Ateliers de traduction

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TEINT - FOR THE BIEVRE – Zoë Skoulding (Boiled Spring Poetry Chapbbolds #11, Hafan Books, 2016). Notes de l’atelier de traduction des onze premiers poèmes du recueil

L’atelier effectué lors de la journée d’étude « Traduire les poètes » n’ayant pas permis de terminer des traductions, il a été repris par des étudiants en M2 du Master de traduction littéraire de l’Université d’Avignon dans le cadre du cours « Traduire la poésie », sous la direction de Maïca Sanconie, à raison de trois heures par semaine de septembre à novembre 2016.

Participants à l’atelier : Sophie BREAT ; Marine CHARMASSON ; Marie DEMARS ; Louisa DERDAR ; Elise JOLY ; Roxane LIGNEL ; Orane SERVANTON ; Morgane TEULON ; Marielle VERRIEN ; Jean VIVIER.

La poétesse Zoë Skoulding enseigne à la School of English de Bangor University. Elle est rédactrice en chef de la revue internationale Poetry Wales depuis 2008. Parmi ses derniers recueils de poèmes, citons The Museum of Disappearing Sounds (Seren, 2013), Remains of a Future City (Seren, 2008), The Mirror Trade (Seren, 2004). Membre du collectif Parking Non-Stop, elle dirige également le Centre for Contemporary Poetry de Bangor et co-dirige le Wales International Poetry Festival. Dans son œuvre, elle s’intéresse essentiellement au son, à la performance, à l’espace urbain, à l’écopoétique mais également à la traduction. Elle-même traductrice du français vers l’anglais, elle a notamment traduit des œuvres du poète Jean Portante et déclare :

I see the translation of poetry as both impossible and necessary; no translation is ever definitive but the space of intercultural encounter it opens up is central to my creative practice and increasingly important to my critical investigations.

Dans le cadre d’une résidence au couvent des Récollets en 2014, Zoë Skoulding a suivi la route de la Bièvre, affluent de la Seine aujourd’hui disparu, et a remonté le fil de cette rivière dans les rues de Paris et dans la littérature. Teint - for the Bièvre a été publié à la suite de cette résidence, accompagné d’une traduction de Jean Portante.

Remarques de l’auteur :

« There's a process of translation and a lot of quotation going on inside the poems already, which makes them hard to translate with any kind of accuracy.

The title of the work is Teint – an obsolete word in English that means 'taint', with its double reference to colouring and pollution, but the French meaning is there too, and intentional.”

Remarques générales :

Des citations d’écrivains (traduites en anglais par l’auteur) accompagnent parfois les poèmes dans le recueil. Elles font partie du parcours de l’auteur dans sa recomposition du trajet de l’œuvre dans la littérature française et sont retranscrites ici dans leur langue originale pour des raisons d’homogénéité.

Les poèmes n’ont pas de titre, et sont simplement numérotés.

Les notes sont celles des étudiants et n’ont subi qu’une légère mise en forme pour la publication. Il s’agit de notes de travail, sans réflexion conceptuelle, témoignant de la genèse de cette traduction collective. A partir du poème VI, la rédaction des notes de l’atelier a été prise en charge par Chantal Danjou.

I
Not a river but its
shadow harmonies hidden
level in the glass note
glissando between a
movement and a sound
half in the performance
where I ran to you I
ran as tainted water
while tarmac shines in rain
the channels you don’t touch
well up on tomorrow’s
tongue to flower there don’t
leave or was it this way
that now I’ll run from you

TRADUCTION :

Pas une rivière mais son
ombre harmonies cachées
coulées dans la note de verre
glissando entre un
mouvement et un son
à demi dans la performance
où j’ai couru te rejoindre j’ai
couru comme l’eau souillée
alors que le macadam brille sous la pluie
les canaux que tu ne touches pas
jaillissent sur la langue
de demain et fleurissent ici ne
pars pas ou bien était-ce ainsi
que maintenant je vais te fuir

NOTES :

Le groupe a hésité ente goudron et macadam. Puis « macadam » a été préféré car cela permet de conserver une similitude de sens avec « tarmac » et parce que le mot est plus sonore que « goudron » (moins feutré, moins sourd, plus claquant).

Dans la traduction de « de demain et fleurissent ici ne », la forme atone « ne » a été rajouté à la fin de ce vers pour des raisons de rythme.

II
Not a trace but the same
line writing itself
over and over again
it can’t wash away
the evidence that
gathers in the silt or
in the edges of a
map of the city’s growth rings
a habitat constitutes
the physical structure
perceived by living things
each living thing
also a habitat the human
becoming river

«L’inhabitable : la mer dépotoir, les côtes hérissées de fer barbelée, la terre pelée, la terre charnier, les monceaux de carcasses, les fleuves bourbiers, les villes nauséabondes. » Georges Perec, Espèces d’espaces, 1974.

TRADUCTION :

Pas une trace mais la même
ligne qui s’écrit
encore et toujours
cela ne balaiera pas
les preuves qui
s’amoncellent dans le limon ou
aux bords d’une
carte des anneaux de croissance de la ville
un habitat constitue
la structure physique
perçue par des choses vivantes
chaque chose vivante
aussi un habitat l’humain
devenant rivière

NOTES :

  • « writingitself » la traduction sémantique « la ligne qui s'écrit toute seule » a été laissé de côté, « toute seule » pouvant être redondant, sachant que l'anglais « itself » est retranscrit dans le pronom « s' » .

  • « encore et encore » : à la traduction littérale de « over again », nous préférons la traduction « encore et toujours ». Nous hésitons à répéter le verbe « écrire » (« la ligne qui s'écrit ; et se réécrit encore et toujours »)

  • « washaway » : balayer/nettoyer/lessiver/diluer/effacer/emporter … Il y a une hésitation quant à la traduction de la particule « away ». Nous votons : effacer (3 voix)/balayer (4 voix)/emporter (3 voix). Démocratie oblige, nous choisissons « balayer ».

  • « s'amoncelle dans le limon » : choisi pour le jeu sur les sonorités répétées de MON : « s'aMONceLLe // LiMON »

  • « aux bords », choisi pour la simplicité de l’expression

  • « growth rings » : nous avons hésité entre « anneau de croissance », « cerne de croissance », « croissance » mais « cerne » est trop polysémique et manque de neutralité. Nous retenons finalement « anneau ».

III
Not a beginning but
backwash hidden upstream
industrial blood scrubbed
clean away chopped offal
the skins you didn’t see
stitched in the polis
rinsed into leather boots
for wars fought in footsteps
if blood hangs in sight lines
reddening the mirrors
look away as water
swallows every story
the city’s vibrating
skin behind it more skins

TRADUCTION :

Pas un commencement mais
reflux secrets en amont
sang industriel récuré
abats tranchés emportés
les peaux que tu n’as pas vues
suturées dans la métropole
imprégnées pour bottes de cuir
pour les guerres menées à force de pas
si le sang s’accroche au regard de tous
teinte les miroirs de rouge
détourne le regard quand l’eau
engloutit chaque histoire
peau de la ville vibrante
derrière d’autres peaux

NOTES

  • « beginning » : traduit par « commencement » et non plus par « source » comme dans le premier jet car le poème VIII commence par le mot « source ».

  • « backwash » : nous avons opté pour« reflux »

  • Nous avons choisi de supprimer les déterminants pour donner plus de rythme.

  • « imbibées/imprégnées » : « rinsedintoleather boots » restant très imagé, nous estimons finalement que nous n'avons pas à l'expliciter en français optons pour la traduction ! « imprégnées pour bottes de cuir ».

  • « à force pas » : choix effectué afin de rester proche de l'anglais « fought » (l'idée de combat n'est pas retranscrite par « menée », choisi en premier jet)

  • « if bloodhangs in sightlines » : afin de croiser les images, nous optons pour l’ utilisation de l’expression « être accroché au regard », aboutissant ainsi à la traduction « si le sang qui s'accroche aux regards de tous »

  • « look away as water » : nous hésitons entre traduire « as » par « comme » ou « quand » ; le choix se porte finalement sur « quand », afin de retranscrire l'action parallèle.

  • « peau de la ville vibrante // derrière d'autres peaux » : nous hésitons entre traduire « vibrating » par « vibre » ou « palpite ». Finalement notre choix se porte sur « vibre » car « palpite » semble trop polysémique par rapport au texte source.

IV
Not drowning but buried
the lost body always
hers always innocent
already filthy her
live arm absent from dead
arm lifting hydraulic
weight to feed the mills
diverted into sewers
this slow disappearance
into age a reason
to sink in concrete what
you can’t face you never
could only call back in
song to the safety dead

TRADUCTION :

Pas noyé mais enfoui
le corps perdu toujours
sien toujours innocent
déjà crasseux son bras
vivant absent du bras mort
hissant le poids hydraulique
pèse à nourrir les moulins
dérive dans les égouts
cette lente disparition
dans le temps une raison
pour couler dans le béton ce
que tu ne peux affronter jamais
tu ne pourras que rappeler
dans un chant les morts bien morts

NOTES :

  • La lecture du premier jet nous conduit à envisager un travail de déconstruction des rimes,qui apparaissent comme trop présentes

  • « buried » : toujours dans la même optique, « enfoui » a été préféré à « enterré »

  • « filthy » : « crasseux » a fait l’unanimité

  • « pour couler dans le béton ce » : nous avons rajouté le démonstratif « ce » à la fin de ce vers pour des raisons de rythme

  • Nous avons hésité entre « affronter » et « faire face », mais « faire face » nous oblige à rajouter « à quoi »

  • Nota bene : il a fallu enlever un vers et le redisposer dans le texte pour « rééquilibrer » le poème

V
Not wormwood but stream of
piss so says Rabelais
six thousand and fourteen
dogs went howling after
the woman in crimson
Panurge couldn’t charm so
his revenge a river
of dog-desire maddened
by scent the dogs all came
at once they pissed on her
they pissed at her door in
streams of bitter water
this territory marked her
satin asking for it

«Panurge n’eut achevé ce mot, que tous les chiens qui estoyent en l’ecclise accoururent a ceste dame pour l’odeur des drogues qu’il avoytespandu sus elle ; petitz et grandz, gros et menuz, tous y venoyenttirans le membre, et la sentans, et pissans par tout sus elle ; c’estoyt la plus grande villanie du monde. […] Quand elle feut entrée en sa maison, et fermé la porte apres elle, tous les chiens y acouroyent de demye lieue, qu’ils y feirentung ruisseau de leurs urines, auquel les cannes eussent bien nagé. Et c’est celuy ruisseau qui de present passe a Sainct Victor, auquel Guobelintainct l’escarlatte, pour la vertu specificque de ces pisse chiens […]. » François Rabelais, Gargantua et Pantagruel, Livre II, chap. XXII.

TRADUCTION :

Pas d’armoise mais un flot de
                                  pisse le dit Rabelais
six mille quatorze
                                  chiens poursuivirent en hurlant
la femme en pourpre
                                  que Panurge ne put charmer alors
sa revanche une rivière
                                  de désir de chien rendus fous
par l’odeur les chiens tous
                                  vinrent à la fois ils lui pissèrent dessus
ils pissèrent à sa porte en
                                  flots d’eau âcre
ce territoire marqué son
                                  satin qui en demande.

NOTES :

  • Nous nous interrogeons sur la nécessité d’un changement de temps, non retenu finalement.

  • Nous hésitons entre « cramoisie/vermeille/pourpre » puis le choix s'est porté sur « vermeille »

  • Nous avons opté pour le renvoi de « alors » au vers précédent par souci de rythme

  • Notre choix s’est porté sur « âcre » à la place de « amer » car « amer » peut définir quelque chose de bon tandis qu'« âcre » définit bien l'odeur d'urine.

VI

Not a torrent but furred
mud silks through time stopped up
to flood a future where
beavers have vanished with
only bièvre to bite
its way into the tongue
casoreum musky
your sillage at arm’s length
dog-river bares its teeth
at the devil’s dye-house
this quality of water
mordant how do you like
my scarlet what will this
will it never be clean

TRADUCTION :

Pas un torrent mais des soies
épaisses et embourbées peu à peu obstruent
pour inonder un futur où
les castors ont disparu avec
seulement la bièvre à ronger
jusque dans la langue
castoreum musqué
ton sillage à portée de bras
la rivière-chienne montre les dents
à la teinturerie du diable
cette qualité d'eau
mordante te plaît-elle
mon écarlate que sera
sera-t-il jamais pur

NOTES :

Dans ce sixième texte proposé à notre attention, la traduction semble se faire plus complexe encore en raison de la double lecture plus explicitement évoquée par le poète : la langue du castor creuse le double lieu de la Bièvre et du texte et il pourrait être intéressant de se demander ce que ce texte fait en retour au paysage observé, question qui, bien entendu, pose un problème de traduction, du moins la rend plus délicate. Rien que dans ce seul poème, neuf points retiennent notre attention : dès les deux premiers vers, nous sentons combien le cours naturel est comme empêché et qu’il convient donc d’être particulièrement attentifs à la place et au choix des mots ; ainsi cela explique-t-il que nous avons opté pour le déplacement de « épaisse » au vers précédent pour éviter la répétition, plus exactement la juxtaposition, de « épaisse » et « embourbée », comme s’il fallait que l’obstacle se poursuive de vers en vers. Dans le même ordre d’idée, le choix pour une première version de « embourbées [qui] peu à peu obstruent » nous semble limiter le processus d’obstruction à l’œuvre, aussi avons-nous décidé en deuxième intention de supprimer le pronom relatif « qui ». « Obstruent » qui est notre troisième point de référence, a été retenu de préférence au verbe « boucher » pour garder ce jeu sur les sonorités « stoPPeDuP » // « oBsTRuent ». Effectivement ce travail sur les sonorités rend les étudiants de plus en plus réceptifs à l’importance du terme finalement élu : une longue hésitation a lieu entre « mordiller », « mordre » et « ronger » pour éviter une répétition avec le « mordant » quelques vers plus bas, le choix se portant au final sur « ronger ». Avec « into the tongue », nous entrons bien dans le basculement du texte qui plus qu’une flânerie le long de la Bièvre propose une interrogation sur le langage poétique, induisant du même coup, d’abord une hésitation entre « vers » ou « dans la langue » pour aboutir ensuite à « jusque dans la langue ».

Les quatre derniers points seront techniquement plus simples à résoudre, faisant partie des habituelles controverses de traduction : successivement, nous aborderons « at arm'slength » qui donne « à portée de bras » ; nous signalerons notre hésitation entre « dents » et « crocs » pour finalementgarder « dents » par souci de simplicité. Dans le même registre, avec « mordante, [comment] te plaît-elle » nous supprimons « comment » au nom d’une fluidité, peut-être celle reconquise après le travail d’érosion de la langue. Enfin, ayant le souci de respecter l’opacité des deux derniers vers, nous laissons la répétition de « que sera ». Ces deux derniers points nous paraissent ainsi constituer une vision synthétique du poème, entre, effectivement, fluidité et opacité ou densité, les problèmes rencontrés dans la traduction suivant en cela ceux de l’écriture et de ce qu’elle suggère du double processus fluvial et linguistique.

  • Nous avons opté pour le déplacement de « épaisse » au vers précédent pour éviter la répétition « épaisse » et « embourbée »

  • « embourbées [qui] peu à peu obstruent » dans une première version nous a semblé limiter le processus d’obstruction à l’œuvre, aussi avons-nous choisi en deuxième intention de supprimer le pronom relatif « qui » ; « obstruent » est le choix de traduction qui a été fait par rapport au verbe « boucher » pour garder ce jeu sur les sonorités « stoPPeDuP » // « oBsTRuent »

  • Nous avons longuement hésité entre « mordiller », « mordre » et « ronger » : pour éviter une répétition avec le « mordant » quelques vers plus bas - le choix se portant finalementsur « ronger ».

  • « into the tongue » nous pose question et induit d’abord une hésitation entre « vers/dans la langue ? » pour aboutir ensuite à « jusque dans la langue »

  • « at arm'slength » donne « à portée de bras »

  • Nous avons hésité hésitation entre « dents » et « crocs » et fini par décider de garder « dents » par souci de simplicité

  • Dans « mordante, [comment] te plaît-elle » nous supprimons « comment » pour conserver la fluidité

  • Pour respecter l’opacité des deux derniers vers, nous laissons la répétition de « que sera ».

VII

Not a river but its
nymph already complaining
late 1500s in
Baïf’s lament for injured
water where your gobblins
where your poisons tint
inhuman dyers taint
the mixing of our waters
her own name blotted out
by Gobelins she runs
in the glint of bare life
are you even listening
the city doesn’t
count what lies underneath

TRADUCTION :

Pas une rivière mais sa
nymphe se lamentait déjà
fin seizième dans
la complainte de Baïf pour l’eau
blessée où tes gobelins
où tes poisons colorent
teinturiers inhumains contaminent
le mélange de nos eaux
son propre nom occulté
Par les Gobelins elle coule
dans le reflet de la vie nue
est-ce que tu écoutes au moins
la ville ne compte
                        pas ce qui s’étend dessous

NOTES :

Ce septième poème met d’emblée son lecteur dans la problématique littéraire qui doit interpeller les étudiants : en quelque sorte que nous faut-il lire « sous » la rivière – « Not a river but » - ? L’histoire, du moins la réminiscence, littéraire prend le relais sur le récit fluvial. Il s’agira donc, dans ce délicat entrelacs, de traduire dans le sens d’une légèreté, d’une référence poétique à la fois explicite mais intégrée au cours naturel du texte contemporain. Ainsi le choix de mettre le verbe « se lamentait » à l’imparfait en évitant le lourd relatif « qui » suivi du participe présent, participe-t-il de ce processus. Dans le même temps, il renoue, avec finesse avec le genre poétique de la lamentation. Toujours dans un souci d’alléger, « fin seizième » a été choisi au lieu de « fin du seizième siècle ». Enfin, et c’est le troisième et dernier point de questionnement quant à ce poème, nous signalerons une hésitation entre « cité » et « ville », « cité » pouvant évoquer l’île de la Cité, est rejeté, d’autant que nous avons utilisé « ville » dans ces traductions et qu’il paraît donc plus cohérent de poursuivre avec ce terme.

  • Le verbe est mis à l’imparfait : « se lamentait »évitant ainsi le lourd relatif « qui » suivi du participe présent

  • « fin seizième » au lieu de « fin du seizième siècle »

  • Nous hésitons entre « cité »/ et « ville », « cité » pouvant évoquer l’île de la Cité, il est rejeté, d’autant que nous avons utilisé « ville » dans les traductionsprécédentes et qu’il paraît plus cohérent de poursuivre avec ce terme

VIII

Not the source but the effluent
will rather the multitudinous
waves incarnadine
making the green one
Gobelin scarlet
affluent in muddy commerce
all the insect blood in America
rinsed in the piss-poor river
runs as weft in this repeated
gesture where evenness
is all that hangs
between hand and eye
a landcape opens on a wall
the wool pulled over

TRADUCTION :

Pas la source mais l'effluent
rougira plutôt
la multitude des vagues
transformant les vertes
en écarlate Gobelin
affluent du commerce boueux
tout le sang d'insecte de l'Amérique
rincé dans la rivière de pisse épaisse
coule comme la trame dans ce
geste répété où l'uniformité
est tout ce qui pend
entre main et œil
un paysage s'ouvre sur un mur
la laine qui le recouvre

NOTES :

Aborder le huitième texte, c’est être arrêté par trois vers-clés : gesturewhereevenness / is all thathangs / between hand and eye que les propres notes de l’auteur sur les tapisseries des Gobelins et la référence à Shakespeare accentuent. Les étudiants sont alertés, d’une part, sur l’arrière-plan culturel ; d’autre part, sur le processus d’écriture, sur le geste qui coordonne tout en les différenciant, l’œil et la main, c’est-à-dire l’observation et la transcription sans oublier que l’écriture pour une part modifie le rapport au réel. Ils se rendent compte qu’ils ne traduisent pas qu’un texte mais sa genèse, ses références plus ou moins explicites, le travail intérieur qui accompagne toute création.

De telles intrications les sensibilisent à la fois aux échos que les poèmes entretiennent entre eux ainsi qu’à la double difficulté de sens et de sonorité. C’est ainsi que six points seront soulevés à la lecture du texte. En traduisant « hangs », par « s'accroche », nous faisons un rappel du poème n°3. Par ailleurs, le vers « sang d'insecte de l'Amérique », du fait de sa référence littéraire et licière, pose un problème de sens. Nous poursuivrons par « Rinsed in the Piss-Poor River » que nous traduisons par « Rincé dans la Rivière de Pisse éPaisse », ce qui permet de garder le jeu sur les sonorités, tout en ne faisant pas pour autant disparaître notre hésitation sur « emporté dans la rivière de pisse ». A la suite, avec « runs », deux possibilités se sont offertes à nous, entre « coule » ou « cours » et notre choix s’est finalement porté sur « coule » pour deux raisons : d’une part, la cohérence avec la suite ; d’autre part, un rappel du champ lexical de l'eau. Concernant « evenness », nous avons évoqué deux choix recevables : « uniformité » ou « régularité » et avons opté pour « uniformité » car même en anglais « the evenness of a gesture » est une collocation étrange. Enfin, concernant une expression relevée plus haut, « entre main et œil » nous avons choisi de privilégier le rythme en ôtant les déterminants. Dernier point qui a suscité un petit débat : « lorsque » n'est pas dans le texte anglais, du coup nous choisissons de traduire par « la laine qui le recouvre » et sans doute est-ce là encore une question rythmique.

  • En traduisant « hangs » par « s'accroche », nous faisons un rappel du poème n°3.

  • « sang d'insecte de l'Amérique »est un vers qui pose un problème de sens

  • « Rinsed in the Piss-Poor River » que nous traduisons par → « Rincé dans la Rivière de Pisse éPaisse » → afin de garder le jeu sur les sonorités. Néanmoins subsiste une hésitation sur « emporté dans la rivière de pisse »)

  • Avec « runs »,deux possibilités se sont offertes à nous, entre « coule » ou « cours » et notre choix s’est finalement porté sur « coule » pour la cohérence, d’une part avec la suite et parce que constituant, d’autre part, un rappel du champ lexical de l'eau)

  • Concernant « evenness », nous avons évoqué deux choix recevables, « uniformité » ou « régularité » et avons opté pour « uniformité » car même en anglais « the evenness of a gesture » est une collocation étrange.

  • « entre main et œil » privilégie le rythme en ayant ôté les déterminants

  • « lorsque » n'est pas dans le texte anglais, du coup nous choisissons de traduire par « la laine qui le recouvre »

REMARQUES DE L’AUTEUR sur ce poème:

In "all the insect blood of America" there is an allusion to Shakespeare, and Lady Macbeth's line "all the perfumes of Arabia will not sweeten this little hand" (bloody with murder) but the insect blood is the cochineal used to make red dye in the Gobelins factory – it was imported from America.

"Piss-poor" is a colloquial way of describing poverty, but there is a specific reference to urine as it was said to contribute to the particular quality of the river water, which was used to fix the dye. The idea I'm getting at is the contrast between global trade relationships and local poverty, but I'm weaving in (if you'll excuse the pun) as much reference as possible to the actual processes used at Gobelins.

IX

Not a rill but run-off
guttering to a halt
or flood that stutters in its
struggle with silence
you have to be so quick
to catch the impossible
when money falters time
sells out the cuts cut in
her wavelength takes you down
her flame red her curlicue
stepped in the bitmap weave
that makes it seem natural
on the rue Berbier-du-Mets
in steeped scarlet the slow loom

TRADUCTION :

Pas un ruisseau mais un écoulement
gargouillant jusqu’à l’arrêt
ou crue forçant la voix
lutte contre le silence
il faut être si rapide
pour saisir l’impossible
lorsque l’argent s’épuise le temps
liquide les coupures tranchées
sa longueur d’onde nous entraîne dessous
sa flamme rouge son ornement
tissé dans les méandres des pixels
qui la rendent naturelle
rue Berbier-du-Mets
imprégné d’écarlate la filature alentie

NOTES :

Ce neuvième poème fait entendre auprès des étudiants le lien étonnant entre parole et silence, de même que l’importance de la voix, presque de la mise en voix du texte que le travail sur la performance d’une Zoé Skoulding ne contredirait pas. Or qui dit « voix » est une injonction de plus lancée au traducteur qui s’affronte à la teneur signifiante et sonore d’un mot et à son passage d’une langue à l’autre. Dans le même ordre d’idée, l’évocation de la création sous le double aspect d’une tapisserie métaphorique et d’un texte accentue les effets de strates et de langues. De quoi est constituée la trame ? Qu’est-ce qui se passe sous la langue comme sous la ville où – insiste le poète – coule une rivière ?

Ainsi, « to a halt » nous fait hésiter pour la traduction entre « en fin » et « jusqu'à » car si à l'écrit les deux possibilités semblent convenir, à l'oral c’est un peu moins réussi pour des raisons euphoniques. Un identique souci d’écoute des deux langues jette une perplexité devant l’emploi de « flood ». Il génère une longue hésitation entre « flot », « crue », « débord » et notre choix s’est porté au final sur « crue » qui nous semble plus musical à l'oral ; par ailleurs l'anglais « flood » est assez courant, « débord » et « flot » l’étant moins, il nous paraît judicieux de prendre « crue ». Cinq autres points vont retenir notre attention. Il s’agit d’abord de « struggle with » que nous traduirons par « lutte contre » et le jeu apparemment contraire entre la postposition et la préposition atteste de la nécessité de littéralement tisser le texte dans sa langue d’arrivée. Le second point est primordial : il s’agit de l’expression « nous entraîne dessous », l’insistance opérée par « dessous » faisant un rappel de la rivière qui passe sous la ville tout autant d’une langue sous la langue, à la fois la liberté voire la subversion ou le détournement de sens du langage poétique par rapport à tout autre usage de la langue, et la langue d’origine sous la traduction. Autre occasion de travailler les nuances, celle procurée par « curlicue » qui a donné lieu à une nouvellehésitation entre « fioriture », « ornement » et « enjolivure ». Notre choix s’est porté sur « ornement » qui nous semble plus neutre que « enjolivure » à connotation trop positive et « fioriture » qui, elle, a une connotation négative. Un point a fait lui aussi débat : « makes » pour lequel nous faisons le choix du pluriel : « rendent »; il est à noter qu’en anglais, « bitmap » est au singulier mais se traduit par « pixelS ». Enfin, pour conclure, nous évoquerons « loom » traduit par « filature » car il ramène aux usines de tissage, à ce réel observé doublé du travail métaphorique qu’il opère sur la question de langue.

  • « to a halt » nous fait hésiter entre « en fin » et « jusqu'à » car si à l'écrit tout va bien, à l'oral c’est un peu moins réussi pour des raisons euphoniques

  • « flood » a généré une longue hésitation entre « flot » / « crue » / « débord » et notre choix s’est porté sur « crue » qui nous semble plus musical à l'oral ; par ailleurs l'anglais « flood » est assez courant, « débord » et « flot » l’étant moins, il nous paraît judicieux d’opter pour« crue »

  • « struggle with » est traduit par « lutte contre »

  • « nous entraîne dessous »,l’insistance opérée par « dessous » fait un rappel de la rivière qui estpasse sous la ville

  • « curlicue » a donné lieu à une nouvellehésitation entre « fioriture », « ornement » et « enjolivure » et notre choix s’est porté sur « ornement » qui nous semble plus neutre que « enjolivure » à connotation trop positive et « fioriture » qui, elle, a une connotation négative

  • Pour « makes »,nous faisons le choix du pluriel : « rendent » ( ; il est à noter qu’ en anglais, « bitmap » est au singulier mais se traduit par « pixelS »

  • « loom » est traduit par« filature » car le mot ramène aux usines de tissage

X

Not black ribbon but white
silences deserted
streets a bleached dust under
August moon cool ermine
traced with silver thread
shivers under scraped skins
say snow of leather or
city drowned in feathers
you can’t get far enough away
to see the glacial picturesque
without the ripped hide
stench and bloodstains
seeping into utterance
between the river and itself

TRADUCTION :

Pas de ruban noir mais blancs
silences des rues
désertées une poussière pâlie
sous la lune d’août une fraîche hermine
cernée de fil d’argent
frissonne sous des peaux raclées
disons neige de cuir ou
ville noyée sous les plumes
tu ne peux t’éloigner assez
pour voir le décor glacial
sans la peau arrachée
puanteur et taches de sang
qui suintent jusque dans la parole
entre la rivière et elle-même

NOTES :

Ce dixième texte nous apprend que c’est au final la parole - seepingintoutteranceapparaît dans l’avant-dernier vers - qui détient le paysage, qui crée du lien là où la « promenade » le long de la rivière n’en permet plus vraiment. Un délitement est à l’œuvre et comment le poète le rend-il ? Comme son traducteur s’en empare-t-il ?

Deux points retiennent alors notre attention. Le premier s’annonce avec « poussière de craie » qui nous fait hésiter entre « poussière crayeuse » et « poussière pâlie ». Notre choix se portera sur le deuxième item car il semblerait que « deserted » qui précède le convoque de préférence en mettant en exergue l’idée de solitude, d’abandon. Cette impression quasi fantomatique est renforcée et prolongée par l’emploi métonymique de « cool ermine » au vers suivant. La langue, en quelque sorte, se fait violence et/ou fait violence à la sensibilité du regard. C’est pourquoi, ensuite, « ripped » nous renvoie-t-il plutôt à « arraché » qu’à « déchiré ».

XI

Not a vein but the lateral
piercing of boulevard
AugusteBlanqui driven
underground it has become
its own double the universe
yammering on while
far away the sister
stars look back at us
tangling and untangling
the endless alternatives
of self by side by self
where revolution runs
into hidden patterns
acracked face a future

« La nature ne connaît ni ne pratique la morale en action. Ce qu’elle fait, elle ne le fait pas exprès. Elle travaille à colin-maillard, détruit, crée, transforme. Le reste ne la regarde pas. Les yeux fermés, elle applique le calcul des probabilités mieux que tous les mathématiciens ne l’expliquent, les yeux très ouverts. Pas une variante ne l’esquive, pas une chance ne demeure au fond de l’urne. Elle tire tous les numéros. » Louis Auguste Blanqui, L’éternité par les astres, 1872.

TRADUCTION :

Pas une artère mais la percée
latérale du boulevard
Auguste Blanqui entraîné
sous terre il est devenu
son propre double l’univers
qui bourdonne alors
qu’au loin les étoiles
sœurs nous retournent leur regards
nouant et dénouant
les alternatives infinies
du soi si près de soi
où la révolution court
dans des réseaux secrets
une face craquelée un futur

NOTES :

Pour ce texte 11, la citation liminaire est, bien entendu, importante, notamment avec « Elle [la nature] travaille à colin-maillard, détruit, crée, transforme. », fonctionnant dans le cadre d’une traduction comme d’une incitation à bien prendre en compte le travail de l’écriture, ses étapes successives qui ont été celles de l’auteur et que doit s’approprier le traducteur puis, dans une certaine mesure, faire siennes. Nos étudiants sont donc interrogés sur la nécessité, à leur tour, d’écrire leur traduction et dans cette optique de suivre la double démarche de fidélité et d’écart au texte-source, d’exigence de lecture et de création dans la nouvelle langue. Pourrait-on parler, au cours de l’opération traduisante de réflexivité, autrement dit ce que nous révèle le travail de traduction du processus de composition, comme d’un « look back at us » ? Il semblerait que les points d’achoppement de ce poème à son texte d’origine se révèlent de plus en plus fins comme requérant une attention plus aigüe, préparée, il faut le dire, par la traduction en amont des autres textes, sans doute aussi de la familiarité peu à peu acquise avec la langue spécifique de Zoé Skoulding.

Ainsi, au milieu du poème, « yammering on » crée-t-il une hésitation entre « bourdonne » et « vrombit ». Deux vers plus bas, « [stars] look back at us » est traduit par « nous retournent leurs regards ». Mais le problème de traduction le plus important est soulevé avec « run » qui, s’il a pu être traduit par « coule » dans les poèmes précédents, ne le peut pas ici car écrire « la révolution coule » prendrait un sens négatif. Enfin, la double attention – sens, son – est à nouveau requise sur « cracked » qui provoque le doute : faut-il choisir « fissurée », « fêlée » ou « craquelée » ? Notre choix s’est porté sur « craquelé » pour éviter trop de répétitions du son « f », le glissement s’opérant de « face fissurée, un futur » à « face craquelée, un futur », la sonorité de « craquelée » étant plus ouverte et donc malgré tout plus favorable au futur que les voyelles fermées « i » et « u » de « fissurée ».

Compte rendu de l’atelier de traduction d’italien, Journée « Traduire les poètes : Rencontres entre les mondes roman et anglo-saxon » - 19 février 2016, par Dario Rudy, participant à l’atelier

L’atelier de traduction d’italien a été organisé le travail en quatre étapes :

1. Lecture orale des poèmes par l’auteur

2. Discussion pour caractériser les sons

3. Ecrire les images qui viennent à l’esprit

4. Lire les traductions préparées en amont

5. Les travailler en tentant de lier son, image et sens.

Le travail s’effectue autour de ces axes, en questionnant l’auteur au fur et à mesure de la progression. Trois traductions seront finalisées durant les deux heures de l’atelier.

Après avoir été introduite par la conférence de Vincent Broqua, la journée d’étude se divise en ateliers de traduction permettant aux étudiants présents de découvrir en pratique les questions théoriques évoquées plus tôt. Les participants à l’atelier d’anglais supervisé par Marie Nadia Karsky quittent la salle tandis que se met en place l’atelier de traduction de l’italien sous la direction de Maïca Sanconie.

Il s’agira pour les étudiants de traduire un fragment d’un poème de la poétesse italienne Laura Fusco, « Su un ponte », extrait de La pescatrice di perle (Edizione Kolibris, 2015), présente dans la salle. L’auteur lit le texte choisi à voix haute devant l’assemblée, pour que les participants se familiarisent avec le registre et les images du texte, mais avant tout pour qu’ils s’imprègnent de sa musicalité.

Su un ponte da Nouvelle Vague,

su una bici che ti lascia a piedi in mezzo al temporale,

con il sacco rotto della spesa che semina girasoli in mezzo al traffico,

tu.

E invece lui,
nell’appartamento gelato e messo a soqquadro
per cercare la fuga di Annie e il giorno dopo del gas.
Ti sei rifugiata nelle scale buie per strizzarti l’acqua dai vestiti senza sospettare
che poi saresti salita da lui,
a portargli tutta quell’acqua sulle losanghe azzurre e nere del pavimento,
tutto quel tuo respiro rappreso di freddo.
Lui invece
ti aspettava,
attratto dai girasoli,
attratto dalla pioggia,
attratto dall’idea di non pensare più a Annie.
Hai sgocciolato sui suoi libri,
sparsi come guadi sul pavimento,
camminando fino a dove
ti ha passato una vestaglia,
ti ha passato un asciugamano,
ti ha passato il contatto della sua mano.
Quello delle tue labbra sul bordo del bicchiere
l’avete fatto tintinnare facendovi spazio a fática
tra i quadri e le tende di velluto.
Anche lui aveva una bici.
Ti sei appoggiata al cerchione.
Lo hai sentito entrarti tra le scapole e le vertebre.
Spostandoti hai messo una mano in una felce come se fossi in un prato
e non al Marais.

Cette lecture permet aux étudiants de préciser certains traits du poème. La déclamation filée qu’en fait l’auteur réunit des phrases séparées dans la mise en forme du texte. Le poème coule. Quelques énumérations et phrases plus courtes émaillent le poème, avant que des phrases plus longues, lues en un souffle se déclenchent. Le rythme va donc représenter l’un des enjeux majeurs de cette traduction.

Les étudiants se mettent au travail. Munis pour les plus prévoyants d’un dictionnaire et pour les plus équipés d’un smartphone, chacun s’essaye à l’exercice, dans une atmosphère concentrée. L’arrivée des poètes Chantal Danjou et Yves Jacques Bouin correspond à la fin du temps imparti (la première heure). On cherche des volontaires pour faire partager leur esquisse de traduction. Deux participants acceptent de lire leur brouillon à voix haute, demandant un peu d’indulgence pour une traduction effectuée en un temps si réduit. Le premier candidat lit son texte de façon plus hachée, donnant un tour syncopé à ce poème en prose :

Sur un pont Nouvelle Vague.
Sur un vélo qui te laisse à pied au milieu du temps
Avec le sac crevé de la dépense qui sème des tournesols au milieu du trafic.
Toi
Et lui, au contraire dans l’appartement gelé et saccagé pour chercher la fuite d’Annie et celle du gaz le jour d’après.
Tu t’es réfugiée dans l’obscurité des escaliers pour essorer l’eau de tes vêtements sans penser que tu serais ensuite sortie par lui pour lui porter toute cette eau sur les losanges azur et noirs du carrelage, toute cette respiration venue du froid.
Lui au contraire
Il t’attendait
Attiré par les tournesols,
Attiré par la pluie
Attiré par l’idée de ne plus penser à Annie.
Tu as éparpillé ses livres
Comme des galets sur le sol
En marchant jusqu’où
Il t’a passé une veste
Il t’a passé une serviette
Il t’a effleuré la main
Ces deux lèvres sur le bord du verre.
Vous l’avez fait tinter en vous faisant difficilement de l’espace
Entre les tableaux et les rideaux de velours.
Lui aussi avait un vélo.
Tu t’es appuyée au grand cercle
Tu l’as entendu entre tes vertèbres.
Tu as mis une main dans une fougère comme si tu étais dans un pré
Et pas dans le Marais.

Le texte proposé par le second candidat semble plus fluide mais manque peut-être de cette poésie rythmée que nous proposait le premier :

Sur un pont Nouvelle vague
Sur une bicyclette qui te laisse terminer à pied au milieu de la tempête
Avec le sac de provisions déchiré qui sème des tournesols au milieu du trafic,
toi.
Et lui en revanche, dans l’appartement glacé
Retourné pour retrouver la fuite d’Annie, le lendemain de celle du gaz.
Tu t’es réfugiée dans les escaliers sombres pour égoutter l’eau de tes habits, sans soupçonner qu’après tu serais montée chez lui, pour lui apporter toute cette eau, sur les losanges bleus et noirs du carrelage, ton souffle pris par le froid.
Lui, en revanche,
Il t’attendait.
Attiré par les tournesols,
Attiré par la pluie,
Attiré par l’idée de ne plus penser à Annie.
Tu as goutté sur ses livres, éparpillés au sol comme autant de gués sur le carrelage
En marchant jusqu’à ce qu’il t’ait passé une veste
Qu’il te passe une serviette
Qu’il effleure ta main de la sienne
Le contact de tes lèvres sur le rebord du verre.
Vous l’avez fait tinter, créant avec difficulté un espace entre les tableaux et les rideaux de velours rouge.
Lui aussi avait une bicyclette.
Tu t’es appuyée sur l’arceau.
Tu l’as senti entre les omoplates et les vertèbres.
En te déplaçant, tu as caressé une fougère comme si tu te trouvais dans un pré
Et pas dans le Marais.

Suite aux deux lectures, Laura Fusco prend la parole. Ne maîtrisant pas parfaitement le français, c’est au rythme et à la musique des traductions qu’elle s’est avant tout consacrée. Les deux lui paraissent proposer des univers sonores assez éloignés, mais tous deux valables. La première version lui semblait prendre plus de liberté avec le rythme de sa prose, tandis que la seconde lui était plus fidèle. Cette expérience d’être « traduite en direct » lui semble montrer qu’il y a autant de traductions possibles de ce texte que de traducteurs. Chacun semble mettre en lumière un aspect qui est pourtant déjà présent dans le texte original. Elle demande donc aux autres participants de l’atelier s’ils acceptent de lui confier leurs brouillons. Yves-Jacques Bouin et Chantal Danjou, les deux poètes invités, s’émerveillent des différences de rythme entre les deux poèmes et de comment celles-ci modifient notre perception du texte. Pour comparer les deux musiques proposées à la partition originale, ils demandent à Laura Fusco d’en refaire une lecture à voix haute. Se penchant à nouveau sur les deux traductions proposées, ils estiment que dans le premier cas, l’atmosphère semble plus lugubre, plus détachée, moins en proie à ces élans d’affection qui caractérisent la lecture de la poétesse, dans lequel quelques vers courts déploient une prose plus sentimentale. Pourtant, le texte se tient du début à la fin et propose un rythme saccadé très intéressant.

La deuxième traduction leur semble plus fluide, plus joyeuse et peut-être plus proche de cette atmosphère douce-amère qu’ils entendaient dans la lecture de la poétesse.

Seulement, elle manque un peu de souffle poétique. Certains choix de mots sont moins heureux, moins sonores, semblent « tomber à plat ». Et semblent perdre parfois la légèreté de ce souffle pour privilégier un tour plus descriptif.

Les étudiants confirment dans leur ensemble les avis des invités. Les deux traducteurs plaident le manque de temps et la difficulté de revendiquer ou de problématiser les mérites d’une traduction qu’on a faite à la hâte. On ne peut s’empêcher d’entendre une forme d’intention dans une traduction, là où la précipitation n’entraîne parfois que des choix qui manquent de poids et sur lesquels on aurait souhaité pouvoir revenir. Ces paroles concluront là cet atelier, car, à peine a-t- on eu le temps de traduire, de lire et de partager, que le programme de la journée d’études nous rattrape. Il faut libérer la salle et rejoindre tous ensemble la Maison des écrivains.

Traduction du deuxième poème de Laura Fusco proposé dans l’atelier : « La ragazza del quinto piano », extrait de La pescatrice di perle.

Commencée lors de l’atelier, la traduction sera terminée par l’étudiante deux semaines plus tard et envoyée à l’auteur.

La ragazza del quinto piano


La ragazza del quinto piano parla a un ragazzo inesistente,
gli siede sulle ginocchia con la tazza in mano che fuma e gli chiede,
ne vuoi?
Poi mette la musica e si mette a ballare davanti alla finestra nuda
e le tende
volano.
La ragazza del quinto piano,
l’ambulanza è già venuta a prenderla tre volte,
e adesso ha fasce azzurre ai polsi,
che le nascondono i tagli e una piccola cicatrice
sullo sterno.
La ragazza del quinto piano
va con il walkman e una mela a leggere sul tetto,
e sbatte la porta alle cinque del mattino ma non si sa
dove va.
Il suo ragazzo
studia le stelle dei Sabei di Harrane nessuno l’ha mai
visto,
ma quando arriva per giorni
la luce non si spegne e i vetri si appannano,
e dopo lei cammina a piedi nudi e fa seccare
fiori.
La ragazza del quinto piano,
prende le pillole per dormire.…

La fille du cinquième étage
La fille du cinquième étage parle à un garçon qui n’existe pas,
elle s’assoit sur ses genoux la tasse à la main, qui fume, et lui propose,

en veux-tu ?
Puis elle met de la musique et se met à danser devant la fenêtre nue
et les rideaux
volent.
La fille du cinquième étage,
l’ambulance est déjà venue la prendre à trois reprises,
et maintenant elle a des bandes bleues aux poignets,
qui cachent ses taillades et une petite cicatrice
sur le sternum.
La fille du cinquième étage
va avec son walkman et une pomme lire sur le toit,
et claque la porte à cinq heures du matin mais on ne sait pas
où elle va.
Son garçon
étudie les étoiles des Sabéens d’Harran personne ne l’a jamais
vu,
mais quand elle arrive pendant des jours
la lumière ne s’éteint pas et les vitres s’éclairent,
et puis elle marche à pieds nus et fait sécher
des fleurs.
La fille du cinquième étage,
prend la pilule pour dormir…

Traduction de Soumia LABLACK, doctorante contractuelle en études hispaniques, Université Paris 8 – EA 4385 (Italien étudié en LV4 option facultative au lycée de la 1ère à la Terminale puis en 1ère année de licence en 2005-2006. Langue non pratiquée depuis une dizaine d’années).

Commentaires de Laura Fusco :

Traduire da traducere: trasportare-trasferire, interpretare. Ma: rispettando l’originale o ri-creando? Il traduttore tradisce? O arricchisce con una nuova lettura? Diventa autore? E, aggiungo io, fino a dove come poeta ci si può ri/trovare? E’ uno dei pregi e meriti del progetto fare incontrare non sulla carta poeti, traduttori, docenti e studenti. Con una sezione di traduzione che rende gli interventi teorici fertili premesse e permette un confronto e osmosi interessante tra i mondi che rappresentiamo.

Si parte con Marie Nadia Karsky che introduce le domande che viviamo ogni volta che siamo tradotti, sul rapporto col testo di chi (ci) traduce e viceversa. L’intervento pieno di rimandi di V. Broqua le pone con lucidità. La relazione orienta il lavoro che si farà, pone i quesiti fondamentali, contestualizza e stimola.

Gli studenti nella fase laboratoriale incarnano le diverse possibili modalità. Li trovo molto motivati e entusiasti, mostrano qualità e livello alto di preparazione. Pur nel poco tempo a disposizione riescono a dare versioni differenti dei miei versi e a motivarle con riflessioni di natura estetica e di senso pertinenti e approfondite. Io con loro faccio il lavoro che faccio con i miei traduttori, leggiamo insieme la loro versione, discutiamo su sinonimi e costruzioni. Mi affianca M. Sanconie che stimola con grande sensibilità e fornisce elementi che apprezzo e li rende spunti. Ci raggiungono C. Danjou e Y.J. Bouin: ascoltano la lettura dei miei versi e le traduzioni in fieri e partecipano al confronto. Ha per temi la lettura, interpretazione e resa delle emozioni e delle atmosfere originarie dei miei testi, le mie scelte lessicali, quelle dei ragazzi che stanno traducendo, la musicalità dei testi originali, aspetti cui sono molto attenta. Due gruppi affrontano un testo, una studentessa ne sceglie un altro, fanno tutti traduzioni buone anche se di diversa qualità.

Al pomeriggio si riuniscono le due sezioni del mattino, è bello e importante. Due interventi vanno al cuore del tema. M. Boisseau analizza un mio testo senza conoscere l’italiano! Eppure l’analisi lo “racconta” con profondità, accuratezza, ricchezza di dettagli. Il suo approccio dimostra qualcosa che come poeti sappiamo bene, e abbiamo provato anche rispetto a traduzioni di nostre opere in lingue che non conosciamo, ma la sua dimostrazione è toccante. Ci ricorda che è prioritario entrare nel cuore di una poesia e ascoltarne il suono anche se “straniero” e sconosciuto, darle il tempo di entrare dentro di noi. C’è un’universalità sottesa alle diverse lingue, quasi una “matrix” che le precede e contiene. E ha segni, suoni e forme decrittabili. Si tratta pur sempre di codici e alfabeti, ma come nella musica vanno al di là delle differenze. E qui rientra l’intervento di C. Danjou e dell’occitano che ascoltava piccolissima dai genitori. Ancora una volta una lingua vissuta come “arcaica” nel senso di “arché”, non studiata e non “conosciuta” ma che “si possiede” e/o di cui ci si scopre “uditori” con l’emozione che provoca trovarsi di fronte al “mistero”. Non per nulla la Danjou per restituirci quell’esperienza usa termini “arcaici” come rituel magique, incantation. Anche questa esperienza in modo traslato ci è comune come poeti. Nel processo creativo c’è quel momento che precede l’atto della scrittura in cui una Poesia è ancora immagine, ritmo, canto, respiro ed è in quel momento che noi “cerchiamo” le parole per dirla attingendo a quella “matrix” e “ricreando” ogni volta la lingua con cui scriviamo. Intriganti le riflessioni sulla primissima infanzia, quando la lingua è esperienza quasi “ontologica” e totalizzante, piacere “demiurgico” dello scoprire che si è e si può entrare in relazione nominando. Y. Bouin parla di Poesia letta e interpretata, Teatro, riporta l’attenzione alle traduzioni, provoca e apre il momento finale chiosato dalla direttrice della MEL. Un luogo che ci ha “parlato” con la lingua della bellezza del suo giardino e della casa e con la sua storia di luogo di cultura e intelligenza.

E con gli studenti: Dario, Aurelien, Sounia, Martina, Lea, Amandine, Jean Christophe, e gli altri che non hanno lasciato il nome segnato….

Traduction de Maîca Sanconie

Traduction faite avec les étudiants (Dario, Aurélien, Sounia, Martina, Léa, Amandine, Jean Christophe, et ceux qui n’ont pas laissé leurs noms…)

Traduire, de traducere : transporter-transférer, interpréter. Mais : en respectant l’original ou en le ré-créant ? Le traducteur traduit ou bien enrichit le texte d’une nouvelle lecture ? Devient-il auteur ? Et, ajouterais-je, jusqu’où, en tant que poète, peut-on s’y re/trouver ? C’est une des qualités et des mérites de ce projet de faire se rencontrer ailleurs que sur du papier des poètes, des traducteurs, des enseignants et des étudiants - avec une partie traduction qui donne aux interventions théoriques valeur de fertiles prémisses, et qui permet une confrontation et des osmoses intéressantes entre les mondes que nous représentons.

La journée commence avec Marie Nadia Karsky qui présente les questions que nous vivons chaque fois que nous sommes traduits, à propos du rapport avec le texte de celui/celle qui (nous) traduit et vice-versa. L’intervention de V. Broqua, riche de références, examine ces questions avec lucidité. La matinée permet de définir l’approche du travail qui nous attend, pose les questions fondamentales, contextualise et stimule.

Durant l’atelier, les étudiants incarnent les diverses solutions possibles. Je les trouve très motivés et enthousiastes, faisant preuve de qualité et d’un haut niveau de préparation. Dans le peu de temps dont nous disposons, ils réussissent tout de même à donner des versions différentes de mes vers, et à les justifier avec pertinence et finesse par des réflexions d’ordre esthétique ou sémantique. Je fais avec eux le travail que je fais avec mes traducteurs : nous lisons leur version ensemble, nous discutons des synonymes et des constructions. M. Sanconie, à mes côtés, encourage les étudiants avec une grande sensibilité, apportant des éléments que j’apprécie, ouvrant d’autres pistes. C. Danjou et Y.-J. Bouin nous rejoignent : ils écoutent la lecture de mes vers et les traductions en préparation, et participent à la confrontation original/traduction. Cela se déroule autour de lectures à haute voix, d’interprétations sur les émotions et les atmosphères créées par mes textes, mes choix lexicaux, ceux des jeunes gens qui sont en train de traduire, la musicalité des textes originaux, autant d’aspects auxquels je suis très attentive. Deux groupes ont choisi de traduire le même poème, une étudiante en choisit un autre ; ils font tous de bonnes traductions, même si elles sont de qualités diverses.

L’après-midi, les deux ateliers du matin se réunissent. C’est un moment important. Deux interventions explorent le cœur du thème. M. Boisseau analyse mon poème « Su un ponte » sans connaître l’italien, et pourtant son analyse le « raconte » avec profondeur, acuité et une grande richesse de détails. Son approche démontre une chose qui nous est familière, et que nous avons ressenti également par rapport aux traductions de nos œuvres dans des langues que nous ne connaissons pas ; mais sa démonstration est touchante. Elle nous rappelle qu’il est prioritaire d’entrer dans le cœur d’une poésie et d’en écouter le son même s’il est « étranger » et inconnu, de lui donner le temps d’entrer en nous. Il y a une universalité sous-tendant les diverses langues, une sorte de « matrice » qui leur est antérieure et les contient. Et elle a des signes, des sons et des formes que l’on peut décrypter. Certes il s’agit toujours toujours de codes et d’alphabets, mais comme pour la musique ces signes, sons et formes dépassent les simples différences. Rentre ici en ligne de compte l’intervention de C. Danjou, à propos de l’occitan qu’elle écoutait parler par ses parents durant son enfance. Encore une fois, une langue vécue comme « archaïque » (au sens premier de « archè »), non étudiée et « inconnue » mais « possédée» et/ou dont on se découvre « auditeurs » avec l’émotion provoquée par le fait de se trouver devant ce « mystère ». Ce n’est pas pour rien que C. Danjou, pour nous restituer cette expérience, utilise des termes « archaïques » comme « rituel magique », « incantation ». Cette expérience, métaphoriquement, nous est aussi commune à nous poètes. Dans le processus créatif, il y a ce moment qui précède l’acte d’écrire dans laquelle une Poésie est encore image, rythme, chant, souffle, et c’est dans ce moment-là que nous « cherchons » les mots pour tirer l’œuvre de cette « matrice » et « recréer » chaque fois la langue dans laquelle nous écrivons. Intrigantes réflexions sur la petite enfance, lorsque la langue est une expérience quasi « ontologique » et totalisante, plaisir « démiurgique » de la découverte que l’on existe et que l’on peut entrer en relation en l’utilisant. Y. Bouin parle de poésie lue et interprétée, de théâtre, revient aux traductions, menant à la conclusion de la journée par la directrice de la MEL. Un lieu de culture et d’intelligence, marqué par son histoire, qui nous a « parlé » dans la langue de la beauté de son jardin et de la maison.

Citer cet article

Référence électronique

« Ateliers de traduction », La main de Thôt [En ligne], 5 | 2017, mis en ligne le 22 février 2018, consulté le 25 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/709