Peut-on traduire un écrit plurilinguistique sans le trahir ? Le cas des romanciers créolistes

Résumés

Les auteurs antillais Patrick Chamoiseau et Raphael Confiant ont développé dans leurs productions romanesques une langue d’écriture hybride qui fusionne leur double culture franco-créolophone en un nouveau langage chargé de sens. La traduction de ces œuvres représente un défi complexe du fait de leurs nombreuses références à des langues et univers culturels créoles difficilement transposables en une tierce langue. Il s’agit de contourner les écueils de la surtraduction appauvrissante qui transpose le texte dans son intégralité en une seule et même langue et de la sous-traduction opacifiante qui limite l’accès au texte dans son intégralité. J’observe ici une autre transposition possible : la traduction créolisante qui s’éloigne du sens littéral du texte source pour recréer les sonorités et rythmes essentiels à l’œuvre créoliste. Cette voie créolistante consiste également à créer des néologismes plurilingues dans la langue d’arrivée afin de suggérer l’hybridité linguistique du texte original. Il s’agit là d’une solution envisageable pour traduire les romans créolistes sans trop les trahir.

The West Indian authors Patrick Chamoiseau and Raphael Confiant developed in their novels a hybrid writing language that merges their double culture (French and Creole), thus creating a new and meaningful language. The translation of these books represents a complex challenge, because of the numerous references to Creole languages and cultural spheres hardly transposable in another language. You would have to get around the pitfalls of both the impoverishing over-translation transposing the text in its whole in a unique language, and of the opacifying under-translation restricting access to the text as a whole. There is another transposition here: the Creole translation, growing away from the litteral meaning of the source text to recreate the sounds and rythms that are essential to Creole culture. This translation also consists in creating multilingual neologisms in the target language in order to suggest the linguistic hybridity of the original text. It is a conceivable solution to translate Creole novels without betraying them too much.

Plan

Texte

En 1989, trois écrivains martiniquais, Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant publient L’Éloge de la Créolité, manifeste dans lequel ils dévoilent leur projet d’écriture : ils entendent décrire un « monde diffracté mais recomposé, un maelström de signifiés dans un seul signifiant » (BERNABE, CHAMOISEAU, CONFIANT, 1993, 27). Ces auteurs antillais entendaient ainsi appeler à la création de leur propre langue d’écriture hybride qui fusionnerait leur double culture franco-créolophone en un nouveau langage chargé de sens.

« Nous nous sommes approprié cette dernière [la langue française]. Nous avons étendu le sens de certains mots. Nous en avons dévié d’autres. Et métamorphosé beaucoup. Nous l’avons enrichie tant dans son lexique que dans sa syntaxe […]. Bref, nous l’avons habitée » (BERNABE, CHAMOISEAU, CONFIANT, 1993, 46) précisent-ils. Cette appropriation de la langue s’est faite en toute connaissance des liens qui unissent le français et le créole. En effet, le créole étant une langue dérivée du français (entre autres), les Créolistes se sont plu à mêler ces deux langues parentes afin de rappeler leur héritage commun et leurs différentes évolutions. Leurs productions romanesques des années 1990 sont l’application littéraire de ce projet linguistique mis en place dans L’Éloge de la Créolité.

Par ailleurs, dans ces mêmes années 1990, la littérature antillaise connaît un succès entretenu par les nombreux prix décernés aux auteurs caribéens. L’année 1992 a par exemple vu deux grands écrivains, Derek Walcott et Patrick Chamoiseau, couronnés respectivement du prix Nobel de littérature et du prix Goncourt. Ces récompenses ont concentré l’attention de la critique internationale et ont suscité la promotion des œuvres caribéennes non seulement en Europe mais aussi en Amérique et en Asie. Texaco, l’ouvrage qui a valu à Patrick Chamoiseau le prix Goncourt, a pu être traduit en quatorze langues. Et, par extension, les œuvres des autres écrivains créolistes ont également été traduites en de nombreuses langues : les romans de Raphaël Confiant existent entre autres en version anglaise, allemande et japonaise.

Il semble intéressant d’observer ces traductions de plus près afin de déterminer quels choix de transposition les traducteurs ont fait pour parvenir à transmettre le lien spécial existant entre français et créole, en utilisant d’autres langues parfois très éloignées et qui n’ont pas toutes une langue soeur pouvant servir de métaphore de la situation franco-créolophone.

On pourrait penser à premier abord que ces œuvres ancrées dans un contexte culturel particulier ne sont pas transposables. Cependant, malgré les complexes réseaux de références plurilinguistiques qu’ils mettent en place, les Créolistes font du concept de Créolité, un idéal de clarté : « Sera créole l’œuvre qui, exaltant dedans sa cohérence, la diversité des significations conservera cette marque qui fonde sa pertinence quelle que soit la façon dont on la lira, le lieu culturel d’où on la percevra, la problématique dans laquelle on la ramènera » (BERNABE, CHAMOISEAU, CONFIANT, 1993, 53).

Toutefois, la traduction de leurs œuvres n’en demeure pas une entreprise aisée, Patrick Chamoiseau en a eu conscience et a adressé une note de conseils à ses traducteurs afin de les aiguiller dans leurs choix de transcription. Nous nous proposerons donc d’étudier les stratégies mises en œuvres par les traducteurs de Patrick Chamoiseau et de Raphaël Confiant pour transmettre un univers plurilingue en s’adressant dans la plupart des cas à un lectorat de culture essentiellement monolingue.

N’ayant pas la possibilité de prendre en compte les traductions des auteurs créolistes dans leur intégralité, j’ai choisi pour cette étude de me concentrer sur les traductions anglaise, allemande et italienne des romans Solibo Magnifique et Texaco, de Patrick Chamoiseau ainsi qu’Eau de Café et Ravines du devant-jour de Raphaël Confiant.

1. La “Diversalité” linguistique des textes sources, une impasse à la traduction ?

1.1. Une structure linguistique “diverselle”

Avant d’observer les partis pris des traducteurs des Créolistes, je vous propose de revenir sur la structure des textes source afin de mesurer la complexité de la tâche qui incombe aux traducteurs.

Raphaël Confiant, angliciste de formation, est sensible aux questions de traduction puisqu’il s’est lui-même essayé à la traduction française de quelques-unes de ses œuvres en créole (citons par exemple Marisosé dont la version française Mamzelle Libellule est parue en 1995) et a traduit des auteurs jamaïcains anglophones tels qu’Evan Jones et James Berry.

Il a à ce propos participé en 2000 à la rédaction d’un numéro de la revue Palimpsestes consacré à la question de la traduction de la littérature des Caraïbes. Cette contribution a été l’occasion d’évoquer les difficultés impliquées par la traduction d’œuvres antillaises :

Le problème réside dans le fait que, jusqu’à présent, toute traduction est conçue comme le passage d’une langue-source à une langue-cible, d’une langue de départ à une langue d’arrivée. On se trouve dans la confrontation de l’Un à l’Un. L’entreprise de traduction est vécue, métaphoriquement, comme le passage d’une frontière terrestre entre deux pays avec des droits de douanes plus ou moins élevés à acquitter selon que ces pays, ces langues donc, sont frontaliers ou non, culturellement apparentés ou non. Or, traduire un texte francophone antillo-guyanais consiste à passer de deux à un, opération compliquée, déroutante puisque la grande majorité des traducteurs ne connaît pas la langue créole […] Le traducteur moderne doit sortir de l’enfermement que constitue le passage de l’Un à l’Un. Il doit désormais travailler dans le cadre de ce qu’on pourrait appeler la diversalité1 linguistique. (CONFIANT, 2000, 54-56).

1.2. Un contenu métalinguistique

Outre la difficulté impliquée par le plurilinguisme à l’œuvre dans le roman antillais, les traducteurs doivent prendre en compte la teneur métalinguistique de ces romans. En effet, les œuvres de Patrick Chamoiseau et de Raphaël Confiant qui sont contemporaines à L’Éloge de la Créolité peuvent être vus comme le pendant littéraire des principes exposés dans ce manifeste. Autrement dit, leurs romans deviennent le terrain d’une réflexion sur la langue d’écriture de l’écrivain antillais. Il s’agit donc pour les traducteurs de reconnaître ces échos métalinguistiques et de parvenir à les faire entendre dans la langue d’arrivée.

Nous pouvons ainsi repérer dans les œuvres de Patrick Chamoiseau plusieurs références aux idées défendues par les Créolistes. Par exemple, dans Solibo Magnifique lorsque « Le brigadier-chef se métamorphosa ». (CHAMOISEAU, 1988, 85), il est précisé en note « ou mofwaza, si ça t’aide ». Cette note ironique prête à rire dans la mesure où la plus grande partie des lecteurs de Patrick Chamoiseau est plus familière avec le français qu’avec le créole : la traduction en créole embrouillera donc le lecteur plus qu’elle ne l’aidera. Cependant, cette note permet également de questionner et de renverser le rapport de force qui existe entre le créole et le français en suggérant une réalité où le créole prendrait le rôle de la langue véhiculaire explicative...

1.3. Un vocabulaire polysémique opacifiant

Toutefois, les écrivains martiniquais ne se contentent pas de suggérer par la fiction le rapport entre les langues. Le vocabulaire employé dans les romans de Raphaël Confiant est également mis au service de la réflexion sur le plurilinguisme. Ce dernier avoue à Delphine Perret (PERRET, 2001, 174-175) qu’il compte sur l’ambiguïté du lexique afin de créer une double lecture qui rappellerait ses deux langues d’usage. Il utilise ainsi à tour de bras les termes « agaçant », « chimérique » et « bougre » qui ont gardé leur sens ancien en créole (une beauté agaçante étant une beauté aguichante, une chimère renvoie à un chagrin et un bougre est un rustre), tandis qu’en français le sens de ces mots a évolué différemment. Se crée ainsi un réseau polysémique permettant d’évoquer une situation plurilinguistique par le biais de l’usage d’une seule et même langue :

Le lecteur non antillais est souvent perdu parce que comme le créole vient souvent du français ou des dialectes anciens du français […] je joue sur l’ambiguïté de ce lexique. […] Tous les mots sont piégés comme ça. C’est une jouissance pour nous d’instaurer une double lecture, c’est-à-dire que derrière le français, on utilise des anciens sens français (PERRET, 2001, 174-175). 

Le traducteur étant avant tout un lecteur, il n’est pas épargné par ce piège en question : lorsqu’il doit traduire « un bougre » (CONFIANT, 1991, 16), James Ferguson utilise l’expression « someone » (CONFIANT, 1999, 5). Autrement dit, il aplatit ce terme polysémique que Raphaël Confiant employait en son sens créole à connotation péjorative. Ceci-dit, ne prendre en compte que l’acception créole revient également à trahir la version originale qui veut que le doute persiste entre les deux sens. C’est le cas de la traduction italienne de Ravines du Devant-jour faite par Anna Devoto qui choisit de traduire « mes bougres » (CONFIANT, 1993, 14) par « bricconcelli » (CONFIANT, 1994, 12) un terme connoté signifiant “mes petits coquins”, “mes petits espiègles”. Ce terme est presque surtraduit et ne laisse pas entendre le sens plus ou moins “neutre” du français d’aujourd’hui. Il s’agirait de trouver un terme équivalent dans la langue d’arrivée qui soit lui aussi polysémique et ait les deux mêmes acceptions. On saisit ici la difficulté que représente la traduction de ces romans franco-créolophones qui proposent une réflexion sur la langue.

1.4. Un univers antillais non-transposable ?

Même sans s’attacher à ces petites subtilités de la langue de Raphaël Confiant, il faut reconnaître que les romans des Créolistes sont ancrés dans une réalité proprement antillaise qu’il est difficile de transcrire en une autre langue. Raphaël Confiant considère les auteurs antillais comme étant eux-mêmes des traducteurs dans la mesure où ils transcrivent une réalité proprement créole en un français créolisé : « L’écrivain antillais et guyanais […] est un traducteur masqué ou, plus exactement, un traducteur inavoué » (CONFIANT, 2000, 49). On peut donc imaginer la difficulté qu’il y a à faire la traduction d’une traduction sans perdre la cohérence de l’œuvre source… Il y a cependant des pertes inévitables. Lorsqu’il est question d’un « morne » (CONFIANT, 1993, 15) dans Ravines du devant-jour, Anna Devoto est contrainte de traduire ce terme spécifique au relief antillais par « un monte » (CONFIANT, 1994, 12) en italien, faute d’expression équivalente dans le paysage italophone.

Il y a des termes locaux encore plus difficiles à transposer. Les auteurs antillais endossent souvent le rôle de traducteurs d’expressions créoles en français. Or, la langue créole est une langue très imagée comportant de nombreux proverbes et autres métaphores locales. Si les Créolistes sont parvenus à traduire ces expressions en français, la tâche est beaucoup moins évidente lorsqu’il s’agit de glisser vers une troisième langue et donc un troisième public. Dans les romans de Raphaël Confiant, il est souvent question de « Radio-bois-patate », la source des rumeurs populaires. Il s’agit-là de la traduction de l’expression créole Radyo-bwa-patat qui se réfère à la plante bwa-patat dont les racines se dispersent très rapidement dans la mangrove, aussi vite que les rumeurs populaires. Les lecteurs non-créolophones et non-familiers avec la botanique antillaise passeront à côté du sens de cette expression dont il est difficile voire impossible de trouver un équivalent. James Ferguson s’est ainsi contenté de traduire « radio-bois-patate » (CONFIANT, 1991, 7) par « bush radio »(CONFIANT, 1999, 18).

2. Traduire un écrit plurilinguistique : se résoudre à proposer une lecture partiale ou partielle ?

2.1. Une lecture ethnocentrée et exotisante

Selon les dires de Raphaël Confiant, les traducteurs d’œuvres plurilinguistiques « sont alors réduits à tricher, ils font semblant de ne pas voir ni entendre la langue muette qui parle sous le français, dans le français et avec le français » (CONFIANT, 2000, 49). Cependant, avant de dresser ce sombre bilan, il faut constater que certains traducteurs ne baissent pas les bras face à l’opacité du paysage antillais à transposer. Il faut reconnaître que plusieurs tentatives ont été faites pour transposer les particularités de la langue des Créolistes sans l’aplatir. Parmi ces tentatives, citons celle de Yasmina Mélaouah, la traductrice italienne de Solibo Magnifique qui a choisi de trouver un équivalent italien au « tafia » (CHAMOISEAU, 1988, 27) dont il est question dans la version originale - ce mot créole renvoie à un rhum blanc spécifiquement antillais. La traductrice a ainsi substitué à ce mot le « ratafià » (CHAMOISEAU, 1998, 16). Il s’agit là d’une liqueur piémontaise faite d’alcool infusé dans des plantes et des fruits. Autrement dit Yasmina Mélaouah a choisi un équivalent local dans la culture d’arrivée aux sonorités proches du mot originel. Ceci-dit, cette pratique est blâmée par Antoine Berman, théoricien de la traduction qui voit derrière ces transpositions locales un appauvrissement de l’œuvre originale :

Malheureusement, le vernaculaire ne peut être traduit dans un autre vernaculaire. Seules les koinés, les langues « cultivées », peuvent s’entre traduire. Une telle exotisation, qui rend l’étranger du dehors par celui du dedans, n’aboutit qu’à ridiculiser l’original […] même si le sens est identique, remplacer un idiotisme par son équivalent est un ethnocentrisme qui, répété à grande échelle, aboutirait à cette absurdité que les personnages s’exprimeraient avec des images françaises ! Jouer de l’équivalence est attenter à la parlance de l’œuvre. Les équivalents d’une locution ou d’un proverbe ne les remplacent pas. Traduire n’est pas rechercher des équivalences. (BERMAN, 1985, 79-80)

Plaquer une réalité italienne sur une réalité antillaise pour l’illustrer serait donc une démarche ethnocentriste qui aplatirait la « diversalité » dans laquelle veut s’inscrire l’auteur de l’œuvre originelle. Transposer le paysage antillais vers un paysage piémontais serait donc une « exotisation » au même titre que les traductions qui mettent en évidence le vocabulaire local, comme s’il s’agissait d’un vocabulaire anormal. Nous pensons ici aux traductions qui affichent en italiques ou entre guillemets certains mots en créoles ou en français créolisé qui n’étaient pas mis en relief dans la version originale, par exemple, dans la version anglaise de Solibo Magnifique, Rose-Myriam Réjouis et Val Vinokurov, les traducteurs, estiment devoir transcrire en italique le dernier mot du conteur qui est en créole (« Patat’sa » (CHAMOISEAU, 1999, 25).

2.2. Une lecture créolophone surtraduisante

A ce propos, notons que Rose-Myriam Réjouis et Val Vinokurov font partie de la minorité de traducteurs créolophones (Rose-Myriam Réjouis est haïtienne). Cette particularité influence naturellement leurs traductions des œuvres de Patrick Chamoiseau. Précisons qu’au début de chacune de leur traduction, il est précisé « translated from the French and Creole by Rose-Myriam Réjouis and Val Vinokurov » (CHAMOISEAU, 1999, III). Autrement dit, ils assument une double traduction des deux pans des œuvres plurilinguistiques des auteurs antillais. Cette double-traduction prend œuvre dès l’épigraphe de Solibo Magnificent : la citation créole d’Althierry Dorival « Mé zanmis ôté nouyé ! » (CHAMOISEAU, 1999, VII) qui n’est traduite ni dans la version originale ni dans la traduction italienne de Yasmina Mélaouah est traduite en anglais par Rose-Myriam Réjouis et Val Vinokurov. De même, au fil du roman chaque expression créole employée par l’auteur est traduite en note par les traducteurs qui ont également pris soin de créer un glossaire final pour expliquer la signification des noms propres créoles des personnages du roman. Cette traduction peut par moments être qualifiée d’excessive dans la mesure où les traducteurs orientent l’interprétation du lecteur avec de nombreuses notes explicatives. Le lecteur peut presque avoir l’impression de lire une œuvre encyclopédique tant chaque mot particulier est l’occasion pour les traducteurs d’expliquer l’étymologie du terme. Par exemple, ils proposent un historique du mot “nègre” (CHAMOISEAU, 1997, 14) au début de Texaco. Cependant, les traducteurs assument leur choix de transposition : « If you can read Patrick Chamoiseau’s Texaco, maybe we overtranslated it. By making it readable, have the translator betrayed ? No because Patrick Chamoiseau meant it to be readable ! » (CHAMOISEAU, 1997, 393).

2.3. Une lecture non-créolophone sous-traduisante

À l’inverse, le traducteur non-créolophone encourt le risque de pas saisir les subtilités du créole caché derrière certaines expressions françaises des Créolistes. Nous évoquions plus haut les traductions qui mettent à plat les expressions « bougre » et « radio-bois-patate » mais il a beaucoup d’autres occurrences du créole en filigrane indécelables par un lecteur non-créolophone. C’est ainsi que dans sa traduction d’Eau de Café, James Ferguson n’a pas retranscrit la teneur plurilinguistique de l’expression « Paix-là ! » (CONFIANT, 1991, 20) : il l’a traduite par « Be quiet ! » (CONFIANT, 1999, 9) qui ne reflète pas le clin d’œil de Raphaël Confiant à la langue créole dans laquelle taisez-vous se dit péla. Toujours est-il que le traducteur non-créolophone a l’avantage de se trouver dans la même situation que la plupart des lecteurs, il ne risquera donc pas de céder à la tentation de la surtraduction qui gomme le plurilinguisme et préservera par là même l’opacité revendiquée par les Créolistes. Yasmina Mélouah dans sa traduction de l’expression « Tristesse, mi ! » (CHAMOISEAU, 1988, 25), en « tristezza, mi ! » (CHAMOISEAU, 1998, 15) a, par exemple, été plus fidèle à la version originale ponctuée par cette interjection signifiant « voici » que les traducteurs anglais qui ont éludé le mi pourtant essentiel au rythme de la phrase en traduisant cette expression par la proposition « so tragic » (CHAMOISEAU, 1999, 125). Cette distance du traducteur non-créolophone permet d’éviter le surinvestissement, la volonté de transmettre à tout pris un ressenti créole en s’éloignant de la version originale. Ceci-dit, il s’agit tout de même là d’une lecture partielle de l’œuvre originale. Nous pouvons donc nous demander s’il n’y a pas un moyen d’échapper à l’alternative entre la lecture partiale et la lecture partielle…

3. Une traduction créolisante, la solution ?

3.1. Une traduction oralisante

En lisant Richard Philcox, le traducteur de Maryse Condé, nous pouvons avoir un aperçu de sa stratégie de traduction, stratégie abordable par tous les traducteurs, qu’ils soient créolophones ou pas :

Quel est l’élément le plus important à transmettre dans une culture ? Est-ce le décor tropical et donc l’exotisme ? Ou est-ce le ton et le registre du roman ? La vitalité d’un texte ne passe pas uniquement par le langage – elle passe par le rapport de l’individu à son environnement, à sa culture et à lui-même. La recherche lexicale n’est pas la plus importante, le plus important, c’est la musique (PHILCOX, 1996, 226).

Il s’agirait donc de prendre de la distance avec le vocabulaire du texte source qui pose problème au traducteur pour se concentrer sur la musicalité de l’œuvre à transcrire. Richard Philcox n’hésite pas à s’éloigner du sens pour se concentrer sur les sons de l’œuvre. Ce choix n’est pas si démesuré en ce qui concerne la traduction de romans antillais dans le sens où pour la plupart, ces romans se réfèrent à un contexte créolophone oral. Il ne faut pas oublier que la langue créole est avant tout une langue orale qui se transmet pas les intonations et autres effets de rythme. Il semble donc pertinent de privilégier la transmission de cette oralité. Les traducteurs ont ainsi multiplié les prises pour recréer ce contexte oral. Parfois, le hasard veut que la sonorité des mots de l’œuvre source concorde avec celle des mots dans la langue d’arrivée : une « dodine » (CONFIANT, 1993, 14), une chaise à bascule en français antillais, se dit « una sedia a dondolo » (CONFIANT, 1994, 13). La proximité des termes « dodine » et « dondolo » permet à Anna Devoto, la traductrice de Ravines du devant-jour de rester proche des sonorités de la version originale.

Pour faire entendre au lecteur les sons de l’œuvre source, d’autres traducteurs ont pris soin de retranscrire chacune des onomatopées. Les « douze tak-tak sonores » (CHAMOISEAU, 1992, 29) que l’on entend dans Texaco deviennent ainsi « twelve sonorous rat-a-tas » (CHAMOISEAU, 1997, 10) dans la version anglaise de Rose-Myriam Réjouis et Val Vinokurov. Ces derniers ont le souci de retranscrire les sons de manière à ce que le lecteur anglophone puisse les prononcer de la même manière qu’un lecteur francophone. Ils écrivent par exemple le mot « seyaress » (CHAMOISEAU, 1997, 398) phonétiquement pour que l’anglophone prononce CRS comme Chamoiseau voulait que son lecteur francophone l’entende : « céhéresse ». Paola Ghinelli, la traductrice italienne de L’esclave vieil homme et le molosse et d’Un dimanche au cachot m’a confié son souhait que le « lecteur exclusivement italophone puisse entendre le même son qu’un francophone ». On retrouve ce souci chez la plupart des traducteurs. James Ferguson, le traducteur de Raphaël Confiant est également parvenu à transmettre dans toute leur oralité les différents parlers que l’auteur met en scène : lorsque Honorat Congo qui s’applique à prononcer les -e- comme le font les Parisiens dit « Qui pouvait-eulle bien êutre, ceutte peutite morte » (CONFIANT, 1991, 16), James Ferguson retranscrit bien en anglais sa pronociation exagérément appliquée : « Who, one wonders, could shay bay, this Dead little girl ? joined in Honorat Congo, our barber, with his In France accent » (CONFIANT, 1999, 5).

3.2. Une traduction créolisante

Au-delà de cette stratégie qui consiste à s’éloigner du sens littéral des mots pour transcrire les sons de l’œuvre originale, les traducteurs prennent d’autres libertés textuelles qui leur permettent d’être plus fidèles aux principes des Créolistes. Rose-Myriam Réjouis et Val Vinokurov confient : « with an English bursting at a few seams, but English nonetheless, our text tries to remain faithful to Chamoiseau’s, to the rapport between Martinicain Creole and French in a Creole text with a French matrix » (CHAMOISEAU, 1997, 395). En évoquant « an English bursting at a few seams » (« un anglais éclaté sous quelques coutures »), ils se réfèrent sans doute aux quelques néologismes qu’ils ont créés pour faire entendre un autre anglais différent et ainsi rappeler qu’on est en train de lire une œuvre à cheval entre deux langues. Ils créent par exemple le terme « rummies » (CHAMOISEAU, 1997, 10), pour se référer à des « compères de rhum » (CHAMOISEAU, 1992, 20). James Ferguson ose également le néologisme « happiment » pour traduire l’ « heureuseté » de Raphaël Confiant. Il y a d’autres néologismes dont il est à l’origine : lorsque dans Eau de Café « les pieds du lit à colonnes bamboulèrent » (CONFIANT, 1991, 19), dans la version anglaise « the four-poster bed sambaed sideways » (CONFIANT, 1999, 9). James Ferguson fait du substantif samba un verbe tout comme Raphaël Confiant l’a fait avec bamboula. La liberté que le traducteur prend en exprimant un tremblement par l’évocation d’une danse brésilienne plutôt qu’africaine peut être vu comme une adaptation au public anglophone plus familier avec la culture brésilienne.

Mais la traductrice qui prend le plus de libertés reste Giovanna Waeckerlin Induni qui d’après la critique Danielle Dumontet « a une pratique créolisante » (DUMONTET, 2000, 169) de la traduction. En effet, elle fusionne plusieurs langues en une nouvelle langue hybride. Giovanna Waeckerlin Induni retrace l’origine de mots allemands pour leur trouver des racines communes avec le créole aux racines normandes et, à partir de là, proposer une hybridation de mots et de sens. Elle explique dans la Postface de Texaco que :

Le mot si apprécié en Martinique, koukoun, ne se trouve par exemple dans aucun dictionnaire français. Le moyen haut allemand connaît par contre le terme de kule pour fosse, le mot kunnen pour pratiquer les jeux d’amour, ce qui par l’intermédiaire du terme allemand kunne a conduit au créole k(o)ukunne (DUMONTET, 2000, 169).

3.3. Une faible réception

Cette traduction créolisante de Texaco en allemand a le mérite de rester dans l’esprit des œuvres des Créolistes cependant elle n’a pas rencontré le succès que laissait présager la consécration de la version française. Cet échec remet en cause la raison d’être des traductions d’œuvres franco-créolophones. La traductrice allemande a créé un créole germanophone artificiel qui « décourage tout lecteur qui ne sait que faire d’une langue qui n’est ni la sienne, en l’occurrence l’allemand, ni véritablement une transposition d’un créole, dont il pourrait arriver à décoder le sens grâce à des moyens de soutien » (DUMONTET, 2000, 174-175). Il semblerait qu’il n’y ait pas en Allemagne de public sensible aux questions de créolisation linguistique. Danielle Dumontet relie ce fait à l’histoire de l’Allemagne qui n’a connu qu’un très court épisode colonial. Il n’existe par conséquent pas de créole germanophone ni de littérature postcoloniale allemande. C’est sensiblement la même situation en Italie où les traductions d’œuvres en français créolisé ne rencontrent pas le même succès qu’en France. En revanche, le lectorat anglophone des romans antillais est plus large, cette sensibilité pourrait peut-être être expliquée par le fait que la langue anglaise a également connu et connaît un phénomène de créolisation.

En guise de conclusion, retenons que trois tendances se distinguent dans la traduction des œuvres plurilinguistiques de Patrick Chamoiseau et de Raphaël Confiant.

Il y a tout d’abord la tendance surtraductive aplatissante qui propose en guise de traduction une explication détaillée dans la langue d’arrivée du terme créole. Le « tafia » serait ainsi dénommé « a rough white rum » (CONFIANT, 1999, 6).

A cette stratégie s’oppose la tendance sous-traductive qui ne fait que citer le mot créole. On retrouverait ainsi « tafia » sans explication. Cette option a le mérite de respecter le plurilinguisme de l’œuvre original mais elle préserve également son opacité qui est renforcée du fait qu’un non-francophone éprouve encore plus de difficulté à décrypter le sens d’une expression en créole à base lexicale française.

Il existe également une tierce voie traductrice : la tendance « ethnocentrée » pour reprendre le terme un peu sévère d’Antoine Berman. Il s’agit là de la transposition du vocabulaire et des images dans la culture d’arrivée. Pensons au « ratafià » (CHAMOISEAU, 1998, 16) de Yasmina Mélaouah. Cette traduction témoigne du souci de la compréhension des lecteurs mais ne respecte pas la teneur plurilinguistique de l’œuvre puisqu’elle renvoie tout à une seule et même langue : la langue d’arrivée.

Pour ne pas trahir la version d’origine, il s’agirait donc pour le traducteur de se faire créateur à son tour en créolisant, en inventant une langue hybride du créole et de la langue d’arrivée. Telle la version allemande de Texaco de Giovanna Waeckerlin Induni. Cependant, une traduction créolisante a une lisibilité limitée. Se pose ainsi une autre question, celle de la réception d’une traduction de texte plurilinguistique.

Note de fin

1 Concept mis au point par Victor Segalen dans son Essai sur l’exotisme. Une esthétique du divers (compilation de notes datant de 1904 à 1918) qui s’oppose à l’Universalité. Les auteurs antillais se le sont réapproprié et l’ont défini en ces termes : « La Diversalité. Ce néologisme, nous les auteurs de la Créolité, nous l’avons forgé pour tenter de faire pendant au vieux concept européen d’universalité. A l’unique, nous préférons le divers, car derrière ce vieux concept se cache, vous le savez pertinemment, l’idée de la supériorité de la civilisation européenne sur toutes les autres civilisations du monde. […] Ainsi donc, l’idée de Diversalité est étroitement liée à celle de Créolité: elle veut dire qu’il n’existe pas de petit peuple, qu’il n’existe pas de petite langue, qu’il n’existe pas de petite culture. Que toutes les langues, toutes les cultures, toutes les religions du monde sont dignes d’intérêt et contribuent à la richesse du monde, à la biodiversité culturelle ». (CONFIANT, 2014).

Citer cet article

Référence électronique

Anaïs Stampfli, « Peut-on traduire un écrit plurilinguistique sans le trahir ? Le cas des romanciers créolistes », La main de Thôt [En ligne], 2 | 2014, mis en ligne le 11 mai 2017, consulté le 19 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/397

Auteur

Anaïs Stampfli

EA Traverses 19-21, Université Stendhal, Grenoble 3

Doctorante en litteratures francophones

anais.stampfli@gmail.com