O. Traduction par C. Fillière

Texte

Mais ne fais pas cette tête, je te dis !

Tu as vraiment du mal à croire qu’une femme comme moi, Antonia Maria Tur, professeure des universités spécialiste de la littérature du XIXe siècle, auteure d’une thèse sur la vie et l’œuvre de la poétesse Aina Cohen et sur son influence dans les lettres majorquines, peut avoir des goûts pareils ?

Je ne suis pas faite de pierre. Une femme comme moi apprécie les plaisirs authentiques, aime se faire du bien, musarder entre des douceurs et des gourmandises des plus sophistiquées. La semaine, en ville, tu me trouveras dans les rencontres culturelles les plus pointues de notre île si malmenée : un jour, une conférence de sociolinguistique avancée, un autre une table ronde sur les nouvelles tendances de la recherche en littérature médiévale, littérature de voyages, littérature d’idées, littérature florale, littérature gastronomique, astronomique, astrologique, métalittérature… Et des colloques, dès que je peux. Ici, où le temps semble ne jamais passer, où il recule plutôt que d’avancer, certains discutent encore de la mort de l’auteur dans des débats acharnés. Que veux-tu que je te dise : Barthes m’ennuie. Par contre, j’adore Derrida.

Je ne manque aucune présentation de livre qui en vaille la peine. Et quand je dis en valoir la peine je parle d’auteurs plus ou moins connus, plus ou moins côtés sur notre minuscule marché éditorial. Ceux qui apparaissent dans les pages culturelles des journaux. C’est toujours ça de pris, on te photographie, et si en prime tu te retrouves dans la presse, c’est autant de gagné. C’est toujours plus difficile pour une professeure femme d’asseoir la réputation qui est légitimement la sienne, et crois-moi que l’ensemble de mes travaux au cours de toutes ces années me vaut des mérites que peu de publications peuvent gloser en moins de deux ou trois cents caractères. Tout ça pour ça. Pas même un merci. C’est qu’au fond je suis une vraie altruiste.

Dans ces rencontres, je suis comme un poisson dans l’eau : j’arrive toujours un peu en retard, après l’heure annoncée, parce que je sais que ces fêtes, toujours organisées par les mêmes cercles, ne commencent jamais à l’heure et ça me permet, au passage, de profiter des regards, de voir toutes les têtes de l’assemblée se tourner pour savoir qui a fait grincer la porte. C’est comme une centaine de pénis ardents brûlant ma peau de leur curiosité et de leur envie débridée. Alors, sans prononcer un mot, je lève légèrement une main et fait mine de saluer l’auteur, ou l’un des participants, puis je reste dans un coin de la salle. Si on m’offre de m’asseoir je refuse net, cent fois si nécessaire. Pendant les échanges, je garde mon masque de poker, le regard un peu de biais, sérieux, comme si je pensais à ce que disent les orateurs, comme si je les écoutais, et si je vois qu’il y a des applaudissements, je n’hésite pas à applaudir plus fort encore.

Quand c’est terminé, le champagne arrive – et s’il n’y en a pas, mon chéri, je peux t’assurer qu’ils ne m’y verraient pas, dans ces rencontres – et c’est là que je me tape la cloche. Enfin, c’est une métaphore. Parce que pour ce qui est de manger, j’ai déjà mangé chez moi avant de venir. Ne mange jamais en public, me disait ma mère qui est montée au ciel, elle qui est morte en prétendant être la star la plus recherchée du quartier de Santa Catalina. Une femme avec une classe folle, ma mère. Si je me tape la cloche, comme je te disais, c’est plutôt en parlant avec les gens, en les assommant à coups de théories que je sors de ma manche, en les étourdissant de mon parfum. Arpège, de Lanvin, qui me coûte le prix d’un Coca grâce à une amie qui possède une parfumerie. Je fais en sorte qu’on m’écoute, qu’on me regarde, qu’on me renifle, je me fais remarquer parmi ces intellectuels plus ou moins grisâtres qui occupent la salle et, à un moment ou à un autre, j’arrive toujours à devenir le centre d’attention. Ça en vaut la peine.

Je voudrais tellement que tu assistes à l’une de ces rencontres. Si je ne savais pas pertinemment que les gens se rendraient tout de suite compte que tu es mon gigolo, ma petite pute, je t’y amènerais. Je te le promets. Ce que je voulais te dire avec tout ça, mon chéri, c’est que telle que tu me vois je suis une femme aux multiples facettes, et je ne voudrais pas que tu aies une perception erronée de ma personne. Nous avons tous nos vices et je ne fais aucun mal à personne, en te louant quelques heures le week-end. Je te demande juste de ne pas faire cette tête d’idiot quand tu me regardes, parce que c’est une pratique qui remonte aux sociétés orientales les plus civilisées. Quand tu auras fini, tu me laisseras le pot sur la table et tu pourras t’en aller. Ne me dis pas que tu n’avais jamais vu personne manger de la merde ?

Citer cet article

Référence électronique

Carole Fillière, « O. Traduction par C. Fillière », La main de Thôt [En ligne], 9 | 2021, mis en ligne le 29 mars 2022, consulté le 16 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/1025

Auteur

Carole Fillière

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