HERMAION – une expérience singulière collective

Résumés

Bilan de l’expérience inaugurale du collectif HERMAION, cet article se propose de poser les bases d’une réflexion théorique sur la traduction collective.

The following article takesstock of collective HERMAION’s inaugural moment and intends to lay the groundwork for a theoretical reflection on collective translation.

Plan

Texte

Fig.1

Fig.1

Roni Horn, This is Me, This is You (1998-2000)

Traduire ensemble, on l’a dit (KUIPERS, 2014) peu de temps après la naissance du collectif HERMAION1, relève d’une pratique de l’écoute. Écoute du texte, cela va de soi, mais aussi, et plus prosaïquement, écoute de l’autre, du collègue traducteur. Conscience d’un résultat commun à atteindre, fruit de multiples refontes, d’expositions au rayonnement d’une critique inflexible ; éclair de génie, celui de l’autre quand on botte en touche. Renoncer à fonder ses vues contre vents et marées, mais se nourrir de contradiction : la traduction des deux côtés en somme, guidée par une prudence qui n’a rien à envier au code de la chevalerie.

Épreuve par excellence des hiérarchies, des schèmes de légitimité, la traduction collective est souvent l’occasion d’une mise à plat, d’une révélation : quel « style » et quelle axiologie pour quelle situation d’écriture ? quels implicites, quels universaux, quels subsidiaires et quels « inentamables » ? qu’est‑ce qui se pense, qu’est­‑ce qui est fait du traduire et, ultimement, au texte du texte ? Maritime question tout engagée dans les corps et les ethos, largement abordée ici (MESCHONNIC, 1999) ou là (MOUNIN, 1963) et que nous n’aurions pas la prétention d’expédier en quelques lignes, mais qu’on ne saurait toutefois évacuer complètement.

1. Émois heuristiques

Commençons par les complexions. Une pratique même brève autorise un regard rétrospectif, dont il ressort qu’à toute saillance, il y a du bon. Dans une situation de travail qui oscille sereinement entre flow et discorde, ni l’irénisme ni le contrôle ne sont de mise : faire preuve de « diplogance 2», cultiver une naïveté bien ordonnée à l’endroit des textes, argumenter avec précision pour déjouer la tentation du dogme, et sans avoir peur du procès en argutie, sont autant de qualités nécessaires à la réussite du projet. Mais qu’en est‑il du dit pragmatisme, de la Realpolitik des lettres translatives ?du lissage, de l’indifférenciation des singularités, des effets de masse et de symbole inhérents à toute synergie ? En deçà de l’analyse, l’indéniable profit personnel de l’expérience peut paradoxalement se résumer à la formule suivante : ce n’est pas pour moi, c’est pour le texte. Détaché et dévoué, si l’on veut, quoique tiraillé, il faut bien le dire. La traduction, particulièrement la traduction collective, suppose une série d’enjeux proprement politiques, tient prêt son lot d’axiomes et d’affects enracinés et par‑dessus tout situés, pointeurs d’un paradigme composite.

Aussi se pose la question du cadre, des tenants. À rebours d’un syncrétisme praticien exclusif, c’est tout l’univers pertinent de principes directeurs qui, à la faveur du conflit, affleure aux choix de traduction– la dyade annexion-« allophonisation »(BERMAN, 1984, 36),les mises sous silence et les bonnes volontés, les allégeances de style ou ce que Meschonnic appelle « le déchet de l’époque » (MESCHONNIC, 1988) n’en constituant que quelques uns des éléments de charpente les plus apparents – et, spontanément, réactive un historique, donnant à voir un antérieur fluide mais cohérent, chaque fois propre et partagé : un système, procédant aussi bien de la traduction – de son avatar spécifique, le traducteur, et de l’ensemble des attributions de valeur qui conditionnent sa pratique – que du texte à écrire qu’on surimpose virtuellement au texte donné : mutuel, le système a pour ainsi dire deux versants, irréductibles l’un à l’autre et cependant tendus de continuité ; dynamique par définition, dialectique par construction, émergent dans le texte à écrire ; piqué au vif quand un inouï est prononcé, preuve qu’il y a de la bête réflexive et souveraine en lui. Continue à la complexion et, par-delà l’usage de l’époque, tout aussi idiosyncratique, l’axiologie s’exprime alors en premier lieu dans la réaction au questionnement innocent, réaction d’autant plus sauvage et souveraine que ce qui sous-tendait tel ou tel principe de la raison pratique incorporée n’avait pas encore fait l’expérience de ce « déterrement », ne se soupçonnait pas structure et donné théorisable. Or c’est précisément l’impensé de cette structure, le non-questionnement de ses fondements qui se révèle néfaste à la conduite du projet collectif, aboutissant comme le pire des malentendus au durcissement des termes du désaccord. En sorte que toute pratique appelle nécessairement une pensée théorique de fond, une pensée qui, tôt au tard, s’affile au croisement du fer et, dans une démarche toute sociologique, s’ébarbe de ses restes d’évidence. Par le truchement du compagnonnage, la réunion hebdomadaire du collectif HERMAION, ponctuée de victoires et de matches nuls, s’étire en épaisseur et pousse le sens re‑créatif dans ses derniers retranchements. Combat, là aussi, et généralisé : contre et avec le texte, contre et avec les autres, contre et avec soi‑même. Une lutte dont on ressort K.O. et revivifié, égo en miettes ou triomphant ; la séance est un point, bataille d’une guerre plus souterraine et continue. Celle, avant tout, que motive la quête d’une vérité en actes d’écriture – homologie de la littérature, du « vrai » texte ; encore une axiologie.

Et cette quête, pour tout dire, a peu à voir avec l’initiation : je me fais la main, certes, mais je change souvent d’angle d’attaque, car mon objet s’y prête volontiers. Si, en d’incessants retours, je sonde la « source » pour construire une entente de ses tensions, ce n’est pas dans une optique cumulative ou systématisante. Le retour est d’importance : il est ce que je n’ai pas vu, ce que j’aurais fait autrement. Je peux me représenter les tensions qui traversent le texte et lui assurent sa continuité, plus qu’elles ne le délimitent, et relèvent en premier lieu de lui, en second lieu seulement du code et de marqueurs ; ici, ce n’est pas typiquement à la langue allemande, voire à cet auteur que j’ai affaire, mais à un non‑institué que la facture, dans un même mouvement, caractérise. La facture, double flexion de l’acte et du produit, non le style, est la « voix », subjectivité à l’œuvre et singularité ; c’est elle qui, en traduction, doit « se retrouver ».

Poser cette base, c’est se déprendre de tout fétichisme directionnel, c’est renvoyer dos à dos source et cible ; on a bien plus à cœur, pour paraphraser Meschonnic (MESCHONNIC, 1999, 268), de faire en traduction ce que le texte fait, d’être porteur autant que lui l’est, de faire un poème de poème, un conte de conte, bref, un texte de texte.

2. Politique du projet

S’il est donc vrai que la traduction collective s’apparente un peu à la passe d’armes, tout n’est pas qu’antagonisme. Comme on le disait plus haut, traduire ensemble, a fortiori seul, c’est écrire pour le texte, pas pour une image de soi ou de ce que le texte devrait être ; ce en quoi le pas de côté est inévitable. Au détour d’une joute feutrée, on se retrouve ainsi poète et grammairien(ne), linguiste et sociologue : une traduction des deux côtés de la conviction, tour à tour productrice et réceptrice. Si bien que, tout « tout à la fois » qu’il soit, le praticien passionné peut de surcroît se faire théoricien, une démarche qui ne procède que de principes diffusément adjoints3 étant plus machinale qu’opérante, plus pilotée que décidée.

Il en va en effet de la qualité, bonne ou mauvaise, du projet collectif. Où il convient de prévenir une impropriété fréquente : celle, corollaire de la vieille dévalorisation de l’œuvre traduite et effet de mode4, qui consiste à nier son identité à une œuvre collective ou, faute de mieux, à isoler l’un de ses représentants, généralement en la personne d’un directeur artistique ou de publication, et à lui en octroyer la reconnaissance quasi-exclusive de la paternité, cet augment décisif de légitimité. En l’occurrence, la singularité, celle du texte en écriture, est substituée aux singularités individuelles et doit être visée comme telle, car elle induit un changement radical de perspective, où le sacrifice de l’individualité auctorial et otémisée, toute historiquement située5, se dissout dans la pensée du projet collectif, objet à insuffler d’une subjectivité propre, nécessairement polyphonique et dépersonnalisée – le tout étant, devant être tenu ensemble. Tel pourrait être le sens d’une traduction collective qui crée du sujet quand elle crée du texte et tire sa force, d’une manière ou d’une autre, de la verve de ses auteurs.

Note de fin

1 Fondé en février 2014, le collectif HERMAION est un médiateur passionné entre le monde des lettres germaniques et l’aire francophone. Pour plus de matière à ce sujet, voir l’article d’Hilda Inderwildi dans ce même dossier.

2 Terme forgé en marge du premier projet du collectif pour louer les qualités du traducteur élégant et diplomate.

3 Cf. notamment les travaux de Philippe Grosos et Jacques Derrida.

4 Songeons au culte (bien oublieux du nécessaire alpha qu’en sont les dynamiques coopératives et des décennies d’investissements publics) voué aux figures d’entrepreneurs consacrés self-made, et dont celle de Steve Jobs, à grand renfort d’hagiographies cinématographiques, est devenue la forme canonique.

5 C’est l’intérêt de la critique des années 1970, qui introduit au cœur de la théorie littéraire la séparation de l’auteur d’avec son œuvre.

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Tristan Kuipers, « HERMAION – une expérience singulière collective », La main de Thôt [En ligne], 4 | 2016, mis en ligne le 18 mai 2017, consulté le 19 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/566

Auteur

Tristan Kuipers

Poète, traducteur

trikuipers@gmail.com

Articles du même auteur