Traduire Les Rats de Gerhart Hauptmann : le dialecte berlinois de 1911 en 2010

Résumés

« Introduire le dialecte dans la littérature », pour « rendre au dialecte sa dignité » : telle est l’ambition du dramaturge allemand naturaliste Gerhart Hauptmann. Ce principe est aussi à l’œuvre dans de nombreuses pièces telles que Les Tisserands (1892) ou Les Rats (1911). Il s’agira ici d’expliquer les difficultés qui ont été les miennes en tant que traductrice pour transposer en français un ouvrage plurilingue, les réflexions menées sur le texte allemand et les principes appliqués au texte français. L’analyse, plus empirique que théorique, s’articulera autour des deux versants de mon travail ; la première étape a consisté à saisir tous les enjeux esthétiques et idéologiques de cet usage du dialecte par Hauptmann ; la deuxième, à le transposer de la manière la plus fidèle possible, ce qui impliquait des considérations ciblistes liées au monolinguisme du public français actuel, et me forçait à me placer sur un autre terrain, celui du registre de langue.

« Introducing dialect into literature », to « give dialect its dignity again » : such is the ambition of the German naturalist playwright Gerhart Hauptmann. This principle is at work in various plays, such as The Spinners (1892) or The Rats (1911). The purpose of the present contribution is to explain the difficulties of translating a multilingual work into French, how the German text had to be rethought and which principles were applied as the French text emerged. The present analysis is more empirical than theoretical and will unfold as follows : the first step consisted in seizing which aesthetics and which ideology lied behind Hauptmann’s use of dialect ; the second step was to transpose it as closely as possible, driving me to take the French audience into account as a monolingual target, and therefore to use language registers.

Plan

Texte

Dès 1892, le dramaturge allemand Gerhart Hauptmann fait paraître une pièce entièrement écrite en dialecte silésien, De Waber (Les Tisserands), qu’il retraduira quelques mois plus tard en allemand (Die Weber) à la demande du metteur en scène Otto Brahm. Son ambition avouée est d’« introduire le dialecte dans la littérature », pour « rendre au dialecte sa dignité » (BRINKMANN, 1964, 10). S’il pousse ce principe esthétique à l’extrême dans Les Tisserands, on le voit aussi à l’œuvre dans de nombreuses autres pièces telles que Rose Bernd (1903, traduit en français par Pauvre fille), ou Die Ratten (Les Rats, 1911).

Je parlerai ici de la traduction que j’ai faite de cette dernière pièce (traduction publiée en 2010) ; je tâcherai d’expliquer les difficultés qui ont été les miennes pour transposer en français un ouvrage plurilingue, les réflexions que j’ai menées sur le texte allemand et les principes que j’ai appliqués au texte français. Mon analyse, plus empirique que théorique, s’articulera autour des deux versants de mon travail ; la première étape a consisté pour moi à saisir tous les enjeux esthétiques et idéologiques de cet usage du dialecte par Hauptmann ; la deuxième, à le transposer de la manière la plus fidèle possible, ce qui impliquait des considérations ciblistes liées au monolinguisme du public français actuel, et me forçait à me placer sur un autre terrain, celui du registre de langue.

1. Du côté de la source : le plurilinguisme des Rats et ses implications idéologiques

La pièce Les Rats fait coexister le haut allemand1 des personnages d’extraction sociale supérieure (bourgeois, artistes de bonne famille et aristocrates), le dialecte berlinois des gens du peuple, l’argot de la pègre locale, les approximations phonétiques d’une jeune actrice autrichienne égarée dans la capitale allemande et les aberrations syntaxiques d’une Polonaise venue chercher du travail hors de ses frontières. Sur le plan linguistique, on peut distinguer quatre catégories de personnages :

1. Les personnages issus de classes sociales aisées et éduquées (bourgeoisie et aristocratie), qui parlent le hochdeutsch ou haut allemand ; ils sont au nombre de 8 ;

2. Les personnages issus du peuple, prolétaires ou sous-prolétaires (Lumpenproletariat2), qui parlent le dialecte berlinois ; ils sont au nombre de sept ;

3. Deux personnages issus d’aires linguistiques peu ou prou différentes des précédentes, et qui se caractérisent par un défaut de maîtrise du langage : l’Autrichienne Alice Rütterbusch et la Polonaise Pauline Piperkarcka. Cette dernière est d’autant plus en position de faiblesse linguistique qu’elle n’est pas germanophone de naissance.

4. Les deux nouveaux-nés : infantes, ceux qui ne parlent pas – ou qui parlent un langage universel prébabélien… Ils seront les deux victimes tragiques innocentes de la pièce.

On le voit, Hauptmann a cherché à équilibrer quantitativement les deux premières catégories, établissant d’entrée de jeu dans sa pièce, via la liste des dramatis personae, une sorte de dualisme linguistique. Néanmoins, les deux dernières catégories permettent d’éviter l’artificialité d’une symétrie parfaite tout en renforçant l’impression de pyramide sociolinguistique : moins on maîtrise le langage standard, plus on est faible.

On peut aussi regrouper les 2e et 3e catégories en une seule : celle des personnages parlant une forme spécifique de l’allemand, qu’elle soit dialectale (le dialecte berlinois) ou idiolectale (le langage approximatif de la Polonaise Piperkarcka). Elle s’oppose au haut allemand, parlé sur tout le territoire par les catégories sociales supérieures (celles qui ont bénéficié d’une bonne éducation). On ne peut dans le cas présent dissocier l’aspect dialectal de l’aspect sociolectal : ne parlent pas le haut allemand ceux qui appartiennent depuis l’enfance à une catégorie sociale défavorisée ; le sociolecte hauptmannien est donc bien « un ensemble de traits linguistiques [se rattachant] à une communauté socio-économico-culturelle » (selon la définition qu’en donnent Jean et Claude Demanuelli), tout en étant rattaché « à un espace ou à une géographie » (DEMANUELLI et DEMANUELLI, 1995, 165), ce qui est la caractéristique du dialecte.

1.1. Le dialecte : quelques spécificités phonétiques et syntaxiques

Sigfrid Hoefert, l’un des grands spécialistes du drame naturaliste allemand, donne dans un article récent un aperçu synthétique des spécificités du parler berlinois – il utilise d’ailleurs le terme "Gaunersprache" qui signifie "langue argotique"; celle-ci se caractérise par des abréviations lexicales et usage impropre des terminaisons syntaxiques (HOEFERT, 2012, 12-13).

Examinons de façon précise un exemple significatif de ce dialecte, tel qu’il apparaît dans Les Rats. A la fin de l’acte IV, Mme John reçoit la visite de son frère Bruno, un malfrat, à qui elle a demandé d’intimider la jeune Pauline Piperkarcka afin que celle-ci ne vienne plus lui réclamer l’enfant qu’elle lui avait vendu quelque temps auparavant. Outrepassant sa mission, Bruno a tué la jeune fille. Mme John met son frère en garde : il a été vu en compagnie de Pauline, il est donc suspect aux yeux de la police.

1er exemple : Acte IV, p.115, Mme John à Bruno

« Se haben dir vor de Diere jesehn mit det Mächen3 » (HAUPTMANN, 2006, 115)

« Sie haben dich mit dem Mädchen vor der Tür gesehen »

Les différences lexicales sont systématiques. Il s’agit de modifications phonétiques qui remplacent notamment la voyelle arrondie [y] par la voyelle non arrondie [i], la consonne [g] par la semi-consonne [j] et qui élide certaines lettres peu accentuées comme le [ə] de l’infinitif et du participe passé : « gesehen » devient ainsi « jesehn », deux syllabes au lieu de trois : le dialecte est globalement plus rapide, il dénote une accélération du débit.

On constate par ailleurs qu’il va vers une simplification syntaxique : la différenciation entre ce que la grammaire française traditionnelle appelle le complément d’objet direct, « Akkusativ » en allemand, et le complément d’objet indirect, « Dativ », différenciation que l’allemand fait normalement porter sur l’article, n’apparaît plus : « det » remplace ainsi indifféremment « das » (nominatif ou cas sujet de genre neutre) et « dem » (datif attendu après la préposition « mit »). Même chose pour l’article « de » qui remplace « die » (nominatif féminin singulier) ou « der » (datif féminin singulier). Cette simplification a une connotation négative, celle de la pauvreté en matière d’éducation et de savoir. Ce qui se lit et s’entend derrière le dialecte hauptmannien est une réalité sociologique : le peuple est dans l’ignorance.

1.2. L’usage du dialecte comme procédé stylistique

Il y a donc, dans cette mise en contact entre le parler des prolétaires et le parler des élites, bien plus qu’une démarche naturaliste objective d’enregistrement ; le dialecte remanié et stylisé par le dramaturge est mis au service d’une poiesis : il contribue à instaurer une atmosphère oppressante, il reflète un univers désespérant. Hauptmann choisit à dessein des mots en fonction de leur sonorité dans le système dialectal, dans une démarche proche de celle d’un compositeur établissant ses partitions. On a ainsi une insistance sur le « ie » [i] allongé se substituant au [y] et sur le remplacement du [ç] constrictif par le [k] occlusif : ces sonorités sont à la fois dures et plaintives.

2ème exemple :

FRAU JOHN. I, Freilein Walburga, wer wird denn jleich Lärm machen ! Sein Se man friedlich ! Det bin ja bloß ick.

WALBURGA. Gott, hab’ich aber einen ganz entsetzlichen Schreck bekommen, Frau John.

FRAU JOHN. Weshalb denn, Freilein ? Wat suchen Se denn heit an Sonntag hier ?

WALBURGA, Hand auf dem Herzen. Mir steht noch immer das Herz ganz still, Frau John.

FRAU JOHN. Wat hat’s denn, Freilein Walburga ? Wer ängstigt Se denn ? Sie missen det doch von Ihren Herrn Vater wissen, det ick Sonntag und Wochentag hier oben mang die Kisten und Kasten zu tun habe, mit Staub-Abbürsten und Motten-Auskloppen. In drei, vier Wochen, wenn ick jlicklich mit die zwölf- oder achtzehnhundert Theaterlumpen eemal rum bin und fertig bin, fängt et doch immer wieder von frischen an.  (HAUPTMANN, 2006, 17)

Le travail stylistique de Hauptmann fait ressortir les assonances en [ i ] (« ick jlicklich mit die… » et les allitérations en [ k ] (« die Kisten und Kasten »). L’atmosphère sonore ainsi créée évoque le martèlement léger de petites pattes de rongeur sur le sol du grenier où travaille Mme John, phonétiquement [tiktiktik], voire le couinement d’un rat [i:k] ; elle est en résonance et en cohérence avec la métaphore filée dans tout le texte, depuis son titre jusqu’à son dénouement, des rats comme symbole de l’animalisation des prolétaires : le dialecte revisité par la poiesis hauptmannienne devient ainsi l’image acoustique d’une sous-humanité.

La traduction, ne pouvant transposer tous les effets stylistiques liés aux sonorités sous peine de s’éloigner par trop du texte source, s’efforce néanmoins de rendre compte de la rythmique spécifique au parler de Mme John et conserve l’allitération en [k] de « Kisten und Kasten » :

Mme JOHN. Hé, mam’zelle Walburga, c’est vous qui venez de faire tout c’vacarme ! Soyez donc tranquille ! C’est que moi.

WALBURGA. Mon Dieu, c’est que j’ai eu une frayeur épouvantable, madame John.

Mme JOHN. Pourquoi ça donc, mam’zelle ? Qu’est-ce que vous cherchez ici, un dimanche ?

WALBURGA, la main sur le cœur. Mon cœur est encore à l’arrêt, madame John.

Mme JOHN. Qu’est-ce qu’y a donc, mam’zelle Walburga ? Qui c’est qui vous fait peur ? Vous d’vez pourtant bien savoir par monsieur vot’père que le dimanche et les jours de semaine ça m’arrive de d’voir faire les caisses et les coffres en passant la brosse à poussière et l’anti-mites. Dans trois quat’semaines, quand j’aurai enfin fait l’tour des douze ou dix-huit cents frusques de théâtre et qu’j’en aurai fini, faudra pourtant tout recommencer depuis l’début. (HAUPTMANN, 2010, 12)

1.3. Le dialecte comme vecteur de dénonciation

Le dialecte comme système linguistique opposé au haut allemand est donc vecteur de dénonciation. Pour en comprendre tous les tenants et les aboutissants, il est impératif de replacer l’action du drame dans son contexte historique : bien que publiée en 1911, la pièce se situe dans les années 1880, sous le gouvernement du chancelier Bismarck. Avec l’appui du pouvoir et du ministère de l’éducation, des linguistes tels que Konrad Duden publient des ouvrages fondateurs qui vont dans le sens d’une uniformisation de la langue allemande : le dictionnaire orthographique complet de la langue allemande (Vollständiges Orthographisches Wörterbuch der deutschen Sprache) paraît par exemple en 1880. Parallèlement, l’effort de scolarisation s’intensifie, mais elle ne progresse que lentement.

Au désir politique d’uniformisation de la Prusse s’oppose donc le constat amer du fossé existant entre les classes populaires et l’élite. Un épisode de la pièce, tout particulièrement, met le public face à l’insupportable inégalité éducative révélée par la diglossie.

3ème exemple : acte II, p.44 : l’appareil à stériliser

Le directeur de théâtre Harro Hassenreuter, dont Mme John entretient le fonds de costumes, offre au petit Adelbert, qu’il croit être le fils naturel de la femme de ménage, un appareil à stériliser le lait, présenté comme une révolution technologique et sanitaire. Le taux de mortalité infantile est élevé dans le prolétariat allemand de la fin du XIXème siècle, et le bébé que M. et Mme John avaient eu quelques années auparavant est mort des suites d’une angine mal soignée. L’éducation dans le domaine de l’hygiène et de la santé est donc un enjeu vital. Or, quand Harro Hassenreuter explique le fonctionnement de l’appareil à John, celui-ci bafouille – linguistiquement parlant, il trébuche :

LE DIRECTEUR HASSENREUTER. Donc, toute l’histoire de cet appareil à lait est d’une simplicité enfantine : le support où sont placées les bouteilles pleines – remplies au préalable d’un tiers de lait pour deux tiers d’eau ! – est intégralement placé dans cette bouilloire, que l’on remplit d’eau bouillante. De cette manière, quand on maintient l’eau de la bouilloire pendant une heure et demie au point d’ébullition, la bouteille ne contient plus de germe : les chimistes appellent cela stériliser.

JOHN [qui s’adresse à sa femme] : Yette, chez la femme du maître maçon, çui qu’elle utilise pour nourrir ses jumeaux, il est aussi stérilililililisé4. (HAUPTMANN, 2010, 29-30)

Mis en contact avec le discours docte et le ton professoral de Hassenreuter, John n’arrive pas à prononcer le mot « stériliser », le signifiant phonique est hors de portée : la méconnaissance du signe est indissociable de celle du référent ; ne pas pouvoir prononcer le mot, c’est ne pas pouvoir utiliser la chose. En d’autres termes, l’impuissance linguistique est synonyme d’impuissance scientifique et sanitaire ; le milieu prolétarien qui parle le dialecte est stigmatisé, présenté comme arriéré, sans espoir de progrès. Il y a un déterminisme linguistique de la même manière qu’il y a un déterminisme social, et c’est la conjonction des deux qui amène le tragique dans l’intrigue de la pièce : Mme John est devenue folle suite à la mort de son bébé, et finira par se tuer lorsque les autres personnages auront découvert qu’elle a volé l’enfant de Pauline Piperkarcka.

L’étude dramaturgique et littéraire des Rats fait donc apparaître un affrontement violent des catégories sociolinguistiques. La question qui se pose au traducteur est la suivante : comment faire appréhender à un public francophone essentiellement monolingue les implications de cette « diglossie » (BOYER, 1997, 9), de cette imperméabilité et de cette impuissance langagière émanant du prolétariat ? Comment montrer que ces langues en contact sont essentiellement des langues en conflit ?

2. Du côté du texte français : adapter pour ne pas trahir

L’analyse du fonctionnement dramaturgique m’ayant permis de saisir la situation que je viens d’exposer (« l’ensemble des circonstances présidant à un acte d’énonciation » : DEMANUELLI et DEMANUELLI, 1995, 43), je me suis efforcée de trouver un procédé « d’adaptation » (DEMANUELLI et DEMANUELLI, 1995, 9-10) global qui rendrait non seulement l’énoncé, mais l’intention de l’auteur compréhensibles sans ambiguïté par le public français.

Le problème le plus global qui s’est posé à moi est celui de l’adaptation du dialecte.

Il m’est apparu que, sans pour autant tomber dans l’écueil de l’anachronisme, je pouvais faire fonds sur une modernité et une actualité de la pièce rapportée à un contexte français contemporain. Le défaut de maîtrise linguistique est en lien étroit avec l’échec scolaire, lequel entraîne l’échec social. Le déterminisme sociolinguistique dépeint par Hauptmann est une réalité encore brûlante, parce qu’il témoigne d’un défaut d’ « intégration » de tout un pan de la population. En français le clivage entre les catégories sociales supérieures instruites et les catégories défavorisées se manifeste par les registres linguistiques : soutenu, ou au minimum courant pour les premières, il sera pour les secondes familier voire vulgaire. La prise en considération des « compétences linguistiques et culturelles » (KERBRAT-ORECCHIONI, 2002, 228) propres au public français, essentiellement monolingue, a donc prévalu dans mon travail de traduction et d’adaptation d’un texte plurilingue5.

Sur le plan lexical, j’ai privilégié les tournures familières dans la bouche de personnages tels que M. et Mme John ; sur le plan syntaxique, j’ai introduit des redondances ou des tournures inversées typiques du même registre ; enfin, la brièveté et la simplification qui s’exercent dans le dialecte berlinois, de même que le rythme haché de ce parler, m’ont semblé trouver un équivalent dans une graphie soulignant l’élision de certaines syllabes, à l’aide d’apostrophes. Le lecteur – ou l’acteur ! – peuvent ainsi aisément se représenter cette particularité orale du langage. Prenons-en pour illustration une réplique de M. John à l’acte II (il fait à sa femme le récit d’un entretien qu’il a eu avec un employé de l’état-civil, auquel il était allé déclarer la naissance du bébé, dont il croit être le père) ; voici la traduction :

JOHN. C’est c’que j’y ai dit ! C’est quand même bien naturel, que j’y ai dit, qu’y soit né dans mon appartement. Et là il a dit : c’est pas du tout naturel ! – Ben alors, que j’ai dit, pour moi y peut bien être né au grenier, chez les rats et les souris ! Alors j’me suis énervé…6 (HAUPTMANN, 2010, 36)

A la confusion syntaxique entre nominatif, datif et accusatif, patente dans le texte source, j’ai fait correspondre le « y » comme lexème familier, pouvant signifier indifféremment « il », « lui », « ils », etc. Le « que » dans « que j’y ai dit » est un autre marqueur d’écart par rapport à la norme syntaxique associé au registre familier ; en témoigne aussi la négation « c’est pas du tout », l’absence du « ne » étant non orthodoxe à l’écrit, mais très courante dans un langage oral quotidien. Dans l’extrait ci-dessus, j’ai élidé deux [ə], « c’que » pour « ce que » et « j’me » pour « je me », et le monosyllabe « ben » correspond au « hé bien » du registre soutenu. Une lecture expressive, voire une interprétation théâtrale du texte peut du reste accentuer davantage encore ce procédé.

Un problème plus spécifique s’est ensuite posé. Au sein même du dialecte-sociolecte des prolétaires berlinois, un personnage fait apparaître une sous-catégorie de sociolecte associée au milieu des malfrats de bas étage, un argot typique de la pègre des bas quartiers : il s’agit de Bruno Mechelke, le frère cadet de Mme John. Sigfrid Hoefert remarque à son propos qu’il « s’exprime en général en argot » (« Gaunersprache » signifiant littéralement « langue des voyous », la connotation sociolectale est explicite en allemand : HOEFERT, 2012, 13). Un exemple significatif se situe à la fin de l’acte IV, lorsque Bruno vient demander à sa sœur de l’argent pour partir à l’étranger, suite au meurtre de Pauline. Dans ce court passage, Bruno utilise trois expressions imagées qui témoignent d’une poéticité. Il fallait tenir compte du registre argotique, mais aussi de ce caractère imagé.

4ème exemple : Acte IV, Bruno à Mme John

« BRUNO. Assez de blabla, Yette. Donne-moi l’argent du voyage ! J’vais m’faire serrer, si j’me carapate pas. » (HAUPTMANN, 2010, 113)

1. « verschütt » signifie littéralement « enseveli » ; il évoque de façon paradigmatique l’emprisonnement et l’étouffement. L’expression française « se faire serrer », également argotique, connote l’inconfort physique voire l’étranglement, d’où son choix.

2. « abtippeln » signifie « marcher comme un crabe » ; une expression argotique française utilise le même comparant animal : « aller à pinces », mais elle ne tenait pas compte de la notion de fuite urgente, d’où le choix de « se carapater ».

MADAME JOHN. Et qu’est-ce t’as fait avec la fille, alors ?

BRUNO. Hé, on lui a donné un p’tit conseil, Yette.

MADAME JOHN. Qu’est-ce ça veut dire ?

BRUNO. A c’t’heure, j’l’ai rendue un tout p’tit peu obéissante.

MADAME JOHN. Et elle r’viendra pas, c’est sûr maint’nant ?

BRUNO. Oh oui ! Qu’elle revienne maint’nant, j’le crois pas ! Mais ç’a a pas été un boulot facile, Yette. Avec la fichue pilule que tu m’as fait avaler – j’ai soif, Yette, donne-moi à boire, Yette !… Tu m’a fait prendre un coup d’chaud. Il vide une bouteille d’eau.7 (HAUPTMANN, 2010, 115)

« Pillenkrajerei » signifie littéralement « fardeau de pilule », d’où le choix assez évident d’un syntagme argotique et comprenant le mot « pilule » : « une pilule difficile à avaler »8.

La langue française a, par chance, une richesse argotique qui permettait de trouver des équivalents assez fidèles non seulement au sens, mais aussi à l’image utilisée pour l’évoquer.

Le dernier problème spécifique à la traduction d’un texte multilingue était celui, plus circonscrit, de l’utilisation d’idiolectes, les personnages concernés étant Pauline Piperkarcka et Alice Rütterbusch.

Il faut très nettement différencier ces deux personnages. Pour le premier, l’incompétence linguistique en allemand (même dialectal) souligne la fragilité d’un personnage tout en bas de l’échelle sociale : au sein même du milieu prolétarien, elle est identifiée comme l’étrangère, paria parmi les parias. Pour montrer cette hiérarchie, il était important d’insister sur les tournures syntaxiques qu’un locuteur natif n’auraient pas employées. Lors de son premier dialogue avec Mme John à l’acte I, Pauline déclare à propos de Bruno :

5ème exemple : acte I, Pauline et Mme John

« LA PIPERKARCKA. Çui-là, j’aimerais pas le rencontrer […] à Grunewald. Surtout pas la nuit, et ni pas le jour non plus d’ailleurs9 ». (HAUPTMANN, 2010, 11)

Le texte original allemand comportant déjà une négation triple, il suffisait de restituer l’effet de redondance. Remarquons toutefois que l’écart linguistique existant entre le haut allemand et le dialecte berlinois est nettement plus important que celui qui sépare des personnages comme Mme John ou Mme Schierke, la directrice de l’orphelinat, de Pauline. Le conflit linguistique le signifie une fois encore : la véritable coupure est moins géographique que sociale.

Pour le personnage d’Alice Rütterbusch, son idiolecte a manifestement un effet comique. Formée à la pratique théâtrale par le directeur Hassenreuter, elle le remercie de l’avoir aidée à perdre son accent et à s’exprimer correctement, ce qui est amplement contredit par la graphie, et donc la prononciation, de ses répliques.

6ème exemple : Alice à Harro Hassenreuter

ALICE RÜTTERBUSCH. I mach’mir nix draus ! I’möcht’ lieber bei dir spielen, und das mußt mir versprechen, wann’s du wieder eine Direktion übernehmen tust…das versprichst mir, daß i augenblickli kontraktbrüchig werden kann ! Der Direktor bricht in Lachen aus. I hab’ mi )drei Jahre lang gnua auf die Provinzschmieren rumgeärgert. Berlin mag i net ! (HAUPTMANN, 2006, 24)

L’accent autrichien est ici caractérisé notamment par l’élision fréquente de la finale « ch », comme dans l’exemple ici récurrent du pronom personnel de première personne du singulier « ich » qui devient « i ». De même, la négation « nicht » devient « net ».

Mon objectif était de rester sur la ligne qui préside à cette scène, très clairement inspirée du vaudeville à la française : on a affaire ici aux retrouvailles entre un bourgeois et sa maîtresse. Le conflit linguistique est dans le cas d’Alice lié à une diatopie : l’accent autrichien diffère de l’accent allemand, que celui-ci soit standard ou berlinois. Plutôt que d’opter pour une transposition à deux pays francophones frontaliers, en transcrivant par exemple un accent belge qui n’est ni aussi marqué, ni aussi marquable que l’accent autrichien du texte original, j’ai cherché dans le co-texte une solution plus comique10, plus audible pour le public. Harro Hassenreuter a été directeur du théâtre de Strasbourg, où il a rencontré Alice : j’ai donc opté pour l’accent alsacien, que j’ai traduit phonétiquement en remplaçant les consonnes sonores par des consonnes sourdes.

ALICE RÜTTERBUSCH. Che m’en contrefiche ! Che préfèrerais chouer tans ta troupe, et il faut que tu me le promettes, quand tu referas une mise en scène…promets-le-moi, que che puisse rompre mon contrat sur-le-champ ! Le directeur éclate de rire. Ça fait trois ans que che me tape des théâtres de profince minaples, ch’en ai assez. Che n’aime pas Perlin ! (HAUPTMANN, 2010, 17)

Au demeurant, ce passage n’est peut-être pas si comique qu’il y paraît. Ce qui se donne à lire dans le dialogue vaudevillesque entre le haut allemand impeccable du directeur Hassenreuter et l’autrichien de l’actrice Alice Rütterbusch, c’est finalement l’échec de toute tentative de perfectionnement linguistique, et par là peut-être, d’ascension sociale. Une image inversée, en quelque sorte, du travail accompli avec succès par Henry Higgins sur Eliza Doolittle dans Pygmalion de George Bernard Shaw, pièce écrite en 1912, un an après la publication des Rats.

Conclusion

Traduire le dialecte berlinois de 1911 en 2010 : la tâche s’est en fin de compte avérée cohérente, tant le conflit linguistique entre le haut allemand et le dialecte, aujourd’hui obsolète en Allemagne, paraît adaptable à des inégalités existant aujourd’hui en France entre des classes moyennes et supérieures instruites et armées pour la réussite sociale, et des catégories populaires touchées par l’illettrisme11 et plus généralement l’échec scolaire, s’exprimant dans un registre de langue familier qui, tout comme le dialecte berlinois des années 1900, est marqué par des simplifications syntaxiques et des raccourcis phonétiques. L’adaptation du vouloir-dire de l’auteur amène ainsi d’un texte plurilingue à un texte présentant plusieurs registres de langue (nous proposons d’utiliser l’adjectif polylectal : relatif à différentes manières de parler une même langue).

Peut-être pourrait-on pousser le principe du clivage sociolinguistique dans une direction plus précise : si on l’associe au problème de l’intégration des Français issus de l’immigration, on pourrait imaginer une pièce transposée au début du XXIe siècle dans une banlieue défavorisée, où le langage parlé par les habitants serait linguistiquement plus différencié du français standard : on rejoindrait ainsi la tentative du cinéaste Abdellatif Kechiche avec L’Esquive en 2002.

Note de fin

1 Le terme linguistique Standarddeutsch est rarement utilisé par les germanophones ; ils désignent la variété standard de leur langue plutôt comme Hochdeutsch (c’est le cas de Hauptmann lui-même) ou Schriftdeutsch (allemand écrit). Cet usage du mot Hochdeutsch dérive du fait que l'allemand standard est issu des variétés méridionales, qu'on appelle en linguistique le haut allemand. Celui-ci regroupe l'allemand supérieur du sud (Oberdeutsch) et le moyen allemand du centre du pays (Mitteldeutsch ou Zentraldeutsch) et s'oppose au bas allemand du nord, « haut » et « bas » se référant à l'élévation du terrain.

2 Littéralement : « prolétariat en guenilles ». Le terme a été créé par Marx et Engels en 1845 dans L’Idéologie allemande.

3 « MADAME JOHN. On t’a vu d’vant la porte avec la fille » (HAUPTMANN, 2010, 76).

4 DIREKTOR HASSENREUTER. Also, die ganze Geschichte mit diesem Michapparat ist kinderleicht : das ganze Gestell mit sämtlichen Flaschen – jede Flasche zunächst ein Drittel mit Milch und zwei Drittel mit Wasser gefüllt ! – wird in diesen Kessel mit kochendem Wasser gestellt. Auf diese Weise, wenn man das Wasser im Kessel anderthalb Stunden lang auf dem Siedegrade hält, wird der Inhalt der Flasche keimfrei gemacht : die Chemiker nennen das sterilisieren.

JOHN. Jette, bei de Frau Mauermeester ihre Milch, womit sie die Zwillinge uffziehen dut, wird et ooch sterilililililisiert. (HAUPTMANN, 2006, 44). (les caractères en gras sont de notre fait : ici la traduction, vu la quasi identité phonétique des verbes allemand et français, s’est contenté de reproduire le même nombre de syllabes dans le texte français).

5 Les compétences (linguistiques, paralinguistiques, encyclopédiques) du récepteur sont indispensables au décodage de l’énoncé. En France, la majorité des lecteurs ou auditeurs potentiels des Rats possèdent une compétence linguistique suffisante pour décoder l’écart entre une phrase du registre familier et une phrase du registre soutenu.

6 Det hab’ick ihm ooch jesacht ! Det is doch janz natierlich, hab’ ick jesacht, det et in meine Wohnung jeboren is. Da hat er jesacht :Det is jar nich natierlich ! – Na denn, sach’ick, mag et meinswegen uff’n Oberboden bei de Ratten und Mäuse jewesen sind ! So kreppte ick mir… (HAUPTMANN, 2006, 36).

7 BRUNO. Wuddel nich, Jette. Jieb Reisejeld ! Ick jeh’ verschütt, oder ick muß abtippeln. FRAU JOHN. Und was haste nu mit det Mächen jemacht ? BRUNO. I, et hat Rat jejeben, Jette. FRAU JOHN. Wat heeßt det ? BRUNO. Ick ha ihr soweit wenigstens bißken jefiege jemacht. FRAU JOHN. Und det si nich widerkommt, is nu sicher ? BRUNO. Jawoll ! Det se nu noch ma kommt, jloob’ ick nich ! Aber det wa keen leichtet Stick Arbeet, Jette. Du hast mich mit deine verdammte Pillenkrajerei – ick ha Durscht, Jette, jieb mich zu saufen, Jette !…hast du mir kochend heeß jemacht. Er leert eine Flasche Wasser (HAUPTMANN, 2006, 115).

8 Les deux premières expressions sont attestées comme argotiques dès le début du XXe siècle : elles apparaissent dans le dictionnaire d’Aristide Bruant et Léon de Bercy (DELAPLACE, 2009, 311 : « se carapater : s’en aller, courir, fuir, s’enfuir » ; 1377 : « serrer : arrêter, emprisonner, enfermer, incarcérer »).

9 « Den mecht’ick […] Jrunewald nicht bejejnen. Bei Nach nich und nich ma bei Dage nich. » (HAUPTMANN, 2006, 11).

10 Feydeau lui-même utilise le procédé de déformation phonétique à des fins comiques : qu’on pense au bouillant Espagnol Carlos Homénides dans Un Fil à la patte (1907).

11 9% de la population âgée de 18 à 65 ans vivant en France métropolitaine et ayant été scolarisée en France est en situation d’illettrisme (enquête INSEE de 2004-2005 qui fait encore autorité aujourd’hui).

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Référence électronique

Jeanne Pailler, « Traduire Les Rats de Gerhart Hauptmann : le dialecte berlinois de 1911 en 2010 », La main de Thôt [En ligne], 2 | 2014, mis en ligne le 11 mai 2017, consulté le 29 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/379

Auteur

Jeanne Pailler

Centre universitaire Champollion d'Albi, LLA-CREATIS

PRAG

jeanne.pailler@univ-jfc.fr