Un Ferdinand Denis « tardif »

  • A « late » Ferdinand Denis
  • Um Ferdinand Denis « tardio »

En 1875, au moment où Flaubert s’attelle à ses Trois contes, Ferdinand Denis publie, dans l’année de ses 77 ans, un opuscule consacré à l’art plumaire. Fruit d’une compilation d’archiviste, cet hommage à un art marginalisé par l’histoire occidentale permet à l’administrateur de la Bibliothèque Sainte-Geneviève de faire un tour du monde des habiletés et des esthétiques autochtones, tout en révélant un système de valeur tout à fait pionnier et émouvant, à contre-courant de son temps. Une façon aussi de sauvegarder quelques traces de savoirs menacés de disparition, et de les transmettre dans toute leur « inactualité ».

In 1875, when Flaubert was working on his Trois contes, Ferdinand Denis published, in the year he turned 77, a booklet devoted to the art of penmanship. The result of an archivist's compilation, this tribute to an art form marginalised by Western history allows the administrator of the Bibliothèque Sainte-Geneviève to take a world tour of indigenous skills and aesthetics, while revealing a system of values that is both pioneering and moving, going against the grain of his time. It is also a way of safeguarding some traces of knowledge threatened with extinction, and of transmitting them in all their "inactuality".

Em 1875, quando Flaubert estava a trabalhar nos seus Trois contes, Ferdinand Denis publicou, no ano em que completou 77 anos, um folheto dedicado à arte da caligrafia. Resultado da compilação de um arquivista, esta homenagem a uma forma de arte marginalizada pela história ocidental permite ao administrador da Bibliothèque Sainte-Geneviève fazer uma digressão mundial de competências e estética indígena, ao mesmo tempo que revela um sistema de valores que é ao mesmo tempo pioneiro e comovente, indo contra a essência do seu tempo. É também uma forma de salvaguardar alguns vestígios de conhecimentos ameaçados de extinção, e de os transmitir em toda a sua "inactualidade".

Texte

Nous nous renfermons dans une spécialité bien modeste à coup sûr, mais dans ce rapide essai, presque aussi léger que la matière qui en fait l’objet, nous tenons à ce qu’il y ait le moins de lacune possible1.

Ferdinand Denis publie ces lignes en 1875, au sein d’un opuscule d’à peine plus de 70 pages de texte, intitulé Arte plumaria. Les plumes. Leur valeur et leur emploi dans les arts au Mexique, au Pérou, au Brésil, dans les Indes et dans l’Océanie.

Certains le connaissent pour ses ouvrages sur le Brésil et son activité très tournée vers les mondes ibériques et ibéro-américains, lusophones en particulier. Ce n’est pourtant là qu’une facette de ce polygraphe amateur des beaux livres, attaché à la Bibliothèque Sainte-Geneviève de 1838 à 1885, d’abord comme employé ; il y fut promu conservateur en 1841, administrateur enfin à partir de 1865. Ferdinand Denis a été également à plusieurs reprises romancier, il rédigea diverses monographies sur les sciences occultes2 (1842), la cosmographie et l’histoire naturelle fantastique du Moyen Âge3 (1843) ou fut l’auteur d’une Histoire de l’Ornementation des Manuscrits4 (1857), entre autres sujets apparemment hétéroclites, pour ne rien dire de collaborations au Manuel du peintre et du sculpteur5 (1833) ou au Nouveau manuel de bibliographie universelle6 (1857).

Son « art plumaire » se signale néanmoins comme une production tardive sur un thème particulièrement spécialisé et original. Ouvrage tardif au sens de la chronologie, puisqu’il a 77 ans quand il le publie. Tardif aussi dans la perspective que donnent à l’adjectif Adorno ou Edward Saïd, c’est-à-dire échappant aux modes du temps, sans actualité. Dans une France encore traumatisée par la défaite de 1870, dans une Troisième République mal consolidée mais déjà engagée dans la nouvelle course aux empires, Denis se propose, lui, comme hors du monde, de jeter les bases d’une histoire de l’art de la plume chez les civilisations lointaines.

Rien de ce qui touche de loin ou de près aux arts ne doit être oublié, rien ne doit être omis dans l’histoire de l’ornementation des peuples7 […] On a bien fait l’histoire de la dentelle et à chaque instant il est question dans les livres consacrés aux beaux-arts des tapisseries éphémères des Gobelins. Nous ne sommes pas exigeants, nous ne réclamons pour nos artistes américains qu’un souvenir ! (AP, 24)

L’opuscule se présente donc comme un tribut, une sorte de devoir de mémoire. C’est comme si la mise en circulation de ce savoir spécifique, singulier, exotique, presque aussi invisible qu’insignifiant, venait acquitter une dette. Une dette de jeunesse, contractée par le Denis de 1816-1819, quand il séjournait à Rio et à Bahia. Une dette des colonisations européennes responsables de l’effacement de ces techniques éphémères. Ainsi écrit-il des Amantecas, les « artistes » de la plume au Mexique et en Amérique centrale :

Un souffle a fait disparaître leur œuvre, tels sont hélas ! les travaux de l’humanité, que les ruines américaines, qui semblaient indestructibles, n’ont pas eu pour ainsi dire plus de durée que les œuvres fragiles des Amantecas (AP, 24)

Faute de les voir perdurer, le livre, son livre, aura pour vertu de fixer ces savoir-faire et de les enregistrer pour les générations à venir. C’est là le rôle de thesaurus de l’écrit, pour notre Denis qui fut sa vie durant compilateur, bibliothécaire et archiviste, et aussi le prolongement d’une vision romantique (qu’il partagea) convaincue du reflux des connaissances primitives autrefois en contact direct avec le divin, et qui se voient progressivement remplacées par des savoirs profanes, industriels. Denis a bu à la source des Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre et Chateaubriand (tous mentionnés une fois dans son ouvrage8).

Un vieux maître toscan, le Ghirlandajo, appelait la mosaïque la peinture pour l’Éternité. Il faut appeler la mosaïque en plumes la peinture d’un jour ; mais pourquoi la laisser s’éteindre sans en dire un seul mot ? (AP, 24)

Par cette démarche quasi muséale, Denis mérite bien son titre de conservateur. Il nourrit certes un sentiment ambivalent à l’égard de ces cultures, partageant avec ses contemporains la répugnance pour les sacrifices humains ou le cannibalisme, souvent rappelés. Il reproche à Ronsard, et Rousseau, voire Montaigne, leur naïveté quand ils veulent maintenir ces peuples dans leur prétendue innocence, leur supposé âge d’or, sans chercher à les instruire des progrès de la civilisation. En ce sens, « l’arte plumaria, baptisé ainsi par les anciens conquistadores, [et qui] n’apparaît pour nous qu’à la fin du xvie siècle […] est forcément tombé de ses hautes prérogatives, et il faut qu’il les cède à l’industrie » (AP, 75).

Pourtant l’ouvrage n’a de sens que parce qu’il magnifie de façon récurrente et insistante un art qui, pour mineur qu’il soit, n’a été aux yeux de son auteur que par trop négligé. Quels en sont les mérites ? En répondant à cette question, nous devinerons aussi les motivations profondes de Ferdinand Denis, quelque chose de son épistémologie et de sa manière d’infléchir, d’innover, dans son contexte.

L’organisation de l’ouvrage – 12 chapitres, à l’instar des douze chants de certaines épopées comme l’Énéide – est une sorte de tour du monde ; y est néanmoins largement privilégié le continent américain. Le périple commence au Mexique, descend progressivement jusqu’au Pérou, avant de passer au Brésil au chapitre VII, exactement à mi-parcours du livre. Pour finir, les chapitres XI et XII nous entraînent vers le Pacifique, en Inde et même en Chine.

On sent Denis tributaire des sources, et plus encore de ses lectures, nécessairement orientées par sa familiarité avec l’espagnol et le portugais. Mais il est non moins vrai que, pour le sens commun, l’Amérindien est caractérisé par la plume. Les anthropologues Aurore Becquelin-Monod et Patrick Menget ont de fait montré combien l’oiseau y joue un rôle « fondamental dans l’instauration des rythmes cosmiques et dans les étapes de la vie, comme le montre la mythologie des Indiens d’Amazonie9 ». Plus d’un siècle auparavant, Denis ne disait pas autre chose en reprenant d’une de ses lectures que « l’histoire des plumes, dans leurs applications aux usages et aux coutumes des races américaines, est […] intimement liée à l’ethnographie du Nouveau-Monde » (AP 38).

On relève dans cet Arte plumaria près de cent vingt sources nommément mentionnées (Denis n’est pas de ceux qui copient sans citer), dont plus d’un quart sont exploitées deux fois ou plus. Au passage, il ne se prive pas d’estimer leur fiabilité. Les dix-sept cartons de manuscrits non encore numérisés par la Sainte-Geneviève peuvent mieux éclairer la genèse du livre, tel le petit dossier d’une trentaine de feuillets, organisé de la main de Denis et rangé dans une chemise titrée précisément « Arte plumaria ».

Nous laisserons de côté la cartographie de ces inspirateurs, sinon pour la commenter rapidement. Tout d’abord, le fait qu’on y voit un Denis occupant une place stratégique, sa bibliothèque, et à l’affût de nouveaux matériaux. Ainsi travaille-t-il sur un manuscrit encore inédit de Léonce Angrand, qui a, de 1845 à 1856, sillonné l’Amérique latine en qualité de consul de France et laissé à la BnF une vaste collection d’objets, de dessins et d’aquarelles, sur Lima notamment.

Dans un ouvrage encore inédit, où il ne s’est pas contenté de reproduire avec une exactitude trop dédaignée avant lui d’antiques monuments péruviens, mais où il est descendu en outre jusqu’à l’explication des symboles les moins connus de la religion qquichua, M. Léonce Angrand nous a donné un aperçu vraiment lumineux du rôle que les plumes colorées de façons si diverses jouaient durant les fêtes, sans oublier, on le pense aisément, les solennités religieuses. (AP, 37)

Il est deux autres témoignages exclusifs de Denis : l’un qu’il recueille personnellement de M. Le Goux de Flaix, un « voyageur que l’on a trop peu apprécié » et qui

avait réuni à la fin du xviiie siècle, sur les arts secondaires des Hindous, maintes notes précieuses. Ses traités, sur les grandes usines industrielles de l’Inde, font foi de ce que valent de pareils documents réunis durant des années laborieuses. Peut-être trouverait-on, sur l’Arte plumaria, quelques faits à citer ici, ou à extraire de ses manuscrits. Nous avons jadis recueilli, de la bouche de l’aimable voyageur, maints récits qui nous font regretter la perte de ses papiers (AP, 72).

Le second témoignage, plus direct encore, est celui de Denis lui-même, qui consacre de longues pages au couvent de la Soledade, près de Salvador. Il a connu les religieuses qui le tenaient et dont il égrène plusieurs noms à la page 58. Le travail de compilation livresque, qui coud entre elles des notes prises au fil des lectures – tels les folios 8 et 9 du dossier Arte plumaria10 qui correspondent à sa lecture du Voyage autour du monde de la frégate la Vénus, commandée par le capitaine Dupetit-Thouars (AP, 54) –, ce travail de compilation cède alors la place aux souvenirs personnels et s’accorde le temps de l’évocation et de la digression, sur le monastère, son histoire, son architecture :

Le savant Accioli, vante à bon droit l’aspect pittoresque des lieux où il a été construit, mais tout en désignant avec retenue les produits élégants qu’on y vient chercher de toutes les provinces du Brésil, il garde un fâcheux silence sur les artistes qui charmèrent jadis leurs loisirs en les exécutant ; nous tâcherons d’y suppléer. (AP, 55)

Le ton aussi change, pour prendre ici ou là des accents poétiques : « ce qu’il y a de charmant dans les fleurs brésiliennes [confectionnées par les sœurs à l’aide de plumes], c’est la sincérité, elles sont filles du ciel, comme les fleurs de la terre et colorées par Dieu lui-même. » Ailleurs Denis se déporte dans sa jeunesse et les pensées qui lui étaient venues alors :

Il y a près d’un demi-siècle nous en visitions les contours, et nous songions alors que Lamartine lui-même en eut si bien admiré les tableaux changeants, qu’il en eut rêvé une autre page immortelle, et que les Brésiliens l’eussent répétée avec passion, comme un chant de Gonzaga (AP, 56-57)

C’est comme s’il mettait à exécution le programme qu’il appelait de ses vœux cinq ans après son retour du Brésil, en 1824, dans ses Scènes de la nature sous les tropiques et de leur influence sur la poésie. Le contact avec ces paysages et les populations qui y habitent doivent donner un nouveau souffle à l’inspiration européenne :

Depuis quelque temps, la littérature semble vouloir profiter de ces communications continuelles établies entre les nations les plus éloignées. On commence à sentir qu’il est aussi important de connaître les pensées des hommes que les productions de leur territoire ; on sent même que dans les idées primitives du sauvage, il y a un caractère de grandeur qui étonne, au milieu de notre ordre social. […] Les voyages si répandus aujourd’hui, et la perfection du style de quelques-uns d’entre eux, ont agrandi le domaine de la littérature11.

Et parce que le « climat et l’aspect de la nature ont une influence directe sur les inspirations poétiques », il se mit alors en devoir d’évoquer la végétation formidable ou « les oiseaux parés d’un plumage plus brillant12 » qu’en nul autre endroit. Rappelons aussi que l’une des activités du jeune Ferdinand Denis était alors de chasser les oiseaux et de les envoyer, empaillés, à sa famille. Plusieurs pages de sa correspondance de l’époque sont consacrées à ce sujet, pour lequel son père va jusqu’à lui transmettre des recommandations techniques de naturalisation13. De sorte que le livre de 1875 apparaît aussi comme une réplique de plus de l’onde de choc des années 1817-1819, de ce séjour bahianais et de sa périlleuse expédition dans la vallée du Jequitinhonha où il a rencontré les Botocudos et les Maxacalis14.

J’emprunte au vocabulaire de la sismologie pour évoquer ce qui me semble être une des puissances motrices, à côté des enjeux politiques, diplomatiques, économiques, commerciaux…, à l’œuvre dans la circulation des savoirs : cette mise en mouvement repose, comme ici, sur une forte expérience initiale d’où découle une série d’opérations de transfert des impressions laissées. De « transfert » au sens monétaire, transfert de valeurs (acquittant une dette par un livre, sorte de paiement scriptural) ; et « transfert » psychanalytique, c’est-à-dire une production qui sous des dehors de reproduction, de répétition, fournit un vrai travail de création de sens nouveaux à travers l’élaboration, la réappropriation et le décentrement d’éléments personnels ou recueillis d’autrui. L’originalité de cet Art plumaire, ouvrage pionnier dans son domaine, n’est pas seulement l’élucubration d’un vieillard épris de tropiques, au cerveau « liquéfié » par trois années de Brésil comme disait de lui méchamment Victor Hugo15, mais fruit d’une décantation, d’une concrétion brûlant d’une petite flamme intérieure allumée près de six décennies plus tôt, dans les environs de Salvador. Denis reconstitue ce temps comme d’une sorte d’âge d’or :

Les révolutions politiques n’avaient point encore passé sur ces féconds rivages, les détonations de l’artillerie n’en avaient pas troublé les habitants emplumés, c’était le bon temps alors pour les chasseurs chargés par les saintes religieuses de pourvoir aux besoins de leur aimable industrie. (AP 57)

Denis valorise cet art de plusieurs façons. Il va d’une part mettre en avant les qualités artistiques intrinsèques à ces productions en les comparant à ce qu’a réalisé l’Antiquité ou les grandes heures de l’Europe. S’appuyant sur Miguel Cavello Balboa et son Histoire du Pérou de 184016, il mentionne des « sortes de monastères » les « Pusnan-huasi », où furent produit pour la cour de l’Inca,

des chefs-d’œuvre dans l’art que nous signalons. Aucun nom d’artiste n’a survécu à l’époque de la conquête. Disons en passant néanmoins, que la vraie peinture, telle qu’elle est cultivée en Europe, a été pratiquée au Pérou avec plus de succès que dans nulle autre portion de l’Amérique du Sud, et qu’au besoin, nous pourrions signaler nombre d’artistes ayant été élevés surtout à Quito, dont s’honora plus tard l’école espagnole. (AP 36)

Et Denis de citer en note les noms de quelques-uns de ces artistes tombés dans l’anonymat, « dont les ouvrages furent admirés même à Rome ».

Quito n’a point perdu sa suprématie sur ce point et a envoyé plusieurs de ses enfants en Europe pour y suivre leurs études artistiques. Il y en a qui ont exposé avec succès en France, il y a une quinzaine d’années. (AP 36)

L’autre argument tient à la « signification symbolique dont le sens est trop souvent perdu ». Car l’art plumaire, comme on vient de le voir avec la mention de l’Inca, servait à marquer un rang, un rôle, la puissance. Il a des fonctions d’apparat, est un signe royal, habille les guerriers. C’est l’attribut et l’expression du panache, un mot dérivé du sème « pena », la plume. Voilà qui rapproche l’art primitif des heaumes des chevaliers du Moyen âge et des coiffes de certains militaires de nos 14 Juillet.

Comme pour désexotiser notre regard, Denis rappelle aussi qu’on

a beaucoup parlé dans le monde ethnographique (et certes il n’est que trop restreint) d’un fameux manteau exécuté aux îles Sandwich, qui apparut tout à coup à Rio-de-Janeiro et qui fut offert en présent à D. Pedro 1er. Les plus modérés parmi ceux qui l’admiraient lui assignaient une valeur vénale de 30 000 fr. La somme était bien modeste, on va le voir. C’était comme un don précieux des dieux d’Hawaï, qui prévoyaient, dans un prochain avenir, tout ce qu’il y aurait de goût et de savoir chez le jeune chef de l’État ; ils savaient déjà à l’avance, comment en douter ? ce que montrerait de passion pour la science le successeur de D. Pedro.

Ce beau manteau, qui, nous l’espérons, a résisté aux attaques des insectes qui pullulent, hélas ! dans cette belle région de Nicterohy, était fabriqué uniquement avec les plumes de l’Ivy (Drepanis coccinea) dont les teintes sont si éclatantes, c’est un des joyaux précieux de l’ethnographie moderne. (AP, 65)

Moins que sur la note faussement courtisane (Denis était en relation avec l’empereur, qu’il allait recevoir à la Sainte-Geneviève en 1878), il faut insister sur trois points de ce passage :

  • l’appel à l’élargissement de l’ethnographie, à se tourner vers l’autre comme source de connaissance et de renouvellement des nôtres (c’est d’ailleurs le goût pour la science de dom Pedro II qui est mis en avant ; nous sommes loin d’une science coloniale au service d’entreprises impérialistes) ;

  • le caractère sacré de l’échange : le manteau est un « don précieux des dieux d’Hawaï ». Et ce qui vaut pour le Pacifique vaut plus encore pour le continent américain où l’art plumaire est associé à la sacralité de certains oiseaux (le quetzal, bien sûr, mais aussi l’ara, le colibri, le condor, voire le toucan, et ailleurs justement l’oiseau de paradis) et aux cultes solaires. Dans un échange avec elle, Louise Bénat-Tachot nous signalait l’importance de la « brillance » dans le système de valeur des cultures méso-américaines, ce à quoi fait écho, entre autres notations de Denis, sa remarque sur la richesse de plumes dont les couleurs et la texture reflétaient « l’éclat des métaux » (AP 37)17 ;

  • la « valeur vénale » du manteau, « bien modeste », ajoute Denis.

Si l’on met en relation ces deux derniers points, on peut induire que Denis est partagé entre les lois du progrès et la quête d’un réenchantement. Souvenons-nous du compte-rendu qu’avait livré le périodique de l’École des Chartes à propos de son livre, Le Monde enchanté, en 1843 :

Le format et peut-être aussi le titre de cet ouvrage n’annoncent pas un livre d’érudition, quoiqu’il en renferme beaucoup. C’est une revue des principales traditions qui ont formé l’histoire ou plutôt la fable de la nature dans l’opinion du moyen âge […]. On voit par le travail de M. Ferdinand Denis qu’il est allé chercher ses renseignements aux sources mêmes et qu’il a lu un nombre prodigieux de livres et de manuscrits. Il cite souvent et avec assez d’étendue des ouvrages qui n’ont pas encore été publiés18

Cette note caractérise déjà très bien Denis, homme rigoureux et informé, mais qui refuse l’érudition pure et s’arrête quand il croit qu’il va perdre son public : « Nous nous arrêtons à dessein dans cette énumération qui pourrait bientôt fatiguer le lecteur » (AP 22), alors qu’il commence à égrener quelques-uns des « deux cent soixante dieux [aztèques] dont il est si malaisé d’énumérer les noms barbares » (AP 21). Car ce qu’il poursuit à travers la culture esthétique et son intérêt minutieux pour les savoir-faire – ici, les techniques, d’élevage, de chasse, de préparation des ornements, de taxidermie, autant de disciplines dans lesquelles excellent les Amérindiens et autres en dépit d’un outillage apparemment précaire (et Denis suit à cet égard autant qu’il le peut non seulement des connaissances, mais également leur transmission : il s’intéresse lui aussi à sa façon à la chaîne des « circulations des savoirs » dont il est lui-même un maillon) –, ce que Denis poursuit de livre en livre, c’est le partage de l’émerveillement.

Bien sûr, il a en tête des réappropriations européennes : l’art plumaire « est devenu un instrument utile et soumis pour le commerce et l’industrie. C’est la loi du progrès » (AP 40). Allusion à l’univers de la plumasserie et à un public féminin amateur et consommateur, l’économie des « trucs en plume ».

Que nous soyons là dans l’univers du luxe ne fait pas de Denis le serviteur d’élites privilégiées, mais le range auprès de ceux qui œuvrent à la reconnaissance de sciences et de techniques des « sauvages », précisément capables du plus grand art. Il y a d’ailleurs dans l’énonciation de cette « loi du progrès » un grain de tristesse qu’on entend dans la récurrente interjection « hélas » :

Il en sera des Drepanis [passereaux des îles d’Hawaï], hélas ! comme il en est du Quetzal, l’honneur du Guatemala […] ; il disparaîtra s’il n’a déjà disparu des campagnes dont il était l’un des rares ornements. (AP 66)

Ailleurs il exalte l’art plumaire mexicain découvert au XVIe siècle, bien supérieur à ce qu’il en reste à Cayenne

Ce serait bien vainement qu’on chercherait à trois lieues de Cayenne ces beaux oiseaux, au plumage splendide, […] on ne les trouve pas plus aujourd’hui que « les aigrettes qui portent cette plume si rare sur leur teste qui sert d’ornement aux Rois19 ! » [… Alors], la taxidermie était pour ainsi dire ignorée. On admirait les colibris, mais on ignorait l’art de les préparer ; on se contentait de les faire sécher « pour en faire des pendants d’oreilles aux dames. » On était, dès lors, cent fois plus habile au Mexique, rien qu’en y suivant les indications d’une ancienne industrie. Non-seulement on savait y conserver la dépouille des oiseaux, mais ce qui fait de nos jours une fabrication destinée à une certaine importance, et dont on attend les plus heureux résultats, se pratiquait à la grande admiration des Espagnols : on vendait du drap de plumes, simulant le plus riche écarlate. Malheureusement les naïfs conteurs qui nous ont conservé ces détails, se contentaient d’en admirer les produits ; ils se taisent d’une façon absolue sur les procédés mis en pratique par les Indiens pour les obtenir. Peut-être n’eussent-ils pas été complétement inutiles à nos fabricants modernes, car bien des gens l’ignorent encore, on fait aujourd’hui en France de véritable drap en plumes20 ; on en faisait au Mexique et en Californie dès le xvie siècle, mais ceci ne se rapporte qu’à l’industrie, retournons à la branche de l’art dont jusqu’à présent nous nous sommes occupé. (AP 16)

Pour conclure, soulignons que ce livre s’ouvre et se referme sur la question de la valeur, monétaire, de deux façons bien différentes. Denis termine en revenant sur la médaille d’or que reçurent à Vienne, lors d’une exposition internationale, au xixe siècle, les fleurs en plumes de jeunes dames brésiliennes, les sœur Natté ; et sur le prix fabuleux qu’a acquis le manteau de Kameamea Ier, « cinq millions », un chiffre « énorme » insiste Denis, pour un vêtement royal ayant mobilisé ses fabricants durant sept règnes consécutifs. Contre l’avis de la presse, qui vante les artistes d’Hawaï devenus chrétiens, Denis estime lui que jamais ils ne pourront égaler ce « vrai chef-d’œuvre » (AP 65).

Mais surtout, l’Arte plumaria consacre son premier chapitre à « La plume devenue billet de banque, sa valeur intrinsèque chez certains peuples américains » (AP 6). Ces pages inaugurales placent donc en tête la dimension disons fiduciaire de la plume. Au contraire de l’inversion utopique des chapitres de Candide où Voltaire ne joue que sur le relativisme de la valeur (en Eldorado, on joue aux palets avec de l’or, des émeraudes, des rubis21), Denis met en avant le caractère imaginatif de la monnaie : si les plumes du Quetzal ont plus de valeur que l’or, c’est par le caractère divin de l’oiseau, inscrit dans tout un système religieux :

Lorsque le grand Netzahuatlcoyotlzin, le Salomon de l’Anahuac, commandait quelques-uns de ces objets d’art magnifiques qui ont illustré son règne dans Tetzcuco, il faisait bien remettre à l’architecte ou au statuaire qu’il avait employé un certain nombre de sacs remplis d’amandes de cacaos, mais il y joignait presque toujours des faisceaux de plumes, si l’objet admiré était vraiment un chef-d’œuvre : c’était par des pierreries ou par des plumes précieuses qu’il pouvait seulement s’acquitter. (AP 8)

Denis constate un peu plus loin :

La valeur monétaire des plumes s’est envolée durant la conquête ; celle que représentait l’onctueuse amande du Cacahuatl a grandi au contraire22, à mesure que les Espagnols envahissaient le territoire des Aztèques, et elle s’était si bien développée sur certains marchés au XVIe siècle, que cette même valeur ne s’est point complétement abolie ; le Cacao-monnaie circule encore en quelques endroits, à peu près comme les Cauris servent d’appoint dans certains marchés. (AP 8)

Voilà comment un art de la plume amène à repenser les discours économiques à ambition rationnelle et scientifique qui font oublier que la monnaie est d’abord une fiction, qu’une série d’opérations vient sacraliser. Ce à quoi répond la toute dernière ligne de ce livre, qu’on peut lire comme une affirmation, comme un vœu et comme un clin d’œil à multiples détentes :

l’arte plumaria n’est pas une fiction. (AP 75)

Bibliographie

Manuscrit

Denis, Ferdinand, MS 3980, D. 1 (« Arte plumaria »), Bibliothèque Sainte-Geneviève.

Ouvrages

Arsenne, L. C. ; Denis, Ferdinand, Manuel du peintre et du sculpteur, 1833.

Balboa, Miguel Cavello, Histoire du Pérou, trad. Ternaux-Compans, Paris, Arthus Bertrand, 1840.

Bourdon, Léon, Lettres familières et Fragment du Journal intime de Ferdinand Denis à Bahia (1816-1819), Coimbra, Coimbra Editora, Limitada 1957.

Ferdinand Denis, Scènes de la nature sous les tropiques et de leur influence sur la poésie. Suivies de Camoens et Jozé Indio, Paris, Louis Janet, 1824, p. i-ij.

Denis, Ferdinand, Tableau historique, analytique et critique des sciences occultes où l’on examine l’origine, le développement, l’influence et le caractère de la divination, de l’astrologie, des oracles, des augures, de la Kabbale, la féerie, la magie, la sorcellerie, la démonologie, la philosophie hermétique, les phénomènes merveilleux, etc., précédé d’une introduction et suivi d’une biographie, d’une bibliographie et d’un vocabulaire, Paris, Mairet et Fournier, 1842.

Denis, Ferdinand, Le Monde enchanté, cosmographie et histoire naturelle fantastique du Moyen Âge, Paris, A. Fournier, 1843.

Denis, Ferdinand, Histoire de l’Ornementation des Manuscrits, Paris, 1857.

Denis, Ferdinand ; Martone, Guillaume François de ; Pincon, Pierre, Nouveau manuel de bibliographie universelle, Paris, Librairie Encyclopédique de Roret, 1857.

Denis, Ferdinand, Arte plumaria. Les plumes. Leur valeur et leur emploi dans les arts au Mexique, au Pérou, au Brésil, dans les Indes et dans l’Océanie, Paris, Ernest Leroux, 1875.

Denis, Ferdinand, Journal (1829-1848), Pierre Moreau (éd.), Fribourg (Suisse)/ Paris, Librairie de l’Université/ Plon, 1932.

Claude Lévi-Strauss, Mythologiques, 4 tomes, Paris, Plon, 1964-1971.

Voltaire, Candide, Genève, Gabriel Cramer, 1759.

Articles

Orsoni, Georges, « Ferdinand Denis. Journal de mon voyage au Jequitinhonha. Présentation, transcription, notes et annexe », pdf disponible à https://hal-univ-paris3.archives-ouvertes.fr/hal-01568782/document,

Revues

Becquelin-Monod, Aurore ; Menget, Patrick, « Papageno en Amazonie. Figures de l’homme et de l’oiseau dans la mythologie et le rituel », Braise, n° 5-6, Paris, 1986, p. 56-74.

Bibliothèque de l’école des chartes, 1843, t. 4.

Notes

1 Denis, Ferdinand, Arte plumaria. Les plumes. Leur valeur et leur emploi dans les arts au Mexique, au Pérou, au Brésil, dans les Indes et dans l’Océanie, Paris, Ernest Leroux, 1875, p. 24. Désormais, nous nous réfèrerons à l’ouvrage par AP, suivi de la page. Retour au texte

2 Denis, Ferdinand, Tableau historique, analytique et critique des sciences occultes où l’on examine l’origine, le développement, l’influence et le caractère de la divination, de l’astrologie, des oracles, des augures, de la Kabbale, la féerie, la magie, la sorcellerie, la démonologie, la philosophie hermétique, les phénomènes merveilleux, etc., précédé d’une introduction et suivi d’une biographie, d’une bibliographie et d’un vocabulaire, Mairet et Fournier, 1842. Retour au texte

3 Denis, Ferdinand, Le Monde enchanté, cosmographie et histoire naturelle fantastique du Moyen Âge, Paris, A. Fournier, 1843. Retour au texte

4 Denis, Ferdinand, Histoire de l’Ornementation des Manuscrits, Paris, 1857. Retour au texte

5 Arsenne, L. C. ; Denis, Ferdinand, Manuel du peintre et du sculpteur, 1833. Retour au texte

6 Denis, Ferdinand ; Martone, Guillaume François de ; Pincon, Pierre, Nouveau manuel de bibliographie universelle, Paris, Librairie Encyclopédique de Roret, 1857. Retour au texte

7 Arte plumaria…, op. cit., p. 5. Retour au texte

8 Respectivement p. 45, 51 et 5. Retour au texte

9 Becquelin-Monod, Aurore ; Menget, Patrick, « Papageno en Amazonie. Figures de l’homme et de l’oiseau dans la mythologie et le rituel », Braise, n° 5-6, Paris, 1986, p. 56-74. Pour ne rien dire des analyses de Claude Lévi-Strauss à partir des Mythologiques. Retour au texte

10 MS 3980, D. 1 (« Arte plumaria »). Retour au texte

11 Ferdinand Denis, Scènes de la nature sous les tropiques et de leur influence sur la poésie. Suivies de Camoens et Jozé Indio, Paris, Louis Janet, 1824, p. i-ij. Retour au texte

12 Ibid., p. 2. Retour au texte

13 Voir Lettre 26, in Léon Bourdon, Lettres familières et Fragment du Journal intime de Ferdinand Denis à Bahia (1816-1819), Coimbra, Coimbra Editora, Limitada 1957, p. 101. Retour au texte

14 Voir Georges Orsoni, « Ferdinand Denis. Journal de mon voyage au Jequitinhonha. Présentation, transcription, notes et annexe », pdf disponible à https://hal-univ-paris3.archives-ouvertes.fr/hal-01568782/document, Retour au texte

15 Voir Ferdinand Denis, Journal (1829-1848), éd. de Pierre Moreau, Fribourg (Suisse)/ Paris, Librairie de l’Université/ Plon, 1932, p. 29. Retour au texte

16 Paris, 1840, in-8°, collection Ternaux-Compans. Retour au texte

17 Voir aussi « Bien avant l’arrivée des Européens dans l’archipel [d’Hawaï] non seulement l’Arte plumaria y était pratiqué avec honneur, mais ses produits les plus brillants étaient uniquement réservés aux chefs, c’était un don quasi céleste qui devenait un apanage du pouvoir et de la suprême majesté. » (AP 64). Retour au texte

18 Bibliothèque de l’école des chartes, 1843, tome 4, p. 500. Retour au texte

19 Voyage de la France équinoxiale, Paris, Clouzier, 1664, in-4°, p. 345. [Note de Denis] Retour au texte

20 Voyez le Journal d’Agriculture pratique, moniteur des Comices, etc., 38e année. Année 1874, t. I. Dans un article infiniment curieux, M. H. de la Blanchère prouve qu’on perd annuellement, et sans aucun profit, des sommes énormes en ne recueillant point, comme on devrait le faire, ce qu’il appelle l’édredon artificiel, c’est-à-dire les barbes des plumes diverses, que nous laissons perdre. Il veut que nos ménagères, accompagnées de leurs enfants, armés de ciseaux, fassent provision suffisante de cette matière. « Pour faire un mètre carré, dit-il, de drap de plume, beaucoup plus léger et plus chaud que le drap de laine, il faut 700 à 750 grammes de la matière que nos ménagères vont faire. Or, en France, rien qu’en France, nous perdons par année de 5 à 6 millions de kilogrammes, de duvet désagrégé, p. l8. » Nous ajouterons à cette note curieuse que la fabrication du drap de plumes, en France, n’est pas une nouveauté, nous en trouvons la preuve dans le Mercure de l’an 1770. [Note de Denis] Retour au texte

21 Voir le chapitre 17 de Candide. Retour au texte

22 Il fallait au Guatemala 200 noix de cacao pour faire un real. (Voyez Ternaux Compans, Histoire du Guatemala, par Palacios, p. 15). On s’était si bien habitué peu à peu à ce genre de monnaie, que d’habiles faussaires indiens firent prendre le change aux plus habiles. Le vice-roi Mendoza se plaignit même à Charles-Quint de la fabrication de cette fausse monnaie végétale. Du Mexique et du Guatemala, le cacao-monnaie se transporta dans les régions voisines de l’Amazone. Il avait cours naguère sur certains marchés du Pará. [Note de Denis] Retour au texte

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Référence électronique

Michel Riaudel, « Un Ferdinand Denis « tardif » », Reflexos [En ligne], 5 | 2022, mis en ligne le 07 novembre 2022, consulté le 20 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/reflexos/203

Auteur

Michel Riaudel

Professeur des universités, Sorbonne Université, CRIMIC

m.riaudel@orange.fr

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