Noémie Grunenwald, Sur les bouts de la langue, Traduire en féministe/s, Edition La contre Allée collection contrebande, ISBN 978-2-376650-69-0, 2001. 179 pages.

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S’abandonner / Improviser / (.) / Se soumettre / (se) décentrer / (..) / Interpréter / Corriger / (…) / Elargir /Inclure ? / (…) / Apprendre / Traduire / (…..) / Tisser / Citer

Ce sont les titres des 17 chapitres du livre de Noémie Grunenwald, qui alternent entre analyse théorique de sa pratique de traductrice (les chapitres qui portent des verbes pour titre) et récit personnel (les chapitres où les points s’additionnent entre parenthèse). Le verbe « traduire » vient seulement en 14eme position, ce qui laisse à penser qu’un parcours préalable est nécessaire pour que l’autrice puisse aborder le sujet. Au début, le lectorat peut s’étonner de l’utilisation de termes qui semblent a priori éloignés de la pratique de la traduction, on retrouve un vocabulaire traditionnellement associé à la danse ou à l’expérience sensorielle. Les premiers verbes sont également réflexifs et portent sur des actions individuelles engageantes, et tendent à devenir des verbes d’action collective (inclure, tisser, et citer).

Le sous-titre Traduire en féministe/s comporte une typographie particulière, avec l’utilisation du signe « / » à l’intérieur d’un mot pour en démultiplier le sens. Tout au long du texte, l’autrice reprendra ce début de phrase telle une anaphore pour définir, préciser ce que cela signifie pour elle. Ainsi, traduire en féministe/s signifie traduire des textes féministes, mais également les traduire (ceux-là et d’autres) de manière féministe, c’est-à-dire en prenant conscience de l’oppression systémique envers les femmes et les minorités de genre présente dans la langue, en utilisant une écriture démasculinisée par exemple. Elle montre la nécessité de son utilisation dans les textes littéraires et ailleurs, comme un acte militant. Mais traduire en féministe/s signifie également travailler en féministes, c’est-à-dire dans une relation sororale avec textes, les auteurices et toutes les collègues. C’est une pratique et une disposition personnelle, mais c’est aussi un engagement et une posture politiques.

Afin de rendre compte du contenu de l’ouvrage, nous allons commencer par présenter son autrice et la place de son livre dans la littérature contemporaine, avant d’aborder le sujet de l’écriture inclusive et de la traduction, pour enfin évoquer l’importance du travail collectif et de la politique de la citation.

L’autrice et le livre

L’autrice

Noémie Grunenwald est aujourd’hui une figure incontournable dans les études féministes et le milieu de la traduction. On dit d’elle qu’elle est entrée dans la traduction « par effraction » (p.17), puisqu’elle n’a pas fait d’études de traduction et n’a pas suivi un parcours classique dans les milieux universitaires ou de l’édition. Elle explique dans le livre comment elle est rentrée dans le milieu. Dans sa jeunesse, elle était active dans les milieux militants féministes et queer où circulaient brochures et fanzines, dont beaucoup, qui venaient des États-Unis, étaient écrites en anglais. Considérant ces écrits comme porteurs d’un bagage révolutionnaire et nécessaire, qui manquait au paysage français, elle souhaite participer à leur diffusion et commence donc bénévolement à les traduire. « Traduire en féministe/s, c’est corriger l’absence de textes » (p. 66). Puis, grâce à des ami.e.s, dont une membre des éditions tahin party, elle parvient à traduire des textes qui seront publiés. Elle explique aussi comment la rencontre avec Isabelle Cambourakis, qui lui accorde sa confiance et l’encourage à traduire, lui a permis de se professionnaliser dans le milieu. La traduction de textes féministes répond pour elle a un besoin. Quand elle remarque que la traduction française de PEAU de Dorothy Allison est incomplète, elle se lance seule dans la traduction des extraits manquants. Au début, elle continue à faire des petits jobs alimentaires et traduit pour son plaisir. Aujourd’hui, elle en fait son activité principale, et est notamment la traductrice de figures majeures du féminisme, comme bell hooks, Julia Serano et Sarah Ahmed. Elle est également la fondatrice des éditions Hystériques & AssociéEs, collectif qui a rendu possible bénévolement la traduction et la diffusion du texte fondamental de la culture queer, Stone Butch Blues de Leslie Feinberg, diffusé à prix coûtant. Elle se considère avant tout comme militante, et elle s’en explique dans son livre.

Le livre

L’ouvrage est publié dans la collection contrebande, collection qui comporte trois essais consacrés à la traduction, par la maison d’édition la Contre Allée. Cette maison d’édition indépendante met un point d’honneur à travailler collectivement, main dans la main avec les auteurices. Dans une interview sur France Culture dans « Par les temps qui courent », Noémie Grunenwald souligne l’importance et la richesse des relectures et conseils de l’équipe éditoriales, en particulier d’Anna Rizzello. L’ouvrage s’adresse à un public large de personnes féministes, la dimension personnelle du récit rend possible l’accessibilité du propos, voire l’identification à l’autrice. Sa sortie a donné lieu à de nombreuses rencontres, lectures, discussions et arpentages dans des librairies ou des cadres militants informels. L’autrice utilise un vocabulaire simple, ce qui rend le contenu accessible au plus grand nombre, comme le sont les textes de Leslie Feinberg, qui prônait l’usage d’une langue simple dans une perceptive anti-classiste. Grunenwald s’inscrit en filiation de cet engagement et écrit : « j’ai appris qu’on pouvait exprimer des notions complexes avec des phrases courtes et des mots précis, et qu’au-delà d’une possibilité syntaxique, c’était une responsabilité politique » (p.55). Le livre commence également à se faire une place dans les milieux universitaires.

La traduction, un acte intime et politique

Noémie Grunenwald dresse un parallèle entre sa position de personne marginalisée en tant que lesbienne dans la société hétéro-patriarcale, et son entrée « par effraction » dans le milieu de la traduction, puis dans le milieu universitaire. Ce décalage entre la norme et sa position marginale nécessite l’invention de nouveaux outils de communication pour rendre son système de valeur audible pour le reste de la société. Ainsi, en s’emparant de la question de la traduction féministe, l’autrice se positionne ouvertement de manière engagée sur son identité et sur sa pratique de traduction. Les deux se rejoignent, car étant marginale, ne correspondant pas aux normes de genres hétérosexuelles dans la société normative, elle a dû s’adapter ou inventer un nouveau langage pour exprimer sa réalité, et elle retrouve ce processus dans la traduction, qui offre cet interstice de liberté, de réflexion et de création entres les langues. Être une femme, c’est déjà être traductrice : « les femmes sont toutes, au minimum, bilingues : elles parlent leur langue et elles parlent l’androlecte, le langage de l’homme » (traductrices et chercheuses canadiennes, Lotbinière-Harwood, op. cit., p.13 ) (p.60). La pratique de la traduction est éminemment politique, en ce qu’elle permet la diffusion d’idées féministes d’une part, et une réflexion sur la langue d’autre part : « Traduire nous force à voir les angles morts, à identifier ce qui n’a pas de nom, d’existence reconnue. À reconnaître ce qui n’est pas pensé dans une langue mais qui l’est dans l’autre » (quatrième de couverture).

Sur un ton humble et honnête, elle décrit la traduction comme un travail de compréhension avant tout : « Mon point de départ, ce n’est pas que je comprends un texte est donc je peux le traduire, c’est que je ne comprends pas un texte et donc je veux le traduire pour essayer de mieux le comprendre » (p.51). Elle n’a pas fait d’études de traduction et elle reconnaît ne pas être angliciste, mais avoir appris l’anglais en se « gav[ant] de séries états-uniennes » (p.121). Elle entretient un rapport intime à la traduction et à la lecture, ainsi qu’un lien privilégié avec l’autrice du texte source. Elle remet en question son rapport au texte et à l’autrice anglaise et pense parfois : « Je suis un parasite », il arrive qu’elle se considère comme « une inconnue collée aux baskets » de l’autrice (p.25). C’est depuis cette position de lesbienne, féministe, non issue des milieux universitaires, qu’elle propose son récit personnel et son expérience de traductrice, et offre un véritable plaidoyer pour l’usage de l’écriture dé-masculinisée dans la littérature.

L’écriture inclusive et la traduction

Des langues genrées ?

Elle dit traduire « de la langue mondiale à la langue déchue » (p. 31), et montre ainsi qu’elle prend en compte l’échiquier mondialisé sur lequel les langues s’affrontent entre dominantes et minorisées. Elle évoque donc des exemples où la traduction pose problème dans cette combinaison linguistique. En effet, la langue anglaise genre moins, ou différemment que le français. En traduisant un nom anglais neutre qui peut désigner aussi bien des femmes que des hommes (ex : « workers »), vers le français, langue où le genre est plus marqué, la question se pose : doit-on traduire avec le masculin générique, qui invisibilise les femmes ? Ou peut-on utiliser une forme inclusive, quitte à alourdir le texte, voire traduire avec le féminin si on désigne un groupe avec une majorité de femmes ? « Avec son masculin censé l’emporter partout, le français et ses scripteurs masculinisent les textes qui ne l’étaient pas au départ » (p.62). Selon Noémie Grunenwald, cela dépend du contexte, et c’est ici que la traductrice a la liberté de décider, au sein d’un même texte, d’utiliser tantôt une forme et tantôt une autre. Cela dépend du contexte et du signifié. Il s’agit aussi de « rendre les féminins visibles et possibles partout où ils (?) ont été effacés ou impensés » (p. 64). Les formes féminines de certains mots ont disparu notamment à cause du pouvoir de l'Académie française, réactionnaire et conservatrice. Parallèlement, des formes masculines sont devenues des formes neutres qui incluent les hommes et les femmes. L’autrice remarque justement que « aucun terme initialement féminin [n’a] connu la même évolution vers le neutre » (p. 111). Elle souligne également que l’anglais, même si c’est une langue où le genre est moins visible qu’en français, est tout de même une langue où le sexisme se laisse lire dans la grammaire et le vocabulaire. Elle évoque notamment l’utilisation du générique « guys » pour désigner un groupe de personnes (femmes et hommes), alors qu’il signifie à l’origine « mec ».

Elle utilise des exemples concrets de mots à traduire sur lesquelles elle a buté, qui ont nécessité une réflexion collective pour garder le sens original et permettre l’intelligibilité de la subtilité dans l’autre langue. Exemples à l’appui, elle nous livre ses questionnements, doutes, recherches et outils. Cela permet au lectorat de se questionner sur sa propre pratique de traduction ou sur son utilisation de la langue. Dans les pages 90-91, elle évoque notamment les difficultés rencontrées par l’équipe de traduction du roman Stone Butch Blue’s. Dans le récit original, le narrateur Jess est très peu genré (c’est une personne transgenre qui ne se reconnait ni d’un genre ni d’un autre, ou pas uniquement). En anglais, cela ne pose pas de problème, ce n’est presque pas perceptible. Mais dans le passage au français, il faut faire un choix. Les traducteurices bénévoles français.e.s ont fait le choix d’alterner entre le féminin et le masculin dans les désignation de Jess, ce qui est souvent la manière qu’ont les personnes francophones de se référer à une personne non binaire. Elle note : « On peut voir ça comme une adaptation militante qui bouscule volontairement les habitudes du public et la langue cible. Mais c’est aussi une volonté déontologique de ne pas coller sur le texte écrit par Feinberg les distorsions du français » (p. 91).

Noémie Grunenwald joue avec la langue dans ses traductions, elle utilise l’écriture dite inclusive et lui préfère l’appellation « démasculinisée ». Celle-ci est utilisée depuis longtemps dans les milieu féministes et queer. Constatant que le système patriarcal a fait disparaître les femmes dans la grammaire française, les militant.e.s ont depuis longtemps abandonné les règles telle que « le masculin l’emporte sur le féminin », pour rétablir un rapport égalitaire entre les genres et inventer de nouvelles réalités indicibles dans la grammaire normative du français scolaire. La langue est alors considérée comme un véritable terrain d’expérimentation, de création et d’action politique transformative. Aujourd’hui, certaines formes se développent en dehors de ces milieux et sont de plus en plus utilisées dans le monde de l’entreprise, le journalisme ou à l’université, malgré la frilosité ou l’opposition de certains. Des réseaux d’échanges et de réflexions se mettent en place entre les sphères militantes radicales et l’université, rendant accessible des pratiques et typographies novatrices. Le collectif Bye Bye Binary par exemple propose des typographie dé-genrées à l’aide de graphistes et celles-ci commencent à infiltrer les milieux universitaires.

« Traduire en féministe/s, c’est se décentrer soi-même pour construire de la solidarité. Traduire en féministe/s, c’est tortiller la langue, l’étirer et l’affiner pour en faire le meilleur usage possible : lui permettre de dire vraiment ce qu’on veut en évitant les filtres limités et dégradants de l’androlecte ». (p. 42)

La traduction féministe

Pour traduire, il faut d’abord lâcher prise, s’abandonner au texte, à l’auteurice. Selon Noémie Grunenwald, il faut entretenir un rapport intime avec le texte et l’auteurice. L’écriture en féministe/s est chose de subtile, il s’agit de faire un effort de décentrement pour comprendre le texte et son contexte, afin de pouvoir trouver la formulation idiomatique dans la langue cible. Pour traduire des œuvres littéraires féministes et queer, il est nécessaire de connaître le milieu militant queer et ses usages langagiers propres, et ce dans les deux pays de la langue source et cible.

L’autrice se positionne en contradiction avec un parti pris traditionnel de la traduction, selon lequel un.e traducteur.ice pourrait tout traduire, serait un intermédiaire neutre d’un contenu littéraire, une personne et une action à invisibiliser. Elle ne considère pas sa position comme neutre, elle souhaite intervenir là où il est nécessaire de rétablir le sens, d’intervenir dans la langue, en militante. Elle souhaite visibiliser la position de la personne qui traduit, non seulement comme processus de co-création, mais également comme prise de parole/position engagée. Elle remarque que des hommes cis genre qui ont traduits des textes féministes en ont atténué la portée féministe. « Je dis que traduire ce n’est pas se faire transparente mais collaborer avec l’autrice et l’éditrice, les correctrices, les graphistes, les autres traductrices, autrices, etc. » (p. 57). Elle évoque la relation de complicité qui peut se créer entre les deux écrivaines, le travail collectif, participatif, qui est nécessaire, malgré parfois la distance géographique. Elle se questionne sur cette importation de concepts états-uniens en français et sur l’influence de la diffusion des textes qu’elle traduit dans les milieux militants.

La traduction féministe est un processus, c’est toujours en mouvement, c’est : « pirater la langue. Pas en établissant de nouvelles règles qui finiront tôt ou tard par être légitimées par l’hégémonie, mais en restant constamment en mouvement, en cultivant le dérangement » (p. 100).

Une nouvelle langue pour une nouvelle réalité ?

« Traduire la révolution féministe, c’est aussi interpréter la nouveauté du mot et du sens. La richesse de la littérature et de la théorie féministes nous oblige à bousculer les termes, les règles, les habitudes de compréhension et d’écriture, à employer des mots qui n’existent pas encore » (p. 52).

Dans la note de traduction dans l’ouvrage Deux ou trois choses dont je suis sûre de Dorothy Allison, Noémie Grunenwald s’explique sur un choix qui consiste en soi en une erreur grammaticale : elle annonce qu’elle utilisera le féminin « une » devant le terme « quelque chose », alors que l’usage normatif voudrait que l’on écrive « un » quelque chose, alors que c’est UNE chose. Tout au long du texte, cet usage interpelle le lectorat qui a eu l’habitude de lire ce mot au masculin. Cela peut passer pour de la provocation, le but étant de questionner nos usages de la langue, dans laquelle le masculin est devenu le neutre.

En faisant l’éloge du doute et du tâtonnement, elle fait preuve d’honnêteté, reconnaît la nécessité de la recherche et de la réflexion collectives. La langue française étant dominée par le patriarcat, une prise de position engagée est nécessaire pour remodeler la langue. L’écriture dé-masculinisée peut se décliner à travers plusieurs réalités différentes. Il n’y a pas uniquement l’utilisation du point médian (par exemple « les étudiant·es »), il y a aussi l’utilisation d’épicènes (superbes plutôt que belles et beaux), de l’accord de proximité, ou de reformulations pour ne pas avoir à évoquer le genre (la personne qui s’occupe du ménage). C’est une prise de pouvoir collective et féministe sur le signifié, sur le réel. Elle se permet d’inventer une nouvelle langue pour nommer de nouvelles réalités, féministes ou pas (elle écrit « parlécouté » en un mot à la page 50, et le néologisme se passe d’explications). Elle propose d’ « ouvrir une brèche pour celles et ceux qui sont marginalisés » et d’« élargir les frontières de la langue » (p. 84).

Il ne s’agit pas, pour l’autrice, de livrer un savoir tout fait, mais bien d’interroger pour déranger. Elle s’appuie sur son travail de traductrice en prenant des exemples concrets tout au long du texte pour appuyer son propos. Elle reconnaît que « La traduction est un échec permanent » (p. 50), qu’il est normal de se tromper, puis de se corriger, que cela fait partie du processus. La traduction est pour elle « une recherche permanente, inquiète et frustrée » (p. 29). Cet éloge du doute et de l’échec peut également s’appliquer à l’écriture féministe, en considérant certains usages contemporains de la langue comme des tentatives de rétablir l’égalité entre les genres, mais elles pourront être corrigées, améliorées dans le futur. Elle interpelle le lectorat, justifie le bien-fondé de l’écriture démasculinisée, de sorte que tout le monde s’empare du sujet et se mette au travail collectivement pour réviser la grammaire sexiste.

Traduire en féministe/s, un travail collectif

Travail collectif

La traduction gagne à être considérée comme un travail collectif, où traducteurices et correcteurices se questionnent ensemble pour trouver le mot juste. Puis, une fois que la traduction d’un terme ou d’un ouvrage est considérée comme cardinale, celle-ci peut faire autorité par la suite, et il sera difficile de questionner cette traduction. Nous pouvons par exemple penser au terme « intersectionnalité », néologisme de traduction qui vient du terme anglais forgé par la féministe états-unienne Kimberlé Crenshaw, « intersectionnality ». Dans le vocable féministe toujours, le terme « agentivity » a d’abord été traduit par « puissance d’agir » puis pas « agentivité ». La traduction permet l’import de nouveaux concepts, donc de nouveaux mots, autour desquels un consensus est nécessaire. Mais l’autrice nuance : « traduire, ce n’est pas introniser des bibles, c’est donner de la matière à critiquer » (p.35). Ici encore, c’est donc le collectif et l’effervescence de sa pensée qui produit du savoir grâce au débat. Parfois, il peut être nécessaire de retraduire des textes mal traduits, Noémie Grunenwald donne l’exemple des termes « butch / fems » qui sont aujourd’hui importés de l’anglais tels quels dans le français pour désigner des postures identitaires lesbiennes bien particulières. Avant qu’ils ne soient courants en français, ces termes ont été traduits par « actives » et « passives » dans un ouvrage publié en 1999, ce qui est non seulement un aveu d’ignorance de la culture lesbienne, mais également un faux sens. Les traductions peuvent être (et doivent être) retravaillées, discutées, par des collègues traducteurices ou des personnes qui connaissent le contexte en question.

Ailleurs, Noémie Grunenwald justifie le fait de parfois garder le terme anglais en français quand il n’existe pas de traduction qui correspond précisément au concept et au contexte, elle choisit par exemple de garder « blackness » chez bell hooks (p. 85), considérant qu’il n’y a pas d’équivalent en français, étant donné que le contexte socio-politique des luttes noires états-uniennes hérite d’une toute autre histoire qu’en France. Cette réflexion qui consiste à étudier les contextes militants et leurs usages langagiers de part et d’autre de l’Atlantique est au cœur du travail de l’autrice : « Rien n’est strictement traduisible. Tout dépend tout le temps d’un contexte. Tout dépend donc s’un positionnement dans ce contexte » (p. 39). Cette démarche s’inscrit également dans la continuité des travaux de la philosophe féministe Donna Haraway et son concept de « savoirs situés » (Savoirs situés : la question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle, 1988), élaboré en réponse à la supposée objectivité scientifique. Il s’agit alors de prendre conscience de sa position dans un contexte, des privilèges ou oppressions qui en découlent, avant de prendre la parole ou de produire des écrits dans un contexte universitaire. Ici, cela ne signifie pas que l’on ne peut pas traduire une personne qui occupe une position différente que la nôtre, mais cela nécessite dialogue, décentrement, échange, empathie, compréhension. C’est une démarche féministe. Elle remarque d’ailleurs que la traduction peut être instrumentalisée, et l’a été dans l’histoire coloniale. Encore une fois, traduire, ce n’est pas une prise de parole neutre, mais bien le lieu d’une intervention politique.

Ainsi, en utilisant des concepts forgés par les féministes d’hier, en les appliquant et les requestionnant aujourd’hui, Noémie Grunenwald encourage la réflexion sur le positionnement dans un contexte, et encourage l’entre-aide féministe. C’est pour cela qu’elle défend le travail collectif, ce qui est cohérent avec son entrée dans la traduction, par l’intermédiaire de collectifs militants et de réseaux féministes. Elle conserve cet état d’esprit tout au long de sa carrière, elle s’inspire de ses collègues, elle n’hésite pas à demander des conseils, des relectures. Grâce à des expériences collectives telles que les Hystériques AssociéEs, ou des rédactions de tracts politiques à plusieurs mains, Noémie Grunenwald est persuadée du bien-fondé du travail participatif, de l’échange et des relectures. Celles-ci peuvent être fastidieuses et coûteuses et sont trop souvent oubliées, par manque de temps, dans les milieux de l’édition. « [C]’est comme ça que je conçois le travail du texte, aussi bien dans la traduction, l’édition ou l’écriture : un travail profondément collectif » (p. 151). De plus, cette expérience dans les milieux militants lui a permis de réaliser que les mots étaient des outils de pouvoir, mais qu’elle pouvait elle aussi les utiliser et les remanier, dans une perspective féministe. Elle se sert de cette expérience où le langage est remodelé librement pour questionner les traductions littéraires classiques et universitaires. Forte de ce bagage de transfuge de classe, elle fait son entrée dans le monde universitaire à travers le programme FELICITE (programme de recherche féminisme en ligne circulation, traduction, édition). Ces membres prônent en effet le travail collectif, et l’horizontalité dans les prises de décision, contre la hiérarchie et les discriminations.

Hommages et citations

Tout au long de l’ouvrage, Noémie Grunenwald cite des autrices, des penseuses, des traductrices, des militantes, qu’elle appelle à plusieurs reprises les « brillantes » pour montrer qu’elle s’inscrit dans un courant de pensée qui découle de ces réflexions, qu’elle ne part pas de rien, mais également pour leur rendre hommage, et participer à la diffusion de leurs idées. Avant de proposer la bibliographie de son livre, elle annonce humblement : « ce livre n’est rien d’autre qu’une proposition localisée d’articulation de références, de citations, intermédiaires, corpus, inspirations et allusions » (p. 168). La bibliographie réunit des références éclectiques, des essais ou des autobiographies de penseuses et autrices (comme Nesrine Bessaïh et son concept de tradaptation, ou Monique Wittig sur le marquage du féminin) mais aussi des chanteuses populaires (Anne sylvestre). Les idées et la théorie sont en lien étroit avec l’intime et le personnel. Le privé est bel et bien politique. Ce rapport à la citation et à l’hommage est comparable à la politique de la citation, utilisée notamment par Amandine Gay au début de son récent livre Une Poupée en chocolat (2021, Edition La Découverte), et qu’elle définit ainsi : « il s’agit de reconnaître la dette intellectuelle que j’ai à l’encontre des personnes dont la réflexion a nourri la mienne. C’est un choix politique, peut-être parce que j’appartiens à un des groupes qui a été le plus plagié, pillé et effacé des bibliographies, syllabus et autres lieux de l’histoire de la connaissance : les femmes noires ». Dans leurs deux livres, ces autrices nomment donc la personne qui leur a donné telle idée, et montrent ce faisant la diversité des sources, qui ne sont pas uniquement canoniques et universitaires (celles-ci étant souvent des références de personnes privililégié.e.s et blanc.he.s), mais également des proches, des connaissances, ou des ressources culturelles populaires. Lorsqu’elle cite des traductions, Noémie Grunenwald écrit « feat » entre le nom de l’auteurice et celui de la personne qui lui a fait découvrir. « Feat » est un terme qui vient de l’anglais « featuring » et qui est utilisé normalement dans les coproductions musicales et qui signifie entre autres « représenter, mettre en scène ». Elle souligne par là le travail collectif et amical de partage de connaissances et de références, en tentant de s’affranchir d’une politique universitaire normative et élitiste.

L’autrice fait notamment hommage au travail de Dorothy Alison, en reprenant un procédé stylistique qu’elle utilise dans Deux ou trois choses dont je suis sûre (2020, Edition Cambourakis). Pour illustrer un récit personnel et varier les supports de témoignage, Dorothy Alison ponctuait son récit de photographies de sa famille, pour mettre des visages sur des noms et laisser à voir une certaine ambiance, dans un milieu populaire des Etats-Unis. Noémie Grunenwald reprend ce procédé dans Sur les bouts de la langue, lorsqu’elle parle de ses grands-mères et qu’elle illustre son propos à l’aide de photographies de ces dernières. C’est un moyen de rendre hommage au travail de Dorothy Allison, mais également aux vies de leurs ancêtres, souvent difficiles et non narrées. Pendant qu’elle traduisait le texte de Allison, qui écrit entre autres sur le décès de sa mère, Grunenwald a perdu sa grand-mère et donc un processus d’identification s’est créé entre les deux autrices, dans l’intime.

Enfin, par soucis de transparence et d’honnêteté, elle se confie également sur la réalité matérielle de son travail. Page 80, elle explique comment il faut parfois attendre longtemps pour obtenir les droits pour traduire un texte, puis les financements. Elle offre aussi ses secrets méthodologiques pour rechercher dans les textes et les traductions originales, que ce soit sur internet, dans les bibliothèques ou dans les archives militantes. Ces aveux et conseils constituent un apport important pour quiconque souhaiterait travailler dans le domaine. Cela donne envie d’utiliser son témoignage ici et ailleurs, en filiation, en hommage, comme une figure à présent majeure dans la traduction féministe.

Ce livre n’est pas à proprement parler un ouvrage de traductologie, il n’a pas vocation à partager un enseignement ou un usage normatif de l’écriture. C’est un récit personnel et un essai sur l’enjeu de l’écriture dé-masculinisée dans la traduction littéraire. Les deux sont liés dans le texte, comme ils le sont dans la vie : la pratique influence toujours la théorie, et inversement. Noémie Grunenwald en fait la preuve ici. Elle accepte et revendique le doute et laisse des questions ouvertes pour que les lecteurices s’en emparent au quotidien. Elle démontre en quoi l’écriture dé-masculinisée est non seulement possible mais indispensable, en utilisant la pratique de la traduction comme un espace interstitiel de liberté, de création et de réflexion sur les usages de langue et l’influence du patriarcat jusqu’au plus profond des mots. Cette lutte n’est possible qu’à travers le travail collectif, dans la recherche, dans l’écriture, et dans l’intime.

Citer cet article

Référence électronique

Zack Michaut, « Noémie Grunenwald, Sur les bouts de la langue, Traduire en féministe/s, Edition La contre Allée collection contrebande, ISBN 978-2-376650-69-0, 2001. 179 pages. », La main de Thôt [En ligne], 10 | 2022, mis en ligne le 09 mars 2023, consulté le 19 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/1120

Auteur

Zack Michaut

M1 au DETIM