Technologies de la traduction, traduction littéraire et SHS : inévitable cohabitation, possible conciliation, souhaitable réconciliation ?

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Texte

1. Côte à côte mais incompatibles ?

Les technologies de la traduction sont aujourd’hui largement intégrées dans le quotidien des traducteurs (Pym, 2011), et la traduction automatique (Champsaur, 2013), en particulier la traduction automatique neuronale (Forcada, 2017, Rossi & Chevrot, 2019), est à l’origine de changements de grande ampleur dans le métier. Le numéro 9 de La Main de Thôt a pour objectif de refléter les questionnements, les pratiques et les enjeux nés du croisement entre les nouvelles technologies de la traduction, terme générique regroupant ici outils de Traduction Assistée par Ordinateur (TAO) ou mémoires de traduction, corpus électroniques et Traduction Automatique (TA), et les domaines spécifiques de la traduction littéraire et de la traduction en Sciences Humaines et Sociales. Ces domaines de la traduction, traditionnellement associés au biotraducteur, sont souvent perçus comme incompatibles avec la technologie. En ce qui concerne la traduction littéraire, par exemple, Youdale (2021 : 1) parle d’ambivalence vis-à-vis de la technologie, voire d’antagonisme. Il constate un peu plus loin (17) qu’il semble communément acquis que les outils de TAO et de TA ne sont tout simplement pas « appropriés » pour la traduction littéraire. Il suffit par ailleurs de lire les propos du traducteur Olivier Mannoni (2021 : 125-126) pour se convaincre des résistances, fondées, que l’on peut opposer aux technologies de la traduction dans le cadre de la traduction littéraire ou de la traduction en Sciences Humaines et Sociales :

Un texte – littéraire, historique, sociologique, philosophique – n’est pas une succession de signes, de sons, d’expressions qu’il faut se contenter de transposer d’une langue à l’autre à la manière d’un calque. Il suffit de considérer les résultats désastreux des logiciels de traduction, même les plus récents, dès qu’ils sont confrontés à des textes porteurs de quelque subtilité. Non seulement ils commettent d’énormes erreurs (mais on pourrait dire que, à la limite, ces celles-ci sont humaines), mais ils sont précisément incapables de « posséder » un texte : ils le survolent, ils le décalquent, ils le transfèrent d’une langue à l’autre, mais en aucun cas n’en prennent possession ; ils ne font que passer dessus.

La notion de « survol » des textes évoquée par Mannoni est assez large. Si l’on se penche plus en détail sur les reproches régulièrement faits aux traductions générées automatiquement dans le domaine littéraire, on peut inventorier l’absence de détection des jeux de mots, de l’humour, des références culturelles ou intertextuelles qui sous-tendent typiquement ce type de texte, ou encore les difficultés de traitement de la polysémie, de l’idiomaticité ou de toute autre forme de complexité linguistique propre à la langue littéraire (Youdale, 2021 : 17). On peut aussi remarquer le frein à la créativité lors de la phase de post-édition (Moorkens & O’Brien (2015 : 79)). Ainsi, selon Moorkens et al. (2018), on considère traditionnellement que les moteurs de traduction automatique sont plus efficaces pour la traduction de phrases courtes et non ambiguës, qui supportent bien d’être traduites littéralement, que pour des phrases plus longues et « créatives » telles qu’on en trouve dans le texte littéraire.

Quant à la traduction des textes en Sciences Humaines et Sociales, ses spécificités ne font l’objet d’une réflexion approfondie et systématique en traductologie que depuis peu. C’est ce que relève d’emblée Yves Gambier dans le tout premier chapitre consacré à cette question par le Handbook of Translation Studies (mais pas avant le cinquième volume de cette série) (Gambier, 2021 : 233). Hormis les travaux fondateurs de Gisèle Sapiro (2012 ou 2014), deux numéros très récents de la revue Palimpsestes tentent de combler cette brèche : un numéro consacré à « la réception de la pensée française contemporaine dans le monde anglophone au prisme de la traduction » est paru en 2019, et, à l’heure où nous finalisons ce numéro de la Main de Thôt, le numéro 35 intitulé « La pensée française contemporaine dans le monde : réception et traduction ». Certaines des spécificités de la traduction en SHS telles qu’elles ont été caractérisées par les traductologues dans les travaux susmentionnés, ou, par exemple, dans l’ouvrage collectif Penser la traduction (Humphreys, 2021), semblent particulièrement difficiles à appréhender par la machine. C’est le cas, par exemple, de la nécessaire « connaissance épistémique », de la connaissance « des concepts et de leur traduction dans l’histoire » que doit maîtriser le traducteur ; en bref, de « l’expérience ces textes […] commune au traducteur, au commentateur et au savant », dont les enjeux sont décrits par Arthur Lochman (2021 : 115-116) en ces termes :

En sciences, et en sciences humaines en particulier, le traducteur évolue dans un contexte lexiculturel très contraignant : un contexte multilingue et stratifié par les traductions successives des grands concepts, puis par les différentes fécondations et ramifications qui ne manquent pas de suivre dans le sillage de ces traductions. Et ceci ne concerne pas seulement les retraducteurs de Hegel ou de Freud, bien au contraire, car toute modification d’une partie de l’édifice impose de revoir ses autres parties. C’est un phénomène tout à fait quotidien dans la pratique de traducteur.

Stefan Kaempfer (2021 : 136), quant à lui, soulève notamment la question de la créativité en lien avec les différences structurelles (grammaticales, syntaxiques) que peut présenter un couple de langues. Il cite l’exemple, pour la paire allemand-français, de l’organisation des propositions dans la phrase et de la ponctuation (« la place de la virgule est plus libre en français qu’en allemand, où elle est censée séparer toutes les propositions »), concluant que « la part de créativité [du traducteur] tient au repérage et à l’utilisation de certaines libertés laissées dans l’une et l’autre des langues pour compenser les contraintes dues à leurs différences structurelles ». Ni la segmentation du texte nécessairement induite par un outil de TAO (perçue par les traducteurs comme un obstacle à la créativité, selon LeBlanc (2014 :137), ni un moteur de traduction automatique mal entraîné ne permettent un tel repérage ou une telle flexibilité.

2. Une possible conciliation ?

Malgré ces multiples réserves, diverses études ont montré que les technologies peuvent être mises au service de la traduction littéraire. Zanettin (2017) dresse un panorama assez exhaustif des travaux de traductologie portant sur les « computer-assisted stud[ies] of literary translation », dont les premiers remonteraient, selon lui, au milieu des années 1990. Ainsi, c’est Maczewski qui aurait forgé en 1996 le terme de CoALiTS (Computer-Assisted Literary Translation Studies) pour désigner un champ de recherche combinant l’informatique appliquée à la littérature et à la linguistique avec la traduction littéraire. Les technologies sous-jacentes à l’ensemble des études que cite Zanettin relèvent explicitement de la linguistique de corpus ; ainsi, les nombreux travaux menés à partir de corpus parallèles ou de corpus comparables, comme ceux, innombrables, de Mona Baker, ont pu mener, entre autres, à des réflexions sur le style littéraire (Baker, 2000) ou sur ce qui distingue la langue littéraire traduite de la langue littéraire non traduite (Baker, 1993). Toutefois, comme le remarque fort justement Youdale (2020 : 17), les études existantes se sont principalement penchées sur les traductions déjà terminées et publiées. À l’heure où nous écrivons, l’unique étude détaillée déjà parue portant sur l’utilisation du corpus pendant le processus même de traduction littéraire est, justement, celle de Youdale, qui propose une méthodologie différenciée selon les étapes de la traduction, appliquée à la traduction de l’espagnol vers l’anglais du roman Gracias por el Fuego (1965) de l’auteur uruguayen Mario Benedetti. Il s’agit de l’approche CDR (« Close and Distant Reading ») en quatre étapes : (1) première partie de l’analyse du texte-source : prise de notes pendant et après la lecture initiale, (2) deuxième partie de l’analyse du texte-source : préparation à la traduction, (3) premier jet de la traduction, (4) comparaison du texte-source et d’une version de travail du texte-cible prête à être révisée (Youdale, 2021 : 41).

En ce qui concerne les outils de TAO, certains traducteurs professionnels eux-mêmes ont su passer outre les inconvénients qui leur sont traditionnellement associés. Comme le rappelle Youdale (2021 : 18), il est communément admis que les mémoires de traduction fonctionnent bien pour des textes répétitifs, qui comportent des régularités linguistiques et des phrases assez courtes, ce qui n’est souvent pas le cas des textes littéraires (ou des textes des Sciences Humaines et Sociales). Toutefois, la vision caricaturale selon laquelle les textes commerciaux ou techniques seraient plus simples et plus répétitifs que les textes littéraires et donc les seuls adaptés à un traitement par la TAO mérite d’être nuancée, ce qu’il argumente ainsi (ibid. :15) :

This is something of an oversimplification. The language of many literary texts in terms of lexical variety is often relatively simple and straightforward […] and it is in the unconventional ways that language is used that literary complexity and originality are to be found. Conversely, medical and legal texts, for example, often contain much greater lexical variety and even complex conceptual structures but are much more rule-bound in terms of modes of expression. It is this latter factor which makes such texts more amenable to the use of CAT tools in particular rather than any inherent simplicity. It is the relative lack in literary texts of consistent terminology and standardized phraseology, rather than inherent ‘complexity’ that makes the use of these tolls less obviously attractive.

Des traducteurs littéraires en exercice trouvent malgré tout fort utile de pouvoir gérer la terminologie ou le registre grâce à des outils de TAO (Lombardino, 2014), tandis que d’autres parviennent à personnaliser la segmentation au niveau du paragraphe plutôt qu’au niveau de la phrase (Schiaffinio, 2016). Du côté des traductologues, dans une étude pionnière jetant les premières bases de celle présentée dans ce numéro, Rothwell (2018a) démontre l’utilité pour le traducteur, dans le cadre d’une retraduction (en l’occurrence, celle d’un classique, à savoir la Joie de vivre de Zola, originellement traduit par Vizetelly en 1901), de pouvoir accéder rapidement et de manière pertinente aux solutions de traduction retenues par le traducteur précédent. On peut également citer le développement, dès 2006, de l’outil TraduXio, un outil destiné à la traduction multilingue (potentiellement collaborative) assistée par ordinateur et « particulièrement adaptée aux défis des textes culturels (non commerciaux, non répétitifs) » selon les mots de son créateur, Philippe Lacour1.

Enfin, dès 2015, date charnière dans l’histoire de la traduction automatique qui correspond à l’avènement (à grande échelle) des systèmes de traduction à base de réseaux neuronaux, Toral et Way (2015), s’appuyant sur la traduction automatique d’un roman de l’espagnol vers le catalan, viennent montrer l’intérêt que la traduction automatique peut revêtir pour la traduction littéraire. C’est en particulier à la notion de qualité qu’ils s’attachent, procédant à des évaluations à la fois automatiques (via le recours à des métriques) et par des humains (deux locuteurs bilingues de l’espagnol et du catalan).

3. Vers une réconciliation ? Genèse du numéro

Quelque trois ou quatre années plus tard, vers 2018-2019, l’intérêt simultané voire conjoint des traducteurs professionnels et des chercheurs pour l’impact des technologies de la traduction sur la traduction littéraire (TAO, mais en particulier traduction automatique) a rapidement pris de l’ampleur. C’est ainsi que l’association française ATLAS (Association pour la promotion de la traduction littéraire) a lancé dès décembre 2018 un dispositif appelé « Observatoire de la traduction automatique », dont l’objectif affiché est de « suivre l’évolution des performances des traducteurs automatiques en ligne face à des textes littéraires »2. Depuis 2018, chaque année, un corpus identique de 40 textes considérés comme majeurs dans la littérature européenne par des traducteurs littéraires, « de Shakespeare à Kafka, de Dostoïevski à Lobo Antunes ou de Alice Munro à Olga Tokarczuk », recouvrant des genres aussi variés que la prose classique, la prose contemporaine, la poésie, le théâtre versifié ou encore la non-fiction, et représentant huit langues différentes (allemand, anglais, espagnol, italien, néerlandais, polonais, portugais et russe) est traduit par plusieurs moteurs de traduction automatique (Google Translate, DeepL et Systran). Les résultats de la traduction automatique sont ensuite comparés aux originaux en langue-source et à des traductions de référence faites par des biotraducteurs, et expertisés par divers acteurs : par exemple, en 2019, il s’agissait de l’association d’un traducteur (Santiago Artozqui), d’un spécialiste de l’intelligence artificielle (Jean-Gabriel Ganascia) et d’une enseignante-chercheuse en traduction et humanités numériques (Claire Larsonneur), qui ont présenté leurs conclusions lors des Assistes de la traduction à Arles.

Par ailleurs, dès 2018-2019 également, plusieurs manifestations scientifiques successives se sont intéressées aux nouvelles technologies et à leur impact sur les pratiques traductives et pédagogiques dans les domaines de la traduction littéraire, ainsi qu’à leur influence sur la théorisation de la traduction. C’est ainsi qu’un des ateliers du Sommet de l’Association européenne pour la traduction automatique (EAMT) en août 2019 à Dublin a été dédié à la question de la qualité de la traduction littéraire automatique3. L’un des axes du congrès de la société européenne de traductologie (EST) de septembre 2019 (qui avait pour titre « Living translation - people, processus, products ») concernait les technologies de la traduction pour la traduction de textes créatifs. Deux workshops organisés à l’Université de Swansea en janvier et mai 2019 sur la « Traduction Littéraire Assistée par Ordinateur » ont débouché sur le premier colloque CALT (Computer-Assisted Literary Translation), originellement prévu pour 2020 puis reporté à mai 2021. Les étudiants ont également été conviés à participer à cette dynamique, comme l’a prouvé notamment la tenue au Canada de la Glendon Graduate Student Conference in Translation Studies le 14 mars 2020 à York University (Toronto) intitulée « Facing the future - Translation and Technology ».

En parallèle de ce vif intérêt, voire de cet engouement, pour l’impact de la traduction automatique sur la traduction littéraire, s’est engagée en France, dans le cadre plus large de la science ouverte, une réflexion sur le gain potentiel qu’apporterait la traduction automatique neuronale à la traduction des revues scientifiques de sciences humaines et sociales (abstracts, mots-clés, voire articles entiers). En effet, depuis 2018, la question de la visibilité (et de la notoriété) de la production scientifique française est au cœur des préoccupations du Comité pour la Science Ouverte, qui a finalement lancé en 2020 un groupe de travail dédié en particulier à cette question (Fiorini, 2020)4. Dans un article intitulé « Écrire en langues. Entre traduction automatique et hégémonie globish, le multilinguisme comme horizon réaliste pour les revues de sciences humaines et sociales », Anne-Sophie Anglaret et Séverine Sofio présentent ainsi les enjeux et les résultats du projet Transiens qui s’inscrit dans ce cadre. Tout en insistant à nouveau sur les spécificités de la traduction en SHS (notamment, la question d’un « système de référence intratextuel au sein d’un champ de connaissances spécifiques », ou encore de la création de nouveaux concepts) et sur la nécessaire spécialisation du traducteur (« La traduction des SHS nécessite […] une triple compétence […] : linguistique, littéraire, et spécialisée dans une discipline ou un champ de recherche », ibid.), les autrices portent un jugement assez sévère sur l’utilisation potentielle de la traduction automatique neuronale, estimant notamment que le travail de post-édition reste considérable, et lui préfèrent un dispositif autre, qui repose sur deux piliers : « la mise en réseaux de revues en accès ouvert [y compris au niveau international], et la pratique de la synthèse multilingue », et qui implique une collaboration « systématisée » entre professionnels de la traductions «  travaillant dans différentes langues sur un même corpus de textes issus d’un groupe stabilisé de revues ».

C’est dans le contexte très fertile de ce foisonnement d’idées, pour la traduction littéraire et pour la traduction des Sciences Humaines et Sociales, qu’a germé l’idée d’organiser une journée d’études intégrant le programme des ateliers « Traduire l’Europe » (#Translating Europe) de la Direction Générale de la Traduction de la Commission européenne, avec laquelle le département de traduction D-TIM entretient des liens étroits depuis de nombreuses années, dans le cadre du réseau EMT (European Master’s in Translation).

Cette journée, qui s’est tenue le 07 février 2020 à l’Université Toulouse Jean Jaurès, avait pour principal objectif de présenter aux chercheurs, aux doctorants et aux étudiants de Master ainsi qu’aux traducteurs en exercice, une panoplie d’outils (technologiques et méthodologiques), présentés depuis plusieurs perspectives, afin de nourrir leur réflexion lors de projets de traduction alliant technologies de la traduction et textes issus du domaine SHS ou littéraire.

C’est pourquoi, dans l’esprit qui anime notre formation et la revue, soit l’association de la recherche en traductologie et des activités de traduction, nous avons souhaité rassembler lors de cette journée d’études, afin d’échanger des idées et des méthodes sur la manière dont les technologies de la traduction peuvent se réconcilier avec des domaines qui sont habituellement considérés comme « trop » créatifs pour la machine :

  • des chercheurs s’intéressant à la traduction littéraire ou SHS et/ou aux technologies de la traduction, dont certains enseignent dans des Masters de traduction professionnelle : Josep Marco Borillo (Universitat Jaume I de Castelló), Katell Hernandez Morin et Franck Barbin (Université Rennes 2), Dorothy Kenny (Dublin City University) et Marion Winters5 (Heriot-Watt University), Andrew Rothwell (University of Swansea), Bruno Poncharal (Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle), Philippe Lacour (Université de Brasilia) et Daniel Henkel (Université Paris 8), Tim van de Cruys (IRIT, CNRS) ;

  • des membres de la Direction Générale de la Traduction se faisant le relais de leurs collègues traducteurs qui utilisent au quotidien le moteur de traduction automatique dédié de la Commission Européenne, eTranslation : Sandrine Kerespars, alors représentante en France de la DGT, et Jackie Morin, directeur du département de langue française ;

  • et des traducteurs professionnels spécialisés en traduction littéraire ou SHS : Jörn Cambreleng (directeur d’ATLAS) et Renaud Mazoyer (traducteur professionnel spécialisé en transcréation, alors enseignant associé au D-TIM).

4. Contenu du numéro

Dans ce volume sont publiées la plupart des études présentées le 07 février 2020, enrichies par de nouvelles contributions, dans un double mouvement consacré d’abord à la traduction littéraire, puis aux traductions en Sciences Humaines et Sociales. Le lecteur y trouvera ainsi analysée une très large palette de genres textuels, d’Émile Zola ou Jane Austen aux résumés d’un article de recherche en archéologie, mais sera également confronté à une grande variété d’outils de TAO, de TA ou de linguistique de corpus.

Nous donnons la parole en ouverture à Damien Hansen, qui s’intéresse à l’actualité et à l’avenir de la traduction littéraire assistée par ordinateur (TLAO), dans une perspective qui mêle les réflexions des traductologues et celles des professionnels sur la TAO mais aussi sur la TA, le tout complété par le récit d’une pratique personnelle.

Bruno Poncharal cherche à établir d’un point de vue qualitatif si, lors de la traduction d’un texte littéraire par un moteur de traduction automatique, l’expérience de lecture a bel et bien été préservée. Dans une optique résolument énonciativiste, l’étude compare des traductions de l’anglais vers le français d’extraits de textes littéraires par DeepL (parfois interrogé à deux périodes différentes), à plusieurs traductions humaines (publiées, ou effectuées par l’auteur). Elle se focalise en particulier sur la question de la traduction du prétérit simple en français mais également sur d’autres phénomènes discursifs, supra-syntaxiques, qui mettent en jeu les repérages énonciatifs et la relation énonciateur-co-énonciateur.

Andrew Rothwell, dans une étude qui vient compléter celle publiée en 2018 (Rothwell 2018a), s’attache à tirer les leçons d’un alignement (effectué grâce à l’outil MemoQ) du texte-source du roman de Zola publié en 1884, la Joie de vivre, avec le texte-cible de sa traduction à l’ère victorienne (1901) par le traducteur littéraire Ernest Alfred Vizetelly, The Joy of Life. En se focalisant notamment sur des questions de censure et d’auto-censure dans des extraits liés à des thématiques sensibles (la grossesse et l’accouchement, la féminité naissante), à l’écriture du désir ou de la respectabilité, il pose le cadre dans lequel peut ou doit s’inscrire une future retraduction de l’œuvre.

Patsy Gamal El-Din, dans une des rares études qui s’intéresse à la traduction automatique de la littérature écrite en arabe, compare les traductions produites par GoogleTranslate et Systran d’extraits d’un roman égyptien de Baha Taher, Tante Safeya et le monastère, décrivant la vie des paysans en Haute-Égypte, à la traduction publiée de Catherine Bachellerie, en se penchant en particulier sur les termes culturels, les noms propres, les figures de style et les expressions idiomatiques (figées et proverbiales), ainsi que sur des locutions stéréotypées et certaines constructions syntaxiques.

Comme l’indique implicitement son titre, la contribution de Josep Marco Borillo vient clairement combler un vide, évoqué plus haut, concernant les études de linguistique de corpus appliquée à la traduction littéraire : celui de l’utilisation de corpus électroniques dans la pratique même de la traduction littéraire (c’est-à-dire pendant le processus de traduction). Elle relate ainsi une expérience de traduction de Pride and prejudice de Jane Austen vers le catalan reposant sur l’utilisation de corpus parallèles analysés grâce à l’outil SketchEngine et selon la méthodologie établie par Youdale (2020).

Dans la lignée du mouvement vers un grand plurilinguisme des revues spécialisées en Sciences Humaines et sociales mentionné antérieurement, Katell Hernandez Morin et Franck Barbin livrent les premiers résultats d’un projet de recherche-action visant à concevoir une méthode, potentiellement transférable à d’autres revues et d’autres disciplines des SHS, qui combine la traduction automatique neuronale et la post-édition humaine pour améliorer la qualité des métadonnées des articles (titres, résumés, mots-clés, table des matières, etc.) du français vers l’anglais dans le processus éditorial des revues. Travaillant en étroite collaboration avec la Maison des Sciences de l’Homme en Bretagne et les Presses Universitaires de Rennes, ils évaluent la qualité de la traduction automatique effectuée par DeepL Pro d’un ensemble de données textuelles tirées de de quatre revues différentes (en histoire, archéologie, didactique et géographie) et formulent quelques premières recommandations.

À l’aune d’une expérience de post-édition de l’anglais vers le français d’un article de recherche en traductologie (un article de Dorothy Kenny, publié en 2006 dans le Journal of Translation Studies et intitulé « Corpus-based Translation Studies: A Quantitative or Qualitative Development? ») traduit par le moteur de traduction automatique de la commission européenne, eTranslation, et menée successivement par des étudiants du Master de Traduction spécialisée multilingue de l’Université Grenoble Alpes puis par une traductrice professionnelle, Caroline Rossi et Alice Carré cherchent à évaluer dans quelle mesure les progrès récents de la traduction automatique permettent d’établir une traductologie multilingue.

Pour clore cette partie dédiée à la traduction en Sciences Humaines et Sociales, c’est depuis son point de vue de traducteur professionnel que Renaud Mazoyer relate son expérience de traduction d’un essai sur le racisme, Why I’m no longer talking to white people about race (Le racisme est un problème de Blancs, paru aux éditions Autrement en 2018), de l’autrice et journaliste britannique Reni Eddo-Lodge, à l’aide d’un logiciel de TAO, SDL Studio 2017, tentant de mesurer quels avantages tirer de l’outil tout en présentant les limites qui s’imposent.

Enfin, dans une perspective d’ouverture non cantonnée à des domaines spécifiques de la traduction, le dossier principal s’achève sur la contribution très novatrice de Marion Kaczmarek et Michael Filhol, qui tente d’établir, en analysant les outils de TAO existant pour les langues dites vocales (notamment, le principe de fonctionnement des mémoires de traduction) et en analysant les pratiques professionnelles de traducteurs professionnels (français – Langue des Signes Française), quel outil de TAO pourrait être conçu pour les langues des signes. Après avoir précisé les spécifications d’un tel outil, ils présentent le prototype d’un concordancier français-LSF permettant le stockage durable de traductions précédentes ainsi qu’une exploration de la langue en contexte.

Ce numéro comporte également une rubrique, désormais pérenne, consacrée à la traduction française d’auteurs catalans, dans un projet pédagogique de valorisation du patrimoine de notre pays voisin : les œuvres de l’écrivain majorquin Sebastià Portells (1992) sont présentées par l’un de ses traducteurs, Fabrice Corrons, qui a traduit en français la pièce Transbord / Transfert avec le soutien de l’Institut Ramon Llull. Cette œuvre, portant sur la question du transgenre, suscite toute une série de questions sur les dynamiques « trans » au sein de la traduction. Sont ensuite offerts aux lecteurs de la revue certains chapitre du roman Maracaibo (2014) : le jeune militant et activiste de la cause LGBTI+ y attaque les préjugés de la société catalane dans une entreprise d’universalisation qui n’a pu que toucher les étudiants prêtant leur voix, dans cet ouvrage choral, à plusieurs personnages inoubliables de femmes. La créativité linguistique et la réflexion en prise sur le monde contemporain sont au cœur des enjeux pédagogiques et traductifs des ateliers du « créer ensemble » que les cours de traduction littéraire du catalan en français animés par Carole Fillière s’efforcent de rendre sensibles.

Note de fin

1 Voir la plateforme en ligne, https://www.philippelacour.net/fr/traduxio/ (consultée le 15/12/2021). Cet outil a été présenté par Philippe Lacour et Daniel Henkel conjointement, lors de l’atelier Traduire l’Europe que nous avons organisé à Toulouse le 7 février 2020 et dont il est fait mention plus loin.

2 https://www.atlas-citl.org/lobservatoire-de-la-traduction-automatique/, consulté le 10/12/2021. Ce dispositif a été présenté par le directeur d’ATLAS, Jörn Cambreleng, lors de l’atelier Traduire l’Europe que nous avons organisé à Toulouse le 7 février 2020 et dont il est fait mention plus loin.

3 Les actes de cette conférence sont disponibles en ligne : Proceedings of “the Qualities of Literary Machine Translation Translation” workshop (EAMT summit, août 2019) : https://fc233576-d4db-4de9-b637-e339437e9442.filesusr.com/ugd/705d57_58547f51c8f946118d922c4035f843e1.pdf

4 Groupe de travail auquel Amélie Josselin-Leray a participé, ainsi que Caroline Rossi et Katell Hernandez-Morin qui ont contribué à ce numéro.

5 L’article faisant suite à la communication présentée lors de cette journée d’études, Machine Translation, ethics and the literary translator’s voice, a été publié dans la revue Translation Spaces (KENNY & WINTERS 2020).

Citer cet article

Référence électronique

Amélie Josselin-Leray et Carole Fillière, « Technologies de la traduction, traduction littéraire et SHS : inévitable cohabitation, possible conciliation, souhaitable réconciliation ? », La main de Thôt [En ligne], 9 | 2021, mis en ligne le 29 mars 2022, consulté le 25 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/1027

Auteurs

Amélie Josselin-Leray

D-TIM et UMR 5263 CLLE, Université Toulouse Jean Jaurès

Maître de conférences

josselin@univ-tlse2.fr

Carole Fillière

D-TIM et LLA-Créatis, Université Toulouse Jean Jaurès

Maître de conférences

carole.filliere@gmail.com

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