Départ

Extrait et traduction inédite de « Sans-abri » (Ohne Obdach,Engelsdorfer Verlag, 2016) de Matthias Albercht

Résumé

Annie Kaemper travaille actuellement à la traduction de cet ouvrage de Matthias Albrecht : ce livre est un récit autobiographique retraçant l’expérience hors du commun d’un pasteur et infirmier allemand, qui a partagé trois mois durant la vie des sans-abris en Allemagne et en France.

Texte

Je me réveille vers trois heures. On est en plein milieu de la nuit. L'air est saturé d'humidité. Il fait un froid de loup. En risquant la tête hors du bosquet de bambous qui me sert d'abri nocturne, j’aperçois de gros flocons de neige. Comment vais-je m’en tirer cette nuit ? Le temps risque d’être long. Je ne peux pas rester là. Je rassemble mes affaires et essaie de me réchauffer en marchant. Les flocons épais fondent sur ma veste. Si ça continue comme ça, je ne vais pas tarder à être complètement trempé. À cette minute heureusement, je ne sais pas encore qu'un froid inhabituel pour le Sud de la France va régner en maître dans les prochaines semaines. Carcassonne, qui se situe à peine à 50 km de la mer, se retrouve le 3 mai enfouie sous la neige. De mémoire d’homme, on n’a jamais vu ça. Je serai à Montpellier à cette date, il n’y gèlera pas, mais il tombera des trombes d’eau glacée. Mon refuge pour la nuit, un canal d’évacuation des eaux pluviales en travaux, sera complètement inondé.

Je suis parti hier, le 7 mars. J’ai décidé de passer deux mois dans la rue. En ce moment, je vis en France, dans les environs de Toulouse. Je veux commencer mon périple à Albi. Je ne saurais pas vraiment dire pour quelle raison. J’obéis à une voix intérieure. Je me sens mal à l’aise et inquiet : est-ce que je serai capable de tenir jusqu’au bout ? Je prépare mon sac à dos : sac de couchage, un tapis de sol, quelques affaires de rechange. Le téléphone et la carte bancaire restent à la maison. J’ai tout juste vingt euros en poche. G. m’accompagne en voiture au village voisin et me laisse à la gare. Je rencontre mon premier problème avec le guichet automatique de billets. Il n’accepte que les pièces ou les cartes bancaires. Le guichet est fermé. Je cherche un café pour changer mon billet. Par chance, j’arrive à me faire comprendre malgré mon français rudimentaire.

Dans le train, une contrôleuse me signale avec courtoisie que je n’ai pas « composté ». En France, tous les billets doivent ainsi être poinçonnés avant le départ, sinon on considère que vous voyagez en fraude. Mais la contrôleuse renonce à verbaliser. Le train traverse Toulouse. Sous l’un des grands ponts routiers, j’aperçois un petit campement : des tentes, des matelas, un feu. Ici, il y a des gens qui vivent littéralement sous les ponts.

J’arrive dans l’après-midi. Albi est une petite ville avec une cathédrale fortifiée. J’ai encore quatre euros quatre-vingt-dix-huit centimes sur moi. Dans la rue, une femme me salue aimablement. Je lui demande où je peux trouver une boulangerie et un endroit pour dormir :

« Je suis sans-abri.1 ». Elle me montre le chemin de la boulangerie la plus proche, puis explique qu’il existe une association, « le Colibri », qui vient en aide aux SDF. C’est du moins ce que je parviens à déduire des quelques mots que je comprends, et je regarde dans la direction qu’elle m’indique. Elle conclut sur un reniflement, demande un euro pour acheter du pain. J’hésite une seconde - que va-t-il me rester ? - et finis par lui donner un euro. La baguette aux céréales que j’achète dans cette boulangerie ouverte le dimanche a un goût fantastique. Je mange en économisant les bouchées, il faut que qu’elle me dure la journée. Mais je ne trouve pas le bureau du Colibri dans la direction vaguement montrée du doigt. Une passante me demande ce que je cherche. J’essaie de lui dire que je suis sans-abri et que j’ai besoin d’un endroit où dormir. Est-ce que j'ai de quoi payer ? « Non ». Elle m’indique le chemin du parc de loisirs. On y trouve de l’eau, semble-t-il, pour pouvoir se laver. Je découvre le parc sur les bords du Tarn. Il y a là des allées, des emplacements pour pique-niquer, des installations de jeux et un étang relativement grand, et, sur le côté, un ensemble de bâtiments, la « Salle des Fêtes », avec des toilettes accessibles de l’extérieur. Mais à première vue, pas d’endroit suffisamment abrité pour y dormir. Que faire ? À proximité de la gare, j’avais aperçu sur un bâtiment l’inscription « Église évangélique ». Là, on ne va sûrement pas refuser d’accueillir un SDF pour la nuit, non... ? Mais je veux vraiment passer la première nuit de mon voyage sans abri, au sens premier du terme, même si je l’appréhende. Un grand buisson de bambous plantés sur une pente herbeuse me tiendra lieu de gîte : le soleil brille encore de tout son éclat, mais dans le vent on sent monter un froid mordant. Des enfants jouent. Des joggeurs passent. Des familles se sont installées pour pique-niquer. Bientôt, le parc commence à se vider. Comment s'occuper ? Même si la nuit commence à tomber, il y a encore loin jusqu’à l’heure où je vais normalement me coucher. Ne rien faire, c’est tellement inhabituel. Alors je pars à la découverte d’Albi. C’est comme ça que je tombe par hasard sur le bureau du Colibri et constate que de toute façon il n'a pas ouvert ses portes aujourd'hui. Du lundi au vendredi, on peut venir sans rendez-vous de 9h à 12h. D’une porte située sur le côté de la cathédrale, un prêtre fait sortir une femme et un enfant. Est-ce qu’à lui, je peux demander une place pour dormir ? Je poursuis mon chemin. Dans le bâtiment à l’inscription « Église évangélique », les lumières sont allumées. Je pourrais sonner. Mais non, je veux m’en tenir à ma résolution de passer cette première nuit dehors. J’ai faim. Les restaurants proposent des menus avec des prix tout à fait abordables. Je n'ai pas assez d'argent. Je reste dehors.

De retour dans le parc, je m'installe dans le bosquet de bambous. Ce qui, à cause de la pente, s'avère plutôt compliqué. J'enfile en couches superposées tous les vêtements que j'ai pris avec moi. Une voiture de police longe le parc. S'ils me découvrent, qu'arrivera-t-il ?

Et maintenant me voilà réveillé par le froid et la neige. La nuit est encore longue. Je prends conscience que le fait d'avoir le temps est sans doute une spécificité de mon projet. Mais en ce moment, je n'ai qu'une envie : que le temps passe plus vite. Pourtant, c'est le temps de vie qui m'est imparti. Comment puis-je désirer qu'il passe ainsi plus vite ? Comment rester dans l'instant, même en de pareils moments ? Pour le reste de la nuit, je trouve refuge sous l'auvent qui protège les lavabos devant l'entrée des toilettes publiques, et je m'étends pour dormir sur les dalles de galets cimentés. Je somnole un peu, me réveille souvent et reste allongé jusqu'à sept heures. Quand il fait enfin jour, tout est blanc ! Il va continuer à neiger toute la journée. J'ai tout juste assez d'argent pour acheter à la boulangerie une baguette et un café. Les radiateurs dans les bâtiments de la gare dégagent une chaleur bienfaisante. Vers neuf heures, je gagne la cathédrale pour un moment de recueillement.

À l'intérieur du local du Colibri, quelques sièges sont occupés. Certains des visiteurs jouent à des jeux de société. « Je suis sans-abri, je cherche un lieu pour dormir ». J'arrive péniblement à prononcer ces mots appris par cœur, qui ne sont pas encore vraiment les miens. Un homme me tend une tasse de café et m'informe que l'une des femmes va s'occuper de moi dans un moment. Chaleur humaine qui vient à ma rencontre. Je finis par m'assoir en face de deux femmes. Elles s'enquièrent de mon nom et de ma date de naissance, mais je n'ai pas besoin de montrer mes papiers. Lorsqu'elles demandent pourquoi je vis dans la rue, je réponds que j'ai habité jusqu'à présent chez une amie et j'esquisse un geste qui peut signifier n'importe quoi. Elles n'essaient pas d'en apprendre davantage. Les dortoirs d'Albi sont tous complets. On peut toutefois me trouver un lit pour trois jours dans un centre d'hébergement d'urgence de la Croix-Rouge, dans une ville située à une vingtaine de kilomètres. Ensuite je pourrai revenir. Le téléphone sonne. Une nouvelle proposition. Un foyer a quelques places disponibles à l'Isle-sur-Tarn. Il serait même possible d'y rester plus longtemps. Là-bas, il y a aussi des travailleurs sociaux qui seront capables de m'aider efficacement. La seule condition, c'est d'être sur place avant dix-sept heures. Comment m'y rendre, ça, c'est mon problème. Presque trente kilomètres. Le billet de train coûte 5,80 euros. Le Bus du Tarn, lui, vous emmène pour seulement deux euros partout où vous voulez dans les limites du département. Une bonne mesure sociale, protectrice de l'environnement par-dessus le marché. Mais même ces deux euros, je ne les ai pas. Il ne me reste que quelques centimes.

Je vais donc mendier. De toute façon, j'avais l'intention de tester les différentes formes de mendicité dans les mois à venir. Qu'est-ce que l'on ressent dans une telle situation ? Quels en seront les effets sur moi ? J'accroche à mon sac à dos une pancarte sur laquelle j'ai écrit ma phrase : Je suis sans abri, et je me place dans un passage qui conduit à un supermarché, en tenant à la main le gobelet en plastique vide qui me reste de mon petit-déjeuner à la boulangerie. Presque tous les passants m'ignorent. La première qui me donne quelque chose est une jeune femme. Elle me tend un sandwich, un paquet de dix petits pains au lait et une bouteille d'eau. De temps à autre je reçois une pièce de monnaie. Deux écolières me donnent quelques centimes. Cela me touche : elles ressemblent à mes filles, du temps où elles allaient encore au collège. Je sais qu'il leur arrive d'acheter ces journaux que vendent les chômeurs et qu'en général, malgré leurs moyens limités, elles donnent plus que le prix demandé. Les larmes me viennent aux yeux lorsqu'une femme me donne au moins deux euros en petites pièces. Une telle somme représente une vraie fortune, étant donné la difficulté qu'il semble y avoir à les « gagner ». Un homme m'adresse la parole, il me parle du Colibri. Je ressens une profonde honte. J'essaie de l'analyser. Est-ce que cela provient du fait que je ne me trouve pas réellement en situation de précarité, que je n'ai pas vraiment besoin de rester là, debout, parce que je pourrais à tout moment décider de rentrer à la maison ? Ne suis-je pas en train de mentir ? De prendre la place de quelqu'un ? Au terme de mes réflexions demeure en tout cas une part de grande honte due au fait d'être assisté. La voie que j'ai choisie, je ne peux pas vraiment la poursuivre sans aide extérieure. Au bout de deux heures, j'ai réussi à rassembler six euros. J'apprendrai plus tard que ce résultat apparemment si pitoyable représente en réalité un véritable succès. Ça ne marche pas toujours aussi bien.

Je cours à la gare routière. Le car vient de partir. Le prochain s'en va si tard que je ne pourrai pas arriver à temps à l'Isle-sur-Tarn. Il me faut prendre le train. Le prix du billet engloutit tout ce que ma « collecte » m'avait permis de rassembler : sitôt gagné, sitôt dépensé. Mais je sais que j'ai eu le nécessaire pour aujourd'hui.

Le foyer n'est pas facile à trouver. Les gens que j'aborde ne le connaissent pas. Certains m'indiquent une vague direction. Dans un bâtiment public, je tombe sur un groupe de retraités. Ils viennent de prendre le café ensemble. Je n'obtiens là aussi que des indications floues. La bourgade est ravissante et se verrait décerner trois étoiles par tous les guides touristiques allemands. La petite place du marché, carrée, est entourée d'arcades surplombées de très vieilles maisons à colombages. Mais là, je reste insensible à la beauté, la panique m'envahit. Les aiguilles de la montre s'approchent de plus en plus des dix-sept heures. Je finis par atteindre mon but. Il se trouve de l'autre côté de la ville, sur l'autre rive et dépend donc déjà de la commune voisine.

Note de fin

1 Les phrases en italiques sont en français dans le texte original (NDT)

Citer cet article

Référence électronique

Annie Kaemper, « Départ », La main de Thôt [En ligne], 6 | 2018, mis en ligne le 20 mars 2023, consulté le 16 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/726

Auteur

Annie Kaemper

Université Toulouse Jean Jaurès

Etudiante en M2 Etudes Germaniques