L’Écriture protéiforme de Platon

Résumés

     Le but de cette contribution consiste à étudier la manière dont Platon conçoit le jeu afin de comprendre comment et pourquoi il y a recours. Notre travail s’appuie principalement sur un passage issu des Lois qui voue une large place à la notion de jeu, mais cette études aborde également d’autres dialogues qui témoignent de la place importante que Platon accorde au jeu dans son œuvre. Notre recherche montre que le jeu constitue une dimension fondamentale de l’écriture platonicienne et qu’il dit avec force ce qui fait le propre de notre condition d’être humain.

     The aim of this paper is to study how Plato uses the concept of playing. It consists firstly in a comment of the Laws. In them, playing has an important role, but the concept of play is present in other dialogues which witness to his significance. Our research shows that playing is one of the fundamental dimensions of writing by Plato and that it says something of the human nature.

Plan

Texte

     Les recherches actuelles portant sur la littérature et les arts contemporains témoignent d’un intérêt marqué pour les notions de jeu et de plasticité. Deux exemples permettent de souligner la dimension ludique des formes esthétiques contemporaines, l’un issu de la sphère musicale, l’autre de la poésie. Le Continuum pour clavecin de Györgi Ligeti tout d’abord apparaît comme un phénomène emblématique de l’utilisation significativement moderne qui peut être faite d’un instrument ancien. Mêlant l’ancienneté du clavecin à la modernité de certaines sonorités, le compositeur explore ainsi les limites mécaniques de l’instrument. De la sorte, le mélange des genres met en jeu le fonctionnement même du clavecin. C’est en poussant à l’épreuve l’instrument et du coup l’instrumentiste que la musique de Ligeti déploie sa puissance d’expression. De même, c’est en portant les mots au bord d’eux-mêmes, en mettant leur signification à l’épreuve par l’usage des blancs que la poésie d’André Du Bouchet parvient à retrouver le moment apertural du langage1, le moment où un mot « éclate et livre son ciel » (DU BOUCHET, 1986, 29). Ce qui confère à ces deux exemples leur dimension ludique tient à ce que le support de l’expression, un instrument ou un mot, est mis en jeu et qui dit « mise en jeu » dit « mise à l’épreuve ». C’est finalement cette mise à l’épreuve qui définit le ludisme résolument contemporain de ces œuvres.

     Par ailleurs, les deux exemples que nous venons de citer révèlent subrepticement le fait suivant, à savoir que le jeu apparaît comme l’un des révélateurs de l’humanité des hommes2. Lorsqu’un interprète joue ce continuum de Ligeti, ce sont ses facultés corporelles et gestuelles qu’il met en jeu (et a fortiori son niveau et sa renommée). Jouer c’est se mettre en jeu. L’intérêt que les chercheurs d’aujourd’hui vouent à la notion de jeu et aux formes esthétiques qui le rendent possible tient alors peut-être à ce que le jeu nous permet d’approfondir la compréhension que nous avons de l’être humain. L’analyse de la dimension ludique des formes esthétiques contemporaines constitue donc un terrain d’action privilégié pour les sciences anthropologiques. Les travaux du psychologue D. Winnicott en sont l’illustration (WINNICOTT, 2002)3.

     Dans le sillage de ces recherches, l’ambition de notre travail sera dès lors la suivante : analyser la conception et la mise en œuvre du jeu chez un auteur issu d’un contexte historico-culturel différent du nôtre pour fournir un point de comparaison qui soit susceptible de venir enrichir et nourrir les réflexions actuelles portant sur les notions de plasticité et de jeu dans la littérature et les arts contemporains. Le contexte qui a retenu notre attention est celui du moment d’émergence de la philosophie en Grèce ancienne au IVe siècle avant notre ère. Pour mener à bien notre recherche, ce sont les textes de Platon que nous prendrons en considération. Si nous nous tournons vers cette époque et vers ce philosophe, c’est que le jeu constitue pour lui l’une des dimensions fondamentales de l’apprentissage et surtout, nous le verrons, de l’écriture en particulier. Le corpus platonicien recèle, en effet, une concentration particulièrement élevée d’occurrences liées à la notion de jeu d’un point de vue sémantique et lexical4. Ceci constitue une donnée tout à fait remarquable pour l’Antiquité grecque et en dit long sur l’intérêt que pourrait susciter Platon au regard des débats actuels sur le jeu. En abordant son œuvre, notre étude tentera d’exposer la définition qu’il propose du jeu, ou du moins l’interprétation qu’il nous en livre à travers ses textes.

Platon et la question du jeu

     L’œuvre de Platon apparaît fondamentalement comme l’entreprise d’une profonde réécriture des traditions. La question de la transmission du savoir occupe une place primordiale dans son projet d’écriture. Les dialogues platoniciens portent la trace indélébile de la mort de Socrate dont Platon fut le disciple. Aussi Platon a-t-il choisi d’écrire « à partir de la mort de Socrate » (DERRIDA, 2000, 359), de raviver par l’écriture la fécondité de pensée d’un homme qui n’avait laissé derrière lui aucun écrit. L’écriture démontre alors une ambiguïté dont Platon avait conscience : l’écriture possède « l’unité plastique » d’un pharmakon (DERRIDA, 2000, 266), à la fois remède et poison. Elle est capable de sauver une pensée de l’oubli, tout comme elle est susceptible de la fossiliser, de la pétrifier, de la tuer. Platon a alors mis en place une écriture inventive et ingénieuse qui permet d’empêcher cette fossilisation. Dans ce processus d’écriture, la notion de jeu a certainement tenu un rôle prépondérant pour le disciple de Socrate5. Ayant exposé les enjeux du projet d’écriture platonicien, nous sommes alors en droit de faire émerger plusieurs interrogations. Quelle place Platon accorde-t-il au jeu ? En propose-t-il une définition ? Comment parvient-il à le définir ?

     Le terme grec que Platon utilise pour dire le jeu est celui de paidia. Ce terme est intimement lié chez Platon à celui de paideia qui désigne l’éducation6. Nous l’avons signalé plus haut, le nombre d’occurrences liées au jeu (paidia) dans l’œuvre de Platon est extraordinairement élevé. Le terme paidia et ses déclinaisons apparaît 104 fois dans le corpus platonicien. En outre, Platon évoque souvent également certains jeux particuliers comme la petteia7 et la kubeia8 qui désignent des jeux de table.

     Ces remarques sur la terminologie du jeu chez Platon étant posées, il nous faut désormais tâcher de rechercher une éventuelle définition du jeu chez Platon. Le passage qui mentionne le plus explicitement cette notion de jeu est issu du livre VII des Lois, 803 b – e. On observe dans ce passage une densité impressionnante de termes relatifs au jeu ou au sérieux. Présentons donc la portée de ce dialogue et analysons ensuite le statut que Platon accorde au jeu dans cet extrait.

Le statut du jeu dans les Lois

     Les concepts de jeu et de sérieux exercent une fonction centrale dans les Lois. Dans ce dialogue, il s’agit à la fois pour Platon d’élaborer le paradigme d’une constitution politique et de fournir une vision pédagogique qui puisse la rendre réalisable. La composition du texte dans son ensemble témoigne de l’omniprésence du jeu. L’omniprésence de cette thématique doit être perçue comme un indicateur de sa fonction : le jeu est ce qui structure le dialogue, ce qui l’irrigue. Il apparaît ainsi au cœur de la fondation de la cité dont Platon nous fait l’exposition.

     Dans les Lois comme l’annonce Emmanuelle Jouët-Pastré, l’étranger d’Athènes « construit avec ses deux compagnons [Clinias et le spartiate Mégille] la cité la plus juste possible et réfléchit sur la meilleure façon de conduire les citoyens dans la voie de la vertu afin qu’ils vivent dans l’harmonie et la paix, tous soumis à la loi. Au livre VII, l’Athénien se penche plus précisément sur la question de l’éducation, puisqu’il s’agit précisément pour le législateur de former le citoyen : l’éducation repose sur la gymnastique pour le corps et sur la musique pour l’âme – l’étude musicale, la lyre, puis les lettres –, et enfin les sciences, essentiellement les mathématiques (BRISSON, 2008, 809 – 818) » (JOUËT-PASTRÉ, 2000, 71). Dans la suite de son article, Emmanuelle Jouët-Pastré démontre alors l’importance pour Platon de la permanence du lien essentiel entre l’éducation et le jeu. « La paideia que proposent l’Athénien et ses interlocuteurs dans ce dialogue se fonde sur les jeux » (JOUËT-PASTRÉ, 2000, 71).

     Après avoir mis en évidence au début du livre VII la primauté de la gymnastique et de la musique pour l’éducation, l’Athénien fait une déclaration importante devant son interlocuteur Clinias et devant Mégille qui reste silencieux :

L’étranger d’Athènes :
Je déclare que, dans toutes les cités, on a totalement ignoré que les jeux sont une question de première importance lorsqu’il s’agit d’instituer des lois, et qu’ils sont responsables pour les lois déjà instituées de leur stabilité ou de leur caducité. Car lorsque la question des jeux a fait l’objet d’une bonne réglementation, c’est-à-dire lorsque les gens du même âge se livrent toujours aux mêmes jeux suivant les mêmes principes et de la même façon, et qu’ils se plaisent aux mêmes amusements, cela laisse aussi aux coutumes qui gouvernent les affaires sérieuses la possibilité de durer en toute tranquillité ; en revanche, si les jeux font l’objet de modification et d’innovation, s’ils sont perpétuellement matière à changement, si les choses auxquelles les jeunes gens déclarent trouver leur plaisir ne sont jamais les mêmes […] et que par ailleurs la plus haute faveur est assurée à qui inventera sans cesse du nouveau et apportera quelque modification qui sorte de l’habituel quant aux figures, aux couleurs, à quoi que ce soit du même genre, il n’y a pas de pire fléau pour la cité. En effet, cela transforme insensiblement les mœurs des jeunes gens et les amène à mépriser tout ce qui est ancien, et à n’estimer que ce qui est nouveau. » (BRISSON, 2008, Lois, 797a)

     L’Athénien affirme donc que les cités ont jusque-là négligé l’importance des jeux, alors que ceux-ci influencent grandement la stabilité des institutions politiques. Si les jeux sont les mêmes pour tous et qu’ils n’instillent aucun changement, la cité vivra dans la stabilité, mais si en revanche les jeux ouvrent la voie à l’innovation, ils entraîneront le pire des fléaux qui soit pour une cité, à savoir l’instabilité. Il revient donc au législateur de la cité d’imaginer un moyen d’assurer à la cité ce bienfait qu’est la stabilité, la pérennité, la permanence. Or « tout le monde considère […] que les changements qui interviennent dans les jeux des enfants ne sont en réalité que des jeux » (BRISSON, 2008, Lois, 798 b – c) et qu’ils ne sont pas à prendre au sérieux. C’est cela qui permet au changement et à l’instabilité de s’immiscer dans le fonctionnement politique de la cité. L’Athénien démontre alors la nécessité de « donner un caractère religieux (καθιερῶσαι9)» (BRISSON, 2008, Lois, 799a) aux jeux (la danse, les mélodies,…) à la façon des Egyptiens. La discussion se poursuit et Platon affirme dès lors par la voix de l’Athénien qu’il s’agit de prendre en considération le jeu comme ce qu’il y a de plus sérieux pour la cité, même si en vérité il s’agit là d’« affaires humaines » (BRISSON, 2008, Lois, 803b) et pas d’affaires divines. Pour exprimer subtilement la nécessité de prendre le jeu au sérieux, l’Athénien cherche alors à formuler, non sans ironie, une définition de l’être humain. C’est là que débute le passage, au demeurant très célèbre, qui nous intéresse :

L’étranger d’Athènes :
Même si, en vérité, les affaires humaines ne méritent guère qu’on s’en occupe, il est toutefois nécessaire de s’en occuper (
ἔστι δὴ τοίνυν τὰ τῶν ἀνθρώπων πράγματα μεγάλης μὲν σπουδῆς οὐκ ἄξια, ἀναγκαῖόν γε μὴν σπουδάζειν) ; voilà qui est dommage. Mais, puisque nous en sommes là, si nous pouvions le faire par un moyen convenable, peut-être aurions-nous trouvé le bon ajustement. Que veux-je bien dire par là, voilà sans aucun doute une question que l’on me poserait à bon droit.
Clinias :
Oui, absolument.
L’étranger d’Athènes :
Je veux dire qu’il faut s’appliquer sérieusement à ce qui est sérieux (
τὸ μὲν σπουδαῖον σπουδάζειν), et non à ce qui ne l’est pas ; que par nature (φύσει) la divinité mérite un attachement total dont le sérieux fasse notre bonheur, tandis que l’homme, comme je l’ai dit précédemment, a été fabriqué pour être un jouet pour la divinité (θεοῦ τι παίγνιον εἶναι μεμηχανημένον), et que cela c’est véritablement ce qu’il y a de meilleur pour lui. Voilà donc à quel rôle tout au long de sa vie doit se conformer tout homme comme toute femme, en se livrant aux plus beaux jeux qui soient (καλλίστας παιδιὰς), mais dans un état d’esprit qui est le contraire de celui qui est aujourd’hui le leur (τοὐναντίον νῦν διανοηθέντας).  (BRISSON, 2008, Lois, 803 b – d)

     Dans ce passage, l’Athénien commence donc par rappeler que ce sont les affaires des dieux qui doivent être révérées et prises au sérieux, tandis que les affaires des hommes, dont les jeux font partie, ne sont pas dignes d’être considérées sérieusement. La discussion contraint pourtant l’Athénien à accorder de l’importance à ce qui n’en vaut pas la peine, de prendre le jeu au sérieux et ainsi de contrevenir à la règle qui voudrait que l’on « s’applique sérieusement à ce qui est sérieux, et non à ce qui ne l’est pas ». Il faut pour cela trouver un « moyen convenable », un subterfuge permettant de prendre le jeu au sérieux sans le dénaturer, sans en faire quelque chose qui ne serait précisément plus du jeu. L’Athénien y parvient en énonçant sa définition de l’homme qui dévoile ainsi le rôle assigné par nature à l’être humain : « l’homme a été fabriqué pour être un jouet pour la divinité ». Cette définition, l’Athénien l’avait déjà prononcée au livre I10 (BRISSON, 2008, Lois, 644 d). En jouant, l’homme réalise ce qui correspond le plus à sa nature11. Platon joue ici un jeu subtil. Il parvient à prendre le jeu au sérieux sans en faire quelque chose de sérieux. En déployant cette définition de l’homme, le jeu apparaît désormais non comme quelque chose de divin, mais, étant donné que ce sont les dieux qui l’instituent, comme quelque chose qui mérite d’être pris au sérieux. La coutume traditionnelle qui veut que l’on prenne au sérieux seulement ce qui est sérieux n’est donc nullement bafouée et pourtant l’Athénien réussit à prendre le jeu au sérieux sans le dénaturer. En jouant, l’homme accomplit ainsi ce qu’il a de plus divin. C’est en jouant qu’il respecte le plus les dieux, c’est en jouant qu’il prend le plus les dieux au sérieux, « mais », nous dit l’étranger d’Athènes, « dans un état d’esprit qui est le contraire de celui qui est aujourd’hui le leur. » Sur ce point, Clinias marque alors son incompréhension et demande à l’Athénien d’approfondir sa réflexion.

Clinias :
Que veux-tu dire ?
L’étranger d’Athènes :
Aujourd’hui on s’imagine sans doute que les activités sérieuses doivent être effectuées en vue des jeux : ainsi estime-t-on que les choses de la guerre, qui sont des choses sérieuses, doivent être bien conduites en vue de la paix. Or, nous le savons, ce qui se passe à la guerre n’est en réalité ni un jeu, ni une éducation qui vaille la peine d’être considérée par nous, puisqu’elle n’est pas et ne sera jamais ce que nous affirmons être, à notre point de vue du moins, la chose la plus sérieuse (
σπουδαιότατον). Aussi est-ce dans la paix que chacun doit passer la partie de son existence la plus longue et la meilleure. Où donc se trouve la rectitude ? (τίς οὖν ὀρθότης;12) Il faut passer sa vie en jouant, en s’adonnant à ces jeux (παίζοντά ἐστιν διαβιωτέον τινὰς δὴ παιδιάς) en quoi consistent les sacrifices, les chants et les danses qui nous rendront capables de gagner la faveur des dieux, de repousser nos ennemis et de les vaincre au combat. Mais quelles sortes de chants et quelles sortes de danses nous permettraient d’atteindre l’un et l’autre de ces objectifs ? Nous en avons indiqué le modèle et, pour ainsi dire, nous avons ouvert les routes qu’il convenait d’emprunter en estimant que le poète avait raison de dire :
« Des paroles, Télémaque, il en est une partie que tu concevras dans ton cœur,
Et une autre partie que quelque bon génie te fournira, car tu n’as pu, je pense,
Ni naître ni grandir sans quelque bon vouloir des dieux
13. »
Nos nourrissons doivent eux-mêmes penser la même chose et ils doivent juger que ce qui a été dit suffit, et que leur démon aussi bien que leur divinité leur suggéreront, en ce qui concerne les sacrifices et les danses, à quels dieux, à quels moments pour chaque dieu et dans chaque cas ils offriront leurs jeux en prémices tout en se les rendant propices. Ce faisant, ils mèneront une vie conforme à leur nature (
κατὰ τὸν τρόπον τῆς φύσεως), puisqu’ils ne sont pour l’essentiel que des marionnettes (θαύματα14), même s’il leur arrive d’avoir part à la vérité. » (BRISSON, 2008, Lois, 803d – 804b)

     C’est donc en jouant, disions-nous, que les hommes respectent le plus sérieusement les dieux. Les hommes doivent donc jouer pour rendre allégeance aux dieux. Cependant, ils doivent jouer « dans un état d’esprit qui est le contraire de celui qui est aujourd’hui le leur. » À ce moment, l’Athénien inverse le rapport entre ce qui relève du jeu et ce qui est sérieux. Désormais ce n’est plus la guerre et la violence que les hommes doivent considérer comme des choses sérieuses, mais la paix et le jeu. Dire alors, dans la fin de l’extrait, que les hommes sont des marionnettes des dieux, cela ne signifie pas que les hommes doivent considérer les dieux avec un sérieux et une piété absolue. Cela signifie désormais qu’ils doivent faire louange aux dieux par des jeux. Ainsi d’une part, Platon élabore une critique ingénieuse de cet « attachement total » (BRISSON, 2008, 803 c) qu’est le sérieux et qui confère aux dieux (et aux lois) une dimension d’infaillibilité. Cet « attachement total » et cette volonté de rendre certaines entités infaillibles aboutissent à la violence. Mais Platon ne fait pas que poser une critique. Il parvient habilement, d’autre part, à institutionnaliser le jeu dans la cité. On ne peut accomplir ses devoirs civiques et religieux qu’en jouant (aux jeux que sont les sacrifices et les danses).

     Or, en opérant de la sorte, Platon institue le jeu au fondement de la vie socioreligieuse de la cité de même qu’il en avait fait l’essence de l’homme15. Pourquoi Platon agit-il ainsi ? Pour le pur plaisir de dénoncer le sérieux et le conservatisme excessif de certaines personnes à l’égard des lois et des traditions ? Non. Si Platon s’est tant efforcé de placer le jeu au cœur de l’homme et au centre de la cité, c’est que le jeu par son imprévisibilité, sa créativité et son caractère indéfini constitue le propre de la condition humaine tout comme il favorise paradoxalement la stabilité, la paix et l’essor de la cité.

     Mais alors la conclusion à laquelle aboutit notre analyse textuelle s’avère plus que problématique. Notre ambition initiale était de circonscrire le rôle que Platon accordait au jeu. Or, les résultats de notre analyse montrent que Platon ne fournit aucune définition du jeu. Ce passage des Lois, qui est pourtant l’un des dialogues qui abordent le plus explicitement le jeu, n’en offre aucune définition et cela est vérifiable pour chacune des occurrences que nous avons relevées dans les autres dialogues16. Nulle part dans son œuvre, Platon ne semble vouloir définir le jeu. Or c’est précisément parce que le jeu échappe à toute tentative de définition que Platon s’y intéresse tant. C’est précisément parce l’essence du jeu est de ne point en avoir qu’il lui accorde une si grande place dans son œuvre. Aussi Platon parle-t-il toujours du jeu de façon « déroutante » (DERRIDA, 2000, 369). Tout l’intérêt du jeu pour Platon tient à ce qu’il ne peut être circonscrit sous l’horizon d’un sens. Tout l’intérêt du jeu est qu’il n’est pas définissable. Dès lors chercher dans l’œuvre de Platon une définition du jeu ne nous permet de saisir la place qu’il lui accorde que de façon ambiguë. L’échec partiel de notre recherche initiale nous impose de procéder autrement. Il s’agit dorénavant pour nous d’étudier l’utilisation que Platon fait du jeu dans l’écriture de ses dialogues pour comprendre comment et à quelle fin il l’utilise en définitive.

La morphologie des dialogues : l’écriture ludique de Platon

     Si Platon ne définit pas le jeu, comment et à quelle fin y a-t-il recours ? Le Phèdre nous apporte un premier élément de réponse. Platon recourt principalement à la notion de jeu pour déterminer la nature de l’écriture comme le souligne Derrida : « Platon disait dans le Phèdre que l’écriture ne peut que (se) répéter, qu’elle signifie (semainei) toujours le même » et qu’elle est un jeu (paidia) » (DERRIDA, 2000, 259). Dans le Phèdre en effet, Socrate et son interlocuteur abordent le statut de l’écriture et débattent du pouvoir du dieu Theuth qui est désigné dans l’ouvrage comme le père et l’inventeur de l’écriture. Socrate évoque alors la manière dont s’y prend Theuth pour écrire :

[…] ces jardins en caractères écrits, c’est, semble-t-il, par manière de jeu (παιδιᾶς) qu’il les sèmera et qu’il les écrira. […] Et chaque fois que d’autres s’adonneront à d’autres divertissements, se délectant de beuveries et de toutes sortes de plaisirs qui sont frères de ceux-là, alors lui, c’est bien probable, préférera à ceux dont je parle le divertissement (παίζων) auquel il passe son existence. » (BRISSON, 2008, Phèdre, 276d17)

     Et déjà quelques pages auparavant peignant la figure du dieu, Socrate le présentait non seulement comme l’inventeur de l’écriture, mais aussi comme l’inventeur des jeux de dés et de trictrac :

Eh bien! J’ai entendu dire que, du côté de Naucratis en Egypte, il y a une des vieilles divinités de là-bas, celle-là même dont l’emblème sacré est un oiseau qu’ils appellent, tu le sais, l’ibis ; le nom de cette divinité est Theuth. C’est donc lui qui, le premier, découvrit le nombre et le calcul et la géométrie et l’astronomie, et encore le trictrac et les dés (πεττείας τε καὶ κυβείας), et enfin et surtout l’écriture.  (BRISSON, 2008, Phèdre, 274 c – d)

     Toutefois, le passage le plus intéressant intervient lorsque Socrate désigne la discussion qu’il entretient avec son interlocuteur comme un jeu. Cherchant à mettre un terme à la discussion, Socrate parle alors ainsi : « Eh bien, il a assez duré le divertissement qu’a constitué notre discussion sur les discours (BRISSON, 2008, Phèdre, 278b) ». Cette fois-ci le jeu de l’écriture n’est plus évoqué à distance, les deux interlocuteurs du dialogue sont impliqués dans le jeu de la discussion que Platon retranscrit et, du coup, le lecteur du Phèdre se retrouve lui-même pris dans ce jeu. La situation du Phèdre devient finalement celle d’un méta-dialogue : les intervenants du dialogue réfléchissent au déroulement de la discussion. Il y a donc contiguïté entre la discussion interne au dialogue et la lecture du dialogue. Quel effet provoque cette réflexivité de l’écriture platonicienne ? Ou, pour le dire autrement, pourquoi le Phèdre de Platon qui met en scène Socrate s’auto-désigne-t-il comme un « divertissement », comme un jeu ?

     Le cas du Phèdre n’est pas un cas isolé. Plusieurs autres dialogues de Platon s’auto-désignent comme étant des jeux, ce qui vient bien confirmer la thèse selon laquelle l’écriture est un jeu chez Platon. La discussion des Lois déjà évoquées ci-dessus s’auto-désigne comme un « divertissement (παιδιὰν) de vieillards » (BRISSON, 2008, Lois, 685a). Nous ne reviendrons pas sur ce dialogue. Le Politique illustre également le recours au jeu pour qualifier la discussion en cours. En 268 c – d, le jeune Socrate et l’étranger sont arrivés à un moment charnière de la discussion où les deux intervenants s’interrogent sur la tournure que pourrait prendre leur entretien. Le jeu apparaît au moment où les deux personnages s’inquiètent du devenir de leur discussion :

L’étranger :
Voilà donc, Socrate, la tâche qui nous reste à réaliser, si nous ne souhaitons pas que cet entretien se termine à notre déshonneur.
Socrate le jeune :
Cela il faut l’éviter à tout prix.
L’étranger :
Eh bien, il nous faut donc repartir d’un autre point et emprunter un autre chemin.
Socrate le jeune :
Lequel au juste ?
L’étranger :
Mêler quelque chose qui tient du jeu (
σχεδὸν παιδιὰν ἐγκερασαμένους), puisqu’il nous faut employer encore une large portion d’un mythe considérable ; mais pour le reste bien entendu, nous procéderons comme auparavant, en soustrayant sans cesse une partie d’une autre, pour atteindre à terme l’objet de notre recherche. N’est-ce pas ainsi qu’il faut faire ?  (BRISSON, 2008, Politique, 268 d)

     Le Timée illustre lui aussi une attitude réflexive chez ses personnages qui considèrent a posteriori leur discussion comme une « possibilité de mettre dans sa vie un moment de récréation modérée et raisonnable » auquel ils se sont « laissés aller » auparavant dans leur échange de paroles (BRISSON, 2008, Timée, 59 c – d). Le Parménide apparaît encore comme un cas emblématique de la situation que nous peignons. Le Parménide se présente, en effet, comme un « jeu laborieux » (BRISSON, 2008, Parménide, 137 b) où il s’agit pour les intervenants comme pour le lecteur de sortir des complexités logiques de la discussion pour parvenir à une compréhension de l’Un.

     Dans chacune de ces situations, Platon fait dire aux protagonistes de ses dialogues que la discussion qu’ils sont en train de mener est en fait un jeu. En faisant cela, Platon parvient à superposer au dialogue entre les protagonistes de son œuvre un dialogue entre lui et le lecteur. Cela crée un effet saisissant et c’est en cela que l’écriture de Platon est une écriture ludique. Dans chacun des cas que nous avons mentionnés, Platon multiplie les allusions au jeu ou à la structure de ses dialogues dans le but de faire comprendre au lecteur que le dialogue va le mettre lui aussi à contribution. Dans quelle sorte de jeu Platon entraîne-t-il son lecteur ? Platon exige de celui qui le lit qu’il fasse l’épreuve de la lecture. Platon attend de son lecteur qu’il lise et relise le dialogue pour saisir ce qu’il a voulu dire sur un thème donné (la vertu, le gouvernement politique, les puissances de la rhétorique,…). Platon attend de son lecteur qu’il entre dans un processus dynamique de remise en cause de ses préjugés. Pour provoquer l’interrogation de son lecteur, Platon le place toujours dans une situation déstabilisante. Aucun cas ne saurait mieux illustrer cette mise à l’épreuve que l’Euthydème. Le lecteur s’enfonce dans ce livre sans savoir ce qui l’attend véritablement, jusqu’au moment où Platon lui fait comprendre, quoique de façon marginale, qu’il est pris au piège d’un labyrinthe et qu’il devra lire et relire le dialogue pour pouvoir en trouver la finalité et sortir de l’embûche. A la première lecture de l’Euthydème, la réaction du lecteur est celle de l’incompréhension. Le lecteur se trouve complètement désorienté par la tourmente de contradictions logiques à l’instar des protagonistes du dialogue. Mais ensuite la relecture de l’œuvre permet de redéfinir notre compréhension du dialogue en repérant les indices que Platon laisse apparaître comme un fil d’Ariane qu’il s’agit désormais de suivre. Ces indices permettent au lecteur de comprendre que cette situation d’incompréhension dont il a fait l’épreuve en commençant à lire l’ouvrage est en fait volontaire chez Platon. Ces indices permettent au lecteur de comprendre que Platon a voulu le déstabiliser pour le mettre en demeure d’apprendre. Le lecteur comprend donc que les contradictions du dialogue ne sont pas un défaut, mais la situation première d’un jeu dans lequel Platon l’entraîne. De la sorte les paroles de Socrate à Clinias sont aussi celles que Platon adresse au lecteur :

Ne t’étonne pas si cette façon de discuter te paraît inhabituelle. Sans doute ne perçois-tu pas le genre de chose que les deux étrangers sont en train de faire autour de toi ; ce qu’ils font, c’est exactement la même chose que dans l’initiation aux mystères des corybantes, lorsqu’on procède à l’intronisation de celui qu’on doit initier. Tu sais bien qu’il y a alors une sorte de ronde et des jeux, […]  (BRISSON, 2008, Euthydème, 277d)

     L’ensemble du livre possède la structure dynamique de cette danse rituelle qu’est la thronosis. Cette danse vise à désorienter l’initié pour l’amener dans un état de transe. Pareillement, Platon cherche à déstabiliser son lecteur pour renouveler son regard. Le lecteur est complètement désorienté par la discussion de l’Euthydème jusqu’au moment où il comprend que ce rituel ou ce labyrinthe dans lequel il se retrouve pris au piège est en fait un jeu par lequel Platon cherche à lui apprendre ce qu’est le bon usage du langage. Et là, lorsque le lecteur prend conscience que la lecture devient un jeu, le lecteur se surprend à apprendre. Telle est la fonction du jeu d’écriture à l’œuvre dans l’Euthydème : mettre le lecteur en situation d’apprendre.

     Ces brèves études de cas nous renseignent dès lors sur la fonction qu’opère le jeu dans l’écriture platonicienne. Nous posions auparavant la question de savoir quel effet provoquait cette réflexivité de l’écriture platonicienne qui s’auto-désigne à plusieurs occasions comme un jeu. Nous sommes désormais en mesure d’y répondre. Platon met volontairement son lecteur face à son ignorance en le plaçant dans une situation d’incompréhension, mais le jeu de l’écriture platonicienne permet ensuite au lecteur de comprendre où il veut en venir. Si le jeu s’avère si important pour Platon c’est qu’il permet d’apprendre. Mais le jeu de l’écriture, comme l’avait remarqué Derrida, doit alors être dissimulé dans un premier temps (DERRIDA, 2000, 25718). C’est pour cette raison que Platon s’est montré si fasciné par des figures comme celles de Protée ou d’Ulysse dont l’identité est de jouer avec leur identité et qui la maintiennent sans cesse hors de portée de leurs interlocuteurs19. Ils parviennent à leur échapper en jouant continuellement au jeu d’eux-mêmes, en se mettant à la fois eux-mêmes en jeu et en jouant avec leur propre identité. Ils agissent toujours chez Platon en véritables caméléons de la pensée dont la parole est la détentrice intarissable de l’imprévisible et de l’incertain. Les schémas narratifs déployés par l’écriture platonicienne sont à leur image. La fonction du jeu dans l’écriture de Platon apparaît dès lors être la suivante : donner lieu à l’imprévisible, à l’incertain, à l’indéfini au cœur de ses dialogues pour permettre au lecteur qui en fera l’expérience d’apprendre.

Je suis jeu

     En conclusion, si l’écriture platonicienne met son lecteur en demeure d’apprendre, n’est-ce pas parce qu’elle le met en demeure d’exister ? Le jeu auquel nous convie Platon ne dévoile-t-il pas en fin de compte sa conception de l’être humain ? Le propre de l’homme, n’est-il pas d’être en jeu de lui-même ? Cette conception ne rejoindrait-elle pas alors celle d’Heidegger pour qui la présence humaine est celle d’un « être dans lequel il y va de cet être » (MARTINEAU, 1985, 54), l’être dont l’être est en jeu ? Ces questions dépassent le cadre de notre réflexion et il revient à d’autres chercheurs d’y répondre.

     Revenons maintenant sur l’ambition qui fut la nôtre dans ce travail. Nous cherchions une définition du jeu chez Platon et cette recherche fut comblée par un échec. Platon ne définit pas le jeu et va jusqu’à en faire le lieu de l’indéfini. Le jeu ne répond pas à la question qu’est-ce que ? Et c’est précisément cela qui rend cette notion si stimulante. Son caractère indéfinissable lui confère une créativité que Platon aura su exploiter. Si nous avons échoué à repérer une définition du jeu chez Platon, nous sommes en revanche parvenus à comprendre comment et à quelle fin Platon avait recours au jeu. Quelle est donc la finalité du jeu pour Platon ? Le jeu a chez Platon une fonction pédagogique. En assimilant la structure de ses dialogues et l’écriture en général à un jeu, Platon a décelé un moyen ingénieux de mettre son lecteur en situation d’apprentissage, en le déstabilisant grâce à l’imprévisibilité du jeu. Le jeu constitue ainsi l’un des fondements de l’écriture protéiforme de Platon.

Bibliographie

Ouvrages

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BRISSON, Luc, (dir.), Platon. Œuvres complètes, Paris, Garnier-Flammarion, traduction collective dirigée par BRISSON, Luc, 2008.

CAMPOS DAROCA, Javier, « Maxime de Tyr et la voix du philosophe », in Philosophie Antique, n°6, Presses Universitaires du Septentrion, 2006, p. 81-106.

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DESCHOUX, Marcel, Platon et le jeu philosophique, Paris, Les Belles Lettres, 1980.

DU BOUCHET, André, Air, suivi de Défets, Montpellier, Fata Morgana, 1986.

DUNSHIRN, Alfred, Logos bei Platon als Spiel und Ereignis, Königshausen und Neumann Verlag, 2010.

FREDE, Dorothea, « Puppets on strings: moral psychology in Laws book I and II », in BOBONICH, Christopher, Plato’s Laws : a critical guide, Cambridge University Press, 2010.

FRIEDLÄNDER, Paul, Platon, vol.I und II : Die platonischen Schriften, Berlin-Leipzig, [1930] rééd. en 1964 à Berlin.

GUÉNIOT, Philippe, « Un jeu clef : la petteia », in Revue de Philosophie Ancienne, Paris-Bruxelles, n° 18 (2), 2000.

HEIDEGGER, Martin, Sein und zeit, 1927, Halle, Max Niemeyer, traduit de MARTINEAU, Emmanuel, édition numérique, 1985.

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KURKE, Leslie, « Ancient greek board games and how to play them », in Classical Philology, Vol. 94, n°3, 1999.

LAKS, André, « Plato’s ’truest tragedy’ : Laws Book 7, 817 a – d », in BOBONICH, Christopher, Plato’s Laws : a critical guide, Cambridge University Press, 2010.

MALDINEY, Henri, Aîtres de la langue et demeures de la pensée, Paris, Cerf, [1975] 2012.

NORMANDEAU, Geneviève, Le Philosophe et ses jeux. Étude sur la notion de jeu appliquée aux discours chez Platon, Montréal, Thèse dirigée par DORION, Louis-André, 2008.

SCHÄDLER, Ulrich, « Jeux et jouets greco-romains », in Archéothéma, n°31, 2013.

SCHILLER, Friedrich, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Paris, Aubier, traduit de l’allemand par LEROUX Robert, 1992.

SCHÖPSDAU, Klaus, Platon : Nomoi Buch I-III. Übersetzung und Kommentar, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 1994.

SCHUHL, Pierre-Maxime, Platon et l’art de son temps, Paris, P.U.F., 1952, p.61-63.

WINNICOTT, Donald Woods, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, [1971] 2002.

Documents numériques :
[COLLECTIF] (2000), Thesaurus Linguae Graecae, disque E, University of California, Irvine. http://www.tlg.uci.edu

Note de fin

1 Sur la notion d’aperturalité du langage, lire les travaux de linguistique de Gustave Guillaume et Johannes Lohmann cités et repris par Henri Maldiney (MALDINEY, 2012).

2 C’est la force d’exposition du jeu que nous cherchons ici à convoquer. Notre étude montrera que le jeu expose l’existence humaine au danger de son propre effondrement. Le jeu met l’être humain en demeure d’exister.

3 Constatant « l’insuffisance de la définition courante de la nature humaine » dans le premier chapitre de Jeu et Réalité (WINNICOTT, 1971, p.29), Winnicott attire l’attention sur la notion d’« espace transitionnel » qui manquerait selon lui à cette définition courante. Il la décrit comme « l’aire intermédiaire d’expérience à laquelle contribuent simultanément la réalité intérieure et la vie extérieure » d’un individu (WINNICOTT, 1971, p.30). Or, pour chercher à comprendre sur le plan psychologique comment les petits enfants parviennent à libérer un tel espace, il en vient à étudier « l’essence de l’illusion, celle qui existe chez le petit enfant et qui, chez l’adulte, est inhérente à l’art et à la religion (WINNICOTT, 1971, p.30). » Puis dans la suite de son ouvrage, le psychologue évoque les cas de poèmes classiques ou contemporains récités par ses patients (pour exemple, WINNICOTT, 1971, p.80). C’est à travers l’analyse de ces cas que l’on conçoit l’importance de la dimension ludique des formes esthétiques contemporaines pour les sciences anthropologiques.

4 La base de données du Thesaurus Linguae Graecae (TLG) fournit à ce titre des statistiques révélatrices. On dénombre par exemple cent quatre occurrences du terme paidia dans l’œuvre de Platon pour les huit cent quarante-cinq occurrences qui apparaissent dans la base de données. Le chiffre est élevé en comparaison du nombre total d’occurrences dans la langue grecque. On mentionnera en outre le statut emblématique des Lois qui totalisent cinquante occurrences du terme. La liste des occurrences est la suivante : Phédon 116b / Lysis 212e / Criton 46d / Cratyle 406c / Parménide 137b / Banquet 197e / Apologie 34c, 34d / Théétète 151c, 168d / Lachès 188d, 197a / Philèbe 19d, 30e / Timée 26c, 59d / Phèdre 265c, 276b, 276d, 276e, 277e / Sophiste 232b, 234a, 234a, 235a, 237b / Euthydème 277d, 278b, 278b, 278c, 291b, 294e, 307c / République 365a, 372b, 377a, 378d, 381e, 396e, 424e, 467d, 539b, 539c, 572c, 602b / Lois, 647d, 649d, 650a, 656b, 656c, 657c, 657d, 658c, 659e, 666b, 667e, 671e, 673c, 673d, 673e, 685a, 732d, 754b, 761d, 764e, 769a, 771e, 789b, 789e, 794a, 794a, 796b, 796d, 798b, 798c, 803c, 803d, 803e, 808e, 819b, 819c, 820d, 829b, 830e, 832d, 834c, 834d, 844d, 864d, 887d, 889d, 936a, 942a.

5 Plusieurs commentateurs se sont penchés sur la question du jeu chez Platon. On citera notamment DE VRIES, 1949. ARDLEY, 1967. JOLY, 1974. DESCHOUX, 1980. AICHELE, 2000. CAMPOS DAROCA, 2006. NORMANDEAU, 2008. DUNSHIRN, 2010.

6 Sur ce point, lire JOUËT-PASTRÉ, 2000, p. 71-73.

7 Le Thesaurus Linguae Graecae (TLG) donne cinq occurrences du terme dans l’ensemble du corpus.

8 Le Thesaurus Linguae Graecae (TLG) donne une seule occurrence du terme dans le Phèdre. Concernant ces deux types de jeux, lire les références suivantes : AUSTIN, 1940. GUENIOT, 2000. KURKE, 1999. SCHAEDLER, 2013.

9 Littéralement « consacrer », « sacraliser ».

10 « Prenons pour acquis que chacun de nous, les vivants, est une marionnette fabriquée par les dieux. Qu’elle a été constituée pour leur servir de jouet ou dans un but sérieux, cela bien sûr nous ne pouvons vraiment pas le savoir » (BRISSON, 2008, Lois 644 d). André Laks fournit une piste de réflexion dans son article portant sur la tragédie dans les Lois. Dans les Lois, nous dit-il, « an optimistic interpretation of human nature coexiste with a pessimistic one : Plato’s notorious comparison between men and puppets may be read, and indeed is read by Platon himself, both ways (LAKS, 2010, p.231) ». De plus, Laks renvoie dans sa note (note 64) à la comparaison des deux passages opérée par Marsile Ficin. Nous traduisons : « une interprétation optimiste de la nature humaine coexiste avec une interprétation pessimiste : la célèbre comparaison que Platon fait entre les hommes et les marionnettes peut être lue, et de fait est lue par Platon lui-même, des deux manières. »

11 Ce propos annonce en un certain sens et à bien des égards les propos de Schiller dans ses Lettres sur l’Education esthétique de l’Homme : « l’homme ne joue que là où, dans la pleine acception il est homme, et il n’est tout à fait homme que là où il joue » (LEROUX, 1992, p.221)

12 Nous traduirions plutôt cette locution par : « quelle est donc la rectitude ? »

13 Il s’agit d’une citation extraite de l’Odyssée : Odyssée, chant III, v. 26.

14 Sur la traduction de ce terme, lire FREDE, 2010, p.116 et SCHÖPSDAU, 1994, p. 237.

15 De la sorte, les conclusions auxquelles aboutit notre analyse rejoignent les observations finales de Dorothea Frede : « As has been pointed out, Plato’s conviction of the fragility and imperfection of human nature remains an important factor in the Laws’ educational program. » (FREDE, 2010, p.126) Nous traduisons : « Comme cela a été signalé, la conviction que Platon avait de la fragilité et de l’imperfection de la nature humaine demeure un facteur important au sein du programme éducatif des Lois ».

16 Voir note 2.

17 Sur ce passage, lire également SCHUHL, 1952, p.62, note 2.

18 « Un texte n’est un texte que s’il cache au premier regard, au premier venu, la loi de sa composition et la règle de son jeu. Un texte reste d’ailleurs toujours imperceptible. » (DERRIDA, 2000, p. 257).

19 Les passages où Ulysse et Protée apparaissent dans le corpus platonicien sont multiples. Nous ne citerons que l’Hippias Mineur pour Ulysse. Son insaisissabilité y est mise en évidence. Pour Protée, l’Euthydème, l’Euthyphron ou encore le Ion permettent d’observer l’intérêt que Platon lui voue.

Citer cet article

Référence électronique

Olivier MOSER, « L’Écriture protéiforme de Platon », Plasticité [En ligne], 1 | 2019, mis en ligne le 23 juillet 2019, consulté le 28 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/plasticite/280

Auteur

Olivier MOSER