Texte

Nous rappellerons brièvement que Picón est notamment connu en tant que romancier, avec des titres comme El enemigo (1887), Dulce y sabrosa (1891). Il fait ainsi partie de ces écrivains qui donnent ses lettres de noblesse au roman espagnol du dernier tiers du XIXe. En qualité de conteur et de nouvelliste, Picón est l’auteur de plusieurs recueils entre 1885et 1925 et parmi lesquels comptent Novelitas (1892), Cuentos de mi tiempo (1895), Cuentos (1900), La Vistosa (1901), Drama de familia (1903).

Sitôt que la main soulevait la lourde et grande tenture tapissée, renforcée par des lanières, c’était un éblouissement pour les yeux. L’église brillait de tous ses feux. Les chapelles latérales diffusaient des éclats mordorés qui, telles de grandes bouffées de clarté, se confondaient au centre de la nef : il pendait aux arcs une multitude de lustres avec des pampilles et des prismes de verre taillé dont les facettes irisées réfractaient à l’infini le miroitement des lumières; et, au fond, derrière la pyramide de flammes formée par des cierges et des bougies dont les mèches crépitaient, émaillant d’incandescences rouges les spirales de l’encens qui flottait dans l’air chaud et lourd, l’on pouvait distinguer le retable du maître-autel, véritable monument en or.

Les images, confessionnaux, portes, peintures, et tapisseries étaient à peine perceptibles ; les formes et les lignes dénuées de contour, étaient aveuglées par un éclat qui, en dépit de son intensité, rappelait la pâleur maladive et triste de la cire. Les lampes à huile, réparties à distances et hauteurs inégales, brillaient d’une clarté verdâtre ; et sur la haute corniche supportant la voûte, s’alignaient des fenêtres aveuglées par des rideaux où s’arrêtaient les rayons du soleil, illuminant les bords du tissu et glissant ensuite, atténués et faibles, dans les moulures poussiéreuses.

Sur les côtés, aux entrées des chapelles, se tenaient les hommes, debout pour la plupart, quelques-uns agenouillés, tous fatigués, formant des groupes où ressortaient les crânes reluisants, les têtes aux cheveux blancs et les visages empourprés par la forte chaleur.

Les femmes remplissaient tout le centre de la nef : elles s’agroupaient, serrées et mal à l’aise, dans le grincement continu des chaises, le crissement des soies et le va-et-vient des éventails. Elles n’étaient pas pauvrement vêtues, comme pour assister aux premières messes matinales, mais luxueusement apprêtées, comme si, pour se rendre dans la maison de Dieu, elles avaient été poussées par la vanité et les incitations tentantes de leur femme de chambre. Tout en elles trahissait une dévotion superficielle, élégante, frivole et mesquine, une piété dépourvue de grandeur, souillée de réminiscences mondaines : leur grâce et leur beauté, rehaussées par la gravité des visages, la coquetterie en tournant les pages des missels remplis d’abréviations et de blasons, les chapelets, semblables à des bijoux, enroulés autour du poignet, les mouvements de tête, penchée sur une poitrine palpitante, les regards à la dérobée sur les plis de la jupe, la petite toux rebelle, réminiscence des décolletés de l’hiver et le sourire prudent en direction des latérales de la nef.

Leurs esprits semblaient vaguement plongés dans la contemplation inaboutie de quelque chose qu’elles désiraient de manière incomplète, manifestant une tranquillité sans recueillement et un mysticisme sans poésie.

Leurs corps semblaient sortis de tableaux très modernes. Leurs robes arboraient des motifs recherchés, des combinaisons de couleurs étranges en parfaite harmonie, des galons aux chatoiements extraordinaires, des fleurs si merveilleusement contrefaites qu’elles semblaient fraichement cueillies dans la rosée humide, des plumes aussi légères que les filaments vaporeux de l’encens qui flottait dans l’air.

La sveltesse des tailles, l’exubérance des bustes, tous leurs charmes et attraits, étaient rehaussés, mis en valeur, exposés, telle une offrande préméditée avec un art séducteur et diabolique.

Les vêtements ajustés qui recouvraient amoureusement leur corps, épousaient leurs formes, et les attraits de leur beauté étaient à la fois couverts et dévoilés, habillés et indécents : le tissu qui cache, devenait gaze révélatrice et la grâce séductrice se transformait en sensualité énervante. Leurs visages, troublés par la dissimulation et la coquetterie, étaient semblables à ceux de sphinx, miroirs d’âmes insondables. Ces femmes, issues de la bonne société, et favorisées par le sort, étaient l’œuvre parfaite de la Nature, embellie par l’ingéniosité de la civilisation. Ce qu’elles portaient sur elles était l’œuvre du génie humain : toutes les sciences, toutes les industries s’étaient concertées pour produire les merveilles et les prodiges mis à leur portée. Il y avait là tous les types de beauté, toutes les nuances de la séduction féminine et parmi les longues rangées de têtes, flottaient des émanations troublantes : odeur de lilas blancs excitant, œillet rouge aux senteurs de clou de girofle, foin frais enivrant les sens comme dans l’insouciance des amours champêtres, et parfums intenses d’Extrême-Orient, portés à l’extrême degré de raffinement par les arts vicieux de la vieille Europe. La douceur des regards, le léger frémissement des lèvres dans la prière, ne suffisaient pas à dissiper la fascination que leur beauté provoquait.

Au fur et à mesure qu’elles rangeaient les prie-Dieu et les chaises, l’enceinte sacrée semblait frissonner tel un saint piqué par la tentation, et le crissement des soies ressemblait au murmure du vent au milieu de feuilles mortes tombées et sèches.

Les lumières brillaient intensément ; l’atmosphère étouffante, presque opaque, avait, dans la lueur des flammes, les reflets irisés de l’opale. Le formidable jeu de trompettes de l’orgue, parfois dominé par les notes hautes du chant, se répandait dans l’air en vagues harmonieuses, et quand elles cessaient, le son presque cristallin, persistant et aigu d’une pièce en or battue contre un plateau en argent se faisait entendre de façon monotone et continue. Entre l’éclat jaunâtre des lumières et le son de cette pièce, le temple semblait empreint d’une atmosphère à la fois terrestre et profane, tandis qu’en haut, tout en haut de la corniche, la lumière du soleil peinait à s’infiltrer.

Il y avait sur le transept de la nef un vitrail gothique, aux couleurs variées, produit de l’industrie moderne, qui reproduisait avec une fidélité stupéfiante une composition ancienne, où était représenté, comme sur un transparent magique, le sublime épisode des marchands du Temple dont parlent les Evangiles.

Le fond était un bâtiment superbe fait de marbres et de jaspes, et envahi par une foule bigarrée, vêtue luxueusement à la mode hébraïque. Les courtiers et négociants étaient assis devant les petites tables chargées d’argent ; d’autres vendaient des verres en métaux précieux ; il y avait parterre des paniers de pains, des cages de colombes, et au centre se détachait la figure de Jésus, divine et imposante, vêtu d’une tunique aussi blanche que la lumière elle-même, chassant de là ceux qui profanaient la maison du Seigneur. Et sur la frise du vitrail, l’on pouvait lire ces paroles de l’Evangile de saint Matthieu, écrites en caractères gothiques :

Et il leur dit : Il est écrit : Ma maison sera appelée une maison de prière ; mais vous, vous en avez fait une caverne de voleurs.

A la tombée de la nuit, le soleil couchant embrasa le vitrail, illuminant complètement la figure blanche de ses rayons horizontaux ; et alors, comme si les baisers de cette lumière céleste la vivifiaient miraculeusement, elle se détacha des vitres, prit corps dans l’air telle une forme diaphane, impalpable, flotta dans l’atmosphère, et, lentement, descendit, descendit, comme une apparition dans un rêve, jusqu’à toucher de ses pieds sacrés le carrelage de l’église, sur lequel, au milieu des lumières mordorées, des luxes coupables et des reflets métalliques, semblait s’être également répandu l’or tombé des petites tables des marchands.

Elle erra un moment entre des soies voyantes, des fleurs contrefaites et des parfums lascifs, aperçut, fixés aux murs du temple, les troncs quémandant de l’argent, lut dans les cœurs le désir ardent des richesses, et face à l’impureté des concupiscences humaines, son âme plongea dans la tristesse infinie suscitée par le sacrifice stérile et oublié… pendant que dans tout le temple résonnait le son de la pièce en or battue contre le plateau en argent.

Elle se pencha alors vers le sol, récupéra dans un coin un assemblage de cordes oubliées, et le brandissant en guise de fouet, châtia avec justice et sans pitié.

Personne ne le voyait, personne ne ressentait de douleur, et cependant les cordes contusionnaient les chairs, déchiraient les parures, exhibant les corps des pécheurs dans leur nudité. L’air se remplit de désirs inconvenants, de rendez-vous coupables, de la puanteur de richesses mal acquises, de gémissements de gens tristes dépourvus de réconfort, de pleurs de pauvres oubliés. Un vent de terreur glaça les cœurs. Il y eut là les pleurs et les grincements de dents dont parlent les Ecritures.

Il régna un moment de terreur indicible, comme il dut y en avoir dans le temple de Jérusalem, et toute cette profusion de luxe et de pouvoir fut détruite et condamnée, fantastiquement, en silence, sans bruit, sans cris, sans douleur physique, sans que les sens ne pussent le percevoir. La destruction ne se manifesta pas dans la réalité tangible des choses, mais dans l’intime réalité des consciences.

L’orgue continua à lancer son formidable jeu de trompettes, l’encens à dissimuler les autels, et la petite pièce en or continua à battre contre le plateau en argent.

Une fois cette juste destruction effectuée, la figure blanche détachée de la vitre perdit sa forme corporelle en passant la porte, puis transformée en éclat lumineux, devint très légère, s’éleva et s’effaça dans l’air.

Cette nuit-là, tout était en ordre dans le temple solitaire, mais il manquait la figure blanche sur le vitrail gothique, et à travers l’ouverture à la forme humaine que formaient les plombs sans vitres, l’on voyait dans le ciel le scintillement mystérieux des astres.

L’impression du miracle subsista claire et vive dans la pensée et la mémoire des gens. S’était-il agi du fruit des imaginations troublées ? Ou cela s’était-il réellement produit ?

Quelqu’un affirma l’avoir vu dans la rue venir en aide à un pauvre, regarder avec pitié une femme perdue, et caresser un enfant… Mais personne ne savait qui il était. Tous l’ont oublié.

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Référence électronique

Aymar Mackaya, « L'oublié », La main de Thôt [En ligne], 6 | 2018, mis en ligne le 05 décembre 2019, consulté le 24 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/730

Auteur

Aymar Mackaya

Université de Libreville Gabon

Enseignant-chercheur

Ancien doctorant de l’université Toulouse Jean Jaurès

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