Introduction - « Traduire ensemble pour le théâtre »

Texte

La traduction littéraire, récemment encore considérée comme une activité solitaire, l’est de moins en moins, en particulier grâce aux possibilités offertes par les outils numériques : réseaux, forums, blogs, partage de documents… Parfois ponctuelles et conjoncturelles, liées à des choix économiques ou pédagogiques – dans le cas d’ateliers universitaires de traduction –, des expériences fondatrices de traduction collective pour la scène peuvent conduire à la création et à la pérennisation de collectifs de traduction qui vont au-delà des enjeux premiers, comme c’est le cas pour Hermaion, La langue du bourricot ou L’atelier des Niguedouilles, représentés ici. Ce dossier est issu d’une journée d’études qui s’est déroulée le 13 mars 2015 à l’Université Toulouse - Jean Jaurès, dans le cadre du programme Traduction de l’IRPALL (Institut de Recherche Pluridisciplinaire Arts, Lettres et Langues).

Même si cet aspect a été relativement peu théorisé jusqu’à présenti, la traduction théâtrale se prête particulièrement au travail collectif, dans la mesure où elle est traduction pour la scène, en vue d’un spectacle, et suppose dans bien des cas une collaboration avec un metteur ou une metteuse en scène, voire avec des comédiennes et comédiens pour une mise en bouche, mise à l’épreuve du texte traduit. En outre, on retrouve dans ces pratiques des enjeux similaires à ceux que rencontrent les collectifs artistiques dans le champ des arts vivants, à savoir, comme le rappelle Raphaëlle Doyon, « les enjeux symboliques d’une signature à plusieurs dans un monde où la valeur de l’art est nominale. » (DOYON/FREIXE, 2014, 11).

Les contributions rassemblées ici abordent à la fois les motivations de la traduction collective (pourquoi traduire ensemble ? s’agit-il de faire de nécessité vertu ?), les modalités (comment traduire à deux, voire à plus de deux ? quelles sont les méthodes de travail, les protocoles mis en place ?), les obstacles rencontrés et les bénéfices constatés ? Observe-t-on une lutte d’égo ou peut-on parler d’une mise en commun des intelligences et des sensibilités, d’un enrichissement mutuel, lorsque chacun vient apporter sa pièce au ‘puzzle’ du texte ? Le parcours proposé à travers l’agencement des diverses contributions apporte des éléments de réponse à ces interrogations en entremêlant théorie et pratique, démarche déductive et empirisme.

La traduction comme activité collective trouve son origine dans la nuit des temps et se nimbe d’une aura mythique, si l’on songe à la tradition de la Bible des Septante. Hilda Inderwildi replace la réflexion sur le « traduire ensemble » dans une perspective diachronique plus large : à la suite des « quatre saisons de la traduction » distinguées par Umberto Eco (traduction des auteurs grecs par les Romains ; celle des Écritures Saintes par les Pères de l’Église autour de St Jérôme ; celle de textes arabes dans l’École de Tolède ; celle de la Bible en langue vernaculaire au moment de la Réforme), augmentées par Dieter Hornig de deux saisons qui constituent « l’horizon de notre réflexion sur la traduction » (période des « Belles infidèles » et celle de l’Allemagne des Lumières et du romantisme allemand) et d’une septième saison, attachée à traduire la parole plurielle des hommes, Hilda Inderwildi pose l’hypothèse d’une « huitième saison », induite par le web participatif. Elle propose d’en analyser une déclinaison « plurielle et utopique » à travers l’expérience du collectif Hermaion. Après avoir rappelé la tradition du Kollektiv en Allemagne, ses manifestations au théâtre depuis le début du XXe siècle (Piscator, la Schaubühne à Berlin), jusqu’aux évolutions les plus récentes de l’écriture de plateau, en lien avec l’accélération du temps et les modalités participatives à l’ère du web 2.0 – également détaillées dans la contribution de Charlotte Bomy –, elle décrit, à travers le fonctionnement du collectif Hermaion, les enjeux, les méthodes et l’idéologie du traduire ensemble. Son analyse est complétée par la démarche inductive de Tristan Kuipers, qui se fonde sur l’expérience d’Hermaion pour proposer une réflexion théorique sur le singulier et le collectif : dans la traduction collective, la singularité du texte en écriture « est substituée aux singularités individuelles », induisant ainsi un changement de perspective, « où le sacrifice de l’individualité auctoriale totémisée […] se dissout dans la pensée du projet collectif », lui-même investi d’une subjectivité propre.

Toutefois, cet idéal est parfois – voire fréquemment – ignoré dans la réception commune de traductions collectives, y compris dans le cas de duos traductrice/traducteur, où le problème de l’auctorialité se pose sous une autre forme. Dans sa contribution, Charlotte Bomy pointe du doigt la difficile reconnaissance de la traductrice dans ces duos : elle doit en effet souvent renoncer à cette auctorialité au profit du traducteur, « non du fait de la collaboration elle-même, mais du fait de la domination patriarcale à l’œuvre dans le monde artistique, notamment théâtral, qui tend – toujours et encore – à effacer les travaux intellectuels et l’histoire artistique des femmes. »

Dans le cas du collectif La langue du bourricot, dont le parcours durant ses quatre années d’activité est retracé ici par sa coordinatrice Céline Frigau Manning, l’importance de la pratique théâtrale est placée au cœur des projets de traduction collective et d’une réflexion en acte sur le traduire ensemble. Cette réflexion se nourrit ainsi non seulement de discussions à la table, mais aussi d’un travail corporel, avec l’aide d’un metteur en scène, qui permet de « gagner, par des voix corporelles et théâtrales, en conscience sur le texte et sur [les] choix » de traduction. En outre, elle souligne la richesse des échanges dans un groupe hétérogène, constitué d’étudiants aux origines et aux niveaux de connaissances linguistiques très divers, où chaque contribution apporte une connaissance plus approfondie des textes source et cible : « Traduire en collectif, c’est avant tout démultiplier les points de vue sur le texte ; [l]a traduction peut alors gagner du terrain sur les zones d’ombre du texte ».

De telles pratiques, possibles dans un cadre universitaire où le temps offert par les personnes coordinatrices n’est ni compté ni monnayé – ou seulement pour une faible part –, supposent d’accepter un temps long, si l’on souhaite véritablement traduire ensemble, et non simplement à plusieurs. Laetitia Dumont-Lewi en fait l’expérience au sein de L’atelier des Niguedouilles, atelier universitaire très hétéroclite par la formation de ses membres. Dans sa contribution, elle pose également les questions déontologiques que soulèvent certaines pratiques répandues aujourd’hui dans le milieu théâtral : traduction de textes dramatiques par des metteurs en scène sans connaissance suffisante de la langue source ou encore patchwork de traductions déjà existantes, toutes pratiques qui font fi de la propriété intellectuelle.

Agnès Surbezy, nourrie de son expérience de traductrice et co-directrice au sein de la collection nouvelles scènes - espagnol, aborde à son tour la géométrie variable de la traduction collective, le problème de dilution de l’identité dans le collectif, jusqu’à la gestion des droits, et la difficile reconnaissance par le monde de l’édition. Elle souligne l’apport important de ces ateliers autour de l’idée forte d’accompagnement, de compagnonnage, de passation des savoirs. Dans le cas d’une traduction universitaire, la difficulté « réside plutôt dans un double défi, un double préjugé : les idées reçues sur la traduction dite universitaire et les idées préconçues sur la traduction collective et sa valeur. »

Angela Tarantini, à partir de de son expérience de traduction de deux pièces australiennes vers l’italien, met en résonance la pratique traductive avec différentes théories de la traduction. Inspirée par les théories de Kershaw et Nelson sur Practice as Research (KERSHAW & NICHOLSON, 2011 ; NELSON, 2013), sa démarche empirique permet d’utiliser la salle de répétition comme laboratoire méthodologique sur la traduction théâtrale, grâce à la mise en place d’une collaboration entre traducteur-chercheur, metteur en scène et acteurs. Cette triade apparaît donc comme fondamentale dans les pratiques et réflexions théoriques sur la traduction collective ou collaborative pour la scène.

Elle est également au cœur de la contribution sur laquelle s’achève ce dossier : à partir de la traduction en français de la pièce Playhouse Creatures (April de Angelis), qu’elle a co-signée avec Marie Nadia Karsky, Claire Larsonneur emprunte à Giorgio Agamben la notion de dispositif pour explorer le processus de traduction théâtrale dans ses différentes étapes. Il ne s’agit pas ici de traduction collective à proprement parler, mais d’un travail dans lequel intervient une phase de type collaboratif, lors de mises en voix, où le point de point de vue du metteur en scène et celui des comédiennes contribuent à faire évoluer le texte destiné à la scène. Dans cette phase, la disposition spatiale des personnes en présence détermine la structure de communication au sein du groupe : le « travail collaboratif en présentiel, caractérisé par la synchronie des échanges ainsi que la forte teneur sociale des interactions, introduit nécessairement d’autres enjeux que celui de la traduction et de ce fait peut conduire à marginaliser le traducteur. La richesse indéniable des dispositifs centrés sur le plateau n’empêche pas un certain risque de déperdition, soit par autocensure, parce qu’une idée chasse l’autre ou qu’il n’y a pas de temps pour l’esprit d’escalier, enfin parce que les remarques et annotations diverses vont se trouver éparpillées ou perdues. »

C’est précisément là que peuvent intervenir les outils numériques d’écriture et d’annotation qui se sont multipliés depuis une dizaine d’années : cloud computing, écriveuses (par exemple sur la plateforme TLHUB ou Translation and Literary Hub, avec une interface qui permet de spécifier les statuts des participant-e-s, traducteur/traductrice ou simple membre), annotatrices (telle la plateforme co-ment), ou encore tableaux de bord numériques (Pinterest) et organisateurs de contenus (par exemple Pearltrees). Les exemples choisis par Claire Larsonneur prouvent que ces nouveaux outils numériques, qui facilitent le partage des suggestions, sont particulièrement adaptés à une traduction théâtrale collaborative et, contrairement aux étapes linéaires d’une traduction pour l’édition papier, permettent à tout moment de naviguer entre différentes versions d’une traduction conçue pour le plateau.

À la lecture des contributions rassemblées ici, un constat s’impose : les projets collectifs, en particulier au sein du monde universitaire, sont le fruit de la passion généreuse de médiatrices et médiateurs, qui s’engagent sans compter et pratiquent, parfois dans le rôle du « maître ignorant » cher à Jacques Rancière, d’autres formes de transmission, au service d’une science joyeuse et incarnée. Dans les nouvelles formes de réseaux professionnels collaboratifs de traducteurs/traductrices de théâtre, la tendance est au partage des tâches, en particulier dans le domaine du surtitrage (traduction, réalisation des titres, topage en régieii): il devient gage d’efficacité et de productivité.

Qu’on lise donc dans le mot « collectif » toute la richesse de l’action commune de trans-mettre, de trans-ducěre dans les langues et dans les textes.

Note de fin

i Signalons le cahier « Traduire en équipe » dans le numéro 233/2015 de la revue Traduire, ainsi que la parution de CORDINGLEY, Anthony, et FRIGAU MANNING, Céline (éd.), 2016, Collaborative Translation : from the Renaissance to the Digital Age, London, Bloomsbury, qui vient combler une lacune.

ii Sur les évolutions professionnelles dans le domaine du surtitrage, cf. par exemple le compte rendu de l’ouvrage d’Yvonne Griesel, Welttheater verstehen, par Charlotte Bomy : http://www.drama-panorama.com/fr/2016/02/02/traduire-le-spectacle-vivant-welttheater-verstehen-dyvonne-griesel/ (consulté le 25.11.2016) et dans ce numéro de La Main de Thôt. Cf. également la réflexion théorique que propose Bruno Péran dans sa contribution hors-dossier au présent numéro : « Le surtitrage et son con-texte source : vers une approche intégrative du surtitrage ».

Citer cet article

Référence électronique

Antonella Capra et Catherine Mazellier-Lajarrige, « Introduction - « Traduire ensemble pour le théâtre » », La main de Thôt [En ligne], 4 | 2016, mis en ligne le 20 mars 2023, consulté le 19 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/632

Auteurs

Antonella Capra

Université de Toulouse 2 Jean Jaurès

Maître de conférences

antocapra@yahoo.fr

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Catherine Mazellier-Lajarrige

Université de Toulouse 2 Jean Jaurès

Maître de conférences

catherine.mazellier@univ-tlse2.fr

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