BÉGHAIN, Véronique (dir.), Quand l’Europe retraduit The Great Gatsby. Le corps transfrontalier du texte, 2013, Bordeaux : Presses Universitaires de Bordeaux. 123p. ISBN 978-2-86781-906-3

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L’année 2011 a vu apparaître en Europe un véritable florilège de retraductions de The Great Gatsby qui n’est pas le fruit du hasard. Comme l’explique Véronique Béghain dans l’introduction à l’ouvrage qu’elle dirige, cette année-là le livre est « tombé dans le domaine public » et les éditeurs se sont empressés de profiter de cette aubaine, misant sur le statut quasi-mythique de l’auteur et de son livre sans doute le plus connu, dont l’aura et la célébrité résultent également de quatre adaptations cinématographiques depuis 1926, la plus récente réalisée par Baz Lurhmann en 2013.

Ce foisonnement assez inédit a donné lieu au recueil d’articles sur les retraductions successives du chef-d’œuvre de Francis Scott Fitzgerald qui vient enrichir le volet « Pensées », de la collection Translations. Pensées et pratiques de la traduction, dirigée par Isabelle Poulin pour les Presses Universitaires de Bordeaux. Comme l’indique le titre général, la collection entend promouvoir une approche traductrice de la littérature en alliant une réflexion sur la littéraire plurilingue en tant que « corps changeant de la connaissance », pour citer ces auteurs, avec un outil original, « Pratiques », qui, grâce à son format, permet la mise en regard de différentes traductions d’une même œuvre littéraire.

Un premier constat en guise de préambule à l’ouvrage fait état d’un intérêt grandissant pour le phénomène de la retraduction, non seulement dans le champ des études traductologiques, mais de la part de l’ensemble des acteurs du secteur de l’édition ; en témoigne la table ronde organisée au Salon du Livre de Paris en 2012 : « La retraduction : un domaine d’avenir ? ». Un autre constat, paradoxal de prime abord, sera un des fils conducteurs des articles qui composent l’ouvrage : il s’agit de la relativement plus grande visibilité des re-traducteurs qui, en proposant de nouvelles lectures d’œuvres canoniques, heurtent ou bousculent un public de lecteurs pour lequel la traduction initiale, invisible, elle, est parfois sacralisée et considérée comme immuable.

Citant Meschonnic : « Retraduire suppose sans doute plus fortement encore une théorie d’ensemble que traduire ce qui n’a jamais été traduit » (MESCHONNIC, 2007, 70), Béghain propose non pas d’inscrire la notion de projet de retraduction dans une perspective diachronique, fondée sur la nécessité de « rajeunir » ou de « rafraichir » un corps vieillissant, alors que le texte original serait « doté d’une manière d’immortalité » (11), mais d’assimiler l’original lui-même à une matière organique qui évolue certes au sein de sa propre langue-culture, mais aussi dans un cadre plus large où s’imbriquent toujours des impératifs esthétiques, économiques et idéologiques. C’est le sens du sous-titre de l’ouvrage, Le corps transfrontalier du texte.

L’organisation du recueil reflète cette volonté d’aborder les enjeux de la retraduction de Fitzgerald dans l’espace-temps européen du dernier siècle et de celui-ci. Trois grands chapitres : « Vu d’ailleurs », « Vu d’ici » et « A l’écoute des traducteurs », chacun composé de deux articles, structurent l’ensemble et permettent de balayer un grand nombre des problématiques propres à cette pratique presque aussi ancienne que la traduction elle-même. Pratique dont les analyses critiques des grands médias se réduisent souvent à ne s'intéresser qu'aux « zones érogènes » (11) : seuls quelques éléments saillants du corps textuel qui résument le plaisir de la lecture – s'agissant de Gatsby ce sera le titre, l'incipit, la dernière phrase, la traduction de « old sport » – alors que le traducteur doit se distancier de ce « fétichisme » et embrasser l’œuvre dans son entier pour proposer une nouvelle vision de l’ensemble.

« Vu d’ailleurs » présente un contraste intéressant entre deux pays qui constituent des cas limite à l'égard des retraductions de Gatsby. En Hongrie, Anna Kerchy nous rappelle que la seule retraduction de 2012 fait suite à une première qui n'est apparue qu'en 1962, époque à laquelle l’unique lecture recevable du roman dans ce contexte historique était celle du désenchantement face au rêve américain. Kerchy démontre avec habilité la façon dont la stratégie de traduction (neutralisation des métaphores, imagerie convenue, interprétations tendancieuses) est mise au service d'un parti pris politique et idéologique. En Italie, à l'inverse, Enrico Monti (éditeur par ailleurs d’un ouvrage sur la retraduction paru en 2011) décrit « la course à l’accaparement d’un classique » (36), qui a engendré non moins de neuf retraductions entre 2011 et 2012. Dans une approche contrastive, Monti s’attache à résumer les traits essentiels de six d’entre elles ; son analyse met en lumière l’articulation entre deux aspects du travail de retraduction. Le premier, propre à l’écriture de Fitzgerald, concerne l’ambiguïté et la complexité stylistique du roman, qui offrent un espace considérable de réinterprétation à de nouvelles lectures ; le second, qui vient contrecarrer ce potentiel, concerne l’ombre portée par la première retraduction de 1950, proposée par l’illustre et charismatique Fernanda Pivano et devenue canonique au point d’inhiber toute tentative de renouvellement aux yeux du lectorat.

Le deuxième chapitre, en abordant le contexte français, fournit une belle illustration de la manière dont la diversité des outils d’analyse mis en œuvre en traductologie enrichit notre appréhension de cette matière textuelle qui est le substrat de toute opération de transfert. Ainsi, en partant d’une analyse purement linguistique de l’utilisation du prétérit anglais et de la distinction, sur le plan énonciatif, d’une traduction en français par le passé composé ou par la passé simple dans sa valeur aoristique, Claire Mallier réussit à dénouer les subtilités de la construction de la voix narrative, notoirement problématique dans Gatsby, par différents re-traducteurs français. Fabienne Rihard-Diamond se situe dans une tout autre perspective et s’inspire d’une bribe d’intertextualité : les emplois fitzgeraldien et shakespearien de la notion polysémique de « sea-change » pour explorer, toujours de manière contrastive, la façon dont les traductions de Tournier (1996), de Wolkenstein (2011) et de Jaworski (2012) restituent différemment l’imagerie marine de mouvement, de fluidité ou de métamorphose que comporte l’expression. Le lecteur est en effet frappé de voir à quel point un détail lexical concourt à déterminer la coloration – tantôt euphorique, tantôt dysphorique – de tel ou tel passage descriptif.

Comme il se doit, la parole est donnée dans le dernier chapitre aux traducteurs eux-mêmes : un retour d’expérience de la part de Reinhard Kaiser, l’auteur d’une des quatre retraductions de Gatsby publiées en 2011 en Allemagne, et un long entretien avec Philippe Jaworski, qui a dirigé la récente édition de la Pléiade en France. Ici encore, les réflexions livrées sont très complémentaires et nous font toucher du doigt les réalités, souvent très matérielles, du métier. Kaiser relate avec humour un certain malaise éprouvé à devoir concurrencer les trois autres versions de Gatsby, déjà publiées ou en train de voir le jour, mais l’enseignement qu’il en tire est éclairant : si l’on se considère comme l’interprète d’une œuvre, au même titre qu’un musicien, une nouvelle perspective sur la pratique est possible. Il s’agit non d’atteindre « un sommet jamais atteint auparavant » mais d’offrir « le plaisir dû à la richesse interprétative ». Dès lors, d’autres questions déontologiques quant à la consultation des traductions d’autrui et le plagiat sont relativisées ; lire les textes d’autres traducteurs est utile à condition de rester « fidèle à lui-même et à sa propre langue » (88).

La discussion de la fin avec Jaworski est riche d’infiniment de détails sur les circonstances de la publication de l’œuvre de Fitzgerald, sur la traduction des titres, sur les adaptations cinématographiques, sur l’évolution des pratiques, notamment les emplois des pronoms « tu » et « vous », et bien d’autres aspects encore, économiques entre autres. Deux grands thèmes abordés dans les dernières pages offrent une conclusion aux questions posées directement ou indirectement tout au long de l’ouvrage. D’abord, pourquoi traduire Gatsby aujourd’hui ? Si l’actualité du livre en tant que roman de crise est évidente, in fine c’est « la puissance du rêve » et « la capacité de s’émerveiller » qui demeurent intactes et qui explique que le pouvoir de fascination de l’Amérique et d’auteurs comme Fitzgerald pour l’imaginaire européen est aussi riche et inépuisable que le texte lui-même. Enfin, en réponse à une question sur la place du (re)traducteur, Jarowski rappelle qu’elle est paradoxale, en ce sens que s’il doit être « totalement humble et modeste dans son travail parce qu’il n’est pas l’auteur », en même temps la responsabilité du traducteur est considérable : « Sans traduction, il n’y a plus de littérature. Tout simplement. Elle meurt » (114).

Ce plaidoyer radical en faveur de la littérature plurilingue résume bien l’intérêt de ce court recueil pour les apprentis traducteurs comme pour les traducteurs confirmés. Mais au-delà de son utilité pour les études traductologiques, il a l’immense mérite de stimuler chez le lecteur le désir de se replonger dans les écrits de Fitzgerald afin d’en redécouvrir toute la richesse.

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Référence électronique

Karen Meschia, « BÉGHAIN, Véronique (dir.), Quand l’Europe retraduit The Great Gatsby. Le corps transfrontalier du texte, 2013, Bordeaux : Presses Universitaires de Bordeaux. 123p. ISBN 978-2-86781-906-3 », La main de Thôt [En ligne], 2 | 2014, mis en ligne le 14 septembre 2023, consulté le 19 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/495

Auteur

Karen Meschia

Université de Toulouse Jean Jaurès

Maître de conférences

karen.meschia@univ-tlse2.fr

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