fournissant une base de l’éducation islamique.

5 À part ces tendances modernistes chez les musulmans, les noms de Robindranath Tagore et de Gandhi sont aussi à remarquer pour leurs tendances modernistes et traditionnelles.

6 IQBAL, Muhammad. 1923, Payām-e Mashriq (Message de l’Orient), en Kolliyāt-e Iqbāl – Fārsi, tome 1, Lahore, Sheikh Ghulam Ali & Sons Ltd., 1992, p. 556.

7 Le concept de fanā trouve ses racines dans la pensée mystique classique. Il traduit plutôt l’état spirituel de l’homme dans lequel celui-ci entre dans l’anéantissement, immergé profondément dans le pur amour divin.

8 Référence au poème d’Iqbal Aux jeunes, extrait du recueil de 1935, Bāl-e jibril (L’aile de Gabriel) (en ourdou) (IQBAL, 2003, 547).

9 Référence au poème d’Iqbal La plainte de l’oiseau, extrait du recueil de 1924, Bāng-e darā (L’appel de la cloche) (en ourdou) (IQBAL, 2003, 69).

10 Référence au poème d’Iqbal La chandelle et le papillon, extrait du recueil de 1924, Bāng-e darā (L’appel de la cloche) (en ourdou) (IQBAL, 2003, 74).

11 Qui est honoré avec l’adresse directe de Dieu.

12 Référence au poème d’Iqbal La chandelle et le papillon, extrait du recueil de 1924, Bāng-e darā (L’appel de la cloche) (en ourdou) (IQBAL, 2003, 74).

13 Dans le cœur du papillon.

14 Référence au poème d’Iqbal Le papillon et le ver luisant, extrait du recueil de 1935, Bāl-e jibril (L’aile de Gabriel) (en ourdou) (IQBAL, 2003, 541).

Citer cet article

Référence électronique

Saléha Nazeer, « Lecture des textes plurilingues d’Iqbal », La main de Thôt [En ligne], 2 | 2014, mis en ligne le 11 mai 2017, consulté le 29 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/357

Auteur

Saléha Nazeer

Université du Panjab, Lahore (Pakistan)

Maître de Conférences

chairperson.french@pu.edu.pk