Tiffane Levick & Suzan Pickford (dir.), "Enseigner la traduction dans les contextes francophones", Arras, Presses universitaires d’Arras, 2021, 300 p, EAN 9782848325255

Index

Rubriques

Recensions

Texte

Dresser un panorama des pratiques et des finalités de l’enseignement de la traduction dans l’ensemble du monde francophone est une entreprise quelque peu intimidante ; c’est pourtant le défi que les deux directrices de cette publication se sont efforcées de relever avec l’aide des divers contributeurs, dont certains sont à présent des auteurs de renom dans le domaine toujours en expansion des études traductologiques.

Paru à Artois Presses Université dans la collection Traductologie qui, inaugurée en 1997, compte déjà une quarantaine de titres, cet ouvrage est divisé en quatre parties de trois chapitres. Ces derniers accordent tous une attention particulière à des aspects importants de l’enseignement de la traduction, la plupart de ceux-ci n’ayant jusqu’ici fait l’objet d’aucune étude ou n’ayant suscité qu’un intérêt marginal en France, à l’exception notable de l’ouvrage novateur de Michel Ballard, Traductologie et enseignement de la traduction à l’université, paru en 2009, que Fayza El Quasem évoque à juste titre dans sa préface comme fondateur de l’approche qui est au cœur du présent volume. Le « statut étrange de la traduction à l’université » (11) souligné, comme elle le rappelle, par Ballard, semble encore être d’actualité, comme le prouvent bon nombre d’observations tendant à montrer que cette « étrangeté » persistante comporte en réalité plusieurs facettes, résultat de plusieurs incohérences et insuffisances. Tout cela est bien sûr d’autant plus évident que l’empan géographique de l’ouvrage est très vaste, permettant de révéler les manques et les défaillances relatives qui se manifestent dans divers contextes. La France, mais aussi d’autres pays francophones tels que le Maroc, le Canada et certains pays africains s’y trouvent représentés, tandis que la dernière partie de l’ouvrage fait la part belle à des études comparées entre les stratégies universitaires mises en œuvre dans plusieurs pays : Belgique/France, France/Canada, France/Italie, cette dernière étude prenant pour l’essentiel la forme d’une analyse lexicale détaillée de la manière dont la formation mais aussi les compétences et l’image professionnelles du futur traducteur sont conçues de chaque côté de la frontière (Ilaria Cennamo et Yannick Hamon, 221-235).

Sans grande surprise, bon nombre de programmes universitaires peinent à trouver un juste équilibre entre les objectifs universitaires et ce qui est généralement attendu d’un traducteur dans le domaine professionnel, comme le souligne Isabelle Collombat dans son étude contrastive des systèmes universitaires français et canadien. Elle observe que, « au Canada, la réflexion sur la traduction vient d’abord de la traduction professionnelle », ajoutant que «  Les enseignants-chercheurs français pouvant se prévaloir d’une expérience concrète et significative de la traduction professionnelle sont en effet rares » (274-275). C’est également l’avis de Freddie Plassard qui, dans son chapitre consacré à la traduction technique, déclare que de nombreux étudiants et spécialistes de langues en France ont tendance à fuir ou à redouter ce domaine, en raison notamment de son « faible capital symbolique dans le monde des valeurs culturelles » (116). Cela n’a guère de quoi surprendre dans un contexte universitaire français traditionnellement dominé par l’étude des Humanités et qui, y compris durant les dernières années du cursus, n’accorde pas toujours une place de choix aux objectifs professionnels, notamment à ceux qui s’éloignent quelque peu des préoccupations universitaires classiques.

En outre, bien qu’ayant toujours été intégrée au cursus universitaire général, la traduction n’est pas, la plupart du temps, reconnue comme une discipline à part entière. Elle est surtout utilisée comme outil pédagogique visant à développer ou à renforcer des aptitudes linguistiques (Aly Sambou, 161, 169 ; Ouisal Kabil, 177, 196), comme en témoigne le manque relatif de spécialistes du domaine dans certaines universités où les cours de traduction sont pour l’essentiel assurés par des spécialistes d’autres disciplines considérées comme ayant un lien quelconque avec la traduction (la linguistique ou, le plus souvent, la littérature, comme le remarque Sophie Léchauguette [63]). Dans le même ordre d’idées, Tiffane Levick, Clíona Ní Riordain et Bruno Poncharal consacrent le tout premier chapitre du livre aux obstacles rencontrés par la traduction pour être reconnue en tant que telle et pour faire valoir ses spécificités dans un monde universitaire française où le domaine des langues, littératures et civilisations étrangères est encore dominé par les concours du CAPES et de l’Agrégation, ces derniers étant centrés sur un schéma classique « thème/version » conçu pour l’essentiel comme « un exercice de linguistique contrastive appliquée » (37) qui ne parvient pas à donner la juste mesure des exigences, des méthodes, de l’ethos, ainsi que des fondements historiques et théoriques de la traduction. Tout cela amène les auteurs à proposer un examen plus approfondi de certaines notions telles que la « fidélité » ou l’ « équivalence » dont les occurrences sont nombreuses dans les rapports des jurys. Les trois auteurs invitent également à une refonte du modèle universitaire actuel qui intègrerait certaines dimensions essentielles de la traduction qui sont régulièrement mises en exergue dans l’ouvrage. Au nombre de ces dimensions figurent les compétences rédactionnelles (prônées par l’ensemble des auteurs), les compétences communicatives, le tout devant conduire à « une juste perception de l’autre » et à « une solide connaissance de soi » (Collombat, 261). Autant de composantes que semble résumer la définition proposée par Bao Chan Tran Le : « l’enseignement de la traduction, c’est sensibiliser les étudiants au décentrement de soi-même, à la rencontre de l’autre (langue/culture) » (243). Ce processus duel de « décentrement » de soi et de « rencontre » de l’autre trouve un écho dans l’expérience « oculométrique » effectuée et relatée par Francine Antoine et Laurent Sparrow, qui vise à rendre compte du « syndrome de l’obstacle obsédant » (133) ou, en d’autres termes, de la réponse cognitive apportée par le traducteur à des éléments linguistiques et culturels saillants tels que jeux de mots et métaphores, tous susceptibles de se dresser sur sa route.

En écho à la définition de Bao Chan Tran Le citée plus haut, l’un des autres aspects majeurs de la traduction sur lequel insistent certains auteurs est bien sûr l’aspect politique, la traduction étant utilisée comme un moyen d’affirmation et d’expansion linguistiques dans des contextes de diglossie ou de bilinguisme dominés de longue date par une langue particulière. Ainsi, Julie Arsenault et Matthieu LeBlanc étudient la situation linguistique complexe du Nouveau-Brunswick où le traducteur anglais-français est amené à jouer un « rôle social » majeur en encourageant la prise de conscience et la connaissance de ce qui devrait accéder au statut de « langue d’expression » (215), ouvrant ainsi la voie à une « égalité des communautés linguistiques » attendue depuis longtemps (199). De même, dans un contexte où il existe un contraste entre les compétences écrites effectives des étudiants dans leurs langues maternelles africaines et leur aisance à l’oral dans ces mêmes langues, Aly Sambou recommande l’élaboration d’un métalangage en langues africaines afin de renforcer « leur statut dans les contenus didactiques » (170) et, en fin de compte, leur pouvoir ainsi que leur reconnaissance pleine et entière dans les domaines professionnel et de la communication.

Les pratiques novatrices qui sont exposées de manière détaillée par certains des auteurs ouvrent bel et bien des perspectives prometteuses pour ce qui est de l’amélioration de la méthodologie et, partant, d’une prise de conscience accrue des enjeux de la traduction (professionnelle), comme le montre le modèle d’enseignement hybride stimulant présenté par Sophie Léchauguette. L’approche que décrit Patricia Minacori, centrée sur les projets, permet aux étudiants de participer aux étapes successives d’un projet et de se colleter avec un certain nombre d’impératifs professionnels, leur « sentiment de responsabilité » s’en trouvant renforcé (105). De même, Susan Pickford évoque le cas d’un groupe d’étudiants qui, confrontés à des langues scandinaves ou germaniques inconnues d’eux dans le cadre d’un cours de traduction technique, ont fait pour l’essentiel appel à leurs « compétences métalinguistiques et extralinguistiques » (84) afin de dégager les principaux éléments des divers documents qui leur étaient proposés, ce qui leur a permis de mettre à l’épreuve leur adaptabilité et leur intuition – deux compétences essentielles, sans aucun doute, que tout traducteur doit être prêt à activer en toutes circonstances, quel que soit son domaine d’expertise.

On sait que la lutte pour la reconnaissance de la valeur et des exigences immuables de la traduction est une montagne à gravir dans un contexte où la résistance, sous toutes ses formes, règne bien souvent en maître, tendant à décourager ou à venir à bout des énergies. Ce livre montre que les spécialistes du domaine n’en sont pas moins déterminés à faire accéder leur passion et leur créativité au sommet de cette montagne afin d’y partager leur expérience, leurs pratiques et leurs convictions.

Citer cet article

Référence électronique

Nathalie Vincent-Arnaud, « Tiffane Levick & Suzan Pickford (dir.), "Enseigner la traduction dans les contextes francophones", Arras, Presses universitaires d’Arras, 2021, 300 p, EAN 9782848325255 », La main de Thôt [En ligne], 10 | 2022, mis en ligne le 09 mars 2023, consulté le 24 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/1123

Auteur

Nathalie Vincent-Arnaud

Articles du même auteur