Les Niguedouilles au pays des bimbelots. Traduire Pinocchio pour la scène

Résumés

Cet article rend compte d’une expérience de traduction collective dans le cadre pédagogique d’un atelier mené en 2014 à l’École normale supérieure (Paris) et qui a abouti à la traduction (de l’italien vers le français) et à la mise en scène du Pinocchio de Carmelo Bene, d’après Carlo Collodi. Le travail collectif a pris un sens multiple, puisqu’il s’agissait de traduire une adaptation, de la traduire à plusieurs mais aussi de la porter à la scène. Les enjeux pédagogiques de l’expérience – former à la traduction, réfléchir aux spécificités dramaturgiques de la traduction pour la scène, expérimenter différentes formes de travail collectif – ont mis en évidence le lien entre pratique de la traduction et pratique théâtrale.

This article presents the seeds, evolutions and fruits of a collective translation workshop that took place in 2014 at the Écolenormalesupérieure of Paris. This experience, which started as a pedagogical approach to collective translation, particularly that of plays, led to a complete (soon-to-be published) translation of the play Pinocchio by Carmelo Bene, based on the novel by Carlo Collodi, and a staging of this translation. The work was « collective » in a multiplicity of meanings, as it involved translating the reelaboration by a playwright of a previous novel, translating as a team, but also bringing the product of this work to the stage. The pedagogical purposes of this experiment – to develop the students’ translating abilities, with a focus on the idiosyncrasies of translating (and in truth writing) for the stage, to test diverse ways of working together – brought to light the reciprocal effects translating and staging had on one another.

Plan

Texte

« Je ris de ces niguedouilles qui croient
à toutes les sottises et qui se laissent
embobiner par plus malins qu’eux. »

L’atelier des Niguedouilles est né d’un cours de traduction théâtrale que j’ai dirigé au second semestre de l’année universitaire 2014-2015 à l’École normale supérieure (Paris). Le but de l’atelier était la traduction du Pinocchio de Carmelo Beneainsi que la mise en scène de la première partie de la pièce. Le nom du collectif, déterminé au moment de confectionner les affiches du spectacle, reprend l’un des choix de traduction : nous avons traduit « paese dei Barbagianni », le pays imaginaire où le Renard et le Chat prétendent que les sequins poussent sur les arbres, par « pays des Niguedouilles ». L’atelier a rassemblé une dizaine d’élèves1, de différents niveaux d’études, de la licence 3 au doctorat, spécialisés en différentes disciplines (études théâtrales, cinéma, lettres modernes, histoire ancienne, philosophie) et avec différents niveaux en italien, allant du bilinguisme à l’absence totale de fréquentation de la langue italienne préalable à l’atelier.

L’atelier a été l’occasion d’expérimenter les multiples aspects du travail collectif dans la préparation d’une traduction pour la scène. Le texte à traduire – point de départ de ce travail – était lui-même en quelque sorte une œuvre collective, fruit de la collaboration entre deux auteurs, Carlo Collodi (1826-1890) et Carmelo Bene (1937-2002) – collaboration particulière, in absentia, Collodi étant mort plus de soixante-dix ans avant que Bene ne retouche son œuvre. La pluralité du texte source était aussi liée aux différentes versions que Bene a présentées au public entre 1962 et 1998 – théâtre, radio, télévision et livre. À partir de cette pluralité de base, la traduction collective s’est faite en plusieurs strates –seuls, en binôme, puis en groupe complet. Enfin, la préparation du spectacle a apporté une nouvelle dimension au travail collectif, quand il s’est agi de cette autre forme de traduction qu’est le passage du texte à la scène.

De Carlo Collodi à Carmelo Bene. Un texte pluriel

La pièce de Carmelo Bene n’est pas véritablement une réécriture du roman de Collodi mais un découpage : l’auteur-acteur a extrait du texte original une partie des dialogues et certaines portions de narration ont été transformées en didascalies. Unique ajout, celui d’un prologue, en forme de monologue d’un bonimenteur. Le texte de ce prologue est proche de celui que prononce, dans le roman comme dans la suite de la pièce, le dompteur qui présente le numéro de cirque effectué par un Pinocchio transformé en âne. Ce boniment est en réalité issu d’un autre texte de Collodi, Les Mystères de Florence, publié quelques années avant Pinocchio sous son vrai nom (LORENZINI, 1857) et qu’il a réécrit pour le chapitre XXIII des aventures du pantin. Le bonimenteur des Mystères de Florence présente un petit singe, transformé en pantin dans le prologue du Pinocchio de Bene. Autre transformation de la part de Bene, le rythme rapide de l’élocution est directement transcrit sur la page par l’absence de ponctuation intermédiaire à l’intérieur des phrases, parfois longues.

Le texte de la pièce a connu plusieurs éditions (BENE, 1964, 1981, 1995, 2012), sans être jamais modifié. En revanche, Carmelo Bene en a proposé diverses versions scéniques, radiophonique et télévisuelle – dans lesquelles il interprète toujours le rôle-titre. La première version théâtrale a été créée à Rome, au Teatro Laboratorio, en 1962, et reprise avec quelques modifications à Spolète en 1964. En 1966, une nouvelle version est créée à Pise, au Teatro Verdi, avec notamment, comme changement remarquable, le choix de faire interpréter par un même acteur (Edoardo Florio) Geppetto et le Grillon parlant, et par une même actrice (Lydia Mancinelli) la Fée bleue et le Renard. Une partie des acteurs de ces premières versions – présentées sous le titre Pinocchio – est à nouveau réunie pour enregistrer en 1974 une version radiophonique. En 1981, à l’occasion du centenaire de la création du roman, Carmelo Bene crée, de nouveau au Teatro Verdi de Pise, Pinocchio (Storia di un burattino)2. Entretemps, le travail de Bene sur la voix et le son s’est précisé et c’est lui qui pré-enregistre le texte de tous les personnages, à l’exception de la Fée dont la voix est celle de Lydia Mancinelli. À leurs côtés sur scène, les Frères Mascherra jouent en playback tous les autres personnages. L’enregistrement des voix et de la musique (de Gaetano Giani Luporini) donne lieu à la sortie d’un disque. Cet enregistrement est de nouveau utilisé sur scène, en 1988, pour une autre version intitulée Pinocchio ov verolo spettacolo della Provvidenza3 et créée à Rome, au Teatro dell’Angelo. Cette fois-ci, Carmelo Bene est seul en scène avec Sonia Bergamasco, qui interprète en playback tous les rôles – à part Pinocchio. L’enregistrement est diffusé à la radio la même année, et réutilisé l’année suivante pour une recréation télévisuelle du dernier spectacle.

L’absence quasi totale de création textuelle de la part de Bene explique que la pièce n’ait pas jusqu’alors été traduite en français : son traducteur Jean-Paul Manganaro, considérant le texte comme étant de Collodi et non de Bene, n’a pas souhaité le publier avec les autres œuvres théâtrales traduites par ses soins (BENE, 2004). Le choix de cette pièce comme objet d’une traduction spécifique n’était cependant pas conçu uniquement comme un exercice d’école qui n’aurait pas eu de sens au-delà du cercle des élèves : même si tous les mots sont de Collodi, le découpage de Bene confère à la pièce un sens dramaturgique particulier et un intérêt propre – au même titre que toute adaptation ou réécriture théâtrale d’un texte narratif. Le travail musical et rythmique qui préside à la théâtralité de Bene confère à sa pièce des spécificités prosodiques justifiant que l’on envisage une traduction de ce Pinocchio en tant qu’œuvre à part entière – plutôt, par exemple, que d’opérer les mêmes coupes que Bene dans une traduction déjà existante de l’œuvre de Collodi.

Traduire le Pinocchio de Carmelo Bene impliquait de prendre en compte le caractère pluriel du texte source. Matériellement, nous avons travaillé à partir du texte écrit et publié, mais aussi de la partition sonore enregistrée en 1981. Tenir compte de l’écriture à distance de Collodi et Bene impliquait, d’un point de vue linguistique, une attention au fait qu’il s’agit d’une langue du XIXe siècle réinvestie par un homme de théâtre du XXe siècle. Cela signifiait accepter de conserver une place au caractère désuet de certaines expressions, sans pour autant s’empêcher de puiser dans une langue plus contemporaine. D’un point de vue culturel, il fallait prendre en considération le fait que l’adaptation s’adressait à un public connaissant déjà le texte original et l’histoire du pantin de bois.

Pour la traduction, comme pour toute traduction, il était important d’avoir à l’esprit ce substrat culturel, forcément différent en France : le personnage de Pinocchio est célèbre, mais le roman original, avec notamment ce qu’il a de cruel et de sanglant, est méconnu du public français, dont la référence directe ou indirecte est plutôt cette autre adaptation qu’est le film de Walt Disney. Peu de Français savent, par exemple, que la Fée bleue est au départ une petite fille morte, que le sévère Grillon parlant n’a rien à voir avec le souriant Jiminy Cricket et se fait assassiner par Pinocchio, ni que ce dernier se fait pendre par le Chat et le Renard. Le succès théâtral de la version de Joël Pommerat, créée à l’Odéon-Théâtre de l’Europe en 2008 (POMMERAT, 2008), propose une lecture noire de l’histoire du pantin, sans pour autant se rapprocher du texte original. Le choix du texte à traduire était ainsi en partie lié à une volonté de faire entendre l’œuvre de Collodi aux élèves qui participeraient à l’atelier et qui n’avaient pas tous lu son Pinocchio, et plus largement au public qui assisterait à la présentation de la traduction.

Pinocchions et gourdiflots. Une traduction collective

La première remarque qui s’impose pour définir le travail de traduction collective concerne le temps que requiert le travail à plusieurs. Il s’agit d’un temps long, et le rythme de la progression n’est pas assimilable à la lenteur pédagogique de l’explication et de l’assimilation de connaissances. Les heures passées parfois sur quelques mots n’étaient pas le reflet des piètres qualités des propositions des participants, mais bien le signe que la discussion était collective, sans que l’enseignante ait une « bonne réponse », préparée à l’avance, à délivrer verticalement. Les objectifs pédagogiques de l’atelier – faire saisir par la pratique les enjeux de la traduction théâtrale, mais aussi faire progresser ceux qui pratiquaient l’italien dans leur connaissance de la langue et dans l’exercice de la traduction – n’ont pas empêché que le cadre didactique soit d’emblée débordé : le temps nécessaire à la traduction d’une pièce entière excédait de beaucoup celui qui était imparti par le calendrier universitaire. Le temps et l’engagement nécessaires à l’aboutissement de la traduction ont aussi fait partie des acquis pédagogiques : traduire prend du temps, et traduire ensemble – et non seulement à plusieurs – ne signifie pas diviser le temps de travail par le nombre de participants mais au contraire le multiplier.

Le travail a été séparé en deux temps : la traduction de la première partie, suivie d’une présentation publique du résultat au bout de neuf semaines de travail, puis la traduction de la seconde partie. La traduction de la première partie avait donc pour horizon immédiat la représentation, tandis que celle de la seconde a été effectuée en ayant le travail théâtral derrière soi et dans le but d’achever l’ensemble en vue d’une éventuelle publication.

La préparation d’un premier jet de traduction était répartie entre les étudiants, par groupes de deux : ils pouvaient alors soit traduire chacun de son côté, et on confrontait lors des séances collectives deux propositions, soit traduire à deux, et c’était une version unique mais fruit d’une discussion commune qui était rediscutée ensemble. Ce n’est que pour la traduction de la deuxième partie de la pièce, après la création du spectacle de la première partie, que les élèves, qui se connaissaient mieux et avaient tissé des liens plus forts dans le jeu, se sont vraiment rassemblés par petits groupes pour traduire collectivement avant de soumettre cette étape à l’ensemble de l’atelier.

À aucun moment il n’a été question de prétendre que des étudiants ne comprenant pas la langue source étaient capables de traduire seuls de l’italien. Bien au contraire, la pratique collective montrait plutôt à tous les participants non seulement qu’une profonde compréhension du texte original était nécessaire à sa traduction, mais que la connaissance linguistique simple n’était pas non plus suffisante. Si de nombreux metteurs en scène ont aujourd’hui tendance à s’improviser traducteurs avec une maîtrise très imparfaite, voire parfois nulle, de la langue originale des textes qu’ils traduisent, l’accueil au sein de l’atelier d’étudiants aux compétences variables en langue italienne n’avait pas pour but d’aller dans ce sens et de prétendre que la connaissance de la scène suffit pour être traducteur de théâtre. Il ne s’agissait pas non plus de souscrire à cette autre idée qui parcourt parfois la traduction, au-delà des cercles théâtraux, selon laquelle la maîtrise de la langue cible est suffisante pour mener à bien une traduction. Il était hors de question aussi que certains s’adonnent à un exercice hélas courant chez les metteurs en scène et qui consiste à aller piocher dans des traductions existantes pour forger une version patchwork. Cette pratique, peu défendable du point de vue du droit d’auteur, n’aurait cependant pas été dépourvue de sens dramaturgique : il s’agissait de traduire une œuvre elle-même issue de la réappropriation du texte d’un autre auteur, et cela serait allé dans le sens de l’utilisation de matériaux de récupération qui préside à la fabrication du pantin éponyme dans la fable et qui a été notre principe de travail pour la scénographie du spectacle (cf. infra, § 3). Quoi qu’il en soit, puisqu’il s’agissait de se confronter avant tout à l’exercice de la traduction, il a été fixé comme règle une interdiction de lire les versions françaises du roman de Collodi – règle à laquelle je me suis moi-même tenue – afin de conserver une fraîcheur dans le rapport à la langue cible sans subir directement l’influence de la prose d’autres traducteurs.

Le premier effet pédagogique du caractère collectif de la traduction était la nécessaire réflexion sur chaque langue. Les italophones étaient obligés de s’interroger sur leur propre connaissance de l’italien pour pouvoir expliciter auprès de leurs camarades les nuances qu’ils y décelaient. Nous avions la chance d’avoir parmi nous un Toscan, qui jugeait parfois tout à fait courantes des expressions que les autres Italiens trouvaient ridicules, voire ne comprenaient pas. Les participants de langue maternelle française devaient eux aussi réfléchir aux effets potentiels et au rythme des expressions proposées, et parfois découvrir dans leur langue des formulations qui leur étaient inconnues.

Il est arrivé, bien évidemment, que des désaccords surgissent au sujet de la traduction de tel mot ou telle expression. Ça a été le cas notamment pour le nom du pays merveilleux où les enfants jouent tout le jour sans jamais aller à l’école, en italien « paese dei balocchi ». Balocco est un mot ancien qui désigne le jouet, et les traductions choisissent le plus souvent « pays des jouets », parfois « pays des jeux » ou encore « pays des joujoux ». Les élèves chargés de préparer la traduction de la scène en question ont trouvé un mot français aujourd’hui tombé en désuétude mais attesté à l’époque de Collodi, bimbelot. Traduire par « pays des bimbelots » impliquait aussi de traduire le verbe baloccarsi (jouer, s’amuser) par un néologisme, bimbeloter (le terme existe, mais plutôt dans le sens d’agiter) ou se bimbeloter. Le terme bimbelot avait pour lui à la fois son caractère vieilli et des sonorités proches du mot italien. En revanche, le reste du groupe le trouvait trop incompréhensible et préférait s’en tenir à « pays des jouets », directement associable à un imaginaire enfantin, d’autant que la dénomination peut renvoyer aussi à la contrée de cet autre personnage de la littérature enfantine, Oui-Oui, dont le pays est traduit en italien par Città dei balocchi, sans doute par mimétisme avec le lieu collodien (BLYTON, 1962, 1978). Devant l’impossibilité de parvenir à un accord qui satisfasse l’ensemble du collectif, après de longues discussions qui rendaient les bimbelots plus familiers à nos oreilles et donc modifiaient notre jugement, j’ai fait appel à des collègues, qui se sont tous prononcés avec enthousiasme en faveur de bimbelot. Et nous bimbelotâmes donc.

Les séances, qui débutaient toujours par un échauffement vocal (du moins durant la traduction de la première partie), avaient pour principales étapes l’écoute de la version radiophonique de Carmelo Bene, la lecture des propositions de traduction préparées en amont, une discussion collective pour l’établissement de la traduction, puis la lecture à haute voix du résultat, accompagnée parfois d’exercices théâtraux ou musicaux. Nous avons traduit la pièce dans l’ordre, ce qui impliquait de commencer par un texte particulièrement difficile, parce que truffé de jeux de mots. Le bonimenteur du prologue, en effet, emploie un mot pour un autre et accumule les formules alambiquées et contradictoires ; il fallait donc à la fois saisir le mot italien ou l’expression que les mots du personnage pouvaient substituer et tenter de reproduire ce décalage en français. Il s’agissait aussi d’un texte rythmiquement particulier par rapport au reste de la pièce, puisque dépourvu de ponctuation intermédiaire à l’intérieur des phrases, souvent longues. Déconcertante pour les Italiens du groupe, cette entrée en matière a permis que tous se sentent à égalité face aux difficultés du texte, qu’aucun préjugé sur la prétendue facilité de la langue italienne pour des francophones ne puisse être conforté, qu’apparaisse clairement la nécessité d’un brassage collectif des idées de chacun pour parvenir à des solutions satisfaisantes – mais aussi que la bonne humeur s’installe d’emblée au sein du groupe, puisqu’il s’agit d’un texte particulièrement comique.

La linéarité de la traduction n’a pas empêché des retours en arrière. Dans certains cas, de longues discussions en début de traduction sur des termes récurrents et particulièrement importants dans le texte ont permis par la suite d’aller plus vite, tout en vérifiant que le choix initial fonctionnait bien dans tous les cas. C’est ainsi que nous avons opté pour « petit garçon » pour traduire « ragazzo », terme qui désigne aussi bien Pinocchio que d’autres enfants dans la pièce. Seules exceptions à cela, « ragazzomio » (Partie I, scènes 1, 3 et 9 ; Partie II, scènes 1, 4 et 9) traduit par « mon garçon », ainsi que la première occurrence du terme (Partie I, scène 1), au pluriel, dans l’adresse du narrateur à son public : « No, ragazzi, avetesbagliato » a été traduit par le très classique « Non, les enfants, vous vous êtes trompés »4. D’autres fois, et parfois pour des termes moins essentiels que ceux-ci, de nouvelles idées ont conduit à des modifications a posteriori de scènes précédentes. Exemple de la minutie des discussions, celles qui ont concerné la traduction des onomatopées signifiant les pleurs de Pinocchio, en italien « Ih !... Ih !... Ih !... ». À la première occurrence (Partie I, scène 3), qui conclut la tirade où le pantin, dont les pieds ont brûlé, raconte ses mésaventures à Geppetto, nous avions écarté de conserver la même voyelle dans la traduction française. En effet, une fois placé le h en tête de mot comme c’est le cas le plus souvent en français, contrairement à l’italien, on avait affaire avec une graphie couramment employée pour signifier le rire. Les onomatopées contemporaines les plus courantes en français pour indiquer les pleurs, « Ouin !... Ouin !... Ouin !... », ou encore « Bouh !... Ouh !... Ouh !... » ont été écartées aussi au profit de « Uh !... Uh !... Uh !... », moins évident en soi mais très clairement compréhensible dans le contexte. La sonorité nous plaisait théâtralement, parce qu’elle permettait à l’interprète de Pinocchio de jouer les sanglots en allongeant la dernière syllabe prononcée : « et en attendant, la faim je l'ai toujours et les pieds je ne les ai plus !Uh !... Uh !... Uh !... ». Il s’agissait cependant d’un effet d’assonance absent du texte original : « e intanto la fame l’ho sempre e i piedi non li ho più ! Ih !... Ih !... Ih !... ». Au moment de traduire la seconde occurrence de ces onomatopées (Partie II, scène 3), qui voit Pinocchio en larmes sur la tombe de la Fée, l’une des participantes est tombée sur une scène de Marivaux où Arlequin a pour réplique « Hi ! Hi ! Hi ! Hi ! »,tandis que la didascalie indique qu’il pleure5. Cette occurrence théâtrale nous a convaincus de revenir au « Hi ! » pour signifier les larmes, d’autant que le masque d’Arlequin a beaucoup d’affinités avec le personnage de Pinocchio. Cet hommage plus que discret, destiné dans les faits exclusivement à d’éventuels lecteurs plus qu’aux comédiens, qui peuvent tout à fait jouer les larmes avec les voyelles qu’ils souhaitent, montre simplement notre attention aux détails ainsi que les diverses strates de discussion et de références culturelles que nous avons mobilisées.

De la table au plateau. Une mise en scène chorale

Le temps long de la traduction n’empêchait pas que nous ayons une date butoir pour finir : il avait fallu réserver une salle avec beaucoup d’avance pour les présentations publiques, il était donc impératif d’avoir achevé un ensemble conséquent – la première partie – pour une date déterminée en début de travail. L’orientation de la mise en scène devait donc répondre à une exigence pratique : nous avons fini de traduire la première partie une semaine avant la date de la première représentation, nous n’avions donc qu’une semaine pour travailler le spectacle proprement dit. Cela impliquait notamment l’impossibilité pour les participants d’apprendre beaucoup de texte par cœur, mais aussi des contraintes fortes d’emploi du temps puisque les étudiants n’étaient pas complètement libres pendant cette semaine où ils avaient d’autres cours à suivre. À cette contrainte matérielle s’ajoutait ma volonté d’exploiter le travail vocal et musical effectué durant les séances de traduction, et important pour Carmelo Bene.

Pour cela, nous avons créé un dispositif marionnettique mixte, où les personnages d’enfants et de marionnettes (Pinocchio, le petit garçon qu’il rencontre devant le théâtre, la Fée et les marionnettes de Mangefeu) étaient joués texte su par cœur, tandis que tous les autres étaient interprétés en playback par un comédien et qu’un autre lisait le texte depuis un pupitre. Plusieurs principes d’interprétation collective ont ainsi été expérimentés. Pour commencer, tous jouaient ensemble le prologue qui, traduit dès les premières séances de l’atelier, avait pu être appris par cœur. Un travail choral a été effectué, les bonimenteurs se passant la parole, parfois se la coupant, parfois disant le texte en même temps pour accueillir les spectateurs à leur entrée dans la salle. Pour la suite, le rôle de Pinocchio, particulièrement fourni (en termes de taille des répliques), a été réparti entre les participants (environ une scène chacun). Il s’agissait non pas de gommer les différences d’interprétation mais de donner à chacun la possibilité de créer son propre Pinocchio, chacun passant le flambeau à l’autre à la fin de sa scène. Enfin, les personnages dont le corps et la voix étaient pris en charge par des comédiens différents offraient une troisième conception du jeu collectif. Puisque nous étions toujours dans un cadre pédagogique, la distribution tendait aussi à un équilibre dans la mise en avant de chaque participant, à même par ailleurs de rendre compte publiquement du caractère collectif de l’ensemble du travail accompli.

En répétition, nous avons commencé par travailler séparément la voix et le corps. À l’exception de Pinocchio, interprété tour à tour par chacun des participants, chaque personnage avait une voix bien à lui. En revanche, les masques et couvre-chefs des autres personnages pouvaient circuler entre les comédiens. Pour chaque corps de personnage, nous avons recherché une démarche particulière, clairement identifiable, qu’adoptaient tour à tour les différents comédiens en cas de passage de rôle. Pas de changement de voix, en revanche, pour ces personnages. La voix, l’intonation et le rythme de parole de chaque personnage était là encore travaillé pour être clairement identifiable, sans que la voix de deux personnages puisse être identique si leurs répliques étaient prononcées par un même acteur. Pour les personnages les plus terrifiants, c’est-à-dire le marionnettiste-ogre Mangefeu et le Grillon parlant, deux acteurs disaient le texte en même temps pour donner un volume sonore important et créer un effet d’écho. Ce travail – trouver la voix – se faisait à partir des propositions des participants, par déformation progressive, plus rarement en partant du modèle vocal de Carmelo Bene. Celui-ci a servi de point de départ pour les voix du Chat et de la Petite fille/Fée. Chez Carmelo Bene, la voix de la Fée, la seule à ne pas être enregistrée par lui mais par Lydia Mancinelli, est tantôt celle d’une enfant, tantôt celle d’une femme assez effrayante. Notre spectacle s’interrompant à la fin de la première partie de la pièce (c’est-à-dire à la première fin pensée par Collodi, avant que le journal qui l’employait, devant la déception des petits lecteurs, ne le pousse à écrire une suite qui ferait revivre le héros), la Fée n’avait que trois répliques, toutes trois prononcées par la même comédienne, mais avec une voix différente à chaque phrase – chuchotement, petite fille facétieuse, sorcière. Quant au Chat de Carmelo Bene, il a une voix bêlante et la plupart de ses répliques consistent en la répétition du dernier mot de son acolyte le Renard. Nous avons conservé ce principe bêlant extrêmement comique, en rajoutant des interventions au Chat à la fin de presque chaque réplique du Renard. Pour les autres voix, nous sommes partis des propositions des comédiens sans véritablement nous inspirer de Bene. Pour le Merle blanc, par exemple, nasillard et croassant chez Carmelo Bene, nous avons opté pour un chant rappelant une mélopée liturgique, renforçant ainsi le lien entre ce volatile et le Saint-Esprit (physiquement montré dans notre mise en scène non par un acteur masqué mais par une cocotte en papier).

Fig.1

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Nous sommes en revanche bien souvent restés proches du rythme de l’enregistrement de Carmelo Bene, d’une part parce que ce rythme, qui avait guidé notre traduction, était profondément inscrit dans le texte et induit par lui, mais aussi parce que les choix de Bene orientaient le sens. Certains enchaînements inattendus, par exemple, provoquent un effet comique très pertinent, telle l’absence de pause ou de changement de ton entre l’enthousiasme de Pinocchio imaginant la reconnaissance qu’il montrera à son papa qui a vendu sa redingote pour lui acheter un abécédaire et la phrase « D’où peut bien venir cette musique » à son approche du théâtre de marionnettes. Autre exemple, le ton dégoûté que prend Pinocchio au moment de promettre à Geppetto qu’il sera « la consolation et le bâton de [sa] vieillesse ».

Le travail vocal et l’interprétation chorale étaient accompagnés d’une recherche musicale et sonore. Une élève violoncelliste avait été chargée de préparer des propositions musicales, recherche qu’elle a tout d’abord partagée avec la flûtiste du groupe, avant que leurs idées soient exposées à l’ensemble pour la mise en place collective d’une partition sonore et la réalisation des bruitages. Outre le violoncelle et la flûte traversière, nous avions parmi nous un guitariste, et avons réparti dans la troupe divers autres instruments : une flûte à coulisse, un tombasse, des tambourins, des maracas, un kalimba, un crapaud en bois, un marteau, du papier à froisser, sans compter les bruits de bouche variés que tous pouvaient émettre.

Au-delà des bruitages, la musique à proprement parler consistait le plus souvent en des variations à partir, essentiellement, de chansons d’enfants.Deux d’entre ellesétaient chantées au sein du spectacle. La première, par Pinocchio, au moment où, ses pieds ayant brûlé pendant la nuit sur le réchaud, il demande à Geppetto de les lui refaire : Je suis un petit garçon de bonne figure. Nous avions simplement modifié le texte : comme Pinocchio vient de faire des histoires pour manger le trognon et les épluchures de poire que lui offrait Geppetto pour calmer sa faim, il ne chantait pas « J’aime beaucoup les bonbons et les confitures », mais « J’aime beaucoup les trognons et les épluchures ». La seconde était chantée à la fin du spectacle, qui se concluait sur la pendaison et la mort de Pinocchio. L’ensemble du groupe entonnait alors Petit garçonde Graeme Allwright(« Et demain matin, petit garçon/ tu trouveras, dans tes chaussons… »), on détachait Pinocchio de sa corde pour le déposer sur les genoux de la Petite fille aux cheveux bleus et créer l’image d’une Pietà.Au-delà de ces chansons, la musique instrumentale reprenait à certains moments le thème de Pirouette cacahuète, propice à accompagner l’histoire d’un petit homme dont la maison est en carton et les escaliers en papier.

La mise en place de la scénographie était elle aussi collective : une élève avait été chargée de concevoir l’ensemble, mais tous ont participé à la réalisation. Autour de l’espace scénique, des praticables étaient disposés en U, sur lesquels chaque comédien avait une place et un pupitre. Tous portaient le même costume et le même maquillage de base : une tenue noire (pantalon et T-shirt à manches longues, un collant noué sur la tête), des chaussettes blanches, un maquillage blanc (visage et mains), avec du noir autour des yeux, les lèvres et les pommettes rouges.

Fig.2

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Sur cette base se greffaient divers accessoires pour incarner tour à tour les différents personnages. Ceux-ci étaient masqués, à l’exception des personnages d’enfants distingués par un autre attribut – Pinocchio par son nez, le Petit garçon par un poisson d’avril dans le dos, la Fée par une perruque bleue.

Fig.3

Fig.3

De même que Pinocchio est créé avec un bout de bois de récupération par un Geppetto dans le besoin, les accessoires ont été réalisés avec le matériel de récupération que nous pouvions trouver dans notre département6 : essentiellement du carton et du papier de brouillon (notamment brouillons de notre traduction et brouillons de ma thèse), qui nous ont servi à confectionner masques, perruques, nez, abécédaire, poires, etc. Le papier étant un dérivé du bois, et Pinocchio étant un personnage livresque et donc un être de papier, le bout de bois devant servir à la création de Pinocchio était lui-même un rouleau de papier, sur lequel Geppetto dessinait sa créature au crayon – matériellement, nous avons montré cette création par un jeu d’ombre derrière le rouleau de papier.

Fig.4

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Utiliser l’écrit comme matière à autre chose que la lectureagissait aussi comme un clin d’œil à la représentation, dans une école pour bons élèves, de l’histoire d’un petit garçon qui ne sait pas lire, refuse d’aller à l’école et n’a rien plus en horreur que l’idée d’apprendre ses leçons.

Suivant ce principe, cet article a d’ailleurs été rédigé en découpant patiemment des mots issus des restes de notre scénographie. Si vous l’imprimez, ne le jetez pas, car comme le dit Geppetto, « tout peut être utile en ce monde. […] Nombreux sont les hasards de la vie »7.

Fig.5

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Note de fin

1 Jade Archaimbault, Riccardo Barontini, Nicola Bertoldi, Ulysse Caillon, Juliette Drigny, Ariane Issartel, Elsa Pérault (que je remercie pour sa relecture de cet article), Anouk Phéline et Aristeo Tordesillas.

2 Pinocchio (Histoire d’un pantin).

3 Pinocchio ou le spectacle de la providence.

4 L’un des élèves qui avait préparé seul cette scène avait proposé un tout autre registre : « Non, les mecs, vous vous êtes plantés », ce qui nous a bien fait rire mais n’a pas été conservé.

5 MARIVAUX, La fausse suivante, Acte III, scène 1.

6 Le département d’Histoire et théorie des arts de l’École normale supérieure.

7 « Tutto in questo mondo può far comodo. […] I casi son tanti » (Partie I, scène 3).

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Laetitia Dumont-Lewi, « Les Niguedouilles au pays des bimbelots. Traduire Pinocchio pour la scène », La main de Thôt [En ligne], 4 | 2016, mis en ligne le 18 mai 2017, consulté le 19 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/596

Auteur

Laetitia Dumont-Lewi

Labex Arts H2H

Post-doctorante en études théâtrales italiennes et traductrice

laetitia.montanina@gmail.com