Dans la salle de spectacle « Gare aux artistes », chemin de la gare, Montrabé

Festival « Universcènes » 2018

« Liebesdienst-Sexe Service- Cie de la Vieille Dame », mardi 10 avril

Index

Rubriques

Recensions

Texte

Une femme, d’apparence seulement, entre sur scène avec un seau renversé sur la tête. Il ou elle n’est donc personne et tout le monde à la fois, tout et rien, un rien du tout, le rien de ce tout que le spectateur devient dès lors qu’il monte les gradins pour être pris dans une histoire qui va devenir aussi la sienne. La voix sera celle d’un homme.

« Roméo et Juliette – Cie Les sœurs fatales », mardi 3 avril

Une semaine avant, je longeais la scène haute de dix centimètres pour m’installer au deuxième rang, peu confiant dans le nuage épais de fumigène blanc et inodore qui remplissait tout le hangar. De peur d’être victime de l’effet spectateur qui rend toute personne inconsciente du danger présent par simple mimétisme, je demande au couple voisin de gauche si cet « écran » de fumée est normal.

« Allarmi ! – Cie I Chiassosi », lundi 9 avril

Entre ces deux représentations que j’ai particulièrement aimées, un texte très fort d’un jeune dramaturge italien me dit dans une salle bondée mais qui peine à couvrir les applaudissements de l’orage qui sévit au-dessus de nos têtes que tout est normal, que je dois aimer ce monde dans lequel je vis car je n’ai pas le choix. Assommé par la puissance d’un texte sur les dictatures démocratiques ou démocraties dictatoriales, je me confonds alors dans la masse des comédiens et joue mon petit rôle de spectateur, certes ici improvisé critique, mais seul dans mes petits souliers, coiffé d’un seau invisible sans trou pour regarder droit devant soi.

L’avantage du seau renversé sur la tête est double :

  • nous nous orientons plus encore aux bruits extérieurs,

  • nous faisons encore plus attention où nous mettons les pieds, n’ayant pas d’autre champ de vision.

Mardi 10 avril, peu après 19 heures, près de la gare de Montrabé, les gradins d’un petit stade couvert se remplissent de quelques comparses éparses, comme si le fantôme de Rummenigge, torse nu sur les planches, avait seulement invité le gratin de la scène toulousaine. Au milieu de la tribune officielle, la responsable de la traduction du sur-titrage, donc la muse des poètes, invite l’un de ses premiers élèves d’il y a vingt ans à se rapprocher d’un siège. Une rangée plus bas, la traductrice de la pièce de théâtre avait pourtant pris soin de ne pas gêner la vue en s’asseyant au milieu. Trois hommes continuent à se faire des passes, la bande son laisse entendre que nous allons assister à une représentation sur la coupe du monde de football de 2006 en Allemagne.

Quand la sixième et dernière prostituée entre en scène, la vieille après le seau, le La est donné : une voix, grave aussi, mais de femme sensuelle entonne une chanson bouleversante en espagnol. Je me console de ne pas comprendre cette langue et de ne pas assister aux autres pièces en d’autres langues en me laissant guider par ces gestes d’une personne en butte avec son destin de pute. Quand le client a bu 24 bières, son travail n’a plus rien de lyrique comme le prétend une de ses jeunes et belles collègues, mais c’est la technique, entendez l’expérience, qui compte, radote la vieille. C’est alors que la danse érotique de la vieille aux beaux restes devient le modèle d’une chorégraphie où esthétique et mécanique des mouvements se mêlent. Le texte, la mise en scène, les chorégraphies, le jeu des comédiens, même les lumières qui soulignent le maquillage et l’appareil vestimentaire offrent une grande harmonie… jusqu’à ce petit détail que seul un spectateur ayant connu les vestiaires d’un grand stadium aux couloirs souterrains interminables peut comprendre dans son effet, aux dires du metteur en scène et du seul homme de la troupe, pas du tout recherché.

Les six femmes et le seau, alignés comme une équipe de football prête à fouler la pelouse, se cramponnent à leurs chaussures à talons aiguilles et défilent en direction du champ où la bataille sera livrée… Comme si mon seau s’était fait plus opaque, je n’entendais plus et ne voyais plus que les pas de footballeurs avec leurs crampons qui claquent sur le sol, résonnent dans ces tunnels dont on ne voit pas le bout, mais que la clameur de la foule laisse entendre.

Vingt ans avant, je jouais moi-même le rôle du secrétaire de Goethe pour la Compagnie de la Vieille Dame. Quarante ans avant, j’étais ramasseur de ballon dans le stadium dont le club de Toulouse ne s’appelait pas TFC mais UST. Je me revois aux côtés du gardien de but, courir après les ballons destinés aux renvois aux six mètres ou aux corners. Il pleuvait ce jour-là, à seau d’eau, comme le soir de la représentation en italien.

Talons, crampons, talents ou interprétation ? Il me faudrait poser la question à Rebekka Kricheldorf, l’auteure de cette pièce « Sexe Service ». La mercantilisation des corps qui gesticulent autour de boules et de ballons n’a peut-être pas de fin, comme l’aspect dictatorial des démocraties. Ironie de l’actualité. La Squadra Azzura ne participera pas à la prochaine coupe du monde en Russie, et l’équipe de Rome vient d’éliminer le Barça en coupe d’Europe.

Où s’arrête ma bouche ? Où commence mon sourire ? Le fantôme de Heine rencontre celui de Rummenigge.

La violence est omniprésente dans les trois représentations :

Roméo et Juliette, texte connu de tous et restitué comme une bonne traduction grâce à une mise en scène explosive digne de la Genèse. A riot of colours, une rébellion de couleurs, de combats, et le public nombreux est conquis. C’est un succès.

Allarmi ! texte inconnu, mais fort, trop fort pour les comédiens et le public, et nous peinons donc à couvrir le bruit de la pluie qui s’abat sur le toit du hangar. C’est peut-être aussi cela le succès, quand la torpeur de tous souligne la puissance du texte découvert.

Sexe Service, le verbe de la première apôtre Marie-Madeleine s’est fait chair et cher au public. L’émotion des mots et des gestes est en profondeur, le huis clos devient for intérieur, le spectacle, introspection, sobre sans être austère, violent sans être vulgaire, nos mondes se révèlent à nous –mêmes dans la fragilité des regards qui se donnent, des rires transformés en pleurs, point de didascalie qui survive au tout, au rien.

Rideau.

Toulouse, 11 avril 2018

Citer cet article

Référence électronique

Marc Penchenat, « Festival « Universcènes » 2018 », La main de Thôt [En ligne], 6 | 2018, mis en ligne le 23 septembre 2023, consulté le 20 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/733

Auteur

Marc Penchenat

Traducteur

Articles du même auteur