Corps et traduction, corps en traduction, Solange Hibbs, Adriana Serban et Nathalie Vincent-Arnaud (dirs.), Limoges, Lambert-Lucas, 2018, 308 p. ISBN 978-2-35935-260-3.

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Et si la traduction était une histoire de corps ? Le corps-à-corps qui s’engage avec un texte irrémédiablement étrange(r) lors du « procès d’appropriation » qu’évoque Benveniste (1974, 82) ; le corps mis en sourdine pour l’interprète de langues vocales, mis en scène par l’interprète de langue des signes ; l’incorporation d’un autre soi lors d’une prise de parole en langue étrangère : « changement de voie langagière, changement de voix charnelle » (11). Le corps même d’un texte, qui possède un souffle, une respiration, un rythme, une voix, toute une organicité lexicale, syntaxique, rhétorique. C’est en tout cas l’hypothèse de travail des éditrices de ce recueil publié chez Lambert-Lucas ; le foisonnement de perspectives dégagées au cours des 17 chapitres de l’ouvrage – six en français, onze en anglais – témoigne des potentialités du thème. Comme souvent, lorsqu’on porte un éclairage inédit sur un sujet familier, certaines idées reçues sont battues en brèche, notamment celle de l’effacement ou de la solitude du traducteur, ou bien de la prétendue invisibilité de l’interprète. Pour Solange Hibbs, Adriana Serban et Nathalie Vincent-Arnaud, il est bien question, au cœur de leur ouvrage, du « sujet traduisant pris dans l’espace de la traduction où se joue son rapport avec l’autre » (14).

Ce voyage à la découverte des traces du traducteur se décline en cinq étapes, dont les titres résument les thématiques abordées : « Traduction et (dés)incarnation », « Corps en scène », « Corps, pouvoir et violence », « Corps, sens, censure » et « Corps en translation ».

Les deux premiers chapitres (de Nicole Côté et de Daisy Connon respectivement) proposent une réflexion à caractère finalement éthique sur leur statut de traductrice, à la lumière de cette problématique du corps. Côté s’intéresse au nouveau positionnement qu’implique un regard qui passe par « le prisme des corps humains moins lisibles pour les cultures hégémoniques »1, ceux du monde queer, des handicapés, des migrants. Connon exploite la notion freudienne, notoirement délicate à traduire, das Unheimliche, en qualifiant la traduction de an uncanny act pour qualifier cet entre-deux, tantôt inconfortable, tantôt jouissif, habité par la traductrice, assimilée ici, comme par d’autres traducteurs et écrivains, au fantôme, dans sa perméabilité à autrui, sa capacité à se métamorphoser. Pour Connon, traduire est bien un acte de générosité qui permet de rendre justice « aux traces de l’autre en soi »2. Nayrouz Chapin se penche sur le cas concret des éventuelles « interférences » chez l’autotraducteur franco-espagnol Augustín Gómez-Arcos afin de déterminer si le processus d’autotraduction mène à l’invisibilité du corps du traducteur, ou plutôt à sa mise en scène, dans le contexte particulier de la censure franquiste. Pour Gómez-Arcos cependant, qu’elle cite, indépendamment de la langue employée, il s’agit de trouver « … le rythme tout à fait personnel que j’utilise pour penser ou même pour parler » (53).

Les contributions de Solange Hibbs et de Florence Encrevé, qui ouvrent la partie « Corps en scène », offrent une mise en regard très éclairante des enjeux corporels de deux professions : l’interprète en langue vocale et en langues des signes. Si chacune s’appuie sur la notion du « trilogue », proposée par Seleskovitch (67), Encrevé montre à quel point la modalité visuo-gestuelle conditionne les paramètres de la situation, nécessitant ce qu’elle qualifie d’« incarnation déontologique », qui passe par une forme de « renoncement psychologique » (85). Pour Solange Hibbs l’apparente invisibilité de l’interprète en cabine cache « une véritable intégration corps-esprit » (65) dans l’intensité d’une mobilisation des fonctions cognitives et physiques, à commencer par la voix, qui mobilise à elle seule 60 muscles « depuis le pubis jusqu’aux lèvres » (75).

Vient ensuite la scène théâtrale. Marta Kaźmierczak, s’inspire, comme d’autres auteurs du recueil, des travaux de Robinson (1991) sur la traduction comme expérience somatique ou synésthesique. Son approche contrastive de trois versions polonaises de La chanson des vieux amants de Brel fait état d’expériences somatiques fort différentes en termes de réception. La juxtaposition des deux chapitres suivants crée un intéressant effet de miroir, s’agissant d’abord de la traduction de Beckett pour le théâtre japonais, ensuite de l’adaptation cinématographique de The Pillow Book par Peter Greenaway. Yoshiko Takebe articule son examen de trois mises en scène de Beckett, l’une dans la tradition théâtrale du pantomime, l’autre du kyōgen, la troisième contemporaine, autour des notions de foreignisation et domestication. La contribution d’Adriana Şerban, enrichie de supports images, se propose de démêler les fils de cette narration cinématographique multilingue construite autour du corps humain, dénudé et calligraphié, en reprenant les propos de Greenaway lui-même sur le corps, l’écriture et la traduction.

Les trois chapitres réunis en troisième partie sous le diptyque « pouvoir et violence » traitent de sujets en apparence assez éloignés, mais dont le point commun est leur critique du patriarcat. Lily Robert-Foley tisse une réflexion subtile autour du thème de la monstruosité et de son étymologie en proposant une lecture féministe, en contrepoint à celle de Takebe, de deux autres pièces de Beckett. Pour aborder le roman de Singh Baldwin, What the Body Remembers, Arunima Dey utilise la traduction comme métaphore du corps féminin en tant qu’il traduit les violences, littérales ou symboliques, subies dans une Inde patriarcale de l’époque de la partition. Sur un tout autre registre, mais avec la même mise en exergue du corps des femmes comme traducteurs de violences symboliques, Irène Rodriguez Arcos examine le rôle joué à cet égard par les revues féminines actuelles, à l’ère de la communication de masse.

L’habile jeu sur « sens et censure » dans la troisième partie ne recèle pas uniquement la question d’œuvres censurées pour un contenu considéré trop sensuel ou indécent. Elisa Hatzidaki s’intéresse au cas d’Alexakis Vassilis, écrivain bilingue franco-grec dont le premier livre en français est apparu pendant la dictature des Colonels en Grèce. Elle examine son autotraduction du bien-nommé La Langue maternelle dans l’espoir de trouver des traces de ce qu’elle appelle son « psyché autotraduisant » (207), qui serait le reflet de son « énergie intérieur » (209). Dans un rapprochement thématique de Wordsworth, Dylan Thomas et Seamus Heany, Jessica Stephens nous plonge dans la nature anglaise, galloise et irlandaise à travers une analyse contrastive très fine des traductions françaises de trois poèmes « d’apprentissage », qui traitent de l’éveil au monde sensible de l’enfant, un processus résumé par Cézanne, qu’elle cite : « Le paysage se reflète, s’humanise, se pense en moi » (235).

Toujours dans une approche contrastive, Aïcha Louchir s’attache à examiner la complexité d’images et de métaphores corporelles qui caractérise le monde romanesque lawrencien, dans deux traductions successives (la première dans une version censurée) de The Rainbow, afin de cerner son éthique-esthétique du corps. Adrienn Gulyás démontre la pertinence du concept bourdieusien d’habitus pour développer son analyse de la manière dont la censure, et surtout l’autocensure, ont opéré dans les différentes versions hongroises de Gargantua et de Pantagruel. Elle nous rappelle, en passant en revue les plus ou moins nombreuses coupures, omissions et euphémismes constatés, que ces œuvres n’ont été traduites en Hongrie qu’au xxe siècle, dans un contexte d’oppression et de dictature.

Le recueil se termine sur deux beaux textes originaux de Carmen África Vidal Claramonte et de Nathalie Vincent-Arnaud. La première, auteure et traductrice, nous offre ici un récit « Before, During, After », de l’appropriation, proprement physique, d’un écrit nouveau par son traducteur, dans un vrai rapport de sensualité : « The stories he had told for so many years as a translator had never merely sprung from Reason, from logic, from the mind. They had originated in his heart, in his veins, in his blood, on his very body… » (277)3. S’il est un domaine de la traduction qui fait appel aux sens autant qu’à l’intellect, c’est bien celui de la poésie. Ici, en guise de clôture, Nathalie Vincent-Arnaud propose des traductions inédites de trois poèmes de Lotte Kramer. Cette poétesse britannique d’origine juive-allemande est encore peu connue en France et l’on peut se réjouir de la nouvelle visibilité que lui procurera cette publication, grâce à la traduction, dans sa véritable fonction de partage.

L’étendue de questions et d’aires culturelles que permettait d’aborder la thématique donne lieu à un recueil très stimulant. Sa valeur heuristique réside à la fois dans cette ouverture culturelle et dans la diversité d’appareils méthodologiques et théoriques mis en œuvre, en témoigne la richesse des bibliographies. L’anthropologue Marcel Mauss, lui-même précurseur dans le domaine de la corporéité, en formalisant pour la première fois les spécificités culturelles des « techniques du corps », disait bien que « l’inconnu se trouve aux frontières des sciences... » (MAUSS, 1950 : 365). En refermant le volume, le lecteur a l’impression de rentrer au port après un voyage de découverte.

Note de fin

1 « ... through the lens of human bodies… that are considered less legible by hegemonic cultures » (20).

2 « … responsibility to the traces of the other in the self » (Spivak, 1993 : 179).

3 « Les histoires qu’il avait racontées comme traducteur depuis tant d’années n’avaient jamais été le fruit de la Raison, ni de la logique, ni de l’esprit, mais puisaient leur source dans son cœur, ses veines, son sang, dans tout son corps ».

Citer cet article

Référence électronique

Karen Meschia, « Corps et traduction, corps en traduction, Solange Hibbs, Adriana Serban et Nathalie Vincent-Arnaud (dirs.), Limoges, Lambert-Lucas, 2018, 308 p. ISBN 978-2-35935-260-3. », La main de Thôt [En ligne], 7 | 2019, mis en ligne le 14 septembre 2023, consulté le 24 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/809

Auteur

Karen Meschia

Université de Toulouse 2
karen.meschia@gmail.com

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