L’espace de la poétique, espace des dynamiques paradigmatiques de la subjectivité caribéenne

  • El espacio de la poética, espacio de dinámicas paradigmáticas de la subjetividad caribeña
  • The Poetic Space, a Space of Caribbean Subjectivity’s Paradigmatic Dynamics

Résumés

Cet article vise à étudier les dynamiques qui sous-tendent la quête ontologique et subjective de la Caraïbe à partir des schèmes et habitus de la Traite et de la Plantation. Ces dynamiques naissent de « l’expérience du déportement des africains vers les Amériques », pour reprendre des termes de Glissant, d’un « arrachement au pays quotidien, aux dieux protecteurs, à la communauté tutélaire », puis de la plantation considérée par Benítez Rojo comme la machine productrice de l’ontologique caribéenne. Nous étudierons, à partir des dynamiques de survie, les logiques à l’œuvre dans les explorations et la quête de la subjectivité caribéenne et la façon dont elles pourraient constituer un paradigme particulier, à travers les éléments en commun de l’espace de la performance de Benítez Rojo, l’espace du Détour de Glissant, l’espace de la poésie de Lezama Lima, la transculturation et le contrepoint d’Ortiz, le réel-merveilleux de Stephen Alexis et l’espace schizophone de Frankétienne et Gary Victor. Il s’agit d’espaces de négociations de sens entre la violence du lieu et la production d’autre chose, des espaces qui ne peuvent être expérimentés qu’à travers des dynamiques créatrices, allant d’éléments culturels jusqu’au plus profond de l’inconscient.

Este artículo busca estudiar las dinámicas que subyacen en la búsqueda ontológica y subjetiva del Caribe a partir de esquemas y habitus de la Trata y de la Plantación. Estas dinámicas nacen de “la experiencia de la deportación de africanos hacia las Américas”, para retomar los términos de Glissant (2012c), de un “desarraigo de la tierra cotidiana, de los dioses protectores, de la comunidad tutelar” ; luego, de la Plantación considerada por Benítez Rojo como la máquina productora de la ontología caribeña. Estudiaremos, a partir de las dinámicas de sobrevivencia, las lógicas que operan en las exploraciones y la búsqueda de la subjetividad caribeña y la manera en las que podrían constituir un paradigma particular, a través de elementos en común del espacio de la perfomance de Benítez Rojo, el espacio del Desvío de Glissant, el espacio de la poesía de Lezama Lima, la transculturación y el contrapunto de Ortiz, lo real-maravilloso de Stephen Alexis y el espacio esquizófono de Frankétienne y Gary Victor. Se trata de espacios de negociación de sentido entre la violencia de lugar y la producción de otra cosa, espacios que solo pueden ser experimentados a través de dinámicas creativas, que integran desde elementos culturales hasta lo más profundo del inconsciente.

Plan

Texte

À la fin des années 80, Said (1978, 1993), Spivak (1999), Bhabha (1990), influencés par des philosophes comme Deleuze (1972, 1980) ou Foucault (1966), réfléchissent sur la colonialité afin de déconstruire le canon occidental. La décolonialité implique alors une réorganisation profonde des schèmes de représentations et de pensée, vers l’émancipation, et de cette réflexion naît le besoin de penser de nouveaux paradigmes permettant de les appréhender. Bhabha parle d’un tiers-espace à partir de son concept d’hybridation, un espace défini par Rodríguez Guerrero-Strachan (2008, p. 25) comme celui d’une traduction culturelle impliquant un acte créatif dans lequel quelque chose qui appartient à une autre culture se reconfigure dans un nouvel espace. Dans cet article, nous voulons mettre en relation plusieurs théories, pensées et écritures dont le substrat s’appréhende à partir de cette notion d’espace symbolique et créatif : un espace rhizomatique et dynamique où des sens nouveaux se négocient, des images nouvelles se créent, oscillant constamment entre significations coloniales, bourgeoises ou créoles, de l’ordre du maître et de la violence symbolique et physique et des signifiés propres, nouveaux ou retrouvés, en quête d’une ontologie particulière à même de signifier le fondement profond de l’être-là caribéen et haïtien (perçu comme un étant-là). Nous tenterons d’ébaucher les contours de ce qui pourrait être un paradigme de la quête de soi et du lieu caribéen à partir de cet espace symbolique dont les dynamiques sont issues de « l’expérience du déportement des africains vers les Amériques » (Glissant, 2012c, p. 17).

Le lieu de l’écriture 

L’origine de la Caraïbe

Pour Benítez Rojo (1998, p. 57) et pour Glissant, ce lieu commence dans le ventre du bateau négrier et dans la plantation : « La véritable Genèse des peuples de la Caraïbe, c’est le ventre du bateau négrier et c’est l’antre de la Plantation. » (Glissant, 2013, p. 35). Bateau Négrier et Plantations, chez les deux auteurs, deviennent des systèmes producteurs de machines, dans un sens deleuzien, c’est-à-dire, producteurs de corps, de structures mentales, d’individus, d’organisations sociales, économiques et politiques. Ces machines sont à la fois des moments de l’histoire, des matrices de subjectivités et elles sont aussi constitutives de l’histoire du lieu en tant que participantes de cette quête de soi. Les Antilles naissent d’un « arrachement brutal » (Glissant, 2012a, p. 223), d’un dépouillement de l’être (Glissant, 2013, p. 16), et d’une violence indicible. Ces éléments unissent la question de soi à celle du lieu, celui de la déportation : « Le ventre de cette barque-ci te dissout, te précipite dans un non-monde où tu cries. Cette barque, cette matrice, le gouffre-matrice. Génératrice de ta clameur » (Glissant, 2012c, p. 18). Augé (2017, p. 58‑60) définit le lieu comme un espace identificatoire, relationnel et historique. Dans un lieu, des habitus se rencontrent et se partagent et c’est ce qui rend ce lieu expérimentable par ceux qui l’habitent. Pour les autres, ce lieu de la déportation devient un non-lieu, un espace dénué de toutes caractéristiques historiques, culturelles et relationnelles. Lorsque Glissant et Benítez Rojo font naître la Caraïbe avec la Traite et la Plantation, ils ancrent la naissance d’un lieu dans ce non-lieu. Les dynamiques de survie qui se mettent en place dans le Bateau Négrier et la Plantation vont établir les schèmes des dynamiques de la construction du lieu et de soi de la Caraïbe. Deux questions sous-tendent l’origine de ces dynamiques : que reste-t-il de subjectivité dans l’expérience du dépouillement de soi et quelle place accorder à la violence dans cette re-conquête ?

Une culture de la représentation

Glissant, dans Le discours antillais (2012a), mène une réflexion à ce sujet à partir des conditions d’arrivée dans le « nouveau monde ». Si l’on ne mettait jamais dans le même bateau, ni dans la même plantation, des personne en situation d’esclavage parlant la même langue et venant du même peuple, en plus de l’arrachement, on condamne au déracinement, à l’absence de voix, à la dépossession. Une relation de domination s’instaure et se fonde sur l’annulation de l’autre qui se traduit alors par l’adoption d’une attitude passive chez l’esclave : « Les Noirs américains adoptaient comme attitude linguistique chaque fois qu’ils étaient en présence de blancs : le zézaiement, la traîne, l’idiotie » (Glissant, 2012a, p. 49‑50). Ce dépouillement peut devenir une dynamique de survie chez l’esclave qui l’adopte pour résister et renvoyer à l’autre, le miroir de ce que celui-ci veut voir comme résultat de son propre pouvoir (Morrison, 2018, p. 27‑39). Ce camouflage et la dynamique du détour qui l’accompagne, dotent de sens une attitude passive qui devient un acte de résistance (le retour) ; ils transforment un silence en un cri dissident : « L’esclave confisque le langage que le maître lui a imposé, langage simplifié, approprié aux exigences du travail […] et pousse à l’extrême de la simplification. Tu veux me réduire au bégaiement, je vais systématiser le bégaiement, nous verrons si tu t’y retrouveras » (Glissant, 2012a, p. 49). Cette déviation de la transcendance impliquée dans un fait vers la création d’une nouvelle transcendance pour doter de sens un impossible, marque un début de prise de conscience de soi de l’esclave, un début de subjectivation collective. Le détour « mène donc quelque part » (2012a, p. 51) et implique, dans, cet espace du détournement, la recherche d’une solution provisoire de survie, une première expérience du lieu.

Pour Glissant, le camouflage en est la mise en scène (2012a, p. 50) et Benítez Rojo développe la notion de représentation pour expliquer le mode de subjectivation de l’aire Caraïbe, accompagnée d’une performance. Pour lui, cette représentation aurait une fonction de pratique rituelle, de réactualisation d’éléments ancestraux antérieurs aux machines des Bateaux Négriers et de la Plantation, et de négociation d’éléments éclectiques dans un espace chaotique, lieu des totalités. Dans cet espace, le performer, consciemment ou inconsciemment, compose selon des rythmes qui ne sont que des signes ou codes de subjectivité, provenant de diverses machines et qui ne peuvent s’appréhender qu’à travers la poétique. C’est dans cet espace que le performer leur donnera un sens, improvisant des rythmes d’une « cierta manera » (Benítez Rojo, 1998, p. 32), afin d’exorciser la violence sociale. Cet espace de composition devient un espace de recherche et d’expérimentation de soi et du lieu dans lequel se côtoient des systèmes et des éléments paradoxaux, mis en relation pour dire. Pour Glissant (2012a, p. 57), lorsque le détour cessera d’être une pratique imposée par le réel, elle deviendra une pratique d’appréhension, d’analyse et de création du lieu et de soi. Selon lui, les Antilles ont dépassé le stade de la structuration par le détour, mais cet espace de la poétique (chaotique et expérientiel) qui montre des similarités organiques avec ces dynamiques de survie, semble être le dénominateur commun des modes d’appréhension du réel et des ontologies de la Caraïbe.

Dynamiques syncrétiques et philosophie du détour

Transculturation, contrepoint et créolisation

Le concept de transculturation né avec Fernando Ortiz, anthropologue et philosophe cubain, dans son œuvre publiée en 1940, Contrapunteo cubano del tabaco y el azúcar. Ce néologisme lui permet d’expliquer les phénomènes culturels de Cuba, en opposition à la conception d’acculturation, qu’il explique comme le processus de transit d’une culture à une autre. Pour lui les éléments de la culture sont inséparables de ceux de l’histoire économique, politique et psychosociale (Ortiz, 1978, p. 93), raison pour laquelle le tabac et le sucre, principaux moteurs de l’économie de l’île, deviennent des tropes à même de dire la cubanité. Les systèmes culturels (économiques, politiques et sociaux) qui se sont appropriés le tabac et le sucre (leur production, leur commerce, leur usage) les ont dotés, chacun, d’un réseau de signifié propre à chacune de ces cultures. La diversité des flux culturels et leurs influences dans un espace-temps relativement court a créé une accumulation de sens contrepointés ; le tabac et le sucre sont devenus des métonymies de la cubanité, intégrant des signifiés culturels qui vont des indiens du paléolithiques, aux blancs espagnols jusqu’aux déportés africains. Le tabac est celle du travail individualisé, libre et non aliéné du paysan cubain blanc et le sucre, celle de l’élément « ignominieux » parce qu’il implique l’utilisation d’une main d’œuvre esclave et d’une production inhumaine. Les deux signifiés contrepointés permettent de percevoir la cubanité comme une ontologie faite de ce qui s’extrait de ces systèmes culturels mis en relation. Van Hecke (2004, p. 21‑34) analyse l’oxymore du « sucre amer » pour dire cette cubanité, qui s’appréhende à partir du contact entre les différences, de l’éclosion d’une nouvelle perception du lieu et de soi à partir d’un archive culturel hétéroclite, impossible de systématiser. Le contrepoint d’Ortiz permet d’appréhender la reconquête de soi à partir d’une superposition de signifiés culturels à partir desquels il est possible de percevoir le sens de cette tension, amère certes, mais dotée d’un élan vital qui rappelle celui des dynamiques de survie du bateau négrier et de la plantation.

Glissant, en suivant cette dynamique, lui préfère le concept de créolisation. La créolisation est avant tout un phénomène linguistique : du contact avec la langue du dominant et de sa simplification et transformation en langue de travail, elle est devenue une véritable langue créole à partir du « pouvoir de la mémoire » (2013, p. 17). Dans cet espace du détour, où se forment les poétiques, Glissant pense la créolisation comme la relation horizontale entre les éléments qui rentreront en contact malgré leurs origines issues de la relation de domination. Cette mise en relation à partir de l’horizontalité permet une inter-valorisation des éléments, sans « dégradation ou [de] diminution de l’être […] dans ce contact et dans ce mélange » (2013, p. 18), ce qui rend possible l’action de l’inattendu et de l’imprévisible dans la création.

L’espace des poétiques, au-delà des négociations ou des extractions de sens à partir des différences en contact, est le lieu de l’expérimentation dynamisante et libre de la subjectivité, en quête de son ontologie.

Ainsi, les espaces dans lesquels se tiennent les processus de transculturation (d’Ortiz) ou de créolisation (de Glissant) peuvent être expliqués ainsi par Benítez Rojo : « Un archivo caótico y materialmente irrepresentable, cuya promiscuidad está muy lejos de proveer un blasón estable y genuino, es también, […] una metáfora de los orígenes imposibles de la plantación » (1998, p. 186).

Les métaphores du retour vers soi – conquête du réel

Cette conquête progressive du soi caribéen est aussi quête progressive du réel, de ce qui le constitue pour dire cette subjectivité. Glissant et Lezama Lima considèrent le paysage comme personnage clé de cette quête car il est pour l’esclave, le seul lieu qui devient réellement expérimentable. Pour Glissant, une réappropriation du paysage permet d’expérimenter l’antillanité, dans « une volonté de reconstituer les déchirures sociales, de remplir les trous de mémoire collective et d’établir des relations hors du modèle métropolitain » (Boudraa, 2016, p. 34). Explorer le paysage, expérimenter ce lieu pour le faire « dire », c’est aussi le doter d’une poétique propre (Glissant, 2012b, p. 72‑73). Quant au système poétique de Lezama Lima, il s’articule autour de la métaphore et en particulier, de l’image, l’imago, qui permettrait d’accéder à la connaissance du monde, à la réalité du monde invisible, impossible. Un paysage, un tableau, commencent à dire quelque chose lorsque les éléments qui le composent commencent à s’animer et parviennent à produire une « force révulsive » sous l’action du contrepoint : « Lo que ha impulsado esas entidades, ya naturales o imaginarias, es la intervención del sujeto metafórico, que por su fuerza revulsiva, puso todo el lienzo en marcha, pues, en realidad, el sujeto metafórico actúa para producir una metamorfosis hacia la nueva visión » (2010, p. 250).

Cette force est un premier pas vers la métamorphose d’un sens qui opère en elle grâce à l’intervention du sujet métaphorique. Les relations que ce sujet établit entre les éléments, donnera naissance à une nouvelle vision. Au-delà, la métaphore qui ne renferme qu’un sens caché, invisible, ne peut être éclairée que grâce à l’image qu’elle produit : la connaissance. La métaphore sert alors de pont entre des éléments qui ne s’animent que sous l’effet de celle-ci. Elle produit ainsi tout un réseau d’images qui ne livrent leurs sens profonds que lorsque l’ensemble des éléments mis en contact produisent l’image permanente (Valcárcel, 1999, p. 1260). C’est cette nouvelle image, dotée d’un nouveau sens, d’un nouvel écho, qui parviendra « à créer une réalité » (Lezama Lima, 1981, p. 21) :

Determinada masa de entidades naturales o culturales, adquieren en un súbito, inmensas resonancias. Entidades como las expresiones, fábulas milesias o ruinas de Pérgamo, adquieren en un espacio contrapunteado por la imago y el sujeto metafórico, nueva vida, como la planta o el espacio dominado. (2010, p. 251).

Le sujet métaphorique et l’image transforment une entité naturelle en une entité culturelle de l’ordre de l’imaginaire dans l’espace des métamorphoses, du contrepoint. Elle représente cette capacité qu’a l’humanité de produire des images d’elle-même et c’est ce qui, selon Lezama Lima, assure la longévité, la permanence d’une culture.

Qu’est-ce qui donne sa forme au réel, son histoire ou son imaginaire ? Lezama Lima cite les imaginaires étrusques, carolingiens, bretons qui se sont imposés sur l’historiographie contemporaine (2010, p. 253‑254). Les aires imaginaires qui naissent alors de ces espaces contrepointés permettent de « crear la nueva causalidad, la posibilidad infinita, la imagen como potencial entre la historia y la poesía » (1981, p. 104). Comme le disaient Boccara, Catala et Lory (2002, p. 6), dans la production d’une image survit sa production mythique. Cette production mythique est une construction sous l’influence de systèmes de croyances préexistants et de « comportements individuels d’imagination par lesquels le sujet met en relation les choses et les êtres, dans un réseau de signification qui, […] se révèlent comme fortement structurées et dotées de stabilités (Malrieu, 2013, p. 50). Cette production mythique implique une participation à la mentalité du groupe et l’obéissance à un inconscient social (Malrieu, 2013, p. 54). L’image permanente, éclosion d’un sens qui provient d’un système de connaissance profond, collectif et affectif constitue un moyen d’appréhension de soi et du lieu à partir de l’espace de la poésie : l’espace contrepointé de signes de tout type, de toutes les possibilités de nouvelles images porteuses de sens, illimité, en extension, où l’oxymore devient le principal moyen d’explorer, dans la tension du paradoxe, le sens de l’image qu’elle produit grâce au « súbito » : l’instant où affleure un sens, entre causalité et inconditionnalité. La poésie, ces sens nouveaux qui se perçoivent dans cet espace, est conduite vers un poème, et l’écriture, qui freine le vertige de tous les possibles, qui résiste à l’extension, conduit vers un sens, vers une image, sous la main du poète, garant de ces possibilités infinies. Il fixe à un moment donné des possibilités qui se sont offertes dans l’espace de la poésie :

Poema : un espacio resistente entre la progresión de la metáfora y el cubrefuego de la imagen.
Poeta : el que toca ese espacio resistente, como posibilidad.
Poesía : las esencias expresadas por las eras imaginarias. (Lezama Lima, 1981, p. 129)

La recherche et l’expérimentation de nouveaux sens se réalisent au hasard : l’experimenti sorte (Lezama Lima, 1981, p. 130). Ils se révèlent subitement, lorsqu’elle illumine une zone ontologique. Cette démarche, dans la perspective glissantienne se retrouve dans sa pensée de la trace, une démarche de type exploratoire qui permet de révéler dans l’actuel, les lancinements des non-dits de l’histoire.

Les démarches exploratoires de l’écriture 

Le paysage, la trace et l’écriture

Glissant disait que c’est à l’écrivain de « démêler un sens douloureux du temps » (2012a, p. 226), de « fouiller cette mémoire antillaise » (2012a, p. 227‑228), à l’affût de traces qui permettraient, comme chez Lezama Lima, de « dévoiler la vivacité féconde d’une dialectique réamorcée entre nature et culture antillaise » (2012a, p. 228). Lezama Lima conçoit son système poétique comme une technique de la fiction. Elle explore le sens grâce à des entités naturelles ou culturelles en contact qui produisent de nouvelles visions à résonnances mythiques qui sont réinventées, réactualisées dans l’écriture. En tant que germe d’un sens ontologique, elle devient indispensable lorsque la technique historique ne peut établir de données précises. Chez Glissant, lorsqu’une communauté ne peut composer de projet global pour constituer son histoire (entendue comme une discipline qui cherche à expliquer la réalité de cette communauté), elle ne peut qu’appréhender celle-ci à partir de pans, d’épisodes épars et fragmentés. L’histoire (qui se renforce dans la continuité) est alors un impossible « qui souffrira d’une carence épistémologique grave » (2012a, p. 223) et rend nécessaire une exploration créatrice de la mémoire à partir des traces « latentes que [l’écrivain] a repéré dans le réel » (2012a, p. 228) :

Ils virent dans l’encadrement des branches, la terre rouge, là-bas, cernée par les alignements, […]. Il y avait presque une lutte entre la mer de terre et le rivage d’arbres sombres. Par endroit des zones de taillis jetaient, à la limite entre les labours et la forêt, comme des plages de boue ocre. Mais ces rares surfaces, parsemées d’arbustes pareils à des épaves rouillées, ne faisaient que tracer un éclair pâle, de loin en loin, à l’extrême bord rouge vif des champs. Si bien que la plaine semblait vouloir d’un seul flot emporter le morne, ravager la roche de ces bois, déchiqueter toute la falaise ligneuse. C’était là. (Glissant, 2018, p. 49)

Dans cet extrait de Le quatrième siècle, les deux personnages, Papa Longoué et Mathieu Béluse observent le paysage. Ce dernier est curieux de connaître son passé, l’histoire, et demande à Papa Longoué, un descendant des marrons, de lui raconter l’épopée plurigénérationnelle de leurs deux lignées respectives. A la manière des griots (garant des généalogies) et des conteurs (l’histoire des profondeurs), Papa Longoué raconte les aventures des deux familles. Le paysage est le déclencheur du récit mémoriel, après qu’il est été observé, décrit, pénétré de façon subjective (une subjectivité à dimension collective, issue de l’esclavage).

Cette description rappelle le néologisme avec lequel Glissant décrit le paysage des Amériques et de la Martinique : « irrué […], il y a là de l’irruption et de la ruade, de l’éruption aussi » (2013, p. 11‑12). Ce paysage s’élance sans nuance où verticalité et violence se rejoignent. Dans l’extrait cité, des espaces se perçoivent pour ceux qui ont appris à le lire, à le désenchevêtrer : tout en remontant cette verticalité, on y perçoit des alignements aux frontières floues, aux limites rendant presque inaccessible le passage d’une zone à l’autre : entre la mer et le rivage, les plages de boue ocre entre les labours et la forêt, la plaine et le morne, la roche, la falaise. Ce paysage, personnalisé, perçu comme infranchissable, est décrit à partir du champ sémantique de la violence acharnée : une lutte, jeter des plages de boue, le rouge vif des champs, emporter, ravager, déchiqueter. Ce rouge vif des champs de labour n’est pas sans rappeler le sang de l’esclave. Autour, une nature lutte contre et pour elle-même pour se maintenir indomptable, en non-lieu non praticable. Le paysage est alors doté d’une force, d’un élan vital et sa personnalisation accentue l’intentionnalité avec laquelle chacune des franges, déployant sa rage et sa violence, se maintient en vie.

Pour les deux personnages, observateur du paysage, comprendre le paysage, sa dynamique profonde, les traces qu’elle renferme, permettent d’imaginer la course du fugitif, « imaginer les hautes herbes, meilleur que le sentier » (2018, p. 49), « la pente raide », « les souches rapprochées », un acacia qui lui « laboura la peau » (2018, p. 50), pour imaginer « les chiens » (2018, p. 50), « le sang et la sueur mêlée » (2018, p. 50), et le ressenti de cette course. Le premier Longoué, échappé dès le premier jour de son arrivée, « était déjà un Longoué » (2018, p. 53). Longoué veut dire « la rage et la violence » (2018, p. 21). À l’image du paysage, cette rage et cette violence deviennent alors les substrats des dynamiques de survie des esclaves marrons (l’élan vital de l’indomptabilité), qui seront transcendées en dynamiques créatives d’un étant-là subjectif. En pénétrant le paysage, en comprenant ses dynamiques profondes, la reconstitution de l’histoire devient possible grâce à l’imagination. Elle donnera du sens au pan qu’elle mettra en récit par mouvements en spirale : si l’histoire des Antilles ne peut être datée et se reconstituer dans une continuité de faits, selon une certaine horizontalité, elle se constituera en spirale, à partir de pans qui prendront du sens en verticalité, à partir de reconstitutions en profondeur, affectives et émotionnelles. Il s’agit d’une approche qui permet de faire tomber les barrières de l’inconscient pour faire remonter à la surface l’ineffable de l’histoire.

Dans cette quête de la subjectivité, le personnage de Filomeno dans l’œuvre Concierto barroco de Carpentier, en réfléchissant sur les libertés qu’a prises Vivaldi pour raconter l’histoire du Mexique lorsqu’il composait son opéra Montezuma, dit : « La ópera no es cosa de historiadores […]. No me joda con la Historia […]. Lo que cuenta aquí es la ilusión poética » (in Benítez Rojo, 1998, p. 361).

Alors, histoire ou illusion poétique ? Dans la recherche de cette subjectivité, Glissant, Lezama Lima, Carpentier et Benítez Rojo donnent à l’espace de la poésie une place importante. Face à l’impossibilité de construire une histoire linéaire de la Caraïbe, mais face au besoin urgent de trouver son être-là (pensé surtout comme un étant-là), les penseurs de la Caraïbe préfèrent, à l’espace historique, celui de la performance (Benítez Rojo) ou l’espace poétique de Lezama Lima ; l’espace de la créativité subjective, où les souffrances, la rage et la violence se transcendent en une dynamique créative où images mythiques, métaphores, mémoires, expériences et inconscients se côtoient pour donner forme au réel, au lieu et au soi. Cet espace de la poétique est un espace qui cherche à dépasser le réel objectif (l’expérience du monde des autres) pour aller vers un réel plus subjectif, lieu de l’expérience propre. Les contrastes qui s’y jouent (oxymore, métonymie) créent une sensation d’inquiétante étrangeté qui donne naissance au réel merveilleux.

Le réel merveilleux de Stephen Alexis - poétisation de la praxis populaire

C’est donc dans une même démarche exploratoire que Jacques Stephen Alexis conçoit son exploration de soi à partir du réel merveilleux. Selon Stephen Alexis : « […] l’imagerie dans laquelle un peuple enveloppe son expérience reflète sa conception du monde et de la vie, sa foi, son espérance, sa confiance en l’homme, en une grande justice, et l’explication qu’il trouve aux forces antagonistes du progrès » (Schallum, 2013, p. 66). Dans cette quête d’une subjectivité populaire, la poétique réelle merveilleuse devient alors un instrument de connaissance de la vie populaire, celle-ci se comprenant comme la relation que le peuple entretient avec le monde sensible et matériel ainsi que son désir de le transformer en un monde expérimentable selon ses nécessités et ses espérances. Le réel merveilleux, en tant qu’écriture de démarche exploratoire, allie esthétique (propension vers le beau) et expérience du monde populaire (le non-digne, le bizarre ou monstrueux) : c’est dans l’espace symbolique de cette logique oxymorique qu’un nouveau sens, une nouvelle subjectivité et une manière d’appréhender le réel se percevront et prendront forme dans le récit :

La Niña tourne autour de l’homme effondré au bar […]. Il se dégage de lui une bizarre odeur ou plus exactement le mélange de quatre odeurs : huile lourde, sueur épaisse, tabac, tristesse. […] La Niña s’emplit les narines de cette odeur […]. D’abord cette odeur humaine laisse une impression globale, c’est l’odeur de quelqu’un qui a beaucoup vécu, roulant ses plaies et ses bosses en des tas d’endroits, chipant quelque chose des remugles de chaque contrée. […] Avec les chaleurs qui commencent c’est un nard un peu lourd et râpeux, […] le musc de la terre qui germine, la senteur humide des montagnes toutes proches et les exhalaisons d’une mer qui brûle, qui râle, qui sale et resale la peau, iode, chlore, soude et magnésie… Au milieu de tout cela, La Niña perçoit des tons plus personnels, plus nets. Voici les fragrances des avocats et des bananes du petit-déjeuner, le piquant poivré du roroli qui épice les petites cassaves que le matin […]. » (Stephen Alexis, 2019, p. 132‑133)

Le roman L’espace d’un cillement parle de l’histoire d’amour entre La Niña Estrellita, une jeune prostituée cubaine qui travaille dans le Sensation Bar et El Caucho, un mécanicien itinérant d’origine cubaine, militant engagé, qui n’a ni maison, ni famille, ni véritables amis. Dans cet extrait de l’œuvre, nous voyons comment la vision subjective de La Niña crée des signifiés symboliques, des analogies, à partir de l’expérience sensible et objective du réel, de l’odeur de El Caucho. En utilisant l’irrationnel, c’est-à-dire, la doxa populaire et le merveilleux (la quête de réseau de sens par analogie) qui sonde les subjectivités inconscientes collectives, elle reconstruit un univers symbolique sur lequel le réel populaire se fonde, se vit et s’expérimente. Les odeurs objectives, de l’huile lourde, de la sueur épaisse, du tabac et de la tristesse (catégorie du laid ou bizarre) sont mises en relation avec des éléments locaux qui produisent un effet d’identification, comme « la senteur de la Caraïbe », « le musc de la terre qui germine », « la senteur humide des montagnes », « les exhalaisons d’une mer qui brûle, qui râle, qui sale et resale la peau, iode, chlore, soude et magnésie », « les fragrances des avocats et des bananes du petit-déjeuner », « le piquant poivré du roroli qui épice les petites cassaves ». À partir de cette logique métonymique qui rappelle celle d’Ortiz, le populaire (à travers La Niña) élabore sa poétique particulière (l’ordre du proche), sa subjectivité, sa vision du « beau » et du monde : « Cet homme doit être gourmand, voluptueux, tendre. Un amour profond de la vie, une participation physique, naïve et fraternelle à ce que Dieu baille chaque jour pour la subsistance » (2019, p. 133).

Ces écritures exploratoires cherchent, à travers un élément repéré dans le réel, à reconstruire un pan de la subjectivité de la Caraïbe. Cependant, même si dans L’espace d’un cillement, on assiste à une conquête de la subjectivité populaire à partir des expériences sensitives de La Niña, le personnage principal n’en reste pas moins une personnification de l’histoire de la Caraïbe :

Cette femme est d’origine cubaine et incarne par là même l’essaimage de son peuple à travers la Caraïbe éclatée et rayonnante, en nomade. Mais La Niña est frigide et délibérément amnésique. Sa vie se résume à procurer du plaisir sans pouvoir l’éprouver. […] Notre Niñita, c’est clair, est la Caraïbe tout entière, livrée au plaisir des autres, qui vit de son corps, stérile et exploité […]. Dès les premières pages, elle va devoir, à son corps défendant, plonger dans l’océan salin de sa mémoire. (Préface, 2019, p. 17‑19)

La représentation d’un personnage dont les schèmes et les structures mentales sont les échos des symptômes collectifs liés à l’histoire de la Caraïbe, à partir d’une logique de mise en abyme, n’est pas sans rappeler la conception de l’écriture des écrivains du chaos haïtien, l’école spiraliste de Frankétienne et ses disciples comme Gary Victor.

Du soi a l’inconscient

Comment se fait-il que nous en soyons‑là ?

Frankétienne, Jean-Claude Fignolé et René Philoctète créent le mouvement spiraliste dans les années 60 à Haïti, durant la dictature des Duvalier. Dans un univers qu’ils perçoivent comme absurde, la question qui sous-tend leur travail d’écriture est : comment se fait-il que nous en soyons là ? Lorsque les codes utilisés jusqu’alors sont insuffisants pour comprendre le monde, lorsque la dictature elle-même s’approprie des théories de l’émancipation telle que le négrisme ou l’indigénisme haïtien, lorsque ce langage de la subversion est lui-même subverti par la dictature, que reste-t-il à l’écrivain ? Frankétienne dit à ce propos :

La difficulté est donc grande, pour l’auteur, de trouver un langage qui ne soit pas déjà pris en otage par la dictature, déjà recyclé, initié, manipulé. […] Des valeurs fondamentales en Haïti, comme celle du vaudou, étaient intégrées par le régime, on ne voit pas comment elles peuvent être revendiquées comme force de subversion. (in Chancé, 2009, p. 27)

L’appréhension du réel ne peut s’effectuer qu’à partir d’un « en dessous » du revers, en décomposant les trajectoires linéaires et évolutives du récit et des personnages, dans un univers aliéné par la subversion du régime dictatorial. L’œuvre spiraliste, dans sa forme et son contenu, se fragmente et sa polyphonie est poussée jusqu’à la schizophrénie, seul point de vue possible d’une quête du lieu et de soi. Les personnages de ces romans deviennent alors des non-héros, des figures ambigües, en proie à leur dualité, submergées par leurs angoisses et leur culpabilité parce que « habiter un tel pays, c’est nécessairement être ce peuple-là » (Chancé, 2009, p. 30). Comprendre le réel ne peut que passer par une exploration du lieu le plus profond, celui qui est au cœur des dynamiques créatrices des subjectivités, pour comprendre le cheminement de l’histoire d’Haïti, en même temps, unique lieu à partir duquel il est possible de bifurquer vers quelque chose d’autre.

A propos de son roman Banal oubli (2008), Gary Victor explique :

Le personnage de l’écrivain dans Banal oubli veut écrire son histoire mais en même temps, il y a le poids de ce qu’il ne veut pas voir, sa mémoire biffe les moments douloureux et ne garde que les moments magiques. Il y a un décalage entre la réalité et l’enfance, entre l’histoire décrite et l’histoire telle qu’elle est. Quelque chose cloche que son « double » va mettre à jour. Mais cette quête psychanalytique de lui-même est aussi une psychanalyse du lieu et le texte une métaphore de l’histoire d’Haïti : si nous sommes la République glorieuse qui s’est levée contre l’esclavage, comment se fait-il que nous en soyons-là ? Il y a forcément quelque chose qui a été caché et l’écriture part pour ainsi dire en quête de ces non-dits. (Carré, 2008) 

L’écriture mettra en scène des personnages schizoïdes qui mènent une lutte interne et acharnée, entre les instances du moi et du surmoi, prolongation à l’intérieur de l’être de l’instance répressive de la société extérieure. Fanon, en citant René Ménil, dénonçait l’instauration, dans la conscience des esclaves, à la place de l’esprit africain refoulé, d’une instance représentative du maître, « située au tréfonds de la collectivité et qui doit la surveiller comme une garnison la ville conquise » (2003, p. 118). Ainsi, l’œuvre de Gary Victor met en scène des personnages comme l’écrivain Pierre Jean, violé, enfant, de dos sur une croix. L’oubli de son passé traumatisant se perpétue à travers les personnages autobiographiques qu’il met en scène dans ses romans : « Le présent de Roger est trop misérable pour correspondre à ce passé mythique qu’il décrit. Soit sa mémoire, probablement trafiquée, lui joue des tours, soit il a délibérément effacé de ses souvenirs quelque chose d’insoutenable » (Victor, 2008, p. 102). Cet extrait éclaire l’analogie entre le vécu des personnages et les non-dits de l’histoire : Pierre Jean, refusant de se souvenir, commence à tuer des victimes à coup de marteau, de dos sur une croix, transformant ainsi le non-dit en passage à l’acte, en une compulsion de répétition, image à échelle fractale de la violence sociale du lieu.

Le récit de Banal oubli se construit à partir de plusieurs plans narratifs et d’une logique métaleptique. Le plan de Pierre Jean représente celui de la diégèse à partir duquel les plans perçus comme fictionnels (ceux des personnages de ces romans autobiographiques et celui de son moi profond) font irruption dans le plan posé comme réel. Cette logique participe aussi à l’idée d’une quête en profondeur, qui part de ce plan posé comme réel, et, à partir d’une logique en fractale, reproduit les logiques dysfonctionnelles du plan social dans les plans posés comme ceux de l’inconscient. Les dysfonctionnalités psychiques du personnage sont une mise en abyme du lieu et de l’histoire d’Haïti :

La société haïtienne est complexe parce que ce sont les vainqueurs qui ont justement écrit l’histoire et les vaincus n’ont pas vraiment eu l’occasion de la modifier. Or l’histoire écrite par les vainqueurs vous fait perdre tous vos repères. […] Le personnage de l’écrivain, dans Banal oubli veut écrire sa propre histoire mais en même temps, il y a le poids de ce qu’il ne veut pas voir, sa mémoire biffe les moments douloureux et ne garde que les moments magiques. Il y a un décalage entre la réalité et l’enfance, entre l’histoire décrite et l’histoire telle qu’elle est. […] Mais cette quête psychanalytique de lui-même est aussi une psychanalyse du lieu et le texte une métaphore de l’histoire d’Haïti. (Carré, 2008)

Ainsi, sur un fond de conflit avec l’histoire, avec ceux qui l’écrivent, avec les instances du pouvoir, Gary Victor explore son lieu en mettant en scène des personnages en proie à des névroses sociales. Faustin disait :

La pensé haïtienne est duale dans le sens où elle est travaillée par une double idéologie créole et bossale en mal de compromis. La dualité qui commande la pensé haïtienne tient son essence du distingo primordial Blanc/Noir du temps négrier entraînant toute une série d’autres qui, socialisées, en viennent à fonder toute une psychologie collective empreinte d’une ambivalence caractérisée par le jeu dialectique des deux personnalités créoles et bossale. (2004, p. 30)

Répondre à la question « comment se fait-il que nous en soyons-là ? » ne peut se faire qu’en remontant jusqu’à ces instances psychiques issues de la colonisation qui gouvernent encore le moi individuel et collectif, mises en marche dans des récits dystopiques.

Une écriture schizoïde

Pour Guattari (1992, p. 96), la psychanalyse consiste à recharger l’expression d’hétérogénéité sémiotique afin de sortir du désenchantement, de la dépoétisation du monde contemporain, permettant ainsi de créer de nouvelles subjectivités. Cherchant à comprendre l’origine des fixations de l’inconscient, l’origine des reproductions de schèmes répressifs, afin de libérer l’inconscient et analyser les modes de productions de la subjectivité, Guattari étudie la relation sujet-objet du point de vue de la folie (1992, p. 97). La folie, la psychose, révèlent une forme d’être-dans-le-monde à partir d’un réel antérieur au discours (une béance chaotique). Ce réel antérieur au discours est considéré par l’auteur comme l’immanence chaotique ou réalité virtuelle ouverte à la production de quelque chose. Dans la pathologie psychotique, le sens « d’être » s’impose avant n’importe quel schème discursif. La subjectivité se positionne alors dans un continu qui ne peut s’appréhender qu’à partir d’une « absorption pathique existentielle, pré-moïque y pré-identificatoire ». Il s’agit d’une zone rhizomatique dans laquelle « peuvent émerger des bifurcations ontologiques et des coefficients de créativité », proche des espaces abordés auparavant par Glissant, Benítez Rojo, Ortiz et Lezama Lima en quête de la subjectivité des Caraïbes, à partir du Bateaux Négriers, de la Plantation et des relations de domination. Cette vision de l’inconscient comme producteur de subjectivité à partir d’un inconscient libéré a été reprise par l’école du chaos haïtien et leur vision singulière de la schizo :

Le schizophrène a son cerveau coupé en deux : il est coupé de la réalité […]. Chez lui, l’hypertrophie de l’imaginaire éjecte la réalité de son champ mental. Chez le schizophone, c’est différent, la schize se produit au niveau des mots. Il s’agit bien sûr d’une schize lucide et créatrice, celle d’un écrivain […]. (Frankétienne in Touam Bona, 2004)

La libération et le retour à soi, selon Gary Victor et l’école du chaos haïtien, doit se faire à partir de l’exploration de cet inconscient individuel et social schizoïde, mais avec la créativité du schizophone : la vision lucide et créative de l’écrivain qui permettrait de re-poétiser le monde, dans cet espace relationnel et rhizomatique, celui de la nouvelle subjectivité libérée. Comme le dit Adam Gesbeau, personnage du roman Je sais quand Dieu vient se promener dans mon jardin de Gary Victor, à son double pris d’une folie schizophrène après avoir réécrit l’histoire officielle d’Haïti et manipulé tous les personnages « vivants » de l’île :

Pourquoi fais-tu cela, petit frère ? Je lui murmure à l’oreille, les larmes aux yeux […]. La déraison peut être la porte ouverte sur la beauté, sur la vérité… Fais de ta déraison une comète… Fais de ta déraison un big bang… Fais de ta déraison un feu d’artifice cosmique qui émerveillera des légions d’anges venues de tous les univers. (2004, p. 64‑65)

Conclusion

Dans un entretien du 13 janvier 2017 (Gauthier Blasi, 2017, p. 451), Gary Victor disait : « Je recherche l’humain dans mon écriture. Je rêve d’une autre humanité. Je rêve de femmes pour qui on pourrait partir à la guerre. Je rêve d’hommes qui pourraient me mettre en tête des poèmes vertigineux. Je rêve de vie tout simplement. » Explorer la vie, l’humanité perdue dans la cacophonie du monde, les désirs profonds dans la discordance des images que renvoie le réel est, sans doute, ce qui sous-tend le travail d’écriture de Gary Victor. Quelle place occupe alors l’écriture dans cette quête ? Pourquoi parler de l’espace des poétiques comme lieu paradigmatique de la quête de soi et du lieu de la Caraïbe et d’Haïti ? Dans la lignée des études décoloniales, diverses appréhensions de l’ontologie caribéenne s’élaborent à partir d’espaces symboliques dans lesquels le lieu et le soi se pensent à partir de la mise en relation d’éléments éclectiques plus ou moins dynamisantes ; la subjectivité se perçoit dans les interstices de ces contacts, espaces dynamiques, relationnels, rhizomatiques, dont la fonction transformatrice adopte plusieurs recours à partir des logiques du détour, dynamique de survie de l’esclave dans le bateau négrier et la plantation : la métaphore, l’oxymore, la métonymie, l’analogie, la personnification. L’espace de la poétique, ici, est un espace symbolique de recherche, d’exploration et d’expérimentation à partir duquel un sens né ; une poïesis du réel pour construire une histoire, une relation au monde, une expérience de ce réel subjectif, des dynamiques culturelles aux dynamiques de l’inconscients.

Cependant, si dans un premier temps, le travail d’écriture fait état de cette conquête du lieu et de soi, la posture des écrivains de la spirale rend compte d’une impossibilité dans ce projet : l’exploration ne part plus de traces de l’histoire, mais de symptômes individuels et collectifs. Ils sont examinés dans cet espace de la poétique, devenu l’espace de l’exploration de l’inconscient et de ses dynamiques, dans les univers dystopiques, fragmentés et schizoïdes que les personnages et les systèmes politiques (marqués par les dictatures, les abus de pouvoir et la manipulation de l’histoire) ont contribué à élaborer. Dans ces univers schizoïdes, lieu de la dysfonctionnalité, l’écriture tente de décrire un univers délirant, mais la folie du lieu dépasse ses possibilités, comme dans À l’angle des rues parallèles de Gary Victor (2003), ou les mots s’inversent, et avec eux, le lieu, qui se désagrège et absorbe même ses intégrants. Seul un recueil de poésie aurait pu parvenir à sauver cet univers, le dernier texte à résister à l’inversion et que les personnages principaux, jusqu’au bout de l’aventure, utilisent comme guide pour déchiffrer des lois, des règles, qui auraient pu encore quelque chose. Ni l’écrivain, ni la poïesis, ne peuvent plus rien. Celui-ci, dépassé par le chaos, lorsque la folie du lieu prend le dessus sur ses propres personnages, ne peut que donner des pistes qui pourraient, peut-être, avoir un retentissement chez ses personnages ou ses lecteurs, comme cette phrase que le père de Pierre Jean avait un jour prononcé, dans Banal oubli, et qui ponctue le récit : « Vainqueur ou vaincu, ne laisse à quiconque, pas même à Dieu, le soin d’écrire ton histoire. Sinon, à la douleur de la douleur, s’ajouteront celles de l’oubli et du mensonge » (2008, p. 97).

Pourrait-on penser que ces écrivains du chaos, se désespérant d’une quête de la subjectivité impossible dans un lieu qui reste un non-lieu, investissent l’espace de la poétique, non pas à la recherche d’une contre-poétique mais d’une non-poétique, ultime détour peut-être encore à même de « dévoiler le monde, et singulièrement l’homme aux autres hommes, pour que ceux-ci prennent en face de l’objet ainsi mis à nu leur entière responsabilité » (Sartre, 2002, p. 87) ?

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Citer cet article

Référence électronique

Laura Gauthier Blasi, « L’espace de la poétique, espace des dynamiques paradigmatiques de la subjectivité caribéenne », Sociocriticism [En ligne], XXXV-2 | 2021, mis en ligne le 20 juillet 2021, consulté le 19 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/sociocriticism/3046

Auteur

Laura Gauthier Blasi

Universidad Europea de Madrid, España