Traduire les turcismes dans la littérature classique bulgare : le cas du Chandelier de fer de Dimităr Talev

Plan

Texte

1. Introduction

À l’heure où les critiques contre l’influence de l’anglais et l’introduction d’anglicismes en tout genre dans les langues européennes grondent, des voix plus apaisées font néanmoins remarquer que les emprunts étrangers ne sont pas forcément pernicieux et rappellent que ce phénomène n’est pas nouveau. Au cours de son histoire, l’Europe a en effet été marquée par la coexistence, tantôt pacifique, tantôt belliqueuse, de peuplements divers ayant conduit à des brassages culturels et linguistiques. Un cas bien connu est celui de la péninsule ibérique, conquise par les Omeyyades en 711 et dominée par les musulmans pendant près de huit siècles. Les langues ibéro-romanes, comme le catalan, l’espagnol ou le portugais, pour ne citer que les plus répandues, ont ainsi été soumises à l’influence de l’arabe et ont absorbé, au fil du temps, des centaines d’arabismes dans leur lexique (RUHSTALLER et GORDON PERAL, 2017)1.

Un autre exemple, sans doute moins connu que le précédent, est celui des emprunts turcs, communément désignés sous le nom de turcismes, dans les langues des Balkans, résultat de cinq cents ans d’occupation ottomane. Parmi les langues balkaniques en question, on citera, entre autres, l’albanais, le bulgare ou encore le serbe. De fait, les conquêtes ottomanes de la péninsule balkanique, amorcées dès la fin du XIVe siècle, avec la chute du Royaume de Serbie en 1389, à la suite de la bataille de Kosovo Polje, puis du Second Empire bulgare, en 1396, affaibli par des conflits continus et des guerres intestines, étendent l’autorité osmanlie dans l’Europe du Sud-Est. Dans un Empire organisé en communautés religieuses, le contact permanent de ces identités multiples (ethniques, régionales, locales…) et de leurs cultures respectives se traduit immanquablement par l’émergence d’un espace de diglossie (langues de culte, d’administration, de communication…), et, corollairement, à des emprunts lexicaux entre les diverses langues amenées à cohabiter.

Dans le cas du bulgare, langue qui retiendra exclusivement notre attention, Gadjeva (2010) signale qu’au long de son évolution, son lexique « s’est enrichi par la mise en œuvre de ses matrices lexicogéniques internes ainsi que par l’introduction d’unités lexicales externes, empruntées à d’autres langues […] venu[e]s s’ajouter au fonds primitif slave du bulgare » (p. 252). Parmi ces langues, le turc osmanli occupe une place prépondérante, bon nombre de turcismes ayant été progressivement intégrés dans le système du bulgare, surtout par voie orale, pour constituer par la suite une partie de son lexique.

Dans ce contexte, il n’est guère étonnant que tout un pan de la littérature bulgare « classique », notamment au XIXe siècle, renferme des turcismes en nombre. De fait, c’est à cette même époque que voient le jour certaines des œuvres les plus marquantes des lettres bulgares. Citons en particulier le premier roman bulgare, Sous le joug, du « patriarche de la littérature bulgare » Ivan Vazov (1850-1921), qui fut d’abord publié dans une revue en 1889, c’est-à-dire dix ans après la libération de la Bulgarie, puis comme livre en 1894. Avec Sous le joug s’établit alors une tradition solide dans l’histoire des lettres bulgares : « celle des grands romans historiques consacrés à la vie des Bulgares sous la domination ottomane et à leurs luttes de libération nationale, des fresques volumineuses » (VRINAT-NIKOLOV, 2006, 35).

Ainsi, à propos de Vazov et Sous le joug, Vrinat-Nikolov (2017) évoque non seulement la question de la lisibilité du texte classique, de plus en plus difficile à lire en raison de sa langue qui a vieilli, mais souligne également les enjeux et les problèmes que les emprunts turcs posent au traducteur, dans la mesure où c’est en grande partie par ces derniers que se manifeste l’« ottomanité » du roman (2015), ottomanité qu’il importe de conserver dans la traduction sous peine d’abolir l’œuvre dans l’une de ses composantes les plus essentielles. Dans son projet de « mieux faire entendre la “voix ottomane” de ce texte », Vrinat-Nikolov (2006, p. 37) distingue deux types de turcismes : « Des “vrais”, le mot ou l’expression existant tels quels en turc, avec un sens identique ou approchant » (2015, p. 7) et « des turcismes qui sont, toute proportion gardée, semblables au phénomène de créolisation, c’est-à-dire bulgarisés » (p. 8). Pour ce qui est de cette première catégorie, la traductrice et spécialiste en langue et littératures bulgares a fait le choix de « les maintenir en turc, avec leur graphie latine d’origine, et en expliquant le sens par des notes de bas de page » (p. 7), mais de traduire en français les turcismes relevant de la seconde catégorie.

À partir de cette distinction et de ces quelques considérations préalables, en s’écartant de l’exemple de Vazov, on peut examiner le cas d’un autre roman notoire de la littérature bulgare : Le Chandelier de fer de l’écrivain et journaliste Dimităr Talev (1898-1966) et sa traduction en français, ce qui amènera, d’une part, à interroger la typologie proposée par Vrinat-Nikolov (2015) et, d’autre part, à analyser quelques turcismes donnant matière à réflexion dans une perspective traductologique.

2. L’auteur et son œuvre : quelques éléments de contexte sur Dimităr Talev et Le Chandelier de fer

Lors d’une interview avec la chercheuse bulgare Ganka Najdenova-Stoilova (1957), Dimităr Talev a déclaré que c’était le besoin de « raconter quelque chose » au sujet de la Macédoine qui l’a incité à devenir écrivain. Aussi la vie et l’œuvre de l’auteur, originaire de Prilep, sont-elles étroitement liées à sa région de naissance.

Sans entrer dans les détails, on rappellera qu’à partir du IXe siècle, la Macédoine est intégrée au Premier Empire bulgare et que, sous l’occupation byzantine de la Bulgarie orientale, entre 971 et 1018, la capitale de l’État bulgare s’installe dans cette région. Après la libération de la Bulgarie, en 1878, conséquence de la victoire de l’Empire de Russie sur l’Empire ottoman lors de guerre russo-turque (1877-1878), les frontières des Balkans sont redessinées. Mais la Macédoine, d’abord incluse pour l’essentiel dans le nouvel État bulgare par le traité de San Stefano, est de nouveau rattachée quelques mois plus tard à l’Empire ottoman, à la suite de la signature du traité de Berlin par l’Empire russe et les puissances occidentales, en réponse aux craintes de ces dernières d’une hégémonie slave dans les Balkans. Séparée de la Bulgarie, la Macédoine connaît alors une période de crise et devient le centre des revendications irrédentistes bulgares, mais aussi grecques et serbes : c’est « la question macédonienne2 ». Au terme des deux guerres balkaniques (1912 et 1913), dont la Bulgarie sort vaincue, la plus grande partie de la Macédoine est partagée entre la Grèce et la Serbie.

Le Chandelier de fer [Železnijat svetilnik en bulgare] (1952) est le premier tome de ce qui deviendra, en l’espace de quatorze ans, une tétralogie. L’insurrection de la Saint-Élie [Ilinden] (1953) est le deuxième tome de la série à paraître mais le troisième du point de vue narratif, après Les cloches de Prespa [Prespanskite kambani] (1954) et avant J’entends vos voix [Glasovete vi čuvam] (1966). Sur environ un siècle, depuis 1833 jusqu’aux guerres balkaniques, Talev décrit le quotidien d’une famille bulgare de Macédoine, les Glaoushev, dans la ville imaginaire de Prespa – qui rappelle néanmoins à plus d’un titre la Prilep natale de l’écrivain – et revient sur plusieurs événements marquants de l’histoire de la Macédoine et de la Bulgarie : le combat des Bulgares pour une Église indépendante du patriarcat de Constantinople, la guerre russo-turque, l’émancipation de la Bulgarie en 1878, l’insurrection de la Saint-Élie, ainsi que les luttes pour la libération de la Macédoine.

Roman plutôt volumineux (environ 400 pages), avec une narration à la troisième personne et une focalisation zéro, Le Chandelier de fer se situe dans le droit fil de Sous le joug et de la veine réaliste, plus précisément de ce que Vrinat-Nikolov (2008) appelle « la ligne épique » de la prose bulgare de l’après-libération, dont la principale caractéristique est la glorification du Réveil national.

Selon le critique et historien de la littérature Svetlozar Igov (2014), Le Chandelier de fer – et la tétralogie macédonienne dans son ensemble – « synthétise des traits du récit épique traditionnel et du psychologisme moderne, dans lequel s’enchevêtrent le temps littéraire chronique-épique et romanesque-psychologique littéraire »3 (p. 24).

C’est en septembre 1946 que Talev termine d’écrire Le Chandelier de fer, soit à une période où il était considéré par le régime communiste en place comme un « fasciste » et un « chauvin de la Grande Bulgarie », en raison de ses aspirations « nationalistes » en faveur d’une Macédoine bulgare, incompatibles aux yeux des dirigeants de l’époque avec l’idée d’une fédération balkanique. Ses prises de position lui valurent non seulement d’être exclu de l’Union des écrivains bulgares en novembre 1944, mais aussi d’être envoyé aux travaux forcés, puis assigné à résidence surveillée avec sa famille à Lukovit, en août 1948 ; d’où la publication tardive du roman, victime de la censure, six ans après son écriture, en septembre 1952. Ce n’est qu’à partir du début des années 1950, en effet, que Talev commença peu à peu à être réhabilité par le pouvoir, grâce, notamment, à l’écrivain Guéorgui Karaslavov, qui plaida assidûment sa cause (DAFINOV, 2008, 139-208).

3. Approche traductologique des turcismes dans Le Chandelier de fer et dans la littérature bulgare classique

« Les écrivains bulgares se réclamant du réalisme, socialiste ou non, affirme Vrinat-Nikolov (2015, p. 8), ont beaucoup recours aux turcismes précisément pour imiter la langue parlée. » C’est vrai pour Vazov, mais également pour Talev, quoiqu’à un degré moindre. Très présents dans la langue parlée et, dans une certaine mesure, dans la langue écrite, où ils servaient à désigner « des réalités propres à l’administration et à l’organisation de l’Empire ottoman ainsi que des objets et des concepts liés à la vie quotidienne de l’époque qui avaient été adoptés par les Bulgares » (GADJEVA, 2010, 252), leur nombre et leur utilisation dans la langue contemporaine ont sensiblement reculé. D’abord après l’avènement du nouvel État bulgare (1878) et plus encore durant la période communiste (1944-1989).

Il importe cependant peu de connaître la proportion exacte des turcismes contenus dans Le Chandelier de fer. À la lecture, leur nombre apparaît comme suffisamment important pour doter le texte d’une coloration ottomane et donner au lecteur l’impression d’être transporté à une époque aujourd’hui révolue. Dans une démarche traductologique, ce qu’il faut plutôt chercher à savoir, c’est quelle attitude adopter à leur égard : faut-il proposer une traduction approximative, en recourant à un terme sémantiquement proche, voire à une périphrase ? Laisser le turcisme repéré tel quel dans le texte ? Ou tantôt l’un, tantôt l’autre ?

Pour répondre à ces questions, commençons par rappeler une évidence : en présence d’un texte et a fortiori d’un texte littéraire, on ne peut pas se contenter de traduire les turcismes de façon isolée. Le texte doit être pris dans sa globalité, c’est-à-dire dans son discours. De ce point de vue, Barthes écrit : « Le texte se tient dans le langage : il n’existe que pris dans un discours4 » (BARTHES, 2015, 47). Mais aussi « le Texte est pluriel5 » […] il tient à « ce que l’on pourrait appeler la pluralité stéréographique des signifiants qui le tissent (étymologiquement, le texte est un tissu) » (p. 48). Autrement dit, vouloir traiter tous les turcismes de la même manière reviendrait non seulement à faire fi du discours dans lequel ils existent, mais sans doute plus grave encore, à faire basculer le texte dans une forme de monosémie appauvrissante. En effet, il est crucial de se souvenir que c’est toujours un texte précis que l’on traduit, un turcisme dans un texte précis, et non un texte ou un turcisme en général, pour reprendre une formule de Vrinat-Nikolov et Maurus (2018, 201).

Nous prendrons donc comme point de départ la proposition de la retraductrice d’Ivan Vazov, Marie Vrinat-Nikolov (2015, 7-8), qui avait distingué deux catégories de turcismes : les « vrais » turcismes et les turcismes « bulgarisés ». Dans quelle mesure peut-elle s’appliquer également au Chandelier de fer ? Ou doit-elle être réajustée ?

À cette première question, on peut assurément répondre par l’affirmative : Sous le joug ayant été l’une des œuvres sinon l’œuvre ayant le plus marqué Talev et l’ayant aiguillé dans son projet d’écriture6, dans Le Chandelier de fer, l’auteur cherche à poursuivre la tradition du roman multifacette de Vazov, y compris par le recours abondant aux turcismes.

Cependant, cette distinction a son utilité quand on étudie de près le contenu d’une œuvre classique, mais dans une approche résolument philologique et littéraire. Or c’est précisément là qu’est sa limite, car en adoptant essentiellement le point de vue du texte original, elle semble reléguer au second plan le texte traduit, donc aussi le lectorat cible à qui celui-ci est destiné. En effet, dans une perspective traductologique, il devient nécessaire d’intégrer cette composante fondamentale. Sans se donner le lecteur pour seul horizon « [il] est évident que le traducteur doit aussi penser au public, ou, plus précisément à la lisibilité de sa traduction », rappelle à juste titre Berman (1999, 72). Nous touchons ici un point capital en lien avec notre problématique : aborder les emprunts turcs dans le processus traductif qui, par leur spécificité linguistique et culturelle dans le texte original, présentent des défis et des enjeux particuliers qu’il faudra résoudre.

Nous partons du principe que les lecteurs français et francophones se font, dans l’ensemble, une représentation assez vague de la Bulgarie et des Bulgares7, de ce qui a trait à leur culture, à leurs belles-lettres, mais aussi à leur histoire, dans laquelle la domination ottomane occupe une place non négligeable. Cette « ignorance » ou du moins « méconnaissance » du contexte global de l’auteur et du texte est évidemment un élément important à prendre en compte. Si, donc, un lecteur francophone « moyen » venait, pour une raison ou une autre, à lire un roman bulgare classique comme Le Chandelier de fer en traduction, on peut supposer qu’il n’aura probablement pas le bagage nécessaire pour comprendre spontanément les références et emprunts turcs, notamment ceux liés à l’organisation de l’Empire ottoman et relevant de la terminologie historique.

Faut-il en déduire, par conséquent, que les turcismes présents dans le texte demandent systématiquement à être explicités ? Cela n’est pas certain. Encore une fois, on ne saurait généraliser une seule et même pratique à l’ensemble du texte ; les réflexions et les décisions à prendre se font au cas par cas. En outre, il convient de rappeler que, depuis les XVIIe et XVIIIe siècles et l’ouverture culturelle qui s’est produite vers l’Orient, à l’origine notamment du mouvement des « turqueries » (BALLIU, 2019), une variété de mots et éléments de culture orientale ont imprégné les lettres françaises et se sont durablement installés dans les dictionnaires ; au XIXe siècle, les carnets de voyage d’éminents écrivains, comme ceux de Lamartine (Voyage en Orient, 1835), Gérard de Nerval (Voyage en Orient, 1851), ou encore, plus tard, les écrits de Pierre Loti (Aziyadé, 1879 ; Fantôme d’Orient, 1892), ont également aidé le public français à découvrir cet horizon culturel et regorgent d’emprunts relatifs aux coutumes et à l’administration ottomanes.

À partir de la distinction de Vrinat-Nikolov (2015, p. 7-8) dans le cadre de sa traduction de Sous le joug, mais aussi de travaux antérieurs, axés sur la traduction de textes littéraires bulgares8, nous proposons donc de discerner trois catégories de turcismes : les turcismes « bulgarisés », c’est-à-dire ancrés dans la langue et culture source, non ressentis comme des emprunts étrangers à proprement parler, et dont l’origine turque est même plutôt ignorée des Bulgares (GADJEVA, 2010, 264), ce qui justifie de les traduire directement en français ; les turcismes « implantés », employés par les locuteurs bulgares en connaissance de cause et qui demandent à être maintenus en l’état dans la traduction, sans qu’il soit nécessaire, toutefois, d’apporter des précisions supplémentaires, en marge du texte ou dans le texte, car ils sont entrés, de quelque façon, dans la langue française ; enfin, les turcismes « à expliciter », eux aussi sciemment utilisés par les bulgarophones mais n’existant pas tels quels ou renvoyant à une réalité inconnue en français.

La question est de savoir dans quelle catégorie classer tel ou tel turcisme et, donc, de définir l’approche la plus appropriée à adopter dans la traduction. Examinons à présent quelques exemples concrets dans Le Chandelier de fer.

4. Les turcismes dans Le Chandelier de fer

4.1 Turcismes « bulgarisés »

Au fil des pages du Chandelier de fer, le lecteur-traducteur est confronté à une variété d’emprunts étrangers, pour la plupart issus du turc. Si certains d’entre eux sautent immédiatement aux yeux, d’autres, au contraire, sont plus subtils à discerner de prime abord. Il s’agit de « turcismes bulgarisés ». Ainsi, la première partie du roman, « La petite-fille de hadji Séraphim », contient un nombre particulièrement important de turcismes visant à plonger le lecteur dans l’atmosphère de l’époque, en décrivant notamment la sphère publique et les corps de métier d’antan, formés et régis par les corporations d’artisans et de marchands.

Au chapitre II, l’un des protagonistes du roman, Stoyan, paysan d’origine et futur chef de la famille Glaoushev, gagne la ville de Prespa, après une nuit de fuite depuis son village natal de Grantché, où la veille il a tué, par accident, l’un des lévriers du bey Mahmud. À peine arrivé, affamé, gelé et sans le sou, il entre pour se réchauffer dans la boutique d’un marchand de savon, où il remue, à l’aide d’une cuillère en bois, du savon liquide dans un chaudron – kazan (turc kazan) –, à proximité d’un brasero – mangal (turc mangal) – en l’échange de quelques piécettes (TALEV, 1979, 21-22). Quatre chapitres plus loin (chapitre VI), après avoir rencontré sa future femme, Soultana, il pénètre dans une chaudronnerie, en quête de travail, où il découvre une équipe d’artisans en train de fabriquer toutes sortes de récipients autour d’un établi – tezgjah (turc tezgâh) – (p. 42), avant qu’on ne lui confie à son tour un lourd marteau pour battre le cuivre – bakăr (turc bakir). Si un terme comme bakăr peut être aujourd’hui considéré comme vieilli, d’autres, comme mangal et kazan, sont toujours en usage. Tous, cependant, sont bien ancrés dans la langue et à moins de vouloir complètement « turciser », « ethnologiser » le texte, il n’y a aucun intérêt littéraire à les laisser tels quels dans la traduction. Chacun d’entre eux peut donc être rendu par son équivalent français.

Bien que, de manière générale, les turcismes « bulgarisés » ne soulèvent pas de réels problèmes de traduction, il faut toutefois mentionner quelques exceptions. C’est le cas, par exemple, des mots čaršija (TALEV, 1979, 18) et mehana (p. 31), qui viennent respectivement du turc çarşi (marché) et meyhane (taverne). De fait, en dépit de leur origine étrangère, mehana et čaršija renvoient à des réalités que l’on pourrait aujourd’hui qualifier de « typiquement bulgares »9. De ce point de vue, il semble pertinent de ne pas traduire mehana en français par « taverne », trop latinisant, et čaršija par « marché », un peu plat, et encore moins par « bazar », qui est certes plus exotique mais renvoie à une réalité beaucoup trop vaste, présente dans de nombreux pays du monde arabo-musulman, et qui, de surcroît, a pour équivalent bulgare le mot « pazar », avec lequel il partage la même origine persane. Dans ces quelques rares cas, il a été nécessaire d’ajouter une note de bas de page pour préciser le sens des termes.

À côté des turcismes bulgarisés, pouvant être traduits, pour l’essentiel, directement en français, d’autres emprunts invitent à adopter une autre approche différente, c’est-à-dire à être maintenus en l’état dans la traduction, principalement en raison de la coloration ottomane qu’ils apportent au texte. Ces turcismes, « implantés » dans la langue bulgare, sont également légion dans le roman, mais à la différence des précédents, leur origine turque est évidente. Si les mots relevant de cette catégorie sont plus aisés à repérer à la lecture, la question qu’ils soulèvent est celle des moyens à mettre en œuvre pour conserver leur étrangéité propre et assurer leur lisibilité dans la traduction. C’est là qu’il peut être utile de distinguer les turcismes « implantés » à la fois dans la langue source et cible, des turcismes uniquement implantés dans la première, donc « à expliciter » dans la seconde. Un examen attentif s’impose.

4.2 Turcismes « implantés »

Comme mentionné précédemment (p. 7), le mouvement des turqueries entre les XVIIe et XVIIIe siècles, ainsi que l’influence d’éminents voyageurs et écrivains d’expression française au XIXe siècle, ont joué un rôle clé dans l’introduction de l’Orient au public français, conduisant à l’implantation d’un certain nombre de turcismes dans la langue10. Fort heureusement pour le traducteur, ce phénomène s’est produit à une période de l’histoire où l’Empire ottoman était, malgré un déclin déjà amorcé, encore sur pied et durant laquelle se déroule l’essentiel de l’intrigue du Chandelier de fer. Cela explique que certaines des réalités administratives et sociétales caractéristiques de cette époque décrites par Talev puissent également être désignées en français. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne les dignités et titres officiels de l’ancien Empire ottoman.

Ainsi, dans le chapitre II de la deuxième partie, « En des temps obscurs », le vicaire grec de la communauté chrétienne de Prespa s’adresse au gouverneur de la ville (caïmacan) en ces termes :

— Що думаш, каймакам ефенди! — едва ли не се разплака наместникът от угодничество пред турския големец. Ние денонощно се молим на бога за нашия султан, хиляда години да доживее, и за целия турски дьовлет, и за тебе, войводо. Ние сме покорна рая и нищо лошо не вършим. (TALEV, 1979, 109)

– Que dis-tu caïmacan effendi ! c’est à peine si le vicaire ne fondit pas en larmes de servilité devant le puissant Turc. – Nous prions jour et nuit Dieu pour notre sultan, longue vie à lui, pour tout l’État turc, et pour toi aussi, voïvode. Nous sommes un raïa docile et nous ne faisons rien de mal.

Dans cet extrait, riche en emprunts étrangers, les turcismes « caïmacan » (turc caymacam), « effendi » (ou « efendi », comme en turc), « raïa » (turc rāya) et « voïvode » (ou « voïévode »), qui pour sa part vient du slave, existent en français, parfois avec une ou plusieurs graphies.

Il en va de même pour les termes « aga » (ou « agha » ; turc ağa), « bey » (turc beğ) et « zaptié » (ou « zaptyé » ; turc zaptiye), qui apparaissent ici et là (p. 15, 33, 109, entre autres) dans le texte et sont eux aussi déjà implantés dans la langue française et suffisamment connus, selon nous, pour ne pas devoir être explicités dans la traduction.

En plus des titres et dignités, on peut aussi relever des turcismes renvoyant à des objets caractéristiques de l’époque ottomane. C’est le cas, par exemple, de « chibouk » (ou « chibouque », du turc çubuk), mot récurrent dans le roman et le plus souvent associé à des personnages turcs (p. 27) ou à des notables bulgares (p. 101, 277, notamment), ou encore de « yatagan » (yatağan en turc), qui, quant à lui, n’apparaît qu’une seule fois (p. 347).

Même si on peut supposer que le lecteur francophone ne connaît pas forcément la signification de ces emprunts, on peut espérer qu’il ira se renseigner par lui-même en consultant un ou plusieurs dictionnaires monolingues11 et qu’il n’est, par conséquent, pas indispensable de les expliciter, la lisibilité de la traduction ne dépendant pas du seul traducteur mais aussi de l’effort réel, actif, que le lecteur consent tacitement à faire pour s’approprier le texte.

Néanmoins, dans les cas où c’est le traducteur qui, pour une raison ou une autre, décide délibérément d’introduire dans la traduction des éléments étrangers, dépourvus d’équivalent et renvoyant à une réalité inconnue, non nommée dans la langue-culture cible, il va sans dire qu’il lui incombe alors la responsabilité de clarifier, d’expliciter ces xénismes.

4.3 Turcismes « à expliciter »

La catégorie des turcismes « à expliciter » est sans aucun doute la plus riche, mais aussi la plus délicate à traiter. Elle renferme aussi bien des notions abstraites (expressions, désignations honorifiques ou nominales, unités de poids et de mesure…) que des objets concrets (pièces de monnaie, édifices, documents…), pour lesquels il est généralement utile, voire nécessaire d’apporter des précisions supplémentaires, en recourant notamment à la note du traducteur.

Étant donné que l’on traduit toujours un ou des turcismes dans un texte précis, l’environnement immédiat, le contexte dans lequel le ou les turcismes repérés se manifestent est un élément clé à prendre en compte avant de décider d’employer ou non cette possibilité paratextuelle. Une accumulation de notes, en effet, outre qu’elle briserait le rythme de la lecture, risque, si elle devient trop systématique, de faire écran au texte, raison pour laquelle il convient de les utiliser avec parcimonie (CORDONNIER, 1995, 183).

Pour illustrer notre propos, examinons l’extrait suivant, tiré du second chapitre de la première partie :

Нямаше ни една аспра у себе си — не се сети да поиска поне един-два онлука отмайка си, пък и тя де ли би ги намерила? Парите, доколкото бе виждал пари, стояха у дядо му и той кой знае де ги криеше. (TALEV, 1979, 20)

Il [Stoyan] n’avait pas un aspre sur lui ; il n’avait pas pensé à demander ne serait-ce qu’un onluk ou deux à sa mère, mais de toute façon où les aurait-elle trouvés ? L’argent, pour ce qu’il en avait vu, c’était son grand-père qui le gardait et Dieu sait où il le cachait.

À moins de vouloir faire du texte source un « document cible » (LADMIRAL, 2014, 81-82), c’est-à-dire de mettre l’accent essentiellement sur les spécificités culturelles de l’original dans la traduction et donc de laisser « au second plan » la littérarité de l’œuvre à traduire, il ne nous semble pas indispensable d’indiquer qu’il s’agit de pièces de monnaie alors en usage dans l’Empire ottoman ni de préciser leur valeur. Non seulement parce que le contexte permet de deviner aisément qu’il est question d’argent, mais aussi parce que ces informations n’apporteraient rien d’éclairant au lecteur de la traduction, qui peut sans doute très bien se passer de ces détails superflus. Toutefois, dans la mesure où onluk et aspre appartiennent à la terminologie historique et renvoient à des réalités spécifiquement ottomanes, ils relèvent de la catégorie des turcismes « à expliciter » ; d’où la nécessité, d’une part, de les signaler en italique et, d’autre part, de mettre à disposition du lecteur un apparat critique plus complet, ne se limitant pas aux seules notes de bas de page, constitué, par exemple, d’une préface, d’une postface ou, en l’occurrence, d’un glossaire permettant de les définir (cf. glossaire en fin d’article).

Dans d’autres situations, en revanche, le recours à la note du traducteur est plus opportun et justifié, comme c’est le cas dans le passage suivant, où le personnage principal du roman, Lazar Glaoushev, est conduit devant le caïmacan après avoir incité la communauté chrétienne bulgare de Prespa à chanter à l’église non plus en grec mais en slavon :

След него бяха тръгнали и други люде, насъбраха се наоколо и тия от притвора, от двора. Юзбашията огледа с бърз поглед мълчаливия кръг от люде около тях и каза учтиво:
— Да дойдеш малко до конака, Лазар ефенди. Каймакаминът иска да те попита нещо.
Те тръгнаха заедно към хукюмата, следвани от заптиите… (TALEV, 1979, 338)

D’autres personnes étaient sorties derrière lui ; ceux qui se trouvaient dans le narthex et dans la cour aussi se rassemblèrent aux alentours. Le youzbashi examina rapidement le cercle silencieux de personnes autour d’eux et dit poliment :
– Tu dois aller au konak, Lazar effendi. Le caïmacan à des choses à te demander.
Ils partirent ensemble en direction du hükümet, suivis par les zaptiés

Dans ce fragment, on retrouve à la fois des turcismes implantés en bulgare et en français – caïmacan, effendi, zaptié, que l’on a déjà eu l’occasion de commenter plus haut (p. 14) –, mais également des termes comme youzbashi, hükümet et konak (cf. glossaire), qui n’ont pas leur pareil en français. Il s’agit donc de xénismes que nous avons intentionnellement choisi de maintenir en l’état, soit dans leur graphie originelle turque lorsque celle-ci était compatible avec les règles françaises (c’est le cas ici de hükümet et de konak), soit en les francisant quelque peu de manière à ne pas compromettre la lisibilité du texte (youzbashi pour yüzbaşı).

Certes, il eut été possible de trouver un équivalent approximatif à certains de ces mots – « capitaine » au lieu de « youzbashi », par exemple –, mais procéder de la sorte reviendrait à naturaliser la traduction, à gommer son étrangéité fondamentale. Cette approche écartée, force est de reconnaître, toutefois, qu’en gardant ces turcismes dans la traduction, une note explicative s’avère nécessaire, car, contrairement à l’exemple précédent sur les pièces de monnaie, ces derniers sont plus susceptibles de gêner la lecture.

Dans le même ordre d’idées, certains turcismes sont porteurs de valeurs et de nuances particulières, qui demandent par nature à être restituées dans la traduction. C’est le cas, entre autres, de kadăna et de čorbadži. Kadăna vient du turc kadın [kadin] et signifie « femme » ou « dame » (BERK et BOZDÉMIR, 1995, 232). En bulgare, cependant, le mot a pris un sens plus restreint et désigne spécifiquement une « femme musulmane, principalement de nationalité turque »12 (INSTITUT ZA BĂLGARSKI EZIK, s. d.). Cette nuance est exploitée à plusieurs reprises dans le roman pour suggérer qu’il ne s’agit pas de n’importe quelle femme, mais d’une dame qui, par sa confession, dispose d’un certain statut comparé à une femme chrétienne (TALEV, 1979, 14, 313…), comme en témoignent les phrases suivantes, prononcées par Katérina, la benjamine de la famille Glaoushev :

— Какви хубави чехли имаш, Ния! Мене никога нема да ми купят такива чехли. Мама ще каже: такива чехли носят кадъните. Наш Лазе би ми купил, но той пък никога нема пари. Се от татко иска, когато му требват. (p. 171)

– Quelles jolies pantoufles tu as, Nia ! Moi on ne va jamais m’en acheter de pareilles.
Maman va dire : « il n’y a que les kadins qui portent ce genre de pantoufles ». Notre Lazé m’en achèterait bien lui, mais il n’a jamais d’argent. Il demande toujours à papa quand il a besoin.

Pour conserver cette subtilité sémantique, on pourrait, il est vrai, traduire kadăna par « femme turque » ou « femme musulmane », c’est-à-dire en précisant le mot à l’aide d’un adjectif directement dans le texte. Or procéder de la sorte alourdirait non seulement le style, mais expliciterait dans la traduction un élément qui, lui, est implicite dans l’original, tout en lui faisant perdre de sa force expressive. Garder cet emprunt en l’état, avec une note explicative de bas de page et dans le glossaire, est donc assurément une meilleure option.

Quant à tchorbadji (en turc çorbacı : littéralement « distributeur de soupe »), emprunt lui aussi caractéristique de l’époque ottomane (p. 59, 101, 277…) et désignant « un notable bulgare aisé, dans l’Empire ottoman, qui avait souvent la réputation de collaborer avec les autorités ottomanes et de desservir les intérêts de son peuple » (VRINAT-NIKOLOV dans VAZOV, 2007, 9), le terme est si ancré dans l’imaginaire collectif bulgare et si connoté que le traduire simplement par « notable » ne ferait qu’amputer le texte d’une part de sa bulgarité et ottomanité. On fera, par ailleurs, remarquer que tchorbadji fonctionne également comme terme d’adresse, respectueux et courtois, généralement employé par un Turc à l’égard d’un Bulgare (INSTITUT ZA BĂLGARSKI EZIK, s. d.). En fonction du locuteur, le terme peut donc prendre une connotation tantôt péjorative, tantôt méliorative, ce qui présente un intérêt littéraire indéniable qu’aucun équivalent français ne saurait rendre de façon adéquate.

Enfin, il convient également d’évoquer le cas de quelques emprunts turcs dont la raison d’être s’explique par le caractère du sujet de l’énonciation. Ainsi, dans le discours direct, lorsque ce sont des personnages turcs qui s’expriment, on peut observer la présence quasi systématique de turcismes dans l’énoncé produit.

Par exemple, à deux reprises, deux hommes turcs, l’un pris de pitié envers le chien de Stoyan, Sharo, affamé comme son maître après leur fuite en ville (TALEV, 1979, 30), l’autre en voyant Soultana, la matriarche de la famille Glaoushev, s’aventurer seule, de bonne heure, dans le quartier turc pour chercher un remède à l’hémorragie de sa fille Katérina, à la suite de son avortement contraint (p. 327), s’exclament en disant : « zavalijata » (zavallı en turc), qui signifie « pauvre », « malheureux » (BERK et BOZDÉMIR, 1995, 518). Dans un tel cas de figure, le bon sens et la logique invitent à reproduire ces mêmes turcismes dans la traduction, donc à les translittérer au plus près du mot original et des caractères turcs : « zavalli ».

Prenons un autre exemple, tiré du chapitre IX de la deuxième partie :

Станаха всички общинари заедно с владишкия наместник и отидоха в хукюмата. Каймакаминът ги прие хладно, дори сърдито:
— Ама какво става там, чорбаджилар, по вашите махали, какви са тия байраци, защо бунтувате раята, чорбаджилар? Падишахът мурабе прави с московеца, а вие… (TALEV, 1979, p. 154)

Tous les membres du conseil et le vicaire épiscopal se levèrent et allèrent au hükümet. Le caïmacan les reçut froidement, avec colère même :
– Mais que se passe-t-il donc là-bas, tchorbadjilar, dans vos quartiers ? Qu’est-ce que c’est que ces bannières ? Pourquoi incitez-vous le raïa à la rébellion, tchorbadjilar ? Le padichah est en plein muharebe contre les Moscovites et vous…

Dans cet extrait, le caïmacan, principal dépositaire de l’autorité publique ottomane et interlocuteur privilégié de la communauté chrétienne de Prespa, s’adresse au vicaire et aux membres du conseil ecclésial, venus le trouver pour connaître les raisons de l’interdiction de se rassembler pour bénir la pierre angulaire de la nouvelle église. S’agissant d’un haut fonctionnaire de l’administration ottomane, le caïmacan s’exprime naturellement en turc, d’où la présence des turcismes signalés ici en italique et en gras, lesquels confèrent une touche de réalisme à la scène. Afin de garder ce même effet dans la traduction, il est donc impératif de maintenir tous ces turcismes aussi en français. Si raïa relève, comme on l’a vu, des emprunts « implantés » (p. 10), tchorbadjilar et muharebe demandent, en revanche, à être explicités en marge du texte pour ne pas entraver sa compréhension.

Ainsi, partant du principe que la note de bas de page se veut, par nature, laconique, afin de ne pas encombrer le texte, il convient d’apporter les informations strictement nécessaires à la clarification du terme et de réserver les précisions supplémentaires pour le glossaire, espace prévu à cet effet. Dans le cas de tchorbadjilar, il suffit de signaler qu’il s’agit du pluriel de tchorbadji et de renvoyer à la note correspondante, qui définit l’emprunt au singulier et indique son origine turque : « (T.) notable ».

La même logique s’applique à muharebe, avec la différence que ce turcisme n’est ni un realia ni un terme culturellement connoté, mais un mot de vocabulaire commun, quoique vieilli et dialectal, devenu murabe en bulgare par syncope. Aussi, on pourra s’en tenir à la même définition générale dans la note et le glossaire : « (T.) combat, bataille ».

Au total, nous avons relevé dans Le Chandelier de fer une cinquantaine de turcismes qui demandent, selon nous, à être explicités. Si ce nombre peut sembler important, cette abondance s’explique par le caractère historique et la volonté de l’auteur de brosser un tableau réaliste et méticuleux de la société bulgare et ottomane dans la Macédoine du XIXe siècle. Pour donner un ordre de grandeur, et en comparaison avec les autres types d’emprunts turcs évoqués, les turcismes à expliciter en français sont ainsi deux fois plus nombreux que les turcismes implantés, ne nécessitant pas de précisions supplémentaires de la part du traducteur – une vingtaine, tout au plus –, mais sans doute beaucoup moins que les turcismes bulgarisés, qui, pour leur part, sont difficilement quantifiables et comprennent majoritairement des mots familiers, obsolètes et des dialectalismes.

5. Conclusion

Cette brève réflexion consacrée à la traduction des turcismes dans Le Chandelier de fer de Talev a permis de mettre en lumière trois points essentiels. En premier lieu, la nécessité de prendre en compte l’historicité du texte à l’étude, écrit à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, dans une Bulgarie meurtrie et confrontée à des bouleversements politiques majeurs, peu favorables aux aspirations « nationalistes » des Bulgares de Macédoine. La traduction de ce genre de roman exige une connaissance minimum du contexte historique et social de l’époque décrite – la Macédoine du XIXe siècle, alors sous occupation ottomane – et la compréhension des motivations profondes de l’auteur – volonté de réalisme et d’authenticité par un travail d’écriture méticuleux et un sens marqué du détail – afin de ne pas sous-estimer certains faits de langue, en particulier les turcismes. Ce n’est qu’en s’appropriant ces éléments que le traducteur peut être en mesure d’apprécier le rôle et le poids de ces emprunts dans un roman comme Le Chandelier de fer.

Par ailleurs, la diversité des turcismes présents implique que, dans une démarche traductologique comme celle-ci, on ne saurait, en effet, se contenter de recenser tous les mots d’origine turque sans interroger leur raison d’être et leur fonction dans tel ou tel passage. Ce serait, d’une part, nier la richesse lexicale du texte et, d’autre part, faire fi du lecteur de la traduction, de ses besoins potentiels ; d’où l’utilité de distinguer trois grandes catégories de turcismes : les turcismes « bulgarisés », pour lesquels une traduction directe en français est suffisante ; les turcismes « implantés » aussi bien en bulgare qu’en français, donc à la portée du lectorat bulgare et français ; et finalement, les turcismes « à expliciter », qui demandent des précisions supplémentaires pour assurer la lisibilité de la traduction.

Enfin, l’impératif d’une approche individualisée dans le traitement des emprunts turcs et, plus généralement, étrangers. Autrement dit, pas de recette toute faite à suivre ; pas de bonnes et de mauvaises solutions non plus. Les possibilités qui s’offrent au traducteur sont diverses (traduction approximative, note de bas de page, glossaire…) et celui-ci reste juge de la solution la plus appropriée dans un contexte donné.

Glossaire

Aspre (du grec aspros). Petite monnaie d’argent ou de compte jadis en usage dans l’Empire ottoman.

Caïmacan. Dignitaire de l’Empire ottoman régissant un « caïmacanat » (unité administrative).

Chibouk. Pipe à long tuyau de bois utilisée en Orient.

Effendi. Seigneur, maître chez les Ottomans. Ce titre est généralement réservé aux fonctionnaires civils, aux ministres du culte, aux personnes instruites.

Hükümet. Les autorités publiques ottomanes.

Kadin. Femme turque musulmane.

Konak. Siège de l’administration et de la police dans les villes ottomanes.

Muharebe. Combat, bataille.

Onluk. Petite pièce d’argent ou monnaie de compte autrefois usitée dans l’Empire ottoman.

Raïa. Dans l’Empire ottoman, sujet non musulman soumis à certaines discriminations.

Tchorbadji (pl. tchorbadjilar). Littéralement « distributeur de soupe » : notable bulgare aisé, qui avait souvent la réputation de collaborer avec les autorités ottomanes et de desservir les intérêts de son peuple.

Voïvode (du russe vojevoda ou du polonais wojewoda). Chef militaire ; souverain ou éminent personnage de l’administration ottomane.

Yatagan. Sabre turc à lame recourbée.

Youzbashi. Capitaine, officier à la tête de cent hommes.

Zaptié. Corps de troupe organisé comme une unité militaire de police ; militaire appartenant à ce corps.

NOTES DE FIN

1. Cf. également les articles très instructifs de Kiesler (2003) et Dworkin (2012).

2. À ce sujet, voir, par exemple, Pettifer (2001).

3. C’est nous qui traduisons.

4. C’est nous qui soulignons.

5. C’est nous qui soulignons.

6. Du propre aveu de Talev, Sous le joug a été le livre le plus marquant de sa jeunesse, celui-là même qui est devenu « la clé du grand et difficile mystère de l’art d’écrire » (cité dans IGOV, 2014, 125).

7. Nous renvoyons ici à l’enquête de l’historienne et politiste Nadège Ragaru (1997), à partir d’un échantillon de 38 Parisiens, et dont il ressort que l’image que se font ces derniers des Bulgares est « trop sommaire pour se prêter à la construction de clichés. Pour eux, la Bulgarie n’est pas seulement lointaine, elle est absente de leur champ de représentations » (p.2). Bien que ce micro-trottoir remonte à un peu plus de 25 ans et que la Bulgarie a entre-temps rejoint l’Union européenne, il y a fort à parier que les choses n’ont pas beaucoup évolué depuis.

8. Dans son recueil d’articles Le traducteur, un lecteur modèle ? (2001), Vrinat-Nikolov évoquait déjà trois types d’emprunts turcs : les « mots renvoyant à une réalité qui n’existe pas telle quelle en français mais qu’au hasard de traductions ou de lectures historiques, le futur lecteur aura pu rencontrer » ; les « termes qui sont déjà entrés, par un biais ou par un autre, en français » et les « mots renvoyant à une réalité inconnue et non nommée en français et pour lesquels il faut essayer de trouver une traduction la plus proche possible. » (p.73)

9. Pour s’en convaincre, on peut penser, par exemple, à l’ancien marché de la ville de Veliko Tărnovo, Samovodska čaršija ou au musée ethnographique d’Etăra, où il est possible de se restaurer et savourer diverses spécialités bulgares à la « taverne du Réveil national » – Väzroždenska mehana (GADJEVA, 2010, 264-265).

10. Le linguiste canadien Jacques Leclerc (2023) dénombre 75 emprunts au turc en français, ce qui est relativement peu, les turcismes ne représentant qu’environ 0,6 % du pourcentage total de mots empruntés à d’autres langues (10 931). Il faut cependant préciser que, d’un point de vue quantitatif, le turc est la deuxième langue asiatique à avoir donné le plus d’emprunts au français derrière le persan (83 mots).

11. Par exemple, la version en ligne du Larousse ou du Trésor de la langue française.

12. Notre traduction.

Note de fin

1 Cf. également les articles très instructifs de Kiesler (2003) et Dworkin (2012).

2 À ce sujet, voir, par exemple, Pettifer (2001).

3 C’est nous qui traduisons.

4 C’est nous qui soulignons.

5 C’est nous qui soulignons.

6 Du propre aveu de Talev, Sous le joug a été le livre le plus marquant de sa jeunesse, celui-là même qui est devenu « la clé du grand et difficile mystère de l’art d’écrire » (cité dans IGOV, 2014, 125).

7 Nous renvoyons ici à l’enquête de l’historienne et politiste Nadège Ragaru (1997), à partir d’un échantillon de 38 Parisiens, et dont il ressort que l’image que se font ces derniers des Bulgares est « trop sommaire pour se prêter à la construction de clichés. Pour eux, la Bulgarie n’est pas seulement lointaine, elle est absente de leur champ de représentations » (p.2). Bien que ce micro-trottoir remonte à un peu plus de 25 ans et que la Bulgarie a entre-temps rejoint l’Union européenne, il y a fort à parier que les choses n’ont pas beaucoup évolué depuis.

8 Dans son recueil d’articles Le traducteur, un lecteur modèle ? (2001), Vrinat-Nikolov évoquait déjà trois types d’emprunts turcs : les « mots renvoyant à une réalité qui n’existe pas telle quelle en français mais qu’au hasard de traductions ou de lectures historiques, le futur lecteur aura pu rencontrer » ; les « termes qui sont déjà entrés, par un biais ou par un autre, en français » et les « mots renvoyant à une réalité inconnue et non nommée en français et pour lesquels il faut essayer de trouver une traduction la plus proche possible. » (p.73)

9 Pour s’en convaincre, on peut penser, par exemple, à l’ancien marché de la ville de Veliko Tărnovo, Samovodska čaršija ou au musée ethnographique d’Etăra, où il est possible de se restaurer et savourer diverses spécialités bulgares à la « taverne du Réveil national » – Väzroždenska mehana (GADJEVA, 2010, 264-265).

10 Le linguiste canadien Jacques Leclerc (2023) dénombre 75 emprunts au turc en français, ce qui est relativement peu, les turcismes ne représentant qu’environ 0,6 % du pourcentage total de mots empruntés à d’autres langues (10 931). Il faut cependant préciser que, d’un point de vue quantitatif, le turc est la deuxième langue asiatique à avoir donné le plus d’emprunts au français derrière le persan (83 mots).

11 Par exemple, la version en ligne du Larousse ou du Trésor de la langue française.

12 Notre traduction

Citer cet article

Référence électronique

Stoyan TRACHLIEV, « Traduire les turcismes dans la littérature classique bulgare : le cas du Chandelier de fer de Dimităr Talev », La main de Thôt [En ligne], 11 | 2024, mis en ligne le 03 janvier 2024, consulté le 27 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/1207

Auteur

Stoyan TRACHLIEV

Universidad de Salamanca

trachlievs@usal.es