Quelques représentations paradoxales du temps médiéval

À partir de quelques représentations paradoxales du temps médiéval – temps du moine temps du roi – et de ses espaces, ce travail prétend appréhender une dimension particulière du Sujet Culturel médiéval qui dissout dans l’atemporalité le combat pour la foi dans sa conquête des espaces de l’intime et de l’infini, un Sujet sans doute écartelé entre la réalisation d’une culture ancienne et l’approche de temps dans lesquels la certitude de la protection divine ne suffit plus.

A partir de algunas definiciones paradójicas del tiempo medieval – tiempo del monje y tiempo del rey – y de sus espacios, este trabajo pretende aprehender una dimensión particular del Sujeto Cultural medieval que disuelve en la atemporalidad el combate por la fe en su conquista de lo íntimo y de lo infinito, un Sujeto desgarrado entre la realización de una cultura antigua y el advenimiento de tiempos en los que ya no basta la certeza de la protección divina.

Starting from some paradoxical representations of medieval times—time of the monk and time of the king—and medieval space, this essay deals with the medieval Cultural Subject who turns his fight for faith into a timeless conquest of the spaces of intimacy and infinity. This subject is torn apart between an ancient culture and new times, when the assurance of divine protection is no longer sufficient.

Texte

Au cours d’un siècle qui voit un bouleversement intense des valeurs et des croyances, deux pratiques discursives distinctes peuvent, par le jeu imposé de l’alternance et de la juxtaposition, mettre en lumière des pratiques sociales contradictoires avec les schémas consacrés. Ceci dans deux textes du XIIIe siècle : l’un, destiné en principe à un public cultivé et reclus mais lié à l’histoire de la Castille, il s’agit de la Vida de Santo Domingo (VSD) de Gonzalo de Berceo, écrite en 1236 en suivant le mode quaternaire, l’autre, composé dans la seconde moitié du siècle, s’intitule les Cantigas de Santa María (CSM) : ce recueil, éblouissant d’amplitude et de richesse, destiné à des barons, présente une extrême variété de formes métriques. De brèves évocations des réalisations artistiques en relation avec les deux immenses personnages, contemporaines de leur existence mais pas nécessairement de la période d’élaboration des textes mentionnés, étaieront le propos de ce travail.

Le poème de Berceo raconte la vie d’un religieux né en l’an 1000, mort en 1073 et canonisé en 1076. Alternativement berger, ermite et prêtre, il devient moine en 1030 à San Millán de la Cogolla et quitte la Rioja en 1040, après s’être opposé au roi de Navarre, García de Nájera (Vauchez, 1974 : 54). L’année suivante, le roi Fernando Io de Castille le nomme abbé de Silos, lieu de dévotion visigothe (fin VIe s.) puis monastère dont la fondation remonterait à Gonzalo Fernández, père de Fernán González (fin Xe s.), donc, selon les sources, à deux temps et à deux pratiques significatives. Saccagé par Almanzor le lieu se trouve, au XIe s. en piteux état. La générosité royale s’exerce alors et le monastère ainsi que la Règle sont restaurés, en particulier en ce qui concerne le travail monastique. Très respecté par les princes, Domingo est chargé de la translation des corps des saints martyrs d’Avila : Christeta, Vicente et Sabina, et serait même intervenu dans celle des restes de saint Isidore. Son propre corps sera déplacé sous le règne du roi Alfonso VIo (1065-1109), de la terre dans laquelle il gisait à un sarcophage placé dans le cloître du monastère de Silos. Le recueil des Cantigas de Santa María, quant à lui, aborde un temps très étendu et une foule de personnages. Le texte est inauguré par le portrait dynastique du roi suivi d’une cantiga qui le présente et exprime la réciprocité de sa relation avec Marie. Cette présence impérieuse se retrouve dans la thématique du roi fiancé de la Vierge et dans celle du champion de la chrétienté toutes deux amplement glosées par les vignettes narratives et les cadres des pages d’enluminures.

La description des lieux des CSM est donnée dans l’image, très peu dans le texte, alors qu’elle est pratiquement absente dans la VSD, l’indifférence au cadre faisant partie des marques de désintérêt pour le monde dangereux de l’itinérance. Domingo – qui n’est ni un mendiant ni un moine soldat (ces ordres ne seront créés que bien après sa mort) – accomplit sa tâche de fondateur, combattant, libérateur sans la moindre passion pour la terre. Et même s’il en organise l’exploitation pour nourrir ses frères il ne semble nourrir aucun sentiment à son égard. Il franchit les étapes en l’absence totale de description du moindre paysage, de la moindre construction alors qu’il a entrepris l’édification du cloître de Silos et de sa nouvelle église. Un espace restreint, un espace ignoré, donc, que celui du bâtisseur, quelques dizaines de kilomètres, entre la Rioja et l’abbaye de Silos face à l’espace « infini » des CSM, aussi infini ou imprécis que le temps des interventions mariales. Mais un espace ne saurait être ni étroit ni rétréci tant qu’il est dans la main de Dieu. Les quelques kilomètres parcourus par le saint ont valeur d’univers. Le microcosme castillan autour de Domingo porte en lui toute l’extension du domaine de Dieu…

Dans les espaces représentés dans les vignettes des CSM, les transformations architecturales des siècles sont le plus souvent des éléments à peine exotiques encadrées par des bâtiments très chrétiens ; l’aspect et les vêtements de leurs occupants les identifient avec plus de précision. Alors que l’espace des Cantigas est universel ou andalou, celui qu’arpente Domingo est encore celui des Beatos : l’ouverture du cloître le contient. Pour ce début de XIIIe siècle les ouvrages qui représentent le mieux l’espace, ou avec le plus grand intérêt, sont les Beatos. Les mappemondes qui y précèdent souvent le récit de l’apocalypse présentent une figuration symbolique et normée du monde sur laquelle figurent parfois apôtres et saints. L’Église, ailleurs disséminée, noyée parmi des édifices exotiques, s’y trouve ainsi regroupée.

On ne trouve ni dans les CSM ni dans la VSD le moindre paysage qui inspirerait un quelconque sentiment. L’espace du sacré semble plus restreint dans le couvent mais il se déploie ensuite dans toute la Castille reconquise par la libération des captifs. Celui qui englobe l’histoire dans les CSM est plus ample et plus divers ; des sanctuaires de tout l’Occident, aux chemins du pèlerinage, de l’errance, du commerce, aux champs de bataille et même au corps du roi. Leur représentation n’est pas systématique et ce sont le plus souvent des lieux ouverts ou marqués par un signe « convenu » du sacré qui attirent l’attention. Supports de la représentation du temps, ils affirment sur toute enluminure une présence de la Vierge sous les arcs en ogive, présence qui instaure des lieux de mémoire, des lieux possibles de communion, et à la fois l’Église et la proximité du roi. En ce qui concerne la VSD la précision des noms de lieu y est systématique et désigne une même région, un royaume, fondés par Fernán González et défendus par le Cid. Le lieu qui donne son nom à Domingo n’est pas celui de ses origines mais chacun des lieux de son sacerdoce, sanctifié par son œuvre, est précisément nommé et éclaire les cartes de la Rioja et de la Castille. D’autre part l’imprécision, l’absence même de toute description désigne déjà un chronotope, celui du désert habité par l’esprit, la Castille.

Les deux œuvres, qui malgré leur forme extrêmement différente participent de la geste et de l’hagiographie, chantent l’action et la permanence, l’action du chrétien parvenant à faire taire le fracas du temps. Ainsi le contexte historique de l’action du saint, qui se bat pour restaurer la foi est-il donné comme quasiment apocalyptique. Le texte alphonsin est, lui, inauguré par un prologue qui reprend selon la tradition la longue liste des titres et des terres reconquises par le roi qui assure le maintien de cet ordre restauré avec piété, tout en étant l’objet du rejet des méchants. Dans les deux cas donc le siècle est central : les protagonistes combattent l’infidèle, l’envie et l’ingratitude. On est, quoi qu’il arrive, dans une dialectique de la conquête et de la soumission, de la valeur et de sa reconnaissance. Le tout dans le siècle où le saint, le religieux et le sacré, représentent des stades d’un même combat, d’une même obéissance, d’une même reconnaissance. Si, pour le chef de guerre, il est vrai que la modération n’est pas de mise, c’est que les trahisons sont multiples et que la reconnaissance de l’institution impériale et ecclésiale fait défaut.

Les deux protagonistes usent d’armes différentes et les schémas de leur prise sur l’histoire en train de se faire s’inversent dans les légendes qui nous sont offertes. La cour du Roi est mobile, l’agitation seigneuriale l’est tout autant, reste le recours de Dieu par son intermédiaire le plus consensuel : la Vierge. Le moine qui, par l’obéissance, retrouve le monastère et sa stabilité, est déjà le conseil des rois.

Si un temps historique est représenté, c’est celui de la chrétienté donc celui d’une histoire conçue comme sans frontières temporelles (Gourevitch, 1983, p. 113-129). Ces représentations du temps qui se retrouvent dans les deux textes dans des proportions différentes signifient la présence/absence de constantes en évolution, un passage des certitudes aux craintes, et donnent ainsi un aperçu d’un Sujet Culturel à qualifier.

Le topique de l’humilité cher aux clercs et l’affirmation de son indignité de jongleur signifient régulièrement l’enthousiasme qui emporte le moine Berceo devant l’action de Domingo. Le discours direct introduit de la vie dans le texte-source latin de Grimaldo. La sélection de quelques-uns seulement des 92 miracles connus, ainsi que la pratique de l’amplification, créant du vraisemblable, multipliant les détails réalistes, dynamisent la narration. Les séries de qualifications épiques, la pratique de l’anaphore qui soulignent l’autonomie du saint, transforment en geste un texte dont la composition est en principe figée. Tout le dynamisme de l’action du saint, comme l’agitation de ses ennemis, sont scandés par la césure qui induit une progression constante. La fabrique du héros est lancée dès son opposition au roi García de Nájera qui veut récupérer les dons faits à son couvent. Le jeune prieur qui mettait ses pas dans ceux des prophètes, des saints et même du Christ est alors comparé à un légiste par le monarque hargneux. Ainsi s’inscrit son action dans la dynamique de celle des Juges de Castille qui restaurent les structures en aplanissant le temps. La suite de sa vie n’est que dévouement, prière et travail autour du monastère de Saint Sébastien de Silos, lieu donné par le bon roi Fernando Io. Alternance donc et complémentarité des fonctions du saint ermite et prieur, juriste et soldat, chasseur, prêcheur et défenseur (Bretel, 1995, p. 312).

Le texte laisse aussi affleurer quelques indices de la permanence d’un passé dont la mémoire est proscrite. Alors que Rome tentait d’imposer le rite romain bien avant que le concile de Burgos de 1080 n’y parvienne, le moine, en 1070, suggère à l’évêque le respect de la fête mozarabe de l’Annonciation le 18 décembre, ce qui révèle la permanence du calendrier liturgique mozarabe (Xe concile de Tolède en 656). Il est vrai que le roi Fernando Io faisait lui-même preuve d’une certaine souplesse dans l’obéissance. Ainsi le temps de Domingo serait celui de la permanence, après leur restauration, de l’ordre et de la foi. C’est l’aboutissement de son désir, de sa tâche.

Ce temps se confond avec celui de l’histoire, mais se fige dans la représentation du cadre. Celui du monastère conjugue références mozarabes et initiative romane. Un inventaire réalisé au XIIIe siècle, soit 150 ans après l’imposition du rite romain, atteste de la présence, dans la bibliothèque de Silos, de cinq ouvrages liturgiques du rite dit mozarabe ou tolédan et de trente écrits romains. Sur six bréviaires trois sont de liturgie mozarabe. Et vers 1040 on trouve encore à Silos nombre d’ouvrages en écriture wisigothique ainsi que trois Règles tolédanes, (Saint Isidore, Saint Fructueux et Saint Léandre) qui voisinent avec la Règle de Saint Benoit. Miguel Vivancos rappelle aussi que les derniers sacrements furent administrés à Domingo selon la liturgie wisigothique et que le saint a même fait agrandir l’église selon les règles propres à cette tradition (Vivancos, 2015, p. 337-374). Ainsi les portes du cloître que fait construire Domingo présentent-elles des arcs en fer à cheval sans le moindre ornement alors que les chapiteaux du cloître sont romans et le Beato commandé par Fortunio, son successeur, comporte évidemment des images d’inspiration mozarabe, même s’il fait partie de la série dite romane.

L’indistinction, le métissage suggèrent la résolution de l’antagonisme, l’avènement de la paix du pays reconquis. L’abbé de Silos, l’ami des rois de Castille et Léon a été le témoin d’un passage capital : la liturgie royale qui fut élaborée pour le sacre des rois wisigoths, l’onction des rois, qui remontait au VIIe siècle, est tombée en désuétude. À l’époque asturienne et léonaise le rapport de la monarchie au sacré s’est distendu et c’est au XIe, avec le roi Fernando Io (1036-1065) qui assistait à des messes du rite tolédan, que le lien a été renoué. Ce roi se place dans la continuation d’une lignée et reçoit l’ordination. L’autre ami du saint, le roi Alfonso VIo adopte, sous la pression du pape Grégoire VII (1074), le rite romain qui néglige l’onction royale (Boquet et Nagy, 2015, p. 52) La royauté castillane sera désormais définitivement une royauté sans sacre malgré quelques accès de nostalgie. On voit ici comment la qualification possible des deux formes poétiques de « a lo divino » (courtoisie et saint devenant héros épique) signifie la confusion entre les temps du monde et ceux de la vie religieuse.

Composé de son vivant, le recueil des CSM, l’œuvre légitimatrice du monarque, est un des plus grands textes poétiques médiévaux. Les temps s’y juxtaposent dans l’évocation de l’éternelle bienveillance mariale, d’où l’imprécision de la question du futur, de la construction, de la nouveauté. Ce ne sont plus les quatre murs du couvent qui enferment, c’est la bienveillance qui enveloppe quand l’adversité rode. Pourtant, ce « patron de la culture et des arts », qui impulse la rédaction d’une histoire qui cesserait d’être apologétique, ce roi, est en quête d’autorité dynastique et de puissance impériale. Il règne déjà depuis vingt-deux ans et a connu toutes les crises, toutes les trahisons : soulèvements des mudéjares, rébellion de son fils Sancho, trahison du sultan de Grenade, fronde des nobles, frustration de son aspiration à l’Empire Germanique.

Face à ce fracas, il y a dans les CSM un temps unique, qu’il soit répétitif ou historique. Le même type de miracle peut être référé trente fois (conversions et guérisons surtout), quelles que soient les époques au cours desquelles il a eu lieu. Il n’y a pas de dynamisme dans le corpus seulement scandé par la présence d’un texte non narratif de louange après neuf récits de miracles, pas non plus de fréquences alternativement accélérées ou freinées, mais une régularité de la structure, une rigidité qui suggère l’absence d’angoisse devant le temps.

Ainsi, dans les cantigas narratives, consacrées à l’évocation d’un miracle particulier, on trouve alternativement le prétérit et le subjonctif, présent ou imparfait. Le temps de la dévotion à Marie devient anhistorique alors que le temps de l’amour courtois n’est qu’un temps présent, et que, dans la canço, quelques années tout au plus sont concernées par un même épisode, même s’il remet en cause d’autres amours et hypothèque le futur.

De la même façon que la commémoration des miracles accomplis par le saint interdit l’oubli de sa force et de la légitimité de son action, la multiplication des exemples de prodiges qui s’accumulent dans le monde du roi – un Monde donc, pas un espace politique déterminé selon son langage – construit la légitimité de leur témoin privilégié, son emprise sur la série, sur l’accumulation par l’intervention personnelle didactique « muito devemos varoes » du refrain. Il possède son sujet : le récit, l’exorde… il règne sur le souvenir de Dieu.

Le maître d’œuvre, l’auctor, en proposant une infinité de récits de miracles réalisés dans une infinité de temps et de lieux signifie lui aussi cette éternité du temps de Dieu, cette permanence de sa miséricorde. Et pourtant ce sont les images de combats entre maures et chrétiens qui attirent encore l’attention de nos contemporains, ainsi que le prologue A. Ce prologue généalogique de vingt-huit vers, apparaît comme une exaltation de l’exercice du pouvoir royal mais aussi comme le rappel de son insertion dans l’histoire passée, présente et même à venir. Les titres du roi sont mentionnés, du plus ancien de « rey de Castela, de Toledo, de Leon »… au futur (vers 17) : « que dos Romaos rei e /per dereit e sennor ». Entre ces deux sommets se trouve la liste des territoires reconquis par le roi lui-même ou par son père Fernando IIIo. Le dynamisme dynastique est à la fois affirmé et légitimé. Tous les mérites du roi nous sont donnés dès l’abord, et la conviction naîtra de l’abondance de souvenirs de miracles.

Quelques cantigas, toutefois, proposent des repères chronologiques souvent obscurs ; des maladies ou une intervention thaumaturgique du roi sont évoquées. Le temps sacré et le temps vécu se mélangent, l’un aux dépens de l’autre. Le roi sage, savant, est le roi saint, le compagnon, la version mondaine du sponsus Mariae.

Dans chacun des 427 textes, un refrain exhorte ses contemporains à l’adoration de la Vierge : le raccourci temporel est systématique et suggère la dimension universelle non seulement de sa foi mais aussi de la personne royale, de l’essence de la fonction monarchique incarnée dans ce souverain dévot. Ce n’est plus seulement Marie qui s’installe dans le siècle, c’est son fidèle qui accompagne sa pérennité. Le roi dirige l’adoration dans un « présent sacralisé » comme tout le temps du roi.

Il présente son œuvre littéraire comme un projet immédiatement réalisable dès le prologue B, « Porque trobar » qui décrit un état des relations privilégiées qu’entretiennent le roi troubadour et la Vierge dont il rappelle que l’amour est acquis à jamais. Le temps de la description est le prétérit (« parfait d’action ») mais l’accumulation de plusieurs centaines de miracles suggère leur quasi-quotidienneté, qu’ils appartiennent à un passé lointain ou à l’ordinaire de ce milieu du XIIIe siècle. La mémoire de la relation à Marie se partage. De plus, comme la majorité des cantigas de loor, le refrain affirme au présent la puissance mariale quand il n’est pas qu’une simple injonction à la dévotion : l’observation, l’information conduisent à la conviction qui permet un futur de communion. Le présent est le temps du dialogue du roi avec ses barons, avec tout homme. C’est le temps de la pause, de la certitude dévoilée, de l’autorité donc (Henriet, 2003, p. 126).

Le paratexte, extrêmement puissant, assure la contention du texte. Là se multiplient les présences artistiques : partitions qui précèdent le texte dans certains codex, représentations des musiciens, miniatures extrêmement abondantes et diversifiées en même temps qu’une attention à la représentation du quotidien. Le temps historique y est donc banalisé.

Pour comprendre le rôle de la miniature dans une représentation du temps – quelques 1624 vignettes, six par planche, enfermées dans une frise constituant un premier cadre extérieur, présentées par quelques mots bleus ou rouges sur fond naturel écrits dans une barre horizontale et séparées par une autre frise verticale – il faut se souvenir que l’enluminure ne vient pas après la copie du texte (Yarza Luaces, 1989). Elle est pensée, organisée, pour signifier un ordre complémentaire de celui du récit. La structure de la vignette et l’organisation des cadres restent insensibles à la forme métrique qu’a pris le récit, lui-même contenu par l’omniprésence du refrain. Le procédé est rigide : un titre est inscrit en haut de la page et chaque vignette est surmontée de son résumé. Un choix a parfois été opéré dans l’ordre de présentation du texte premier. Le titre commence toujours par « Como é » ; très synthétique il résume et parfois bouleverse l’ordre de compréhension naturelle du texte que les ellipses narratives épurent, banalisent… Le miniaturiste joue la simplification du récit.

Et ce qui vient contraindre l’image et la fougue missionnaire qui emportait le monarque vers un lointain empire, c’est la répartition permanente aux quatre coins des vignettes des blasons de Castille et de Léon, malgré la présence sur les planches des cantigas no 5, 6 et 51 de l’aigle des Stauffen, concession nostalgique sans doute à la prétention d’Alfonso Xo de Castille à l’Empire dont il se pense héritier légitime en vertu de son ascendance maternelle. Le temps des hommes se voit aussi réduit à son éphémère par la présence, derrière la Vierge, de grands anges dont les textes ne mentionnent pas l’intervention (Heck, 2002, p. 277).

Hormis le temps présent nulle époque n’est privilégiée. Toutefois l’Histoire d’une Espagne particulière signifiée par la deuxième cantiga relie l’histoire visigothe à la vénération de Marie, ce qui n’apparait pas comme une revendication mais comme une simple mise en garde qui suit de près le prologue généalogique et conforte la relation entre Ildefonso (évêque de Tolède de 657 à 677, auteur du traité sur la virginité de Marie qu’il oppose aux infidèles) et le roi Alfonso X. La miniature représente la colombe qui accompagnait la réflexion de Grégoire le Grand au VIe siècle ainsi qu’une étonnante diversité dans la forme des arcs de la cathédrale de Tolède. On peut alors penser que le souci du temps s’est déplacé de ce passé glorieux mais effacé par des siècles de domination musulmane vers celui de l’ancrage que l’on souhaite définitif de la « vraie foi ». Alfonso le reconquérant, Alfonso le garant de la foi, de la tradition et de l’amour. Cet héritage – ainsi que la nécessité de nier la spécificité de l’évangélisation de la péninsule – explique l’indifférence affichée envers la dévotion à Saint Jacques (Henriet, 2003, p. 98) et la suprématie de la Vierge comme guérisseuse contribuent à ce que l’atemporalité signifie l’universalité.

Alfonso Xo, quant à lui, est porté par sa relation à la Vierge qui le fait vivre, l’exalte, le libère dans un amour courtois et filial à la fois. Les cantigas sont à la cour ce que peut être la cuaderna vía au couvent ; elles sont l’expression adéquate, le rappel des évidences intemporelles : la suprématie du monarque, sa proximité avec le divin et la fidélité que cette puissance impose.

On reconnaît dans cette configuration de la piété royale une influence de la piété de St Bernard de Clairvaux. Le modèle aristocratique n’a pas cédé au bouleversement des ordres mendiants. Plusieurs autres références tissent la comparaison possible entre le moine et le roi. Tous deux suivent le Christ, et l’imitent par exemple dans la multiplication des pains ou l’approvisionnement en vin. Tous deux montent leur attachement à une représentation forte de la famille chrétienne, de la lignée, celle de l’Arbre de Jessé que l’on retrouve à Silos et dans les Cantigas. Ces représentations du pouvoir de leur dévotion signalent l’importance de la perpétuation, de la durée.

Aussi bien Domingo que Alfonso sont ballotés par les incertitudes des temps ; ils gèrent différemment leur souffrance, tous deux dans le souci du salut de leur âme et le soin de l’âme d’autrui, mais à l’abri dans un réseau de contention qu’ils maîtrisent ou ne maîtrisent pas. Le moine suit l’ordre, le roi doit l’établir. Si le moine ne souffre jamais, on voit le roi souffrir et prier. Toutefois, nous l’avons vu, une série de garde-fous est mise en place dans le paratexte ; une ceinture normative interdit la fuite, l’échappatoire.

Et si l’abandon de soi est une des voies du salut pour le moine, le roi ne s’abandonne qu’à Marie, selon le modèle courtois, certes, mais aussi selon une des tendances de la mystique cistercienne. Les cantigas ne fabriquent pas un héros royal qui pourrait aller « caendo e levantando », le monarque en exercice doit être maître de sa vie et de son engagement. Aucune chute n’est possible. Le roi affronte les alea de la vie alors que le moine met toute sa confiance en son expérience personnelle de Dieu pour la gestion de son passage ici-bas.

Exaltation de l’action politique du saint contre celle de la relation du roi au divin… les rôles sont presque interchangeables, même si le roi est capable de dominer la création littéraire, la gestion des sols et celle des hommes. La fugacité serait caractéristique de l’action individuelle, inspirée par Dieu certes, mais correspondant finalement à ce que peut obtenir l’humilité monacale dont la reconnaissance en ce monde se borne à être admis à reposer à jamais dans le cloître du monastère.

L’œuvre alphonsine ignore tout un passé péninsulaire d’éventuels occupants légitimes, pas un goth, des juifs perfides, certes, et des maures, de mauvais et de bons maures. Rappeler la puissance wisigothe et aller jusqu’à mentionner le bon Fernán González, ce serait oublier l’exaltation de la lignée, rappeler les exactions commises par Almanzor ce serait faire resurgir l’époque de la fondation. Il est mieux venu dès le prologue de ne parler que de l’élimination de l’ennemi et même plutôt de l’appropriation de la terre, de suggérer les implications de l’alliance matrimoniale avec Isabel Stauffen. Pourtant l’histoire d’autres peuples de l’antiquité tardive ne manque pas dans les chroniques et histoires commandées par les princes, mais l’ellipse qui concerne les années d’occupation se retrouve autant dans le recueil marial que dans la Vie de Domingo qui en répare les dégâts, dans les monastères et par le rachat des captifs. Le bruit et la fureur sont du côté du moine… reconstructeur, restaurateur, dont la vie de prière ne nous est guère présentée que dans les premières pages.

Ainsi se crée l’anhistoricité et se brouillent les contours de l’espace qui, restreint ou disséminé, vide ou habité, reste uniforme, dans un temps médiéval, en toute occasion. La représentation du temps ne passe par aucun tableau chronologique simplement exposé. L’activité de la société des sujets chrétiens se planifie par rapport au passé. Présent, passé et avenir, tous sont régis par le passé. L’avenir est de conformité au modèle, de continuité non seulement personnelle mais sociale. Ces représentations du temps qui se retrouvent dans les deux textes dans des proportions différentes signifient la présence/absence de constantes en évolution, un passage de certitudes à craintes, et donnent ainsi un aperçu d’un Sujet Culturel à qualifier. Un sujet sans doute écartelé entre la réalisation d’une culture ancienne et l’approche de temps dans lesquels la certitude de la protection divine ne suffit plus.

D’ailleurs, alors que l’histoire officielle s’écrit en castillan, que c’est dans cette langue qu’on négocie, qu’on argumente, le choix du galaico-portugais par Alfonso troubadour de la Vierge signifie à la fois une ouverture sur la science, sur la connaissance de la pertinence d’un parler pour un message et pour la création d’une communauté sélecte, non politique ou bien d’un tel niveau que la culture y prend le pas sur l’intérêt de la gestion du monde. L’histoire trouve sa forme affective, la loi est celle de l’amour de Dieu et de ses fidèles, bafoués par les païens et les envieux…

Bibliographie

BOQUET, Damien et NAGY, Piroska, Sensible Moyen Âge. Une histoire des émotions dans l’Occident médiéval, Éditions du Seuil, Paris, 2015.

BRETEL, Paul, Les ermites et les moines dans la littérature française du Moyen âge (1150-1250), Paris, Honoré Champion, 1995.

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VAUCHEZ, André, La spiritualité du moyen-âge occidental, VIIIe-XIIe siècles, PUF, 1974.

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YARZA LUACES, Joaquín, « Reflexiones sobre la iconografía medieval hispana », Cuadernos de arte e iconografía, Tomo II-3, 1989.

Citer cet article

Référence électronique

Jeanne Raimond, « Quelques représentations paradoxales du temps médiéval », Sociocriticism [En ligne], XXXIV-1-2 | 2019, mis en ligne le 17 avril 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/sociocriticism/2784

Auteur

Jeanne Raimond

Jeanne Raimond, Maître de conférences (Université de Montpellier, Université de Nîmes). Membre de l’Institut International de Sociocritique. Membre de Trama y Fondo (équipe pluridisciplinaire, Universidad Complutense, Madrid). Thèse : « Motif-Index des “Cantigas de Santa Maria” de Alphonse X Le Sage ». Champ de recherche : essentiellement la littérature mariale et l’hagiographie du XIIIe siècle castillan, l’art médiéval et leurs combinaisons dans une perspective sociocritique. Responsable du GRES (Groupe de Recherche et d’études sociocritiques de l’Université de Nîmes. Éditrice ou co-éditrice des colloques du GRES « Figures de Marie » (2003), « Textes et Frontières » (2009) et « Transmissions textuelles » (2013).

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