Karl Kraus traducteur et interprète de Shakespeare

Résumé

Cet article pose la question de l'actualisation paradoxale des sonnets et de l'œuvre dramatique de Shakespeare dans les traductions et adaptations de Karl Kraus (1874-1936), dans un premier XXe siècle empli de bruit et de fureur. Le travail d'interprétation et de réécriture de Kraus a ceci d'original qu'il resitue le texte source dans un horizon esthétique goethéen révolu ou utopique, dédoublant ainsi la question des enjeux mémoriels liés à toute traduction et, peut-être plus encore, à toute retraduction.

Plan

Texte

« Englisch kann ich nicht » (KRAUS, Die Fackel1 857-863, 1931, 92). Je ne parle pas anglais : tel est l'étonnant aveu de Karl Kraus (1874-1936), écrivain prolifique, traducteur des sonnets de Shakespeare, et adaptateur de onze de ses drames2. Shakespeare occupe une place particulière dans l'œuvre, mais aussi dans la vie de Kraus, qui affirme avoir inscrit Timon d'Athènes au « programme de sa vie » (F 845-846, 1930, 35). C'est, après Goethe, le nom le plus cité dans les 922 cahiers de son journal Die Fackel (respectivement 1062 et 706 occurrences, contre par exemple 126 pour Hindenburg qui occupe pourtant le devant de la scène politique, ou 323 pour son contemporain Hofmannsthal). Il existe un certain nombre de points de convergence entre Kraus et Shakespeare qui expliquent cette affinité particulière, tant dans la forme que dans le fond. Au niveau langagier, Shakespeare privilégie le paradoxe, l'antithèse, le calembour, autant d'éléments chers à l'écriture de Kraus. Mais surtout, il donne à voir un monde peuplé de bouffons, de crimes pervers et de meurtres sanglants, dans une action qui a valeur de miroir du monde. Ainsi Kraus croit-il en la force divinatoire d'un génie (« divinatorische Kraft des Genies » F 115, 1902, 3) qui avait tout prévu (« Shakespeare hat alles vorausgewußt. » id.)

La prescience que prête Kraus à Shakespeare ainsi que l'ignorance que le premier avoue avoir pour l'anglais donnent à la rencontre des deux auteurs une saveur et une originalité toute particulières. Cet article se donne pour but d'esquisser, dans son rapport à Shakespeare, l'ethos traductif de Karl Kraus, avec pour fil rouge le questionnement suivant : de quoi Shakespeare est-il la mémoire pour Kraus ? À cette question apparemment simple, le statut particulier de Shakespeare en Allemagne, le déjà-là George, l'abondante réflexion critique dont Kraus accompagne ses productions, et le contexte de parution (1933 pour les sonnets, 1934 et 1935 pour les drames), appellent une réponse complexe, que nous tenterons d'articuler à la Sprach- et la Kulturkritik de Kraus.

1. Le Shakespeare allemand

Shakespeare, qui a sa statue à Weimar, occupe une place singulière dans le panthéon littéraire allemand.« Seinem Einfluss hat sich kein Deutscher entzogen », aucun Allemand ne s'est affranchi de son influence, affirme Hofmannstahl (HOFMANNSTAHL, 1979, 91). Si des adaptations de certaines pièces sont jouées dès le XVIIe siècle, il faut attendre la seconde moitié du XVIIIe siècle pour en voir publiées les premières traductions à proprement parler, dues à Wieland puis Eschenburg. Les deux traducteurs privilégient la prose – hormis pour Le Roi Jean. Il faut attendre le premier romantisme pour des traductions versifiées, qui permettent la rencontre véritable de l'inspiration shakespearienne et du génie de la langue allemande. Initiée en 1789 par August Wilhelm Schlegel et Ludwig Tieck, la traduction de son œuvre dramatique est achevée en 1833 par Baudissin et Dorothea Tieck, finalement intitulée Shakespeare's dramatische Werke, übersetzt von August Wilhelm Schlegel, ergänzt und erläutert von Ludwig Tieck, mais qui deviendra pour la postérité la Schlegel-Tieck Übersetzung. De cette traduction à ce jour encore jugée canonique naît le mythe d'un Shakespeare allemand, dont l'œuvre traduite viendrait parachever l'œuvre originale. Il y a, commente George Steiner, « symbiose totale » (STEINER, 1975, 382) entre une langue et une œuvre, « affinité élective » (ibid., 380) à l'échelle de la nation. La version Schlegel-Tieck devient alors Shakespeare « Tel qu'en Lui-même l'éternité le change » (ibid., 383) : Shakespeare traduit et canonisé dans un même geste doublement créateur. « Votre Shakespeare est un magnifique canon pour l'observateur scientifique. […] Je suis convaincu que le Shakespeare allemand est à présent meilleur que l'anglais », écrit Novalis à A.W. Schlegel (cité et traduit par BERMAN, 1984, 168). L'union de Shakespeare et de la langue allemande a quelque chose de mystique, comme le rappelle Franz Rosenzweig, traducteur de Bible avec Martin Buber :

Puis un beau jour arrive le miracle des noces des deux esprits de la langue. […] Ainsi du Shakespeare de Schlegel, dans les années où Schiller veut créer un théâtre propre pour les Allemands ; ainsi de l'Homère de Voss, quand Goethe se rapproche des formes antiques. Ainsi le livre étranger devient-il un livre propre. […] Cet immense pas dans l'unification de la Babel des peuples n'est pas dû au traducteur individuel ; c'est un fruit mûri par la vie du peuple sous l'égide de la constellation d'un moment historique tout à fait unique. [Cité et traduit par] BERMAN, 1984, 50.

C'est dans ce contexte très particulier de Weltliteratur qu'il faut envisager les traductions allemandes de Shakespeare.

La méconnaissance de l'anglais n'a jamais été un problème majeur pour Kraus, qui a fait la rencontre de l'esprit de Shakespeare par les traductions existantes. En 1916, il détaille la manière dont il cite Shakespeare dans son œuvre propre :

Den hier mitgeteilten Text habe ich aus Übersetzungen Tiecks und Heinrich Voss' zusammengestellt, wie denn überhaupt meine Zitierung Shakespeare'scher Sätze immer eine Komposition von Teilen ist, die mir da und dort den Gedanken am Shakespeareschesten auzudrücken scheint. So ergibt sich oft durch Vergleichung das intime Verständnis eines Urtextes, den ich nicht zu lesen vermag. (Ähnlich verhält es sich mit meiner Anwendung von Bibelworten). Dieses Verfahren […] ist immerhin pietätsvoller als die Rektifizierung längst geläufiger Schlegel-Tieckscher Sprachschönheiten, die bei pedantischen Revisoren neustens beliebt ist. Die Flügel, die ein Wort bekommen hat, ihm brechen – das vermag nur ein philologisches Gewissen.3 F 264-265, 1908, 15

C'est dans le même esprit comparatiste de compilation des traductions existantes qu'il travaille aux drames. Ce sont en tout onze pièces qu'il publiera, avec pour finalité première, si on l'en croit, d'en adapter le format aux soirées de lectures publiques qu'il donne régulièrement à Vienne et en Europe – 700 en tout. À l'exception notable de la scène des sorcières de Macbeth, il s'agit avant tout d'un travail d'élagage et de menues corrections :

Geringfügige szenische Umstellungen und Vereinfachungen, gelegentliche Verwendung von eigenen und Zeilen der Vossischen Übersetzung — es bleibt unerheblich neben dem, worauf es einzig ankommt: von hundertzwanzig Seiten dreißig zu streichen, und so zu streichen, daß kein 'szenischer Grundriß' berührt, kein edlerer Teil des sprachlichen Organismus verletzt und nur das entfernt wird, was an dieser hypertrophischen Welt dem heutigen Erfassen als Wucherung erschiene.4 F 806-809, 1929, 30-31.

La métaphore vitaliste témoigne d'une conception presque benjaminienne d'une langue adamique que la traduction permettrait d'effleurer. Comme touchés par la grâce shakespearienne (« der vom Zauber Shakespeares begnadete Schlegel », F 679-685,1925, 105), Schlegel et Tieck feraient ainsi parler l'esprit du dramaturge en allemand, nimbant dans une même opération leur langue du caractère sacré de l'œuvre originale., comme si Shakespeare avait donné des ailes à l'allemand. Mais cette interfécondité d'une œuvre et d'une langue multiplie les dangers d'en voir souillée la sacralité : la simple retouche est non seulement blasphématoire envers l'original (« Blasphemie am Original » F 806-809, 1929, 30), mais encore effronterie envers un patrimoine linguistique («  Frechheit gegen den Sprachbesitz » id.) Kraus affirme donc l'indépassabilité, sinon la perfection, des traductions romantiques, et par conséquent, l'inanité de toute retraduction. C'est donc tout naturellement qu'il va traduire les sonnets comme les aurait traduits Schlegel, avec l'esprit et les mots de l'époque. Ses sonnets sont donc un double monument, érigé à Shakespeare et à la langue classico-romantique.

2. Une posture cibliste

Par cette volonté de préservation, par son intense préoccupation mémorielle, Kraus se pose donc en gardien de la source. C'est pourtant du ciblisme dont il se réclame ouvertement. La raison la plus évidente est sa méconnaissance de l'anglais. S'il ne fait guère de doute qu'elle n'a que peu d'impact sur la justesse – pour autant que ce terme soit approprié – de sa traduction5, elle n'en demeure pas moins déterminante de son approche. Ainsi ne part-il pas du texte original : l'anglais, c'est George qui me le fournit, écrit-il plaisamment (« Das Englische gibt mir George » F 885-887 1932, 50), autant pour souligner ses propres lacunes en anglais que la confiance immodérée de George envers la plasticité de la langue allemande. Il n'est d'ailleurs jusqu'à Schiller, se plaît à rappeler Kraus, qui ne maîtrisait pas l'anglais :

Es ließen sich noch etliche deutsche Macbeths heranziehen, um zu beweisen, daß jede Übersetzung Shakespeares durch einen Nichtdichter Unfug ist, während der Dichter getrost mit Schiller die Nichtkenntnis des Originals und der englischen Sprache gemeinsam haben könnte, um aus einer Übersetzung eine Dichtung zu machen.6 F 724-738, 1926 ? 38

Kraus, en même temps qu'il se hisse à demi-mot sur le même piédestal que Schiller, réaffirme le dogme romantique de l'intraduisibilité de la poésie : toute traduction est recréation. La polyglossie ne saurait être un gage de qualité traductive. Il est une chose propre aux traducteurs, écrit Kraus : ils croient toujours que parler l'autre langue suffit (« Mit den Übersetzern ists eine eigene Sache. Sie glauben immer, es genüge, wenn sie die andere Sprache können » F 341-342, 1912, 33).

Se réclamant de Lichtenberg7, Kraus récuse la traduction philologique qui, sous couvert d'une fidélité à la lettre, transforme le texte d'arrivée en un idiome de traducteur, flou formel vide de sens. La philologie, parée des atours de la scientificité, mais ignorant la non-équivalence des langues, se borne à traduire des mots, et non du sens (« der textvergleichenden Gewissenschaftlichkeit, die mit ihrem Unverstand immer am liebsten die Quelle verunreinigt » F 679-685, 1925, 105). C'est, en un mot, une idiotie (« Idiotie ») qui ignore à la fois la nature propre des langues (« das Eigenleben zweier Sprache ignoriert » F 885-887, 1932, 48), et la relativité du verbe (« Relativität des Wortwerts » F 622-632,1923, 71). Le dictionnaire est un leurre, qui occulte la poéticité de la langue : quelle incompréhension de l'esprit des langues, écrit-il, que la poésie du dictionnaire soit davantage prisée que la diction de l'autre poète (« Welch ein Mißverständnis im Geiste aller Sprachen, dass die Dichtung durch das Diktionär besser aufgehoben sei als in der Diktion des andern Dichters ! » F 724-725, 1926, 4). À la fidélité illusoire du mot à mot (« scheinbare Wörtlichkeit » F 885-887, 1932, 48), Kraus préfère la fidélité de fond (« gedankentreu » F 724-725, 1926, 7), et vise à la restauration (« wahre Restaurierung » F 724-725, 1926, 43) d'une vision, servie par les potentialités poétiques de la langue cible (« Nachbildung der Vision, des Gedankens, der Stimmungsfarbe mit den Mitteln der andern Sprache » F 724-725, 1926, 43). La pseudo-scientificité de telles traductions témoigne d'une incompréhension de la vocation fondamentalement poétique de la langue. Kraus ne croit pas à une traduction qui soit simple transcodage, transposition mécaniste d'un système linguistique à un autre : la langue est pour lui organique. Il récuse une conception instrumentale et technique de la langue, qui réduit le mot à un produit fini prêt à l'emploi, corvéable à merci (« keine Fertigware zum Sprachgebrauch » F 413-417, 1915, 107). C'est donc en prenant en compte l'intégralité de cet organisme indivis qu'est la langue allemande que Kraus entreprend de traduire Shakespeare. La traduction philologique, en plus d'être une absurdité poétique (« dichterischen Absurdum aller vorliegenden Verdeutschungsversuche » F 908, 1935, 1), en réduisant la langue à un répertoire de formes sécables à l'infini, fait œuvre de mutilation sur la langue allemande, qu'il s'agit de préserver du carnage.

À cette littéralité stérile et suicidaire, Kraus oppose une conception que ne renierait pas Eugen Nida :

[…] Gefühle und Gedanken so in jene des Nachfühlenden und in die der andern Sprache zu übertragen, so einzuschöpfen, dass der Eindruck zwingend werde, der Dichter hätte, in dieser Welt und Sprache lebend, nicht anders gedichtet.8 F 885-887, 1932, 48.

Il s'agit donc bien davantage de transposer une pensée que de traduire une forme. Telle est la seule manière viable de traduire fidèlement la poésie pour Brecht :

Gedichte werden bei der Übertragung in eine andere Sprache meist dadurch am stärksten beschädigt, dass man zuviel zu übertragen sucht. Man sollte sich vielleicht mit der Übertragung der Gedanken und der Haltung des Dichters begnügen.9 BRECHT, 1967, 104.

La posture cibliste de Kraus se nourrit avant tout d'un antiformalisme viscéral – rejoignant en cela l'esthétique brechtienne, mais surtout celle d'un Schönberg10 : « Es ist ein großer Fehler zu glauben, dass der Gegenstand der Form der Schönheit sei. […] Formen sind in erster Linie Organisationen, um Gedanken in fasslicher Form auszudrücken »11 (SCHÖNBERG, 1976, 101).

3. Une traduction anachronique et infidèle

Henrik Birus rappelle que toute traduction est issue de la tension entre la canonicité de l'œuvre traduite, et l'inéluctable obsolescence d'une langue (« Spannung von Musterhaftigkeit und Veralten » BIRUS, 1992, 176). Ainsi la traduction est-elle autant tributaire du texte source que de l'évolution du goût et des normes stylistiques. Les traductions de Kraus ont ceci de particulier qu'elles s'affranchissent de leur horizon de réception, pour se réclamer implicitement d'un état historique de la langue et des lettres qui est celui de Claudius et Goethe (APEL, 1982, 197), se distinguant par leur esthétique anachronique12. Ainsi Rüdiger von Tiedemann assimile-t-il Kraus à un représentant tardif des belles infidèles13, qui donne à ses traductions une forte inclination pastichielle. Ce biais goethéen est à l'origine d'un certain nombre de déplacements que nous évoquons à présent.

L'exigence classique dont Kraus ne semble pas vouloir se départir se donne principalement à lire dans le souci permanent de clarté et de transparence, théorisé dans l'aphorisme suivant – non sans allusion à Goethe :

Das Unverständliche in der Wortkunst […] darf nicht den äußeren Sinn berühren. Der muß klarer sein, als was Hinz und Kunz einander zu sagen haben. Das Geheimnisvolle sei hinter der Klarheit. Kunst ist etwas, was so klar ist, daß es niemand versteht. Daß 'über allen Gipfeln Ruh’ ist, begreift jeder Deutsche und hat gleichwohl noch keiner erfaßt.14 F 445-453, 1917, 1

La clarté et la transparence sont donc gages de profondeur, et fondent l'indépassabilité du modèle classique. Ainsi les métaphores des sonnets sont-elles bien souvent supprimées ou explicitées. Et dans les drames, le primat de la clarté se traduit avant tout par le choix des coupes : Kraus ne va conserver que ce qui relève en ligne directe de l'argument dramatique. Sont ainsi prioritairement biffés les intermèdes comiques. En témoigne le travail opéré sur Troïlus et Cressida, analysé par Gabriele Blaikner-Hohenwart15. Ce n'est pas un hasard si Kraus, regrettant l'absence d'une instance conclusive16 (« Das Drama krankt […] an dem Mangel eines Schlusses » F 917-922, 1936, 26), retire le dernier mot à la figure bouffonne de Pandare pour le donner à Troïlus, par ailleurs héroïsé et masculinisé plus que de raison. Plus largement, ce sont tous les personnages qui se retrouvent stylisés, réduits à des tipi fissi. Leur unidimensionnalité prend la relève de l'ambivalence shakespearienne qui leur donnait toute leur profondeur. C'est ainsi la nature même du drame qui s'en trouve modifiée : la tragicomédie shakespearienne, théâtre des vanités et des mesquineries humaines, devient une banale tragédie de la vengeance. Sur l'autel de la clarté et de l'unité classiques, Kraus sacrifie donc l'hypertrophie shakespearienne (« Shakespeareschen Überfülle » F 917-922, 1936, 26), lui imposant une véritable épuration classique. Il substitue sa propre définition de la profondeur, refusant le double fond, la double lecture, assimilant la complexité ainsi produite à une simple étourderie auctoriale (« Beiläufigkeit » F 917-922, 1936, 26). La simplification opérée par Kraus procède non seulement d'une réduction signifiante, mais encore d'un déplacement de sens.

C'est la même logique de clarté qui préside à l'intellectualisation systématique des sonnets, dont le signe le plus évident est la démétaphorisation. La dissolution des figures analogiques dont Shakespeare habille sa pensée confère aux traductions une tonalité réflexive et spéculative. Le langage symbolique devient langage spirituel, intellectuel, comme en témoigne la deuxième strophe du sonnet 7317 :

In me thou seest the twi-light of such day,
As after Sun-set fadeth to the West,
Which by and by blacke night doth take away,
Deaths second selfe that seals up all in rest.

Du siehst in mir das fahle Dämmerlicht,
wenn sich die Sonne will zum Hingang wenden,
das bald in schwarze Nacht entweicht der Sicht,
in totengleiches finsteres Verenden.

La nuit, par le truchement de l'implicite présence d'un sujet humain qui reprend ses droits (der Sicht), est dépersonnifiée, comme si la poésie de Kraus, pour se déployer, avait besoin de l'objectivation d'un sujet pensant et centralisateur18. La nuit n'est plus l'alter ego de la mort : la métaphore arbitraire, simple assertion de l'identité entre la nuit et la mort, se trouve explicitée dans le terme Verenden, qui permet sur un plan logique la mise en facteur commun des deux termes, qui se partagent cette capacité de clore toute chose. En même temps que se donne à voir le terme moyen, intermédiaire entre comparé et comparant, réapparaît l'outil comparatif (-gleiches) : c'est l'architecture cognitive de la métaphore qui est dévoilée, au détriment de sa puissance elliptique. L'analogie demeure, mais la figure est explicitée, rationalisée. Plus que des formes langagières, ce sont des concepts que Kraus manipule ; plus qu'une poétique, c'est avant tout une pensée qu'il veut traduire. Est-ce la raison pour laquelle sa traduction semble objectiver la poésie shakespearienne ? C'est ce qu'estime Brecht : « die lyrik KRAUSENS [ist] bei aller scheinbaren subjektivität doch objektnäher, trägt mehr sache »19 (BRECHT, 1967, 154). En privilégiant la traduction d'une vision, ainsi qu'il le théorise, Kraus s'oppose au formalisme virtuose d'un George dont les traductions flattent avant tout les sens – que Brecht assimile à de la raffinerie gastronomique (« verfeinerten kulinarismus » id.).

Toute étayée que soit son approche, un reproche peut légitimement être adressé à Kraus : il désincarne l'œuvre de Shakespeare, aussi bien lyrique que dramatique, à mesure qu'il l'intellectualise. Son Shakespeare s'adresse exclusivement à l'esprit, et non aux sens, pour reprendre là encore une formule de Brecht (« unsinlich, weil rein spirituell » id.). C'est un Shakespeare tronqué, au sens propre comme au sens figuré, que livrent au public les traductions de Kraus, malgré toute l'importance qu'il accorde à son intégrité organique20. Ses traductions sont effectivement conformes à l'autarcie classique, mais relèvent bien davantage d'une interprétation de l'original. C'est un Shakespeare classique que Kraus veut ressusciter, un Shakespeare allemand, le Shakespeare de Schlegel.

4. Plaidoyer pour un théâtre antivisuel

On retrouve trace de cette intellectualisation systématique dans la conception krausienne du théâtre, qui se réclame là encore de Goethe.

Goethe hat gemeint, dass der Brite 'durchaus an unsern innern Sinn spricht: durch diesen belebt sich sogleich die Bilderwelt der Einbildungskraft, und so entspringt eine vollständige Wirkung, von der wir uns keine Rechenschaft zu geben wissen' … Betrachte man die Shakespeare’schen Stücke genau, 'so enthalten sie viel weniger sinnliche That, als geistiges Wort. Er lässt geschehen, was sich leicht imaginieren lässt, ja, was besser imaginiert als gesehen wird'.21 F 65, 1901, 27

Selon Goethe, Shakespeare fait donc appel en premier lieu à l'intelligence sensible (inneren Sinn), à une sensibilité intérieure, pour entrer ainsi en contact avec notre intériorité profonde. L'essence réflexive du théâtre shakespearien se déploie dans le verbe, et non dans l'action, laissant libre cours à l'imagination. C'est en ce sens que Kraus destine ses versions non à la mise en scène, mais à la lecture : son pupitre est une scène pour les mots (« Wortbühne » F 668-675, 1924, 62), ou encore une scène dix mille fois plus vivante et verbalement animée (« eine zehntausendmal belebtere und wortlebendigere Bühne » F 668-675, 1924, 90), qui bien mieux que les planches révèle l'aura du verbe shakespearien (« die Aura des Wortes » F724-725, 1926, 18). Ainsi les pièces valent-elles pour leur parole vivante (« durchs lebendige Wort wirkt Shakespeare » F 847-851, 1931, 59) et ne sont pas faites pour « les yeux du corps » (« Shakspeare’s Werke sind nicht für die Augen des Leibes » id.), mais pour les yeux de l'esprit (« das geistige Auge » id. ). C'est bien à l'esprit et non aux sens que s'adresse l'œuvre dramatique de Shakespeare, qui mériterait qu'on lui redonne corps non par la mise en scène, mais par la seule lecture :

[…] Werken […] so nachzugestalten, daß ein geschlossenes Auge und ein offenes Ohr der Zeugen jener lebendigen Herrlichkeit nicht mehr den Apparat vermißte, der heute für das offene Auge und das geschlossene Ohr seine toten Wunder verrichtet.22 F 426-430, 1916, 48

Pour Kraus, l'appareillage moderne tue le miracle de Shakespeare aussi sûrement que Macbeth tue le sommeil23, ce miracle qui consiste à nous faire expérimenter la vérité de la vie (« wir erfahren die Wahrheit des Lebens » F 847-851, 1931, 60). L'expérience purement sensible qu'offre une représentation par le truchement d'artifices techniques ne permet pas d'animer le discours poétique de Shakespeare. Bien au contraire, la scène contribue à atrophier un verbe (« Wortverkrümmerung » F 668-675, 1924, 90) qu'elle souille de son indigence (« Armseligkeit » id.), affirme Kraus dans une critique d'une mise en scène de Nestroy. Sa critique ne se limite pas aux seuls profanateurs de Shakespeare : c'est toute une modernité théâtrale qu'il vise, ces aléas de l'air du temps (« Unbilden der Zeitwitterung » F 906-907, 35, 1) dont Reinhardt, ce manager berlinois (« jenes Berliner Managers » F 426-430, 1916, 47), est l'incarnation. Le plaidoyer krausien pour un théâtre purement langagier doit se comprendre en premier lieu comme une réaction à la débauche technique et financière de mises en scènes qui se distinguent par leur capacité à faire « beaucoup de bruit pour rien » : malgré leurs décors et costumes dispendieux (« kostspieligen Aufwand an Dekorationen und Kostümen » F 426-430, 1916, 49), elles sont incapables d'incarner l'esprit et de créer l'illusion par le verbe (« mangels der Fähigkeit, den Geist in Szene zu setzen und durch das Wort Illusionen zu schaffen » id.). Ainsi Kraus appelle-t-il de ses vœux un théâtre dépouillé de tout accessoire (« ein dekorationsfreies Shakespeare-Theater » F 426-430, 1916, 47), à l'image de ses lectures publiques où tient lieu de scène une estrade sur laquelle est simplement posée une table une table vide (« einem Podium, auf dem nichts als ein Tisch ohne ein Wasserglas steht » F 668-675, 1924, 90). Cette austérité va bien au-delà d'une simple idéologie antitechnologique : c'est toute une Kulturkritik qui s'y loge. Le théâtre langagier est en effet motivé par un rejet violent du tournant visuel opéré par une modernité obsédée par le paraître. Les mises en scène transforment le théâtre en art somptuaire, prostituant à l'industrie culturelle une littérature devenue produit marchand. La pièce de théâtre est devenue un bien de consommation comme un autre, destinée à satisfaire les sens d'un public qui va au théâtre comme il irait au cinéma ou au stade (« einem Publikum von Film- und Fußballgemütern » F 668-675, 1924, 90).

Or Kraus se méfie des sens, et plus particulièrement de la vue. Son avatar fictionnel des Derniers jours de l'humanité, le Râleur, souffre de myopie, de sorte qu'il ne perçoit que les contours, laissant à son imagination24 le soin de faire le reste (« Es gewahrt die Konturen, und Phantasie tut das übrige » KRAUS, 1957, 224). L'œil, ainsi suppléé par l'intellect, devient l'organe non de la vue, mais de la vision, et l'homme qui sait se servir de son imagination devient voyant (« Sie sehen es und darum ist es da. Ihr Auge ruft es herbei und sieht's dann »25 id.). Ce qu'il manque au théâtre moderne, c'est l'intellectualisation, l'objectivation, le nécessaire recul sur ce qui est vu, en un mot : la distanciation brechtienne. Mais le théâtre-spectacle ne jure que par les effets de réel (« Effekte der 'Echtheit' » F 906-907, 1935, 1), de sorte que sur scène se trouve reproduit le chaos du monde sans distanciation aucune, participant ainsi de ce même vertige chaotique. Pire, il contribue à la spectacularisation du monde, à l'abolition des frontières entre réel et virtuel, entre artifice et réalité, entre mensonge et vérité, ouvrant la voie à toutes les dérives propagandistes possibles. L'humanité s'est ainsi condamnée elle-même à la famine spirituelle, (« geistige Selbstaushungerung » KRAUS, 1957, 213), faisant le lit de sa propre détresse, comme elle pourra le constater en 1933 : « […] alles in der Welt geschah, weil in ihr zu wenig Vorstellung von der Welt war »26 (KRAUS, 1967, 14).

5. De la traduction ethnocentriste à la traduction égocentrique

Il est difficile de nier l'obsession que Kraus nourrit à l'égard de sa propre personne, qu'illustre bien la polémique interpersonnelle qui l'oppose à George (114 occurrences dans la Fackel). Très loin devant Goethe ou Shakespeare, les requêtes « ich », « mich », « mir », « mein* » excèdent largement les capacités du moteur de recherche de la version numérisée de la Fackel, avec plus de 5000 occurrences en à peine quelques années. On ne peut pas balayer d'un revers de main l'hypothèse de la traduction mégalomane, dictée par la satisfaction narcissique de voir son nom accolé à celui du maître en couverture, ainsi que le suggère son poème « Bekenntnis »27 (profession de foi) :

Ich bin nur einer von den Epigonen,
der im alten Haus der Sprache wohnen

Ne nous laissons pas tromper par la fausse modestie du nur : en se qualifiant d'épigone28, Kraus évoque une filiation mystique,

Komm’ ich auch nach den alten Meistern, später,
so räch’ ich blutig das Geschick der Väter. 

mais affirme encore pouvoir réussir là où ses illustres ancêtres auraient échoué :

Doch hab’ ich drin mein eigenes Erleben,
ich breche aus und ich zerstöre Theben. 

La répétition presque obsessionnelle du ich fait signe vers la surdimensionnalité d'un ego doublement mythifié, par le côtoiement intime de ses pairs devenus pères, et par le motif mythologique. N'affirme-t-il pas que ses sonnets sont plus shakespariens (« shakespearhafter » F 885-887, 1932, 49) que les originaux ? En se réclamant de la fureur vengeresse des épigones, Kraus construit un mausolée à ses chimériques aïeux, mais ne désespère pas d'y reposer à son tour. En monumentalisant la source, le Urbild, il monumentalise par contamination son propre travail, le Nachbild, gravant dans le marbre son œuvre. La dimension mémorialiste de sa traduction se trouve exprimée dans son poème « Vergleichende Erotik » (érotique comparatiste F 241, 1908, 28), aux résonances programmatiques :

So wird das Wunderbild der Venus fertig :
Ich nehme hier ein Aug, dort einen Mund,
hier eine Nase, dort der Brauen Rund.
Es wird Vergangenes mir gegenwärtig.

Hier weht ein Duft, der längst verweht und weit,
hier klingt ein Ton, der längst im Grab verklungen.
Und leben wird durch meine Lebenszeit
das Venusbild, das meinem Kopf entsprungen.
29

Que ce soit en recomposant un Shakespeare formé de fragments de traductions, en modelant un Shakespeare autant fait de bruit et de fureur que d'harmonie classique, Kraus n'a d'autre but que la souvenance des choses passées (tel le je lyrique du sonnet 30, plongé dans la « remembrance of things past »), et la réanimation d'un passé langagier qu'on croyait perdu. Serait-ce alors par amour de la beauté, plus que par amour de soi, que Kraus éprouve le besoin de recréer un déjà-là que lui seul perçoit encore ? Pour suspendre le vol d'une beauté en voie de disparition, et en fixer les contours ? Telle est la mission que se donne le poète traducteur, médiateur de la beauté classique auprès d'une modernité oublieuse. Mais l'avant-dernier vers du poème ne laisse guère planer de doute quant à la longévité de cette belle image, vouée à disparaître en même temps que son auteur.

Steiner estime qu'une traduction résulte de la tension entre extension et abrogation de soi30. Les traductions de Kraus résultent sans nul doute davantage d'une logique d'extension que d'abrogation. Cette importance attachée au moi se révèle dans sa propre définition de la traduction, exprimée dans le calembour « üb' Ersetzen »31 : traduire, c'est remplacer une vision par une autre, une expérience par une autre, une créativité par une autre (« schöpferisch zu ersetzen, in das eigene Erlebnis zu versetzen » F 885-887, 1932, 48), en somme, remplacer un sujet par un autre. C'est bien sa propre subjectivité que Kraus impose dans ses traductions, une subjectivité singulière, une vision particulière dont il veut imposer l'universalité et qu'il estime salvatrice, à l'image de celle du Râleur : « Und mein Ohr hört Geräusche, die andere nicht hören, und sie stören mir die Musik der Sphären, die andere auch nicht hören »32 (KRAUS, 1957, 224). Quelle est cette mystique musique des sphères que perçoit, seul, le Râleur ? Ne serait-ce pas une mélodie goethéenne déjà perdue, négligée d'une humanité trop vite oublieuse, subjuguée par les sirènes d'un progrès illusoire ? Kraus, seul, en perçoit les signes de décadence. Sa subjectivité est celle du prophète. La mégalomanie narcissique de Kraus, dès lors, se voit teintée d'un humanisme sincère et profond33. N'affirme-t-il pas, à la fin de sa vie, que la page la plus importante de la Fackel est celle qui indique le programme de ses lectures publiques (« Die wichtigste Seite der Fackel ist die vierte Umschlagseite, weit wichtiger noch als Sprachlehre. » F 885-887, 14) ? Les lectures publiques sont l'aboutissement des traductions, qui ne trouvent leur achèvement que dans leur transmission directe. Selon l'heureuse formule d'Edward Timms, il fait de la mémoire un art performatif (« Kraus transformed memory into a performative art » TIMMS, 2005, 40). Kraus, davantage que traducteur, est bel et bien l'interprète de Shakespeare, il lui prête sa plume, mais aussi sa voix et son corps, pour réincarner littéralement son esprit.

6. Kraus vs. George

Dans la Fackel, George est présenté comme l'équivalent d'un fléau :

Auf die Frage, was ich gegen die Erscheinungen habe, die ich angreife, antworte ich: eben sie, und immer war alles ausgesprochen, nichts bleibt dahinter. […] Gegen George habe ich also, daß er schlechte Verse macht; gegen den Krieg habe ich den Krieg […].34 F 885-887, 1932, 18

Ses traductions se distinguent par leur double médiocrité, ainsi que Kraus le rappelle en 1935, soit plus d'un quart de siècle après la parution de ses Umdichtungen en 1909 :

Einen Sonderfall aus doppeltem Antrieb bildet das Experiment Stefan Georges: durch eine Vergewaltigung zweier Sprachen, der des Originals, und derjenigen, die die Übersetzung erraten läßt, eine Einheit des dichterischen wie des philologischen Mißlingens zu erzielen.35 F 909-911, 1935, 19

L'expérimentation de George est une exception, pour une double raison : par le viol de deux langues, celle de l'original, et celle que laisse entrevoir la traduction, il parvient à réaliser l'unité du fiasco philologique et du fiasco poétique. C'est un double sacrilège envers Shakespeare et la langue allemande (« Doppelfrevel an Shakespeare und der deutschen Sprache » F 885-887, 1932, 47), pour l'expiation duquel Kraus s'attelle à une nouvelle traduction dans un double élan de retour au(x) source(s). La guerre que déclare Kraus à George est une guerre défensive, une guerre de défense et d'illustration de la langue allemande en réplique à celle que George aurait déclarée à cette dernière (« Kriegführung gegen die eigene Sprache » F 885-887, 1932, 50. George est ainsi le symbole d'un siècle sorti de ses gonds (« die aus den Fugen geratene Zeit » id.), d'une langue allemande dénaturée au point qu'elle est devenue étrangère. C'est là la clef de la posture traductive de Kraus : s'il traduit dans une langue surannée, c'est qu'il estime que l'allemand moderne, trop flou, ne peut fournir de forme satisfaisante. C'est la raison pour laquelle il déshistorise les normes traductives, tentant d'imposer une norme classique à la modernité affranchie de George. La langue allemande en est arrivée à un tel degré d'étrangeté à elle-même qu'elle est devenue incapable de produire du sens. Kraus éprouve le besoin de proposer ses services de traducteur intra-lingual. Tel est le sujet d'une hilarante série d'articles parus dans la Fackel à propos de Harden36. Ainsi, le syntagme « die Beute des gefügelten Markuslöwen » est traduit par « von Venedig besiegt werden », « der Kongress des von Bonapartes Tatze zestückelten Europas » par « der Wiener Kongress », « das Tier mit zwei Pigmentshcichten unter dem Chagrinhaut » par « das Chamäleon » et « die für den Kaiser gedeckte Tafel wird mit allen Wundern südlichen Lenzes geschmückt » par « an der Hoftafel wird junges Gemüse serviert ». Si Kraus s'acharne ainsi, comme il le fera dans ses traductions de Shakespeare, à tuer systématiquement la métaphore, c'est qu'il estime sa langue malade, malade de l'inflation ornementale. Cette novlangue qu'est devenue l'allemand moderne est un chaos vivant, dont les locuteurs sont incapables de produire autre chose qu'une inexistence langagière (« das lebendige Chaos in das eigene sprachliche Nichtdasein » F 885-887, 1932, 48). Dès lors, les traductions de Kraus apparaissent comme une tentative désespérée de revenir à un état muttersprachlich, à l'innocence originelle d'une langue qui est encore celle de la littérature et non de celle du journalisme et de la politique. Le mot, souillé par leur instrumentalisation, a ainsi perdu sa fonction dénotative, pour ne plus garder que sa forme de pur signifié :

Das eben macht ja das besondere Sprachwunder aus, daß hier Bedeutung und Verwendung sich so erschütternd absondern, weil der Weg vom Wert zum Nutzen, vom Gedanken zum abnehmbaren Sinn ein viel weiterer ist als in jeder andern Sprachsphäre. Darum dürfte es der Leser fast so schwer haben wie der Übersetzer […].37 F 890-905, 1934, 87

De cette déperdition signifiante, la modernité littéraire de la mouvance fin de siècle s'est faite le complice, non seulement par l'interpénétration des sphères littéraires et journalistiques, mais aussi par une gratuité esthétique issue du dogme de l'art pour l'art. Là est le fondement de la posture réactionnaire de Kraus : il prône le retour à un état langagier antébaudelairien, où logos et cosmos se fondent. Tel est le sens de son aversion pour la métaphore, qui plus que tout autre figure, marque une distance entre le mot et la chose qu'il ne désigne déjà plus. La figure devient un médium, un biais supplémentaires entre la chose et son nom, brouillant son intelligibilité.

Kraus se lance ainsi dans une entreprise de restauration, entretenant la mémoire de la valeur imperdable des mots (« dem Gedächtnis unverlierbare Sprachwerte » F 724-725, 1926, 9). Il faut préserver le mystère de la naissance du mot ancien (« das Geheimnis der Geburt des alten Wortes » F 329-330, 1911, 33), cette magie de l'adéquation d'un mot et d'une chose, d'une forme et d'un sens. Ce mot ancien, éternel et universel, appartient à tous, personne ne peut le prendre : « Das alte Wort gehört allen. Keiner kann es nehmen » (F 360-362, 1912, 16). Mais malgré toute la vigilance d'un Kraus mystique Gardien des mystères, ce bien commun a bel et bien été dérobé. Le mot ne cache plus que le vide des pensées, dans un monde qui s'apparente à un songe dégénéré et individualiste. George, dont l'opacité n'est pour Kraus que superficialité, est un parfait représentant du divorce entre la langue allemande et la pensée.

7. Das Land der Henker und Richter

La bêtise universelle rend tout travail – excepté Shakespeare – impossible (« Die Weltdummheit macht jede Arbeit – außer an Shakespeare – unmöglich » KRAUS, 2005a, 782), écrit Kraus dans sa dernière lettre à Sidonie von Nádherny. S'affronter à l'œuvre shakespearienne est une fuite dans l'esprit, un refuge par rapport à un monde au sujet duquel il ne trouve plus les mots38. Shakespeare est donc en premier lieu une nécessité existentielle. Nécessité existentielle pour l'individu Kraus, mais aussi pour l'humanité toute entière, ainsi qu'il le pressent dès 1930 :

Die Wahrheit ist, daß vor dem Weltuntergang, dem wir heillos überantwortet sind — welchen politischen Namen und Vorwand die Lumperei immer führen mag, die die Macht erringt —, daß da nichts übrig bleibt als die Flucht in die geistigen Dinge, solange Gewalt, Gestank und Geräusch sie nicht völlig versperren: aber nicht in den hoffnungslosen Geist der 'Eigenen Schriften' (die mündlich noch einmal dargeboten seien), sondern in das Theater der Dichtung und in die Sprachlehre (die des leiblichen Vortrags nicht bedarf).39 F 845-846, 1930, 3

Ainsi, en 1933, la traduction des sonnets de Shakespeare, puis la multiplication des soirées de lectures qui lui sont consacrées revêtent le caractère d'une urgence civilisationnelle, celle de la sauvegarde de l'esprit face à la menace barbare.

Un des symptômes de ce déclin civilisationnel est la trivialisation de la culture, réduite à un simple poncif mondain et inféodée, dans le meilleur des cas, à des logiques commerciales.

Es ist ganz bestimmt keiner andern Nation als der deutschen von der Natur die Gabe verliehen worden, den Abstand, in dem sie sich zu den Gipfelwerken ihrer Sprache befindet, durch deren Schändung zu verringern, sie herabzusetzen, anstatt sich zu ihnen emporzuheben, sich’s mit ihnen 'gemütlich' zu machen, kurz, sich eben für die Würde und Höhe durch eine ekelhafte Vertraulichkeit zu entschädigen.40 F 687-705, 1925, 63

C'est cette logique marchande qui est à l'origine de la spectacularisation du théâtre, ainsi que nous l'avons évoqué, mais aussi à l'origine d'initiatives à la trivialité plus affirmée. Ainsi Kraus rapporte-t-il l'existence rouleaux de papier toilette aux motifs surprenants : des vers de Goethe41. Le consommateur allemand n'a pas peur de souiller sa culture au sens le plus littéral du terme. En ce sens, les traductions de Kraus ont une indéniable portée kulturkritisch, voulant faire revivre les vers de Goethe ailleurs que dans les cabinets. C'est contre une société de consommateurs petits-bourgeois qu'il s'élève, prête à payer davantage pour l'altération de l'œuvre que pour l'œuvre elle-même : « sie zahlt für die Beschmutzung und Verhunzung von Goetheversen mehr als sie für das Original gezahlt hat » (F 820-826, 1929, 50).

Le deuxième symptôme du déclin civilisationnel bien évidemment l'arrivée au pouvoir du nazisme. Dès lors, l'anachronisme qu'on pense percevoir dans les traductions de Kraus n'est guère que formel : elles sont au contraire d'une actualité brûlante, et profondément ancrées dans un hic et nunc. La fuite dans l'esprit n'a rien d'une désertion, c'est au contraire une arme de combat. Citer Goethe, citer Shakespeare, traduire Shakespeare dans la langue de Goethe, tout cela ressortit d'une même mission de sauvegarde de la Kultur, dans toute la polysémie que donne l'allemand à ce terme : en sauvant la culture, c'est aussi la civilisation même qu'il veut sauver, l'humanité. Kraus se bat pour que l'Allemagne reste le pays des poètes et des penseurs, das Land der Dichter und Denker, et non das Land der Richter und Henker, le pays des juges et des bourreaux, cette nation suicidaire qui jette ses propres livres au feu. En ce sens, la réaction de Kraus par rapport aux traductions de George n'est pas seulement une réaction d'ordre esthétique : c'est aussi une réaction d'ordre éthique. Les traductions de George ne sont qu'une manifestation parmi d'autres du dévoiement d'une langue, coextensive d'une Kultur en déperdition. En réimposant la norme classique, Kraus se bat pour le principe même de norme, contre le danger d'un affranchissement total de toute norme. Le national-socialisme, ainsi qu'il l'a brillamment décrit dans Troisième nuit de Walpurgis, a créé un langage qui n'a plus aucune prise avec la réalité. Ce labyrinthe, écrit-il, n'autorise aucun échappatoire à la pensée qui s'y est fourvoyée (« Dies Labyrinth […] gewährt dem Denken, das sich dort verirrte, keinen Ausweg » KRAUS, 1967, 18) : des Allemands, le national-socialisme ordonne, selon une formule empruntée à Jacques Bouveresse, le « sacrifice complet de l'intellect » (BOUVERESSE, 2005, 69). Il fait preuve d'une adresse indéniable « à expliquer des états de fait jusqu'à ce que le contraire devienne évident (« Sachverhalte aufzuklären, bis das Gegenteil einleuchtet », KRAUS, 1967, 90), dans un perpétuel jeu de double menteur (« Spielart des Doppellügners », id.). Le langage, en affirmant une chose et son contraire, perd sa fonction référentielle, il en est réduit à sa dimension phatique et incantatoire, il n'a d'autre fonction que d'affirmer le locuteur dans sa position de toute puissance, dans son irréfutabilité, lui dont la puissance de destruction atteint jusqu'au langage lui-même. C'est pour se dresser contre la confiscation de la langue allemande par les nazis que Kraus se réfugie dans un passé où le sens des mots n'avait pas encore été déformé par l'usage. Il accomplit ainsi la mission dont il s'était investi dans son poème « Bekenntnis » cité plus haut :

Von Rache sprech’ ich, will die Sprache rächen 
an allen jenen, die die Sprache sprechen. 

C'est bien pour venger Shakespeare, mais avant tout la langue allemande, qu'il travaille à ses traductions. De qui veut-il la venger ? De ceux qui la parlent, de ceux qui l'usent, qui la vident de sa substance à force de mensonges : des journalistes, des politiques, du chœur de leurs dupes, mais aussi des écrivains qui sont partie prenante de la virtualisation langagière.

Bin Epigone, Ahnenwerthes Ahner. 
Ihr aber seid die kundigen Thebaner!

La critique ne s'est que modérément interrogée sur le sens à donner à ce derniers vers. Jens Malte Fischer y identifie une citation de Lear42, mais ne pousse pas plus loin l'analyse. Dans la pièce, le « savant thébain » est le nom que donne Lear à Edmond, qui le prend dans ses accès de folie pour un philosophe grec. L'épithète a donc bien entendu valeur ironique sous la plume de Shakespeare, que Kraus semble reprendre à son compte. Par ailleurs, Edmond est le fils illégitime. L'analogie permettrait alors à Kraus de dévoiler l'usurpation dont font œuvre ceux qui s'accaparent l'héritage. L'intertexte de ce derniers vers vient magistralement invalider la posture consistant à se réclamer d'une culture allemande dont ils font pourtant table rase, et contre l'idée même de culture.

Conclusion

Les traductions de Karl Kraus se distinguent finalement par leur caractère utopique : elles restaurent un Shakespeare qui n'a jamais existé, le Shakespeare allemand, déplaçant à la fois la source (Shakespeare) et le produit final (la traduction) dans un même horizon esthétique goethéen, postérieur à l'un, antérieur à l'autre. Leur caractère apparemment anachronique, observable dans leur langue surannée et dans une interprétation systématiquement rationalisante de Shakespeare, va paradoxalement de pair avec un profond ancrage dans son siècle. L'aspect mémorialiste des traductions fait signe à la fois vers l'actualité fondamentale des textes de Shakespeare, mais également vers l'héritage d'un Goethe où convergent esprit aufklärerisch, humanisme weimarien, pureté classique, idéal de Bildung. À l'épineuse question de savoir si l'on peut considérer Kraus comme un antimoderne, comme ne l'inclinent pas à penser ses affinités esthétiques avec Schönberg et Brecht, le présent travail permet de répondre qu'il s'agit bien davantage d'un antidécadentisme, qui s'attaque furieusement aux dérives de la modernité bien plus qu'elle ne remet la modernité même en question. L'antiformalisme des traductions est nourri du combat de toute une vie contre l'ornementation, le travestissement et le mensonge. La traduction, doublée de son appareil critique, devient ainsi manifeste esthétique et éthique, et se fait acte de résistance. Que ce soit face à George, Reinhardt, ou Hitler, Kraus se pose en mémoire vivante de l'esprit de Shakespeare et de la langue de Goethe, semblant se dresser corps et âme devant les vestiges d'une culture dont il entrevoit la perte, confisquée par l'économie et la politique. C'est finalement par amour pour elle qu'il reste debout, semblable au je lyrique du sonnet 66, qui a donné lieu à ce qui est peut-être une de ses traductions les abouties :

Den Tod ersehn' ich, müd, es anzusehn:
wie
sich Verdienst verhüllt im Bettlerkleide
und hohles Nichts sich darf im Prunke blähn
und Treue wird verkauft durch falsche Eide,

wie Würde trägt der ausgepichte Wicht
und keusche Sittlichkeit verfällt in Schande
und echte Ehre lebt im Gunstverzicht
und Majestät im schlotternden Gewande,

wie Kunst verstummen muß vor Büttels Macht
und Geist entsagt für die gelehrten Narren
und Wahrheit wird als Torheit ausgelacht
und Güte muß des Winks der Bosheit harren.

All dessen müd, hielt' ich den Tod für Glück,
blieb' meine Liebe einsam nicht zurück.

Note de fin

1 Désormais abrégé F.

2 Timon d'Athènes, Le Roi Lear, La mégère apprivoisée, Conte d'hiver, Macbeth, Les joyeuses commères de Windsor, Troïlus et Cressida, Hamlet, Coriolan, Mesure pour mesure, Peines d'amour perdues.

3 J'ai composé le présent texte à partir des traductions de Tieck et de Heinrich Voss, de la même manière que mes citations de Shakespeare sont toujours un agencement de fragments qui me semblent ici et là exprimer la pensée de la manière la plus shakespearienne possible. De la comparaison, il résulte bien souvent une compréhension intime d'un texte original que je ne peux pas lire. (Je procède de la même manière pour l'utilisation de paroles bibliques). Ce procédé […] est quoi qu'il en soit plus emprunt de dévotion que la correction, soudainement prisée de pédants réviseur, des beautés langagières de Schlegel et de Tieck qui nous sont familières depuis si longtemps. Parvenir à briser les ailes qu'un mot s'est vu pousser – ce ne peut être que l'œuvre d'une conscience philologique.

4 D'infimes modifications et simplification scéniques, recours occasionnel à des vers de ma composition ou issus de la traduction de Voss – cela reste négligeable à côté de ce qui importe réellement : des cent vingt pages, en supprimer trente sans toucher à la trame scénique, sans flétrir la noblesse de l'organisme langagier, en retranchant simplement de cet univers hypertrophique ce qui semble à l'entendement d'aujourd'hui une excroissance.

5 Les différents travaux publiés sur le sujet, s'ils se montrent parfois dubitatifs sur les choix poétiques de Kraus, ne remettent pas en question sa compréhension des textes. Néanmoins, quelques erreurs phonétiques témoignent de sa non-familiarité avec l'anglais : sa version de la scène des sorcières laisse par exemple penser qu'il ignore que heath ne rime pas avec Macbeth. TIEDEMANN, 1979, 4.

6 Qu'on me permette encore d'invoquer encore quelques Macbeths allemands prouvant que toute traduction de Shakespeare par un non-poète est un délit, tandis que le poète peut partager en toute tranquillité avec Schiller son ignorance de l'original et de l'anglais pour faire d'une traduction une création poétique.

7 N'est-il pas étrange qu'une traduction littérale soit presque toujours mauvaise ?, s'interroge Lichtenberg, cité par Kraus (« Ist es nicht sonderbar, daß eine wörtliche Übersetzung fast immer eine schlechte ist? » F 890-905, 1934, 77).

8 […] transposer, transvaser sentiments et pensées dans ceux du récepteur, dans ceux de l'autre langue, de telle sorte que l'impression se fasse impérieuse que le poète, s'il avait vécu dans ce monde et dans cette langue, n'aurait pas écrit différemment.

9 Dans l'adaptation d'une langue à une autre, les poèmes souffrent avant tout du fait qu'on cherche trop à les adapter. On devrait peut-être se contenter d'adapter la pensée et la posture du poète.

10 À propos de la relation Kraus-Schönberg, cf. PFÄFFLIN, 1975, 127-144.

11 C'est une grande erreur de croire que l'objet est la forme de la beauté. […] Les formes sont avant tout des agencements destinés à exprimer des pensées sous forme intelligible. SCHÖNBERG, 1976,

12 Pour une analyse stylistique plus détaillée, cf. MIXNER, 1979, PATSCH, 1987, 74-76, STAMM, 1989, TIEDEMANN, 1979, 14.

13 TIEDEMANN, 1979, 15.

14 L'ineffable, dans l'art des mots, […] ne doit pas contrarier le sens apparent. Ce dernier doit être encore plus clair que ce que Pierre et Paul peuvent se raconter. Le mystère se situe derrière la clarté. L'art est quelque chose de si clair que personne ne le comprend. Tout Allemand saisit ce que signifie 'sur tous les sommets règne la paix', pourtant personne encore ne l'a vraiment compris.

15 BLAIKNER-HOHENWART, 1991, 81-102.

16 Il est indéniable que Kraus maîtrise à la fois l'art de la chute, et celui de tirer les conséquences. Il est celui qui relie les fils, à l'instar du Râleur : « […] wenn Sie dann noch nicht von selbst zu einem Schluß kommen, so rufen Sie mich » (KRAUS, 1957, 224) / Réfléchissez-y, et si vous n'arrivez pas vous-mêmes à une conclusion, faites appel à moi. (KRAUS, 2005, 194, trad. Jean-Louis Besson et Henri Christiophe).

17 Pour une analyse complète et très critique de la traduction du sonnet 73, cf STEIN, 1990.

18 Toujours en lien avec le dogme de la clarté classique, il est intéressant de remarquer que die Sonne, bien qu'il disparaisse, reste le sujet grammatical des trois derniers vers, comme si Kraus ne pouvait se résoudre à laisser la place à l'obscurité.

19 La poésie de Kraus, malgré toute son apparente subjectivité, est plus proche de l'objet, elle porte davantage la chose.

20 Il est d'ailleurs surprenant de remarquer le manque total de lucidité de Kraus quant à ses traductions, lui qui déplore par exemple que les mises en scènes ne tiennent pas compte du double registre (« Das Ineinander von Pathos und Hohn wurde als Unvereinbarkeit empfunden und war nach jedem Bühnenversuch wieder abgetan. » F 917-922, 1936, 26 / L'imbrication du pathos et de sarcasme, considérée comme une incompatibilité, était ignorée à chaque mise en scène). Brecht relève lui aussi que la pratique poétique de Kraus n'est pas dénuée d'ambiguïtés par rapport à ses écrits théoriques (« k[raus] gibt in seiner eigenen lyrik kaum muster für seine sprach- und verslehre » BRECHT 1973, 156 / Kraus n'exemplifie guère, dans sa propre écriture, ses doctrines sur la langue et le vers.). On relèvera encore l'irrelevance, quant sa théorie de la traduction, de l'aphorisme suivant : « Die Sprache ist die Mutter, nicht die Magd des Gedanken.s » (F 288, 1909, 14) / La langue est la mère, et non la servante de la pensée.

21 Goethe considère que le Britannique 'parle uniquement à notre sens interne : à travers lui s'anime aussitôt le monde des représentations de notre imaginaire, et ainsi surgit un effet complet dont nous ne saurions rendre compte. […] Si l'on observe attentivement les pièces de Shakespeare, on constates qu'elles 'recèlent bien moins d'action sensible que de parole de l'esprit. Il laisse advenir ce qui s'imagine aisément, ce qui est davantage imaginable que visible'. (Les citations de Goethe sont issues de son essai Shakespeare und kein Ende. )

22 […] reproduire les œuvres de telle sorte que l'œil fermé et l'oreille ouverte du témoin ne regrettent pas l'appareillage qui aujourd’hui accomplit ses miracles inertes pour l'œil ouvert et l'oreille fermée.

23 Cf F 418-422 (1916), 97.

24 Kraus emploie le terme Phantasie, là où Goethe lui préfère celui de Einbildungskraft, mais dans les deux cas, c'est bien de la faculté de représentation kantienne qu'il s'agit.

25 « Vous, vous le voyez, et c'est pourquoi c'est là. Votre œil l'appelle, et puis le voit », KRAUS, 2005b, 194, trad. Jean-Louis Besson et Henri Christophe.

26 « […] dans le monde, tout est arrivé parce qu'il manquait les aptitudes à se représenter le monde » KRAUS, 2005c, 189, trad. Pierre Deshusses.

27 F 443-444 (1916), 28. Je ne suis qu'un des épigones / qui peuplent la vieille maison de la langue/ Mais j'y ai une existence propre, / M'évade et détruis Thèbes. / Venant après les maîtres anciens,/ je venge dans le sang le sort des pères. / Je parle de vengeance, veux venger la langue / de tous ceux qui la parlent. / Je suis épigone, devin, digne des ancêtres / Et vous n'êtes que les savants Thébains.

28 Pour une analyse détaillée du concept d'épigone, cf. FISCHER, 1973, p. 171-182.

29 Ainsi s'achève l'image merveilleuse de la Vénus : / Je pioche un œil, une bouche, / un nez, l'arc d'un sourcil. / Le passé m'est présent. / Flotte un parfum depuis longtemps évanoui, / Résonne un son enterré depuis longtemps./ Tant que je vivrai, vivra / la belle image née de moi.

30 STEINER, 1975, 391.

31 Übersezten disgnifie traduire. Üb' Ersetzen signifie use de remplacement.

32 « Mon oreille entend les sons que d'autres ne perçoivent pas et qui troublent la musique des sphères que les autres n'entendent pas non plus.  » KRAUS, 2005, 194, trad. Jean-Louis Besson et Henri Christophe.

33 Benjamin relève le même paradoxe sur Kraus, à la fois « homme universel (BENJAMIN, 2000, 228) « démon » (242) et « inhumain » (256), « combinaison d'enfant et d'anthropophage » ou encore « un être inhumain, un ange nouveau » (273) qui « revendique […] pour lui-même l'inhumanité de l'acteur » (260).

34 À la question de ce que j'ai contre les phénomènes que j'attaque, je réponds : eux-mêmes, et j'ai toujours tout dit, il ne faut pas chercher plus loin. […] Contre George, j'ai ses mauvais vers ; contre la guerre, j'ai la guerre […].

35 F 909-911, 1935, 19.

36 « Übersetzung aus Harden », F 251-252, 15-18 ; « Harden-Lexikon », F. 261-262, 33-41 ; Desperato. Neuerlicher Versuch einer Übersetzung aus Harden », F 307-308, 42-50 ; Desperanto. Neuer Kurs. Für Fortgeschrittene », F 360-362, 56-63.

37 Voilà ce qui fonde le miracle linguistique : la rupture dramatique entre signification et utilisation. Le chemin qui sépare la valeur de l'usage, qui sépare la pensée du sens déductible, est bien plus long que dans n'importe quelle autre sphère linguistique. C'est pourquoi le lecteur devrait avoir presque autant de mal que le traducteur […].

38 À propos du silence de Kraus, cf. notamment TIMMS, 2005, 493-496.

39 La vérité est qu'avant la fin du monde à laquelle nous sommes irrémédiablement voués – quels que soient le nom politique et le prétexte guidant la racaille qui gagne le pouvoir –, il ne nous reste plus que la fuite dans les choses de l'esprit, avant que la violence, la puanteur et le vacarme ne les cadenassent intégralement : pas dans l'esprit désespéré de mes propres écrits (qui seront proposés à la lecture une dernière fois), mais dans le théâtre de la poésie et dans la théorie de la langue (qui n'a pas besoin d'exposé physique).

40 Il n'est probablement aucune autre nation que la nation allemande que la nature ait dotée du don de combler le fossé la séparant de son pinacle littéraire par la profanation de ce dernier, le rabaissant au lieu de s'élever à lui : elle a le don de prendre ses aises avec lui, et même celui de compenser la dignité et la grandeur par une répugnante familiarité.

41 KRAUS, 1957, 495.

42 FISCHER, 1973, 173.

Citer cet article

Référence électronique

Hélène Florea, « Karl Kraus traducteur et interprète de Shakespeare  », La main de Thôt [En ligne], 3 | 2015, mis en ligne le 17 mai 2017, consulté le 29 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/506

Auteur

Hélène Florea

CREG, UT2J

Doctorante, traductrice

helene.forea@gmail.com