Traduire le cinéma de Woody Allen : de Georges Dutter à Jacqueline Cohen, une affaire de fidélité(s)

Résumés

La traduction audiovisuelle, souvent décriée, est pourtant essentielle à la diffusion, et donc à l’existence même, de l’art du cinéma. Les traducteurs-dialoguistes, également dénommés adaptateurs, sont fort souvent méconnus, crédités furtivement en toute fin de générique. Cet article présente trois d’entre eux, Georges Dutter et Anne Dutter-Domela tout d’abord, puis Jacqueline Cohen, qui ont traduit les films de Woody Allen pour leur sous-titrage et doublage en français pendant plus de vingt-cinq ans, jusqu’en 2012. Leur remarquable longévité dans la profession tout comme dans l’accompagnement de la carrière internationale du cinéaste américain permet d’identifier dans leurs travaux de réels habitus, inscrits dans le cadre d’un projet traductif assumé comme tel. Ils témoignent aussi d’une tradition de l’adaptation liée à l’essor du cinéma américain dans l’aire francophone, et de pratiques désormais en forte évolution.

Audiovisual translation has often been decried but is essential to film broadcasting and, consequently, its mere existence. Dialogue translators, recognized in France as adapters, are often underestimated, their names appearing furtively at the very end of credit titles. This article introduces three of them, Georges Dutter and Anne Dutter-Domela first, then Jacqueline Cohen, who translated Woody Allen’s dialogues for subtitling and dubbing in France for more than twenty-five years, up to 2012. Their outstanding permanence in their trade as well as in the accompaniment of the American cinematographer’s international career reveals true habitus in their works, within the frame of a very consciously assumed translation project. They also bear testimony to a French-speaking tradition of AVTlinked to the development of the American film industry, which is currently meeting with new trends and practices.

Plan

Texte

Au sein de ce numéro 4 de La main de Thôt consacré à la traduction théâtrale, une contribution relative à la traduction audiovisuelle peut sembler quelque peu marginale. Et pourtant, de nombreux points de convergence apparaissent entre les deux pratiques. Dans ces écritures marquées par la double énonciation et vouées à la performance oralisée, la traduction ne peut se concevoir qu’en terme d’intervention dans un collectif, une chaîne d’intervenants, pour aboutir à une réelle incarnation, au sens premier, du texte.

1. Traducteur-dialoguiste, adaptateur : un métier de spécialiste

Si le vocable adaptateur peut avoir de nombreux sens, dont celui de la transformation d’un texte pour une performance scénique, il désigne par convention les traducteurs audiovisuels, qu’ils œuvrent pour le doublage ou le sous-titragei. Ces deux activités sont d’ailleurs souvent assumées par les mêmes professionnels, également dénommés traducteurs-dialoguistes : le nom doubleur s’applique soit au directeur de doublage, aussi appelé directeur de plateau ou directeur artistique, soit à la société de doublage elle-mêmeii, voire au comédien de doublage (Rochaix, 2008 : 18), même si les artistes privilégient de plus en plus cette dernière appellation et rejettent le nom « doubleur » (Cornu, 2014a : 167.)

La corporation des traducteurs-adaptateurs audiovisuels représente en France un contingent assez réduit : l’ATAA, Association des Traducteurs Adaptateurs de l’Audiovisuel, compte actuellement 273 membres ; d’après de Rengervé (ATLAS, 1999 : 177), juriste et délégué général du Syndicat National des Auteurs et des Compositeurs, environ cent cinquante à deux cents professionnels vivaient exclusivement de ce métier en France et à peu près le même nombre le pratiquait occasionnellement à la fin des années 90iii. Néanmoins, au sein des premiers, « les auteurs qui travaillent pour les films de long métrage sortant en salle [représentaient] vingt à trente auteurs » (ATLAS, 1999 : 177). Pour le sous-titrage, on estime actuellement le nombre de spécialistes à une cinquantaine de personnes pour environ deux cents films par an à traiter (Renou-Nativel, 2012, online) ; quant au doublage, l’Union Professionnelle des Auteurs de Doublage revendiquait en 2013 quatre-vingt-dix adhérents (online) et l’ATAA, en 2016, recense quatre-vingt-quatre de ses membres dans cette spécialité, seule ou en combinaison avec d’autres modes de TAV (ATAA, 2016 : online). Les statistiques sont donc assez cohérentes et constantes.

1.2. Traduire sur la durée

Nous nous intéressons ici à deux adaptateurs qui ont pour point commun d’avoir accompagné la carrière des films de Woody Allen en France : Georges Dutter jusqu’en 1988, (seul dans un premier temps, puis conjointement avec sa femme Anne Dutter-Domela), puis Jacqueline Cohen, choisie par le superviseuriv européen d’Allen en 1989, jusqu’en 2012. En effet, avant que Michèle Nahon et Pierre Arson ne prennent le relais à partir de 2013 pour sous-titrer et doubler Blue Jasmine, Jacqueline Cohen rédigeait les sous-titres de la VOSTF et les dialogues de la VD. Il en était de même pour Dutter avant elle. Le rôle de ces traducteurs est d’autant plus important que la renommée d’Allen s’est construite, la plupart du temps, sur ses succès en Europe plutôt que dans son propre pays ; les versions adaptées pour l’étranger, et notamment le marché francophone, se sont avérées capitales pour asseoir son indépendance cinématographique et lui permettre de poursuivre sa prolifique carrière.

Le statut particulier de Dutter et Cohen dans la profession, ainsi que le fait qu’ils soient signataires des scénarios de Woody Allen édités en français, chez Solar dans les années 1980, puis aux Cahiers du Cinéma au début des années 2000, en font bien, de notre point de vue, les traducteurs-adaptateurs de Woody Allen. (On peut remarquer en effet que ces éditions contribuent à la réhabilitation des deux traducteurs en tant que co-auteurs – avec Allen – de ces versions françaises, à la différence du doublage, processus qui, de par sa nature même, occulte l’intervention traductive.) Nous divergeons en cela de la position exprimée par Lambert et Delabastita, qui écrivent :

L’interdépendance des différentes étapes et composantes du processus, au niveau technique aussi bien qu’au niveau des stratégies culturelles nous semble telle qu’elle justifie l’usage du seul terme traducteur (traduction, etc.) pour faire référence à la totalité des opérations. À limiter l’usage du terme à la personne (ou à l’équipe) qui s’occupe de la seule conversion linguistique, on risque de perdre de vue cette cohérence (1996 : 41, souligné par les auteurs). 

Le travail du traducteur-adaptateur, qui implique des choix linguistiques, culturels et artistiques est pourtant à la base même de toute la suite du processus. L’approche traductologique permet en effet d’appréhender de réels habitus de ces professionnels de la traduction, marqués par leurs positions traductives, au sens où l’entend Berman :

Tout traducteur entretient un rapport spécifique avec sa propre activité, c’est-à-dire a une certaine « conception » ou « perception » du traduire, de son sens, de ses finalités, de ses formes et modes (1995 : 74).

Car, bien qu’ils partagent de nombreux points communs, Dutter et Cohen ont eu chacun leur vision personnelle du métier.

2. Georges et Anne Dutter

Né en 1933, décédé le 24 octobre 2014, Georges Dutter a traduit tous les films d’Allen pour la France, à partir de 1973 pour le sous-titrage, et de 1977 pour le doublage, et ce jusqu’en 1988. Tout d’abord professeur d’anglais à Lyon, il devient ensuite l’adjoint d’un directeur artistique de la 20th Century Fox à Paris. Celui-ci lui confie en 1962 la supervision des doublages français de la compagnie (Chion, 1990 : 181). Dutter assume entre autres responsabilités la sélection des comédiens : « On m’a engagé pour mon oreille afin d’aider au choix des voix, expliquait-il, ce qui m’a permis de voir défiler des textes de toutes sortes qui m’ont donné envie de me mettre aux adaptations » (Schmitt, 1986 : 17). Anne Dutter-Domela, née en 1937, était pour sa part monteuse de direct, ce qui lui a donné une approche différente du matériau filmique : le « montage et direct » correspond en effet à la phase où sont supprimés des « accidents de tournage » pour produire une bande son esthétique, sans addition de sons extérieurs, et procéder à des « ajustements » (par exemple si le réalisateur désire conserver une image sans le son qui l’accompagne) (Badin, online). Le métier demande donc une attention particulière à l’atmosphère sonore du film.

2.1. Une riche filmographie

Le premier travail de traducteur de Georges Dutter consiste en ce qu’il est convenu d’appeler la traduction-relais, traduction littérale à partir de l’italien sur laquelle œuvrait ensuite un adaptateur qui, lui, ne maîtrisait pas cette langue. Puis il écrit ses premières adaptations pour la télévision, à partir de l’anglais, avec la célébre série américaine Adventures in Paradise, relatant les péripéties du Capitaine Troy. Il débute ensuite sur les longs métrages en travaillant avec Jacques Monteux, grand adaptateur de doublage à l’époque, et se spécialiste dans le cinéma américain, avec quelques succès mémorables comme Those Magnificent Men in their Flying Machines, de Ken Annakin (1965), ou Von Ryan's Express, de Mark Robson, la même année.

Il va ensuite adapter, seul ou couple avec sa femme Annev, quelquefois (parfois) créditée sous le prénom Anna, des cinéastes reconnus comme Miloš Forman : One Flew Over the Cuckoo's Nest (1975), Amedeus (1984), James Ivory : Jefferson in Paris (1995), Martin Scorsese : Raging Bull (1980), Francis Ford Coppola : Peggy Sue Got Married (1986), Apocalypse Now (1979) et les trois volets de The Godfather (1972, 1974 et 1990), Stanley Kubrick : Full Metal Jacket (1987), Eyes Wide Shut (1999), Barry Levinson : Good Morning, Vietnam (1987), Roman Polanski : Tess (1979) ou les films de John Cassavetes, Fassbinder, Herzog ou Sidney Pollack, tout aussi bien que des longs-métrages grand public comme les quatorze James Bond sortis de 1973 à 1999, quelques-uns des Pink Panther de Blake Edwards, Jaws de Spielberg (1975), Rocky de John G. Avildsen, (1977), Batman de Tim Burton (1989), ou des westerns et des dessins animés.

Outre le cinéma anglophone, il travaille aussi de l’allemand ou l’italien vers le français, dans ce dernier cas pour Dino Risi et, pendant vingt-deux ans, pour Marco Ferreri, tout en publiant quelques traductions littéraires, par exemple We Can Build You (Le bal des schizos), roman de Philip K. Dick, en 1975, en collaboration avec Anne. Il assure également de nombreux sous-titrages, notamment ceux de Cris et chuchotements de Bergman en 1972, ainsi que ceux de films de Woody Allen.

2.2. Traduire Woody Allen

On considérera ici le couple Dutter comme une entité unique car il est difficile de différencier la contribution individuelle de chacun : Georges Dutter expliquait qu’ils se répartissaient le travail en fonction de la subjectivité plus ou moins féminine ou masculine exprimée à l’écran (ils estimaient en effet qu’Allen est capable de faire montre de sensibilités tout à fait différentes d’un film à l’autre, voire à l’intérieur du même film). Elle intervient cependant comme co-adaptatrice d’Allen plus tardivement : il est par exemple seul crédité pour Annie Hall en 1977 et Manhattan en 1979, et elle est officiellement co-auteur pour Hannah and Her Sisters en 1986 et Radio Days l’année suivante. Ils traduisaient souvent à la fois pour la VOST et la VD, même si cela aboutit à deux versions sensiblement différentesvi (Renou-Nativel : 2012). Pour Dutter (2012), traduire pour l’un des modes facilite le travail pour l’autre et ce, quel que soit l’ordre dans lequel on opère, ordre souvent déterminé en fonction des impératifs économiques du doubleurvii.

Lui-même avait débuté pour Allen avec le sous-titrage de Sleeper (Woody et les robots) en 1973, puis Love and Death en 1975 mais le premier doublage pour lequel le bureau parisien de United Artists le contacta fut celui d’Annie Hall en 1977. Il confiait d’ailleurs avoir à l’époque demandé un délai de trois mois, durée exceptionnelle pour une traduction audiovisuelleviii, étant donné l’ampleur de la tâche en termes quantitatifs et qualitatifsix et la nécessité de multiples relectures pour peaufiner au mieux l’adaptation.

S’ensuivit une collaboration qui allait durer douze ans, jusqu’à Another Woman en 1988. Durant cette période, Dutter ne rencontra Allen qu’à deux reprises. Le couple Dutter avait pris sa retraite à la fin des années 1990, signant la fin d’une riche filmographie, et lui s’avouait très fier de la distinction reçue de la SACEM en 2012 pour ses cinquante ans de carrière, la même année, soulignait-il, que Françoise Hardy.

2.3. La langue « désécrite »

Sa formation et son métier originel d’enseignant l’avaient rendu très sensible aux aspects linguistiques du doublage, « les nuances de l’archi-politesse américaine et son hypocrisie wasp, le jeu subtil de l’emploi des prénoms, etc. » et les « petits membres de phrase », à l’instar de ceux rencontrés chez Cassavetes (Chion, 1990 : 184). Il expliquait avoir fréquemment visité les États-Unis à l’époque de son activité d’adaptateur, en sollicitant ses amis américains en cas de problème, et être lecteur assidu du New Yorker et du New York Times afin de suivre l’évolution de la langue américaine, en puisant également dans les romans, voire les slogans publicitaires : « Il faut rester à l’écoute des évolutions des langues. Pour l’anglais, rien ne vaut quelques voyages aux États-Unis et les dictionnaires anglo-saxons, surtout ceux sur l’argot qui sont actualisés tous les ans » (Trouillet, 2014, online). Il témoignait ainsi d’une pratique de la traduction, où les transferts culturels et linguistiques s’effectuaient à un rythme beaucoup moins soutenu et massif que de nos jours, avant l’avènement des chaînes cablées et satellitaires puis de l’informatique et d’Internet. L’exemple du technolecte judiciaire qu’il donnait à l’époque (Chion, 1990 : 184) est flagrant quant au décalage entre les traditions française et américaine à cet égard.

Il s’attachait de même aux évolutions de la langue française : « Pour le français, j’écoute la vie dans les lieux et les transports publics mais aussi avec mes enfants ou la télé. Nous devons donner une adaptation que le public d’aujourd’hui comprend » (ibid.. En 1986, il se référait à Charlie Hebdo (Schmitt, 1986 : 17), puis, en 1990, à Claire Brétécher ou Josiane Balasko et la troupe du Splendid, pour avoir contribué à « débloquer toutes sortes de tabous » langagiers, parmi les figures dont il s’inspirait (Chion, 1990 : 183), mais il confiait également être très vigilant quant aux idiosyncrasies des scénaristes-dialoguistes, comme les jeux sur l’ordre des mots, particulièrement à partir de l’anglais, et les effets rhétoriques en fin de phrase, par exemple.

Il en résulta pour le couple une forme de spécialisation dans le métier, en faveur de films où le dialogue est prédominant et fréquemment marqué par des registres ou des niveaux de langue particuliers, qu’il assumait parfaitement :

Nous sommes demandés souvent pour les films en langue "désécrite", c’est-à-dire en langue non conventionnelle, avec des phrases esquissées – mais aussi pour l’argot et la violence verbale – (…). Et nous sommes aussi classés spécialistes des films d’auteur. Là, nous sommes en rapport avec les réalisateurs eux-mêmes, qui nous sont fidèles, comme Marco Ferreri (ibid. : 185).

Cette langue informelle, dont l’oralité est marquée par des phénomènes d’hésitation, de reformulation ponctués sur le plan syntaxique par des charnières de discours récurrentes et sur le plan lexical par des variations de registre et l’intrusion de termes argotiques ou tabous et d’interjections, offre des caractéristiques qui rejoignent parfaitement celles des dialogues de Woody Allen, qui se déclarait totalement satisfait du travail des Dutter.

2.4. Priorité à l’oralité

Cette attention à l’oralité, même si le traducteur n’était pas dupe de l’exercice de style que constitue le doublagex, a marqué toute sa filmographie, mais aussi sa relation aux comédiens de doublage. Il insistait d’ailleurs pour être présent avec sa femme sur le plateau de doublage, afin de pouvoir leur expliquer ses choix traductifs. Ainsi confiait-ilxi que savoir qu’ils traduisaient les personnages interprétés par Allen pour le comédien de doublage Bernard Murat leur autorisait certains effets de rythme, avec l’assurance que ce dernier était apte à bégayer comme l’acteur américainxii. Dutter cherchait à préserver cet effet rhétorique car il avait questionné Allen quant à ses bégaiements à l’écran : celui-ci avait répondu qu’il en usait parce qu’il ne voulait pas « laisser son tour »xiii. Berman a souligné (1999 : 61) combien la destruction des rythmes intervient comme tendance déformante dans l’acte traductif et Dutter se déclarait très vigilant sur cet aspect (exercice d’autant plus ardu que l’anglais, sur le plan lexical, compte nettement plus de mots monosyllabiques que le français, et sur le plan syntaxique, privilégie la parataxe alors que le français favorise l’hypotaxe).

Outre sa valeur prosodique, cette spécificité a un effet interactif attesté par les linguistes, car ces marqueurs en apparence symptomatiques d’une inaptitude du locuteur témoignent en fait d’une résolution tenace à communiquer (Szlamowicz, 2003 : 165). Les répétitions et reformulations ainsi organisées en système textuel doivent alors se retrouver en langue d’arrivée, en évitant cependant le calque strict. Cette stratégie permet d’éviter l’un des écueils signalés par Dutter comme inhérent à l’activité de traduction pour le doublage : l’adaptateur court en effet le risque de se mécaniser en systématisant certaines équivalences, et tout particulièrement en ce qui concerne les ligateurs formés sur des syntagmes verbaux qui supportent rarement la traduction littérale en français (il citait en exemple I presume, « trop riche en français », ou I believe, « qui n’a rien de synchrone avec je crois »xiv). Si la destruction des systématismes est l’une des tendances déformantes que déplore Berman (1999 : 63), l’instauration en leurs lieu et place de systématismes du traducteur ne ferait que renforcer cet effacement du système de l’original.

La traduction des appellatifs s’avérait également, pour Dutter, un élément à ne pas négliger lors du doublage : fréquemment occultés en VOST, ils sont un facteur important de compréhension des enjeux interpersonnels de l’action dramatique par le public. De par leur récurrence, ils constituent aussi un réseau, fil conducteur qui peut imprégner le spectateur au long du film. Ainsi nous avait-il confié que, alors qu’il avait osé en 1977 transformer en Duschmoll le Max ironique par lequel s’interpellent Rob et Alvy dans Annie Hall, il s’interrogeait toujours trente-cinq ans plus tard sur la validité de cette stratégie quelque peu ethnocentriste, partagé entre son désir de faire appréhender au spectateur francophone les sous-entendus de l’appellatif original et son souhait de transmettre l’américanité essentielle du filmxv ; ce questionnement illustre la difficulté foncière à négocier entre ces deux pôles, même pour un traducteur-dialoguiste aussi averti : « Nous nous approprions le film et sa logique. Il faut à la fois conserver son style et rester fidèle au sens. C’est un travail tout autant objectif et subjectif » (Trouillet, 2014, online).

Cette démarche instituait le traducteur comme passeur, non seulement entre le texte-source et le texte-cible, mais aussi entre le comédien originel et son alter ego francophone. En ce sens, Dutter affichait un réel projet traductif, affirmé comme tel dans la postface de son recueil de traductions de Annie Hall, Interiors, Manhattan et Stardust Memories :

Ce qui précède n’est pas tout à fait une traduction. C’est une transcription du texte original, avec les nécessaires transpositions, une translittération... une transe, en tout cas. On peut ainsi être assuré d’entendre en français, le phrasé de Woody Allen, grand clarinettiste. Je veux bien dire… sa musique (1981 : 447).

Bien évidemment, les traductologues avertis ne liront pas dans ces lignes une description ad hoc des procédés de l’adaptateur, mais le jeu sur le lexème « transe » illustre le rapport à l’auteur dans lequel se plaçait Dutter : la mise en avant du caractère ludique d’une parole singulière, et la primauté donnée à la recherche d’équivalence en termes d’oralité dans le transfert interlinguistique. Dutter insistait sur « la langue, les jeux de mots, leur sens, les clins d’œil et les connivences » (Schmitt, 1986 : 17). Pour lui, l’anglais d’Allen était relativement difficile à traduire « parce qu’il y a en fait deux anglais, l’entendu et le sous-entenduxvi », même s’il feignait n’avoir jamais réussi à percer ce mystère :

Véritable coup de force terroriste, sophistiqué à l’extrême, voici qu’arrive l’humour juif new-yorkais (…). Eh bien, d’entrée de jeu, le traducteur est vraiment désolé. So sorry, dirait Woody Allen. Rigoureusement impossible à ce « spécialiste » de dire en quoi consiste le fameux humour juif new-yorkais (Dutter, 1981 : 445).

2.5. Traduire américanité et judéité

Indépendamment des phénomènes linguistiques, la traduction du cinéma allenien a en effet toujours impliqué une appréhension fine des dimensions civilisationnelles de sa filmographie, à commencer par les caractéristiques de la société américaine, à une époque où les relations internationales n’étaient pas sous-tendues par l’accès à l’information directe. Les Dutter étaient très attentifs à cet aspect de leur métier :

Il faut être à l’écoute de choses comme celle-là. Avec les films que nous avons faits, notamment tous les films importants sur le Viêt-nam, d’Apocalypse Now à Full Metal Jacket, c’est vingt-cinq ans de vie américaine qui défilent sous nos yeux (Chion, 1990 : 183).

Cette dimension symbolique est d’autant plus importante à l’étranger. Il considérait d’ailleurs qu’au delà des problèmes linguistiques, c’est cette « spatialitéxvii » qui s’avère difficile à transposer pour un spectateur français : « Au hasard des phrases, on est en plein plaisir du voyage : un Manhattan d’une folle subjectivité, des balades dans New York comme jamais, des tas de petits rituels citadins… » (Dutter, 1981 : 446). La remarque fait écho à l’un des enjeux pointés par Meschonnic (1999 : 104) : « Les conditions mêmes de l’énonciation transforment la signification (non le sens) de l’énoncé. C’est tout cela qui doit passer dans la traduction si la traduction doit tenir compte de l’énonciation. »

Il en est de même pour l’autre dimension culturelle des films d’Allen, la relation au monde juif new-yorkais, puisqu’Allen est, on le sait, un cinéaste issu d’une communauté à double appartenance. Anne Dutter soulignait ainsi : « Le fait que je sois juive nous aide enfin à comprendre l’âme de son œuvre et à nous y retrouver dans son espèce de bazar oriental » (Schmitt, 1986 : 17). La stabilité des traducteurs, pendant ces nombreuses années, a constitué un élément essentiel de la réussite de ce projet traductif, car c’est l’un des facteurs clés de toute traduction : « Familiarity with an author, the kind of restive intimacy which demands knowledge of all his work, of the best and the botched, of juvenilia and opus posthumus, will facilitate understanding at any point » (Steiner, 1998 : 26). Ce sera aussi le cas pour le successeur des Dutter, Jacqueline Cohen.

3. Jacqueline Cohen

Quand Jacqueline Cohen prend la suite de Georges et Anne Dutter en 1989, pour Crimes and Misdemeanors, ce n’est pas du fait d’une défaillance de ceux-cixviii, mais à l’occasion d’un changement de distributeur. Elle explique avoir elle-même intégré le métier d’adaptatrice par un concours de circonstances. Après sa naissance à Paris en 1943, elle a longtemps résidé au Canada où elle suivit des études littéraires et théâtrales à l’université McGill de Montréal, devenant parfaitement bilingue français-anglais.

3.1. Une traductrice-comédienne

À son retour en France, à l’âge de vingt ans, elle tente de devenir comédienne au théâtre, en suivant des cours avec Marie Ventura et Tania Balachova. Refusée au concours du Conservatoire, elle rencontre Jacques Willemetzxix, qui lui offre l’occasion de devenir à la fois actrice et traductrice pour le doublage et le sous-titrage. Elle a même, un temps, exercé en tant que directrice de doublagexx : « En tant que directrice artistique, j’ai surtout compris qu’il fallait avoir une grande écoute, faire respecter le synchronisme, bien sûr, mais sans que le jeu en souffre. »

Ses compétences à la fois linguistiques, du fait de son bilinguisme (il lui est aussi arrivé d’adapter depuis l’allemand, l’italien ou l’espagnol, voire d’autres langues pour lesquelles elle travaillait sur la base d’une traduction littérale en français, la traduction-relais), mais aussi pragmatiques, de par son activité de comédienne, ont marqué profondément son approche du métier : « Les gens qui traduisent pour le doublage en ayant une formation de comédien sont avantagés, parce qu’ils peuvent jouer les dialogues traduits et voir s’ils sonnent vrai ou non » (Keraël, 2006 : online). Elle insistait ainsi sur les questions de rythme oral : « C’est le rythme le plus difficile à traduire : si le spectateur a l’œil fixé sur les lèvres, c’est que c’est très mauvais ! C’est dans le regard, c’est dans le jeu qu’on voit le synchronismexxi. » (Cornu (2014a : 305) signale de même que le synchronisme qui s’impose a plus à voir avec l’attitude générale du personnage qu’avec la pure correspondance labiale.) La remarque de Cohen signale une exigence certaine quant au respect du spectateur, dont elle jugeait qu’on a en général tendance à sous-estimer ses compétences, et à l’importance de la phase de réception du film.

Elle traduisait habituellement à la fois pour le sous-titrage et le doublage de chaque film, le premier des deux lui permettant de bien « entrer » dans le film. Cela n’a pas toujours été le cas pour son travail sur la filmographie de Woody Allen, puisqu’elle n’a commencé le travail de sous-titrage qu’après avoir déjà adapté quatre de ses films pour le doublage. Pourtant, la technique du doublage est un mode de TAV auquel elle n’a adhéré que progressivement à son retour d’Amérique du Nord : « Je me suis aperçue que l’on peut faire de bons doublages, surtout maintenant qu’on a dépassé le stade : " attention à sa bouche, là c’est une labiale ". J’ai vu qu’on pouvait faire de très bons doublagesxxii. » Une VOST lui demandait environ dix jours de travail, alors que la VD, pour un film d’Allen, la mobilisait environ un mois. La phase de vérification du texte à l’image prenait ensuite deux jours pleins.

3.2. Shakespeare and co.

On remarque dans sa filmographie l’importance du répertoire shakespearien, pour lequel elle appréciait particulièrement le solide bagage procuré par ses études littéraires et théâtrales. Professionnelle reconnue, elle a en effet adapté les films de Zefirelli : Hamlet (1990), Kenneth Branagh : Much Ado About Nothing (1993), In the Bleak Midwinter (1995), Hamlet (1996), As You Like It (2006), Oliver Parker : Othello (1995), Richard Loncraine : Richard III (1995), Al Pacino : Looking For Richard (1996), Trevor Nunn : Twelfth Night (1996), ainsi que la fiction Shakespeare in Love (1998) de Jonh Madden . Parmi ses autres adaptations notoires ont suivi Mike Nichols : Primary Colors (1998), Nanni Moretti : La chambre du fils (La Stanza del Figlio, 2001), Habemus Papam (2011), Roman Polanski : The Pianist (2002), The Ghost Writer (2010), ou encore Alan Parker, Mel Brooks, Anderj Wajda et Carlos Saura, en même temps que tous les Woody Allen sortis de Crimes and Misdemeanors jusqu’à To Rome With Love. Cohen a toujours indiqué être « ravie de faire les doublages de Woody Allen. Ce sont des films tout à fait particuliers et plus difficiles que les autres. Mais en même temps, c’est toujours plus facile de travailler sur un bon film que sur un mauvais film » (ATLAS, 1999 : 134).

Elle expliquait également combien le fait de traduire pour le sous-titrage comme pour le doublage du même filmxxiii, et en principe dans cet ordre, a pu faciliter son appréhension globale du film pour la seconde opération, tout comme le travail de vérification effectué ensuite avec le superviseur dans le cas des doublages, ce dernier relisant la traduction, et se rendant sur le plateau de doublage pour en suivre l’enregistrement avec elle.

3.3. Idiosyncrasies et emprunts

Les relations avec ce superviseur européen des adaptations des films alleniens offraient une autre sécurité à Cohen, grâce à l’excellente connaissance qu’a ce professionnel du cinéma dans son ensemble, et de celui de Woody Allen en particulierxxiv. Pourtant elle-même, traductrice d’Allen à partir de 1989, était bien au fait de ses idiosyncrasies, puisqu’elle adaptait pour lui un film par an. Elle échangeait avec le réalisateur par fax et a pu le rencontrer à plusieurs reprises, notamment sur le plateau de Bouillon de Culture, en janvier 1995. Elle avouait ainsi : « Il y a encore des difficultés techniques épouvantables, mais il n’y a plus de très grandes difficultés de texte. Ou alors, l’habitude aidant, je les perce facilement... » (Cohen, 2000 : 54). Cette familiarité avec le style de l’auteur a créé chez la traductrice, avant même la lecture du scénario original et le visionnage de la VO, un horizon d’attente qui lui a permis d’être particulièrement vigilante à la nécessaire cohérence du texte-cible, notamment quant à la question des références culturelles spécifiques et des emprunts linguistiques, par exemple le lexique yiddish, termes, pour beaucoup, assimilés par la langue américaine.

Typiques de la double composante identitaire d’Allen, ils sont indissociables dans sa qualification de juif-américain : « Ce mélange constant est caractéristique de son style, par exemple le langage des milieux intellectuels branchés de Manhattan avec celui des juifs de Brooklyn », rappellait Cohen (Boncenne, 1998 : 69). Les emprunts au yiddish sont maintenant attestés dans les dictionnaires de langue américaine, voire même dans des dictionnaires anglais, et communément regroupés sous le néologisme Yinglish. Cette large diffusion sort ainsi le yiddicisme de son emploi communautairexxv. Cohen considérait d’ailleurs qu’en Amérique, ce sont des mots entrés dans le vocabulairexxvi. Elle indiquait de même que, bien que n’étant pas yiddishophone, ses origines juives russes lui ont facilité l’appréhension de ce vocabulaire en lui permettant de solliciter en cas de besoin son entourage familial (ibid.) ainsi que le superviseur auquel elle soumettait sa version traduite, lui-même juif américain même s’il réside en Italie.

Selon Cohen, ces emprunts représentatifs de la diversité américaine sont cependant nettement moins nombreux dans le cinéma d’Allen depuis qu’il tourne en Europe. Il en joue toutefois de façon encore appuyée dans Scoop (2006), par exemple. Mais elle confiait que, dans la plupart de ses adaptations d’Allen, quasiment chaque fois qu’elle a tenté de préserver un yiddicisme en VD avec le plein accord du superviseur, cet emprunt a été supprimé sur le plateau au moment de l’enregistrement du doublage (ibid.). Elle donnait pour exemple, dans la version doublée de Crimes and Misdemeanors (1989), « mensch [qui] aurait pu passer en français, parce qu’en plus, c’est de l’allemand, et qu’il y a le contexte » (ibid.).

Cet enjeu à la fois linguistique et culturel s’illustre aussi dans le cas des toponymes, où Cohen essayait au maximum d’éviter l’appropriation culturelle qu’engendre une équivalence française : « Biloxi, personne ne sait ce que sait. Il y a des choses qu’il faut éviter, parce que si on passe à côté, ce n’est pas la peine. Ce qu’il faut éviter, c’est de franciser » (ibid.). Cette stratégie n’est pas toujours suivie par le doubleur, car la VD vise un spectateur modèle moins familier de la langue-culture d’origine que celui de la VO, même si la population française parle de plus en plus anglais. Une autre remarque de Cohen illustre d’ailleurs bien cette domination de la visée cibliste en TAV : « Pour traduire, dans tous les domaines, il faut savoir parler, écrire en français. Quand vous êtes traducteur, vous savez écrire le français. Il y a une difficulté supplémentaire qui est que votre texte va être joué » (ATLAS, 1999 : 143).

3.4. Traduire l’humour et la vulgarité

Elle exprimait également son soulagement de n’avoir pas eu à traduire les films de début de carrière d’Allen, à l’époque adaptés par Dutter, parce que leurs dialogues étaient truffés de jeux de mots récurrents, hantise de tout traducteurxxvii : « Les expressions de Woody Allen sont difficilement traduisibles dans le texte, et intraduisibles dans la façon de jouer, dans le doublage » (ATLAS, 1999 : 134). Le transfert en français de ce comique verbal peut s’avérer ardu, mais il est rare que les traducteurs en fassent l’économie alors même que ces idiosyncrasies représentent l’une des clés du succès d’Allen. Dutter (1981 : 446-447), avant Cohen, soulignait clairement cet enjeu :

Il n’y a pas d’échappatoire possible pour le traducteur : ou il donne le sens littéral, et là, la connivence tombe comme un précipité au fond du tube. Et c’est l’humour « qui y reste ». Ou alors, il agite les mots, et la lecture deviendra approximative.

Cohen n’a pas eu à affronter souvent cette particularité d’Allen, car le style de l’auteur a évolué en diachronie du fait de la longévité artistique du cinéaste, qui compte déjà cinquante ans de filmographie. Ce laps de temps met au jour des différences linguistiques, mais aussi culturelles et civilisationnelles, de même qu’une évolution du personnage allenien lui-même, liée à sa proximité avec la persona de l’auteur-acteur.

L’exemple du lexique tabou est révélateur : alors que ses films de début de carrière sont assez peu marqués par les jurons, Cohen (2006 : online) signalait avoir relevé 97 occurrences de fuck dans Deconstructing Harry, en 1997. Elle s’avouait surprise par cette abondance de jurons, caractéristique nouvelle chez Allen par rapport à la plupart de ses précédents filmsxxviii. Même si le phénomène est révélateur d’une évolution des mentalitésxxix, la crudité systématique n’est pas un registre auquel son public habituel avait été accoutumé. Cohen met ainsi en avant une « éducation » du traducteur au style de l’auteur du texte-source, dont on peut supposer qu’elle sera aussi le fait du spectateur cinéphile, plus encore pour un cinéaste tel qu’Allen.

3.5. Traduire pour le spectateur, mais aussi pour l’acteur

Chez Allen, le réseau idiosyncratique est suffisamment repérable pour que l’adaptateur dispose de marqueurs pertinents. Cohen identifiait ainsi le problème du rythme et celui de la densité des dialoguesxxx. On reconnaît là les préoccupations d’une dialoguiste sensible à la dimension théâtrale de la performance et à la double énonciation. Elle souligne l’une des difficultés principales rencontrée sur ces adaptations, à savoir le caractère bavard des films alleniens : « La difficulté, c’est que c’est tellement long, il faut des heures et des heures pour traduire. Ses films ne sont pas longs, mais sont parlés, parlés, parlés » (ibid.).

Elle citait l’une de ses réalisationsxxxi où évoluent 140 personnages, et dont la moitié des scènes compte au moins 17 protagonistes chacune (ATLAS, 1999 : 134), d’où un volume textuel hors normesxxxii : « Avec les dialogues de Woody Allen, où tout le monde parle en même temps, vous imaginez bien quel casse-tête extraordinaire cela représente » (Boncenne, 1998 : 68). Cohen rapporte qu’elle traduisait toutes les prises de parole, pour les vérifier ensuite avec le directeur artistique choisi par la société de doublage, elle-même récitant les textes et lui visionnant l’image sur machine, ce qui leur permettait ensuite de décider conjointement des répliques prioritaires en cas de chevauchement.

Sa riche expérience et sa propension à s’exprimer sur son métier la conduisirent à participer aux Quinzièmes assises de la traduction littéraire en Arles organisées par l’Association des Traducteurs Littéraires de France en novembre 1998. Elle était invitée à la table ronde « Audiovisuel : traduire au fil des images », animée par Rémy Lam­brechts, aux côtés de Paul Memmi, Didier Beaudet et Isabelle Zabo­rowski. Elle est également signataire des traductions des scénarios de Deconstructing Harry (1998) et Hollywood Ending (2002) aux Cahiers du Cinéma, bien qu’elle confie ne pas avoir été associée à l’édition de ces deux titres adaptés par elle pour l’écran, puisqu’elle a découvert l’existence de ces volumes à l’occasion de l’entretien qu’elle nous a accordé en 2011. Pour le premier, la mention « dialogues traduits de l’américain par Jacqueline Cohen » figure pourtant bien en page de titre, réduite à « traduit de l’américain par Jacqueline Cohen » pour le second.

Parmi les traducteurs qui l’ont influencée, elle se réfèrait volontiers à un autre adaptateur cinématographique, également grand spécialiste de théâtrexxxiii, dont elle apprécie notamment les adaptations de Pinter : « J'aimerais citer un grand traducteur, Eric Kahanexxxiv, qui était surtout un auteur, il savait écrire » (Dalla Rosa, 2000 : online). Elle-même n’avait d’ailleurs pas complètement renoncé au théâtre, puisqu’en 2008, avec Pierre Valmy, elle adapta pour la scène française Melinda and Melindaxxxv, de Woody Allen, qu’elle avait traduit pour le cinéma en 2004. Elle avait de même écrit en 1999 une adaptation de September, film de 1987 du même Woody Allen qui lui en avait cédé les droits, pour le Nouveau théâtre Mouffetard.

Cette expérience, qui met en jeu un contact direct et renouvelé avec le public, implique une attention particulière à l’accessibilité du texte pour les acteurs et à sa réception par les spectateurs, et conforte la visée pragmatique de Cohen déjà mentionnée. Il n’est donc pas surprenant qu’elle ait également doublé en tant que comédienne de plateau, pour le cinéma comme pour la télévision, notamment les actrices Kim Novak, Ava Gardner, Ursula Andress, Whoopi Goldberg, Louise Fletcher ou Cyd Charisse, des années 1970 jusqu’en 2014. Ce qui lui permettait de témoigner du système de contingences psychologiques et matérielles que représente ce mode de TAVxxxvi : « Si être acteur c'est se dédoubler, dans le doublage c'est se détripler : il faut être soi-même, le personnage, et l'acteur qu'on double ! », remarque qui renvoie à la « double identification » pointée par Cornu (2014a : 160).

4. Traduire dans la continuité

Ses deux adaptateurs successifs ont donc eu des perceptions différentes des enjeux traductifs inhérents au doublage du fim allenien, même s’ils se rejoignent sur les principaux. Ils partagent en effet un profil qui, du fait de leur origine professionnelle, déroge à la tradition parmi leurs confrèresxxxvii. Représentatifs d’une époque où devenir traducteur-dialoguiste pouvait se faire sans formation initiale spécialisée, ils se sont ainsi construits sur la pratique, et ont pu aider à débuter dans le métier de jeunes adaptateurs, comme MaÏ Boiron (Cornu, 2014b, 8, 11). Désormais le métier se spécialise, et les traductions-adaptations des films d’Allen sont dissociées pour le doublage et le sous-titrage.

Michèle Nahon est aujourd’hui chargée des sous-titres, tâche qui lui a valu le prix de l’adaptation en sous-titrage décerné en 2014 par l’ATAA pour Blue Jasmine. Embauchée comme répéreuse-simulatrice chez Titra Film après une maîtrise en langues étrangères appliquées anglais-espagnol, elle a travaillé à temps partiel durant sa première année d’exercice pour suivre le DESS Traduction et Adaptation Cinématographiquesxxxviii de l’université de Lille 3. Quant à Pierre Arson, sélectionné pour l’écriture des doublages au terme d’une procédure compétitive, il témoigne d’une formation personnelle et professionnelle spécifique : maîtrise d’anglais à l’Université de Rouen et DESS Traduction et Adaptation Cinématographiques à Lille, puis débuts comme repéreur-simulateur free-lance chez LVT-CMC.

Leur approche plus spécialisée est également marquée par les évolutions technologiques liées au numérique. Il n’empêche qu’elle demeure un travail d’auteur dont Dutter (1981 : 446) rappelait l’ambiguïté :

C’est très exactement ce double discours, qui essaie de restituer une saveur et une culture originales, tout en sachant pertinemment que sa démarche est essentiellement absurde, qui a fait le charme — et le malaise — de cette entreprise de traduction.

Cet entre-deux renvoie à la question de la place de l’adaptateur, traducteur-dialoguiste, entre Auteur et Spectateur modèles, entre Auteur et Spectateur pragmatiques et à sa double situation, tout aussi intermédiaire, de récepteur premier et auteur second. Cette position transitoire est également avérée pour le traducteur littéraire, bien sûr. Toutefois, pour le traducteur audiovisuel, la confrontation à la figure de l’auteur s’affirme plus problématique encore, de par la relation évolutive entre les composantes sonores et visuelles du film, mais aussi l’instabilité des concepts d’auctorialité et d’auteurité cinématographiques.

Il n’y a donc nulle alternative essentielle entre l’un et l’autre positionnement sur le spectre qui s’étend de l’auteur au spectateur, et ce malgré la pression « cibliste » déployée par les distributeurs, mais une gradation sur laquelle est conduit à intervenir l’adaptateur, en une négociation permanente où compromis ne signifie pas pour autant compromission, les versions produites par le couple Dutter puis Jacqueline Cohen, et leurs successeurs ensuite, en sont l’éloquente illustration.

Note de fin

i Chion (1990 : 184) utilise aussi les synonymes « dialoguiste de doublage », tout comme Mather (1997 : 10), et « rédacteur de sous-titres ».

ii « Doubleur : entreprise dont le métier consiste à traiter la post-synchronisation et le doublage » (Le Nouvel, 2007 : 7).

iii Mais 600 à 800 personnes exerceraient la TAV en France en 2014 (Fontana, online).

iv « Le superviseur est un représentant du producteur chargé de vérifier la qualité de l’adaptation des dialogues, de participer au casting des voix et de surveiller l’ensemble du processus » (Cornu, 2014a : 216).

v D’où cette remarque lors de la table ronde « Audiovisuel : traduire au fil des images » (15èmes assises de la traduction littéraire en Arles) : « Pendant des années, tous les films américains, c’était le couple Dutter » (ATLAS, 1999 : 142).

vi « Seul 15 à 20% du texte est commun », selon Sylvestre Meininger, traducteur-adaptateur de cinéma américain, cité par Renou-Nativel.

vii Entretien personnel, 5 avril 2012.

viii Toutes opérations comprises, « de nos jours, le temps consacré au doublage d’un film destiné à une sortie en salles est d’environ deux mois » (Cornu, 2014a :131).

ix C’était pour Dutter l’un des films les plus riches d’Allen, avec Manhattan et A Midsummernight’s Sex Comedy. Le volume textuel est exceptionnel, puisqu’il avait eu à rédiger 1712 sous-titres pour ce film de 1h38, soit le double d’un sous-titrage ordinaire (entretien personnel, 2012).

x « C’est aussi une tricherie car un doublage parfait est forcément très mauvais. Le mouvement des lèvres et le nombre de syllabes ne correspondent jamais, chaque langue ayant son rythme. L’Italien parle plus vite que le Français qui parle plus vite que l’Américain. », Ciné, Télé & Co. 02/06/2016.

xi Entretien personnel, 5 avril 2012.

xii Dutter expliquait en avoir tenu compte pour d’autres films : « Lorsque Pierre Arditi faisait encore des versions françaises de films italiens, nous savions qu’il pouvait parler extrêmement vite et juste ; ça nous permettait de charger la phrase, en étant sûrs qu’avec lui cela ne sonnerait pas faux » (Chion, 1990 : 184).

xiii Entretien personnel, 5 avril 2012.

xiv Entretien personnel, 5 avril 2012.

xv Entretien personnel, 5 avril 2012.

xvi Entretien personnel, 5 avril 2012.

xvii Entretien personnel, 5 avril 2012.

xviii « Ainsi les films de Woody Allen sont-ils très convoités par la vingtaine de professionnels français de la traduction. Pour toute réponse, le metteur en scène a toujours opposé un impératif "I want the same team". La place d’Anne et Georges Dutter (...) n’est pas à prendre » Schmitt (1986 : 17).

xix Jacques Willemetz (1920-2008), directeur de doublage, a d’abord travaillé au studio Fox Europa, puis à la direction commerciale de Pathé cinéma, avant de créer la compagnie Les films Jacques Willemetz. Il a présidé la Chambre syndicale de doublage et post-synchronisation de 1966 à 1977.

xx 30/06/2013, http://www.rsdoublage.com/comedien-319-Cohen-Jacqueline.html

xxi Entretien personnel, 15 février 2011.

xxii Entretien personnel, 15 février 2011.

xxiii Kahane, autre adaptateur, déclarait même : « Je trouverais indécent de faire l’un et de ne pas faire l’autre » (Grugeau, 1993 : 30).

xxiv Entretien personnel, 15 février 2011.

xxv « Several hundred Yiddish lexemes and phrases are employed, in varying degrees, by American English speakers » (Ornstein-Galicia, 1989 : 125).

xxvi Entretien personnel, 15 février 2011.

xxvii Entretien personnel, 15 février 2011.

xxviii Entretien personnel, 15 février 2011.

xxix « Le déferlement de " fuck " dans le cinéma américain d’aujourd’hui aurait été inenvisageable il y a quelques décennies. Les dialogues de films, aussi sûrement que les costumes, trahissent l’époque où ils ont été écrits » (Vassé, 2003 : 8).

xxx Entretien personnel, 15 février 2011.

xxxi Deconstructing Harry (1997). Elle a ensuite cité Celebrity (1998) pour les mêmes difficultés (2000 : 54).

xxxii Michèle Nahon, actuelle sous-titreuse d’Allen, souligne que ce travers n’a pas disparu, même si Blue Jasmine (2013) est « un film bavard, mais où les personnages ne parlent pas trop en même temps − contrairement à d'autres œuvres de ce cinéaste » (Rousseau & Houdart, 2015 : online).

xxxiii « Il faut que l’adaptateur ait le sens du dialogue. J’ai été longtemps à l’école du théâtre où tout se définit par les mots. J'ai traduit l'œuvre de Harold Pinter, de Joe Orton, de Christopher Hampton » (Grugeau, 1993 : 29).

xxxiv Cf. Kahane, 1987 : 139-151.

xxxv Joué à Paris au Vingtième théâtre en novembre 2008, puis repris au Petit Montparnasse en septembre-octobre 2010.

xxxvi Entretien personnel, 15 février 2011.

xxxvii « Jusque-là, la traduction audiovisuelle était assurée par des professionnels issus de l’édition et formés sur le tas aux contraintes techniques » (Séry, 2008 : 2).

xxxviii Transformé ensuite en master professionnel Métiers du lexique et de la traduction, parcours traduction et adaptation cinématographiques.

Citer cet article

Référence électronique

Frédérique Brisset, « Traduire le cinéma de Woody Allen : de Georges Dutter à Jacqueline Cohen, une affaire de fidélité(s) », La main de Thôt [En ligne], 4 | 2016, mis en ligne le 02 janvier 2024, consulté le 29 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/634

Auteur

Frédérique Brisset

Université Lille-SHS, EA 4074-CECILLE

Maître de conférences

frederique.brisset@univ-lille3.fr