Translatio studii et musicae : mettre une chanson de Pétrarque en castillan

Plan

Texte

Introduction : réception de la poésie à l’italienne

En 1526, à l’occasion des noces de Charles Quint avec l’infante de Portugal, à Grenade, l’ambassadeur de Venise Andrea Navagero incite le poète barcelonais Joán Boscán à s’essayer aux formes italiennes. L’événement, raconté par Boscán dans l’épître par laquelle il dédie à la duchesse de Somma ses propres vers à l’italienne ainsi que ceux de son complice et ami Garcilaso (BOSCÁN, 1543), est considéré comme un moment fondateur de la littérature castillane, à tel point qu’une plaque commémore l’événement dans les jardins du Generalife. Dans cette dédicace parue en 1543, après sa mort, Boscán évoque la première réception des formes italianisantes :

Los unos se quejaban que en las trovas de este arte los consonantes no andaban tan descubiertos, ni sonaban tanto como en las castellanas. Otros decían que este verso no sabían si era verso o si era prosa. Otros argüían diciendo que esto principalmente había de ser para mujeres, y que ellas no curaban de cosas de sustancia, sino del son de las palabras y de la dulzura del consonante.

Estos hombres con estas opiniones me movieron a que me pusiese a entender mejor la cosa, porque, entendiéndola, viese más claro sus sinrazones. Y así, cuanto más he querido llegar esto al cabo, discutiéndolo conmigo mismo y platicándolo con otros, tanto más he visto el poco fundamento que ellos tuvieron en ponerme en estos miedos. Y hanme parecido tan livianos sus argumentos, que de sólo haber parado en ellos poco o mucho me corro, y así me correría agora si quisiese responder a sus escrúpulos. Que ¿quién ha de responder a estos hombres, que no se mueven sino al son de los consonantes? ¿Y quién se ha de poner en pláticas con gente que no sabe qué cosa es verso, sino aquél que, calzado y vestido con el consonante, os entra de un golpe por el un oído y os sale por el otro ? (BOSCÁN, 1543).

Il s’agit d’une des seules sources que nous ayons sur cette réception, avec les vers satiriques composés par Cristóbal de Castillejo depuis son exil viennois où il avait suivi Ferdinand de Habsbourg, frère de Charles Quint et rival potentiel de celui-ci puisque contrairement à Charles, élevé dans les Flandres, Ferdinand avait été éduqué à la cour des Rois Catholiques.

Ces réactions hostiles, écrit Boscán, sont fondées d’abord sur les aspects sonores de ces nouvelles formes – et sur le fait qu’elles sont destinées aux femmes. Ce dernier point a été traité par Pedro Ruiz Pérez, qui se borne à mentionner les aspects sonores en passant :

El rechazo tenía una base estrictamente auditiva, pero también conceptual, y en ello vemos resaltada una característica esencial de la lírica cancioneril. La abundancia y aun el desbordamiento de políptotos, paronomasias, antítesis, paradojas y demás figuras reunidas bajo el trivializado paraguas de los juegos de palabras, y que en realidad eran la plasmación de un modelo amoroso basado en la casuística abstracta, demandaban una estructura de rimas acentuada por la proximidad, a la que el modelo de redondillas y quintillas atendía con total adecuación, potenciada por la intensa brevedad de cada una de estas coplas, que encerraba en su corto espacio un concepto, con posibilidades de articularse en la secuencia estrófica en un esquema silogístico o en una recurrencia intensificadora del grado de abstracción (RUIZ PÉREZ, 2013, 71).

 Au contraire, c’est sur la sonorité que nous nous arrêterons ici, par comparaison avec les formes vernaculaires ibériques. Cette différence était assez marquée pour que près d’un siècle plus tard, alors que les formes italianisantes étaient bien implantées dans la péninsule Ibérique, Góngora ait pu composer ce sonnet satirique sur un gentilhomme qui n’entendait pas la différence entre un sonnet et un romance :

Soneto 115 (1609)

Música le pidió ayer su albedrío
a un descendiente de don Peranzules;
templáronle al momento dos baúles
con más cuerdas que jarcias un navío.

Cantáronle de cierto amigo mío
un desafío campal de dos Gazules,
que en ser por unos ojos entreazules
fue peor que gatesco el desafío.

Romance fue el cantado, y que no pudo
dejarle de entender, si el muy discreto
no era sordo, o el músico era mudo.

Y de que le entendió yo os lo prometo,
pues envió a decir con don Bermudo:
«que vuelvan a cantar aquel soneto »
(GÓNGORA, 1989, 1:183).

Entendre la poésie de Boscán et de Garcilaso

La poésie du Siècle d’Or espagnol nous est parvenue pour l’essentiel, que ce soit par la voie manuscrite ou par l’imprimé, sans notation musicale, ce qui a parfois été pris pour preuve qu’elle n’était pas destinée au chant. Il faut rappeler ici que la musique n’a pas besoin d’être notée pour vivre : la musique savante occidentale est l’exception parmi toutes les traditions du monde pour sa dépendance à l’égard de l’écrit, et même dans cette tradition les interprètes se passent souvent de partitions lors des concerts – en particulier à l’opéra. Si un musicien formé dans ces temples de la transmission écrite de la musique que sont nos conservatoires peut, comme Christoph Prégardien, se contenter des paroles des Lieder pour les interpréter en concert, a fortiori des interprètes formés à une époque où la musique se transmettait surtout par l’ouïe, la voix et le geste pouvaient se passer complètement de la notation musicale, qu’il s’agisse de la transmission orale d’un air connu, de l’improvisation sur des cellules mélodiques ou rythmiques (FIORENTINO, 2008; VALDIVIA SEVILLA, 2016) ou de l’improvisation polyphonique sur un cantus firmus (CANGUILHEM, 2016; GUIDO, 2017).

En effet, en musique comme d’ailleurs en rhétorique, toute la formation visait la composition mentale, de pensado ou de repente : c’est ainsi sur leur capacité à improviser deux ou trois voix sur un plain-chant – echar contrapunto sobre canto llano– que le chapitre de la cathédrale de Málaga a choisi parmi les candidats au poste de maître de chapelle, en 1577 :

a las dos y media, estando asentados los dichos Sres Provisor y Deán y Cabildo junto a la dicha capilla de Santa Bárbara : el racionero Salado y Bosque pidieron a los dichos opositores echasen contrapunto sobre canto llano, y señalando en la mano otras dos voces, y echaron una voz sobre un dúo de la oposición de Morales, y una cuarta voz sobre un tres, e hicieron otras habilidades que les pidieron del dicho material (ANGLÉS, 1975, 1245).

On notera que les candidats chantaient seuls et montraient les autres voix sur leur main, selon la codification de la main guidonienne1, et que ni les candidats, ni leurs évaluateurs n’ont recours à la musique notée pour composer ou apprécier le contrepoint demandé. De même, la pédagogie jésuite, qui reprend en cela des méthodes solidement établies, visait à rendre les élèves capables de composer rapidement sonnets, épigrammes et sermons selon ce que requerraient les circonstances, et la ratio studiorum (GIL, 2002) suggère une série d’exercices permettant d’atteindre cette faculté d’improviser (« ex tempore dicendi facultas ») qui selon Quintilien était le couronnement des études et sans laquelle on ne pouvait être un orateur (QUINTILIEN, 1975, X, VII, 1). Si nous n’avons aucune composition de Francisco de Salinas ou seulement quelques pièces pédagogiques de Correa de Arauxo, c’est donc bien parce que le passage par la notation musicale était pour eux un détour superflu dans l’exercice de leur art2. La notation musicale ne servait pas à faire de la musique, elle servait soit à faciliter l’apprentissage en soutenant la mémoire ou en rendant visibles des phénomènes formels qu’une écoute exercée ne peut appréhender qu’après un long apprentissage, soit à faciliter la transmission à distance géographique ou temporelle (COLETTE, POPIN, et VENDRIX, 2003, 135; CULLIN et CHAILLOU, 2006).

Si, comme nous venons de le montrer, il n’est guère surprenant de ne trouver que peu de notation musicale accompagnant la poésie, en revanche les documents prouvant que la poésie était destinée au chant – même en l’absence de toute notation musicale – sont suffisamment abondants et clairs pour qu’aucun doute ne soit plus permis à ce sujet3. En l’absence de procédés d’enregistrement sonore, cela nous laisse, hélas, bien dépourvus à l’heure d’identifier en quoi pouvaient consister une différence aussi audible pour les contemporains que le dit Góngora, et par conséquent de comprendre d’où venait la difficulté pour adopter les formes italiennes.

Heureusement, nous disposons tout de même de quelques sources de musique notée – en proportion égale à la proportion connue par rapport au corpus complet des troubadours4. Ainsi, à peine trois ans après l’impression des œuvres de Boscán et Garcilaso à Barcelone, le chanoine Alonso Mudarra publiait à Séville le troisième des sept recueils de musique pour vihuela imprimés en Espagne au cours du XVIe siècle : Tres libros de música en cifra para vihuela (MUDARRA, 1546). Il réunit, comme l’a montré José Manuel Blecua (BLECUA, 1977), un échantillonnage complet des genres et formes poétiques pratiqués dans la Péninsule, et en cela il ne se distingue pas des autres vihuélistes5. Comme c’est le cas dans les autres recueils de musique pour vihuela, la plupart des pièces ne sont pas l’œuvre de celui qui signe le recueil – sur ce point, le premier de ces recueils, El Maestro de Luis Milán (MILÁN, 1526) se distingue par la proportion de compositions originales qu’il contient. Les pièces sont ordonnées selon différentes catégories formelles – forme poétique, mode utilisé – qui permet d’identifier facilement celle qui conviendra dans telle ou telle circonstance. Bref, comme l’a montré Deborah Lawrence, les livres des vihuélistes sont des recueils de lieux communs, destinés à nourrir l’inventio d’interprètes qui ne devaient pas se contenter de jouer ce qu’il y avait sur la page mais souhaitaient perfectionner leur capacité à improviser (LAWRENCE, 2013), c’est-à-dire aussi à accompagner ou chanter n’importe quel type de poésie. C’est pourquoi l’on trouve chez Mudarra les premiers exemples de vers latins avec accompagnement musical de la Péninsule : Horace est représenté avec le Beatus ille, Virgile avec Dulces exuviae et Ovide avec Hanc tua Penelope. Le Beatus ille est fondé sur la version qu’en avait donné Hofhaimer dans les Harmoniae poeticae (HOFHAIMER, 1539), dont on sait qu’elles ont circulé dans la Péninsule par au moins deux canaux : d’une part, Cristóbal de Villalón mentionne comme organiste de la cathédrale de Compostelle en 1539 (VILLALÓN, 1898, 177) un élève de Hofhaimer, le vénitien Dionisio Memmo, dont le frère Fantino avait signé la dédicace latine des Harmoniae et, d’autre part on sait que Calvete de Estrella, maître de latin et de grec du futur Philippe II, avait fait acheter le recueil6. Hofhaimer n’est cependant pas le premier à avoir fait chanter Horace : il faut rappeler, avant lui, la Melopoiae de Conrad Celtis (CELTIS et TRITONIUS, 1507; LILIENCRON, 1887) et, surtout, la grammaire de Franciscus Niger, premier exemple d’impression musicale, qui inclut quelques lignes de musique pour illustrer la prononciation correcte des différents types de mètres latins (NIGER, 1480). Ajoutons enfin que parmi les tout premiers exemples de notation musicale, à l’époque carolingienne, se trouvent déjà, précisément, le Beatus ille d’Horace et Dulces exuviæ de Virgile, comme si l’on n’avait jamais cessé d’enseigner la poésie latine par le chant (ZIOLKOWSKI, 2000). Juan Luis Vives lui-même témoigne qu’il chantait les vers latins en s’accompagnant à la lyre :

Lupianus. Cape testudinem hanc, & aliquid nobis cantilla.
Tamayus. Quid tandem?
Lup. De ludo quippiam.
Tam. Carmen Virgilii?
Lup. Isthuc ipsum : aut si mavis Vives nostri, quod ille nuper canebat deambulans in pomœrio Brugensi (VIVES, 1544).

L’autre grand auteur classique de la Renaissance, c’est bien évidemment Pétrarque, et ce a fortiori après sa canonisation par Bembo. Et de même que l’on chantait Horace et Virgile, de même les poèmes de Pétrarque ont donné lieu à de très nombreuses versions musicales sur lesquelles nous ne nous étendrons pas ici, car le sujet est immense (LO COCO, 2006; CHEGAI et LUZZI, 2005; CAPPUCCIO, 2007; ZULIANI, 2006; FACCHIN, 2006). Il y a donc un texte de Pétrarque chez Mudarra (« La vita fugge… », sonnet 272 des Rerum vulgarium fragmenta), et d’autres textes pétrarquistes comme un sonnet de Garcilaso (« Por ásperos caminos soy llevado ») et une canción de Boscán (« Claros y frescos ríos »), qui est explicitement basée sur une canzone de Pétrarque à qui il emprunte l’incipit et la forme métrique (abCabCjcdeeDfF) mais qu’il étend à 13 strophes au lieu de 5, et dont il altère quelque peu le propos (MORREALE, 1952). À bien des égards, la version de Boscán est donc une glose de la chanson de Pétrarque – c’est-à-dire une amplification du matériau initial – même si sa forme diffère de celle que prendra la glosa poétique dans les années à venir, c’est-à-dire un poème composé à partir d’un autre, qui comporte autant de strophes que le poème glosé avait de vers, et dont chaque strophe se termine par un vers de l’œuvre glosée 7. Surtout, ici, c’est à l’incipit du poème que se trouve le vers qui permet d’identifier sans doute possible l’emprunt : Claros y frescos ríos, qui traduit presque littéralement Chiare, fresche e dolci acque.

Or, qui connaît un tant soit peu le répertoire vocal italien de la Renaissance sait combien les textes de Pétrarque y sont représentés. En ce qui concerne cette canzone spécifiquement, on relève au moins trois versions imprimées en Italie avant celle de Mudarra, chacune avec une mélodie différente :

Eustachius de Monte Regali, Frottole libro undecimo. Venecia: Ottaviano Petrucci, 1514.
Johannes
Lulinus, Frottole libro undecimo. Venecia: Ottaviano Petrucci, 1514.
Bernardo
Pisano, Musica di messer Bernardo Pisano sopra le canzone del Petrarcha, Venecia: Ottaviano Petrucci, 1520.

Après 1546, il en paraît encore au moins deux en Italie dans des recueils collectifs :

Jacques Arcadelt, dans Il primo libro de le muse à 5 voci. Venecia: Gardano, 1555(Gardano 1555).

Giovanni Pierluigi da Palestrina, dans le Secondo libro delle muse.... Roma: Antonio Barrè, 1558 (Barré 1558).Image 100000000000025C000000A73162A65D4EC5CC7E.png

1. Exemple musical : Chiare, fresche e dolci acque

En Espagne, on trouve encore une autre version, avec quelques variantes textuelles, attribuée par certains auteurs à Francisco ou à Pedro Guerrero de la même chanson de Boscán dans le Cancionero de Medinaceli8, selon une attribution rejetée par Miguel Querol Gavaldá.

2. Exemple musical : Guerrero – Claros y frescos ríos

2. Exemple musical : Guerrero – Claros y frescos ríos

Il serait intéressant de faire une étude systématique des deux lignées, poétique et musicale, qui se dessinent ainsi, mais constituer une base de données qui permette de reconnaître une mélodie indépendamment des variations que permet la musique (rythme, mode…) serait extrêmement complexe et il faut donc encore compter sur la mémoire et la chance pour identifier les occurrences. Pour cet article nous nous centrerons donc sur la mélodie utilisée par Mudarra pour son premier vers, sachant que notre objet n’est pas tant l’histoire de cette mélodie que son association avec un poème de Pétrarque et son adaptation en castillan. Elle présente une nette parenté avec la frottola, ce genre de composition à trois ou quatre voix qui a fleuri dans l’Italie de la fin du XVs. et du début du XVIe siècle, sur toutes sortes de poèmes, depuis l’anonyme populaire jusqu’à Pétrarque et à Virgile9 ; en particulier, la simplicité du début, simple récitation syllabique sur une note soutenue10. Il est donc possible que la mélodie utilisée par Mudarra soit venue d’Italie, d’autant plus qu’elle a le même incipit qu’une mélodie employée par Palestrina dans le recueil de canzoni imprimé à Venise en 1588 :

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3. Exemple musical : Mudarra – Claros y frescos ríos(MUDARRA, 1546; 1949, 94)

3. Exemple musical : Mudarra – Claros y frescos ríos
(MUDARRA, 1546; 1949, 94)

Mudarra, qui indique d’ordinaire à quel compositeur il emprunte un air, ne mentionne rien à propos de celui-ci. Tout porte donc à penser que la canción de Mudarra et la canzone de Palestrina ont une origine commune, enracinée dans les pratiques d’improvisation poético-musicale et les genres qui en découlent comme la frottola, le madrigal ou les Arie per cantar sonetti (HAAR, 1981; 1986), ce que sont aussi les pièces appelées sonetos publiées en 1536 par Milán (MILÁN, 1536). En effet, bien que les poèmes auxquels elles sont associées ne soient pas des sonnets au sens strict, ils emploient bien des vers hendécasyllabes (NAVARRETE, 1992). Autrement dit, dans la décennie qui suit la rencontre de Grenade entre Navagero et Boscán, Milán avait fait imprimer des pièces permettant, au prix de quelques adaptations mineures, de chanter non seulement des sonnets mais d’autres pièces en hendécasyllabes. Or, Valence était le siège de la cour très fortement italianisée de l’héritier déchu du royaume de Naples, Ferdinand d’Aragon, duc de Calabre, qui dans son enfance avait pu entendre chanter le poète improvisateur d’origine catalane Benedetto Gareth, dit Il Cariteo (PARENTI, 1993).

Les airs associés à de la poésie italienne se distinguent clairement des mélodies de la poésie vernaculaire : c’est ce que dit Boscán dans le texte que nous avons cité plus haut, quand il évoque la fréquence des rimes, nécessairement plus grande avec des octosyllabes qu’avec des hendécasyllabes (« en las trovas de este arte los consonantes no andaban tan descubiertos, ni sonaban tanto como en las castellanas »). Notons que le terme alors employé en castillan pour indiquer la rime a son intérêt pour notre propos : consonante ou, dans d’autres textes, consonancia, parce que la fin du vers est aussi l’endroit où interprètes et compositeurs plaçaient une consonance harmonique, ce qui rend très identifiable la forme métrique du poème. En revanche, Boscán ne mentionne pas un autre aspect, tout aussi important, qui est que le romance vernaculaire se chante le plus souvent sur un rythme ternaire – de sorte que chaque vers correspond à trois fois trois temps, le dernier de ces temps étant un silence, conformément à ce qu’écrit Juan del Encina dans l’arte de trobar :

Capítulo ix y final de como se deve[n] escrevir y leer las coplas.

y han se de leer de manera q[ue] entre pie y pie se pare vn poquito sin cobrar alie[n]to. Y e[n]tre verso y verso parar vn poquito mas, y entre copla y copla vn poco mas para tomar aliento (ENCINA, 1928, f. V[v]).

Cette pratique est en tout point conforme à ce qu’enseigne au Real Conservatorio de Arte Dramático de Madrid Vicente Fuentes, qui fait adopter à ses élèves un rythme ternaire extrêmement marqué et leur fait observer une pause à la fin de chaque vers (8+1)11. Et il n’est que d’écouter par exemple Oy comamos y bebamos de Juan del Encina pour entendre ce rythme ternaire, qui est aussi manifeste dans la notation utilisée– le signe placé au début de la portée indique un tempus perfectum prolatio maior, c’est-à-dire des groupes de trois semi-brèves, ce qui est transcrit par une mesure de trois blanches dans cette édition moderne (HERNÁNDEZ et FERRER FORÉS 1999)

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Au contraire, le rythme des airs qui accompagnent des poèmes italianisants est binaire – et Vicente Fuentes fait compter les hendécasyllabes en trois groupes de 4 syllabes, avec là encore une pause à la fin de chaque vers (11+1). C’est un point que nous développons plus en détail dans un travail récent, où nous montrons aussi que le traitement de la fin du vers différait entre les formes vernaculaires (où la dernière syllabe tonique et la ou les syllabes atones suivantes sont chantées sur la même note) et les formes italiennes (où la syllabe tonique est mise en relief par la conduite de la ligne mélodique, qui y crée une tension qui se résout sur la syllabe atone suivante) 12, c’est pourquoi nous ne nous attarderons pas sur ce point.

Reconstruire : contrafacta

L’adoption de la métrique italianisante en Espagne n’a donc pas supposé seulement un changement du nombre de syllabes des vers, mais surtout un changement de paradigme musical consécutif à l’introduction de nouvelles tonadas sur lesquelles construire la poésie. Pour bien comprendre l’enjeu, il faut croiser le vocabulaire habituel de la musicologie et celui de la philologie, c’est-à-dire les terme de contrafactum et d’imitatio. En effet, pour autant qu’on puisse le savoir, car les traités de poétique espagnols sont rares et fort avares en conseils pratiques, la première application du concept d’imitation en matière de poésie, c’est une technique que les musicologues appellent le contrafactum (FALCK, 1979) c’est-à-dire le fait de composer sur un air existant, « sur l’air de », la mélodie ainsi réutilisée étant appelée en français un timbre, en espagnol une tonada. Cette technique est appelée parodia ou imitatio par des auteurs comme Henri Estienne, qui fit paraître un recueil de Parodiae morales (ESTIENNE, 1575; CAZES, 2006; 2006) ; en musique, de nombreux morceaux identifiés comme contrafacta portent le titre … ad imitationem…, tout comme on peut observer dans les cancioneros manuscrits de nombreux poèmes donnés comme contrahechos de…, notamment dans la poésie a lo divino. Ce principe est exposé avec la plus grande clarté par Díaz Rengifo :

El que dessea saber hazer versos sin que le cueste mucho trabajo, y estudio, busque vna, o dos, o quatro coplas de cada genero de versos, que sean a juyzio de algun buen Poeta elegantes, y numerosas, y tengan con perfecion todo lo que los dos capitulos passados diximos ; y estas decorelas, y digalas como quien las representa en voz, o cantelas, y luego procure hazer otras a aquello sonido (DÍAZ RENGIFO, 1592, cap. XX « Metodo breue para hazer versos », p. 22)

On a quelques notations éparses indiquant que cette méthode était pratiquée, comme par exemple l’épigraphe d’un poème en liras dans le cancionero de Peralada, « El principe supremo. Cançion al tono de si de mi baxa lira » (ALZIEU, 1994, 11) ; elle doit nous inciter à reconsidérer le concept d’imitatio moins comme un système de règles que comme une série de recettes pratiques permettant de construire un poème nouveau à partir de matériaux existants, tout comme les compositeurs savaient construire toute une messe polyphonique sur un fragment de mélodie (par exemple, les deux messes composées par Josquin à partir de la chanson L'homme armé). En outre, l’expression al tono de employée dans le cancionero de Peralada est à mettre en relation avec le vocabulaire utilisé de nos jours dans des pratiques de poésie improvisée que l’on retrouve dans tout le monde hispanique : les trobadores, troveros, glosadors ou repentistas composent des vers sur une mélodie qu’ils appellent le plus souvent tonada, et dont le rôle est essentiel autant que contraignant. Notons l’admiration avec laquelle un spécialiste de la décima improvisée évoque la première expérience de l’improvisateur et théoricien cubain Alexis Díaz Pimienta en Andalousie :

La primera vez que Alexis Díaz-Pimienta llegó a Almería, se encontró con una realidad hasta entonces desconocida para él, la de los troveros andaluces. Ellos improvisaban en quintillas, y con un ritmo y una música muy distintos a las que el punto cubano usa para la décima. Pero ni la métrica ni el ritmo ni la música fueron obstáculo para que Díaz-Pimienta cantara en controversia con los troveros de la Alpujara, como si siempre hubiera practicado ese género (TRAPERO, 2014, 35).

En effet, la tonada prend en charge toute une partie de la composition dans la mesure où elle fournit le cadre rythmique, rendant superflu le comptage des syllabes, comme le sait qui a pratiqué la forme la plus répandue du contrafactum, en détournant les paroles d’une chanson connue pour préparer une manifestation. Inversement, lorsqu’on est habitué à couler ses vers dans une tonada spécifique, il peut être extrêmement difficile de s’habituer à en utiliser une autre avec succès : c’est pourquoi la performance de Díaz Pimienta en était une à tous les sens du terme, et c’est pourquoi Boscán dit avoir eu tant de mal à adopter les formes italianisantes.

Mudarra a donc choisi pour construire son arrangement pour vihuela de partir d’une mélodie qui circulait vraisemblablement en Italie avant d’arriver dans la péninsule Ibérique. En ce sens, sa composition est un contrafactum, comme c’est le cas de très nombreuses œuvres de la même époque, et elle est caractéristique de la façon de procéder des interprètes et des compositeurs, qui partaient d’une mélodie, d’une cellule rythmique et / ou mélodique existante. En l’état actuel de la recherche, il est impossible de déterminer si cette tonada sur laquelle Mudarra fonde sa version de Claros y frescos ríos a été choisie par lui ou par quelqu’un d’autre, c’est-à-dire si elle a été associée à la canción de Boscán dès sa composition, par Boscán lui-même, ou si l’association est plus tardive, voire le fait de Mudarra lui-même. Nous savons seulement qu’elle provient d’Italie, pas par quelles étapes elle est arrivée à Mudarra. Cependant, on sait que Boscán avait été l’élève de Lucio Marineo Sículo (BÉHAR, 2010, 49), qu’il avait accompagné Ferdinand le Catholique à Naples en 1507 (COLL JULIA, 1974) et qu’il avait donc eu l’occasion d’entendre de la poésie et de la musique italienne dans la bouche de natifs, in situ. D’autres canaux de circulation ont pu exister, par le biais d’ambassades, de musiciens voyageurs, d’alliances matrimoniales – ainsi, la dédicataire des œuvres italianisantes de Boscán et Garcilaso, Beatriz Fernández de Córdoba y Figueroa, duchesse de Somma, était la petite fille du conquérant de Naples en 1503, le Grand Capitaine, et son nom est celui d’une localité située sur les flancs du Vésuve. Enfin, il faut rappeler le rôle déterminant joué par la cour des ducs de Calabre à Valence, où Ferdinand d’Aragon avait fait venir une partie de sa très riche bibliothèque dans laquelle se trouvent plusieurs ouvrages musicaux de première importance, comme un très beau manuscrit de Tinctoris, le Liber de arte contrapunti (TINCTORIS, 1477) ; Valence, où Luis Milán avait fait imprimer en 1536 le premier livre de musique pour vihuela, dans lequel figuraient, on l’a vu, plusieurs sonetos qui pouvaient être utilisés comme timbres pour chanter de la poésie italienne ou italianisante.

Les traducteurs de Pétrarque avaient donc sans doute comme but non seulement de rendre intelligibles les textes originaux, mais aussi et surtout de permettre de les chanter, pour ceux qui, contrairement à don Quichotte, n’auraient pu le faire dans la langue originale (« sé algún tanto del toscano y me precio de cantar algunas estancias del Ariosto (CERVANTES SAAVEDRA, 1998, II, LXII, p. 1143) »). Pour ce faire, il suffisait d’avoir une traduction en vers et une tonada appropriée, puisque la beauté de la forme fixe est qu’elle favorise la multiplication des combinaisons entre poèmes et mélodies. La canción de Boscán et Mudarra offrait un tel ensemble réunissant texte et tonada, qui pouvait servir à chanter ce poème et d’autres, mais aussi à en composer de nouveaux. Elle permettait ainsi l’appropriation non seulement d’une canzone spécifique de Pétrarque via sa traduction en castillan, mais aussi d’autres poèmes, et, surtout peut-être, de la forme de cette canzone par ceux qui composeraient d’autres vers sur le même air ; il s’agissait donc aussi de mettre en circulation dans l’espace ibérique des tonadas appropriées à la métrique italienne, pour alimenter la création de contrafacta poétiques et musicaux.

Conclusion

On voit par là qu’il faut tenir compte, pour retracer l’itinéraire de cette chanson de Boscán et Mudarra, non seulement de la circulation des formes textuelles mais aussi de celle des formes et modèles musicaux, circulation d’autant plus difficile à suivre qu’elle échappait largement à l’écrit dans cette capitale de l’imprimerie musicale qu’était l’Italie du premier XVIe siècle, et plus encore dans une Espagne où le recours à l’écrit et a fortiori à l’imprimé pour la poésie et la musique était plus rare encore (DELAHAYE, 2002).

La canción de Boscán, on l’a vu, est une imitation, voire une glosa, de son modèle textuel, mais c’est aussi le cas pour la musique de Mudarra, composée ad imitationem d’une mélodie italienne dont l’histoire reste à retracer, et cette mélodie ne ressemblait apparemment à rien de ce que les Castillans associaient à la poésie chantée : « en las trovas de este arte los consonantes no andaban tan descubiertos, ni sonaban tanto como en las castellanas. Otros decían que este verso no sabían si era verso o si era prosa ». Cette perception peut être expliquée par la différence entre un rythme où domine le ternaire et un autre binaire et par la fréquence des rimes – mécaniquement plus grande dans des octosyllabes que dans des hendécasyllabes – mais bien d’autres éléments nous échappent sans doute. En revanche, ce que nous disent ces rencontres successives entre un poème et ses imitations, d’une part, et des mélodies aux histoires diverses, c’est que l’on pourrait facilement redonner voix à toute la poésie de la Renaissance en employant la même technique de l’imitation, du contrafactum.

Dans ces conditions, traduire une chanson n’a pas le même sens que pour nous : si ce que nous entendons par « une chanson » (à savoir l’association entre une mélodie et un poème précis) pouvait n’exister qu’à l’occasion d’une performance donnée, ou pour un interprète donné, le processus de traduction implique à la fois des décisions linguistiques et musicales : choix de la mélodie, choix des paroles, choix du mode, choix de l’instrument, nombre de voix… De même, si l’appropriation par variation, glosa, contrafactum étaient appliquée aussi bien au poème qu’à la mélodie, les décisions prises lors de l’adaptation d’un matériau étranger touchaient nécessairement tous ces aspects.

Claros y frescos ríos de Boscán et Mudarra est donc à lire dans toutes ces dimensions : elle est la trace de différentes opérations d’appropriation. Appropriation linguistique, d’abord, puisqu’elle témoigne d’une opération de traduction au sens que nous donnons à ce terme – de nombreux passages étant effectivement une traduction des vers de Pétrarque : « Claros y frescos ríos » dit en castillan ce que « Chiare, fresche e dolci acque » dit en italien. Cependant, on a déjà vu que Boscán ne s’astreint pas ici aux mêmes impératifs de respect de l’original que dans sa traduction du Libro del Cortigiano de Castiglione (1534) : il fait un pas de plus dans le processus d’appropriation de l’œuvre d’origine en la prenant pour base d’une amplification qui est aussi commentaire, dans une relation à l’original dans laquelle il y a sans doute une part d’émulation13.

À cela il faut ajouter l’opération d’appropriation de motifs pétrarquistes, commencée déjà de longue date et, plus centrale pour notre propos, celle des formes métriques, dont on a tendance, à une époque où mesurer un vers se réduit à compter ses syllabes sur les doigts, à sous-estimer la portée réelle, faute de tenir compte de leur dimension musicale. En réalité, le sonnet de Góngora cité au début de ce travail montre que la différence entre la poésie vernaculaire espagnole et les formes italiennes devait être aussi audible que celle qui existe entre la valse et le tango – et l’assimilation du nouveau genre aussi délicate. En effet, aux aspects rythmiques et mélodiques que nous avons déjà mentionnés s’ajoutaient sans doute des différences de style vocal ou de gestuelle, plus difficiles à retracer en l’état des sources dont nous disposons, mais dont il ne faut jamais oublier qu’elles font partie de ce que nos sources ne peuvent pas nous transmettre puisque, comme l’écrivait Iacopo Peri en 1601, elles appartiennent à ce qui ne peut s’écrire et qui, écrit, ne peut s’apprendre des écrits – « che non si possono scrivere e scrivandole non s'imparano degli scritti » (PERI, 1600). On notera ainsi qu’en 1562 Camillo Maffei décrivait comme propre au « cantar di gorga » (MAFFEI, 1562, 32) ou « cantar cavaleresco » (MAFFEI, 1562, 78), le style des madrigaux ou motets (MAFFEI, 1562, 35-36), le fait de ne faire aucun geste en chantant :

La quarta è, che non habbia à far movimento alcuno, altra parte del corpo fuor che la detta cartilagine cimbalare, perche se paiono brutti à noi coloro i quali mentre cantano di gorga crollano la testa, o tremano con le labbra o muovono le mani, o piedi, ci habbiamo à persuadere che noi facendo il simile, debbiamo parere brutti à gli altri (MAFFEI, 1562, 34).

Ce que suggère cette description, c’est, plus qu’un style vocal, un style de performance, tout comme il y a de nos jours un style scénique différent et clairement identifiable pour un concert de rock ou de musique classique, même si certains interprètes aiment à jouer avec les codes. Voilà pourquoi, autant sinon plus que la notion de traduction, c’est bien celle de translatio qui s’applique ici, au sens où le terme est employé dans l’expression translatio studii : il ne s’agit pas seulement de « transposer un texte d’une langue dans une autre », mais avec lui de s’approprier d’autres pratiques, dans un processus où l’appropriation et le transfert culturels coïncident avec les opérations habituelles de la création poétique de la Renaissance, imitatio, contrafactum et glosa.

Note de fin

1 La main guidonienne est un procédé mnémotchnique dont l’invention est attribuée à Gui d’Arezzo (991/992 – post 1033), à qui l’on attribue aussi l’invention de la notation musicale sur portée. La main permet devisualiser les hexacordes, elle facilite l’identification des intervalles et la transposition et, comme le montre cet exemple, elle permettait aussi de faire connaître sans passer ni par l’audition ni par l’écriture une composition polyphonique. (d’Arezzo 1993)

2 Sur la composition mentale dans la musique médiévale et renaissante, on pourra consulter (Treitler 1991; Cullin et Chaillou 2006; Canguilhem 2016; Guido 2017)

3 (FRENK ALATORRE, 1952; BLECUA, 1977; VALCÁRCEL 1988; 1993) Pour ne pas refaire ici une démonstration déjà faite ailleurs, que l’on nous pardonne de renvoyer également à (Delahaye, 2000)

4 (van der Werf et Bond 1984) En ce qui concerne la poésie du Siècle d’Or espagnol, on trouvera une estimation dans (Delahaye, 2000)

5 Pour une analyse plus détaillée d’une partie du répertoire poétique des livres de musique pour vihuela, voir les travaux de Paloma Otaola (OTAOLA, 2003; OTAOLA GONZÁLEZ, 2012).

6 (ROBLEDO ESTAIRE et al. 2000, p. 65).

7 Il y a peu de travaux systématiques sur la glosa poétique à l’époque moderne depuis ceux de Hans Janner : (Janner, 1943; 1946)

8 (QUEROL GAVALDA, 1949, 9 de la partie musicale) Les variantes textuelles sont présentées p. 34, dans le ch. III « Textos y comentarios ».

9 Sur la place de la frottola et de la musique en général dans la vie courtisane, on verra par exemple (Prizer 1985) Plus généralement, (Rubsamen 1964; Prizer 1975; 1986)

10 On écoutera avec bonheur la belle anthologie de frottole enregistrée par Vivabiancaluna Biffi, (Biffi 2014)

11 Séverine Delahaye-Grélois a eu la chance d’assister à un stage avec lui à Lugo en juillet 2015.

12 (DELAHAYE-GRELOIS et LEON, En préparation)

13 Sur la relation complexe des poètes espagnols avec leurs modèles italiens, voir notamment (Heiple 1994; Navarrete 1997).

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Séverine Delahaye et Sebastián León, « Translatio studii et musicae : mettre une chanson de Pétrarque en castillan », La main de Thôt [En ligne], 8 | 2020, mis en ligne le 22 janvier 2021, consulté le 20 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/827

Auteurs

Séverine Delahaye

(UPEC) Université Paris-Est Créteil

Sebastián León

Université de Barcelone