CHARTIER, Delphine, 2012, Traduction. Histoire, théories, pratiques, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, Amphi 7. 181 p. ISBN : 978-2-8107-0187-2

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Depuis déjà plusieurs années, la publication d’un nouvel ouvrage sur la traduction est un événement aux résonances ambivalentes : si elle ne manque pas de susciter la curiosité des spécialistes, elle peut aussi engendrer des réactions quelque peu blasées de la part de ces mêmes personnes, ou d’autres, qui s’interrogent ce qu’il peut y avoir encore à dire sur un terrain déjà amplement balisé, ces dernières années, par la critique universitaire ainsi que par les tables rondes, assises et ateliers divers qui lui sont désormais régulièrement consacrés. Des Assises de la Traduction Littéraire qui ont lieu chaque année en Arles jusqu’au Salon du Livre qui, en mars 2011, a, pour la première fois, mis à l’honneur la traduction à travers une journée spécialement dédiéei, les manifestations de cet intérêt croissant se sont multipliées. En témoigne également la mise en ligne récente de revues de traduction jusque-là disponibles au seul format papier, telles que Palimpsestesii ou TransLittératureiii, initiatives qui ne font qu’améliorer l’accessibilité des travaux selon le vœu d’étudiants et professionnels de divers horizons. Signe de temps conscients de la nécessité d’abolir les frontières disciplinaires étanches pour cultiver plutôt un vaste « champ d’interrogations et de pratiques » (SZLAMOWICZ, 2011, 9), formule par laquelle la traduction est loin de se réduire à la mise en œuvre d’une quelconque doxa ? Reconnaissance – certes tardive, mais du moins effective – de l’extrême complexité de la tâche du traducteur censé embrasser la totalité de ce champ ? Attrait pour une sphère étrangère dont la mondialisation prétend éradiquer peu à peu les spécificités mais dont la langue n’arrive, paradoxalement, à rendre compte que de manière imparfaite, révélant au mieux des « fonds sémantiques et expressifs » (RASTIER, 2006) suite à la déverbalisation nécessaire pour parvenir à cette « équivalence sans identité » (RICŒUR, 2004, 60) ? Prise en compte toujours accrue du linguistique, des mots pour dire et de leur pouvoir actualisateur dans un monde sous l’emprise grandissante du verbe ? Ou encore, de manière non négligeable, prise de conscience du caractère ludique, quasi démiurgique, quasi magique, de cette confrontation avec les puissances poétiques d’un langage qui, quels que soient l’âge et la position sociale du locuteur et du lecteur ou de l’auditeur, n’ont pas fini de les amuser, de les étonner, de les dérouter ? Il y a sans doute un peu de tout cela, et ces raisons même sont d’essence traductive, tant il paraît justifié de penser, avec Yves Bonnefoy, que « traduire a [...] à être considéré non comme une tâche ancillaire, aux marges de la véritable invention, mais comme l'activité primordiale de la pensée au travail » (BONNEFOY, 1998, 27). Suivant cette conception, traduire est ainsi la position énonciative par excellence, le vecteur d’un regard sur un monde dont on donne une représentation, une interprétation ; et l’observation de cette activité traduisante est également traduction, construction d’une image, la plus complète possible, des attitudes mentales et langagières typiques, à des moments particuliers de l’Histoire, qui sont adoptées vis-à-vis d’un discours humain donné en langue étrangère. C’est ainsi que la traduction peut faire la preuve, s’il en était encore besoin, de son caractère englobant, difficilement réductible à l’une ou l’autre des « disciplines » qui apportent leur pierre à l’édifice et dont un inventaire complet serait d’ailleurs bien difficile à réaliser.

C’est précisément au cœur de ce champ fertilisé par divers apports disciplinaires que se situe le propos de Delphine Chartier dans son dernier ouvrage paru en juin 2012 aux Presses Universitaires du Mirail (collection Amphi 7). Fidèle à ces Presses où elle a déjà publié plusieurs ouvrages, longtemps enseignante en littérature et en traduction au Département des Etudes du Monde Anglophone et à l’IUP de traduction (actuel CETIM), chercheuse reconnue dans ces domaines, abondamment nourrie de savoir civilisationnel et pragmatique autant que des nombreux écrits narratologiques qu’elle a fréquentés, mais aussi de réflexion didactique, Delphine Chartier est elle-même traductrice : elle a notamment signé avec Patrick Charbonneau un livre collectif traduit de l’allemand intitulé L’Archéologue de la mémoire. Conversations avec W.G. Sebald, paru chez Actes Sud en 2009. Aussi les observations et conseils qu’elle dispense dans son ouvrage paru aux PUM résultent-ils tout autant d’un engagement passionné dans une pratique personnelle de la traduction que d’une expérience d’enseignant-chercheur confirmé et convaincu du caractère particulièrement formateur de la démarche traductive chez les étudiants. Bien plus que de préceptes théoriques (dont l’auteur questionne implicitement l’existence réelle à travers son inventaire critique des « approches » ou « modèles » [54-64]), il est avant tout question ici d’observations, de conseils, de transmission d’ « outils », ces derniers étant définis comme « des savoirs (linguistique, stylistique, lexicologique, etc.), des connaissances d’ordre culturel, sociolinguistique qui permettent au traducteur de percevoir certaines nuances propres à la langue source » (27). Ainsi – et cet ouvrage n’en fournit qu’un nouveau témoignage –, les spécialistes de la traduction ne sauraient encourir le reproche de livrer à la postérité des ouvrages où les dimensions méthodologique et pratique, axées sur la réalité des faits de discours en contexte, occupent très largement le devant de la scène au détriment de considérations plus générales sur une langue demeurant, selon le mot célèbre du linguiste Gustave Guillaume, langage « puissanciel », virtuel. La traduction, inséparable de l’analyse des ressorts expressifs d’un texte – ou, en d’autres termes, de l’analyse stylistique –, opère à ce titre dans le champ de cette « stylistique des singularités » prônée par Jean-Jacques Lecercle (LECERCLE, 2008, 22). Une stylistique qui, faisant « passer la singularité de l’œuvre avant sa généralité, l’œuvre elle-même avant la tradition dont elle est issue ou le genre qu’elle exemplifie » (LECERCLE, 2008, 22), pratique de facto l’ouverture vers un « reste », un non-quantifiable, une saillance non calibrée par une quelconque antériorité et qui arrête, qui suspend, qui fascine, invitant à un « corps à corps avec le texte » (29). C’est là tout le sens de ce « désir de trouver quelque chose qui se dérobe sans cesse » dont la traductrice Svetlana Geier, la « femme aux cinq éléphants »iv, fait le moteur de la démarche traductive, phrase fort pertinemment reprise par Delphine Chartier en guise de commentaire de l’illustration figurant en première de couverture de l’ouvragev.

Comme l’indique le titre choisi, l’ouvrage se donne pour objet un regard très englobant sur la traduction, articulé en cinq chapitres. Le mouvement général de ces derniers fait la part belle aux prises de recul conceptuelles et méthodologiques, du problème du bilinguisme et de l’auto-traduction aux « enjeux de la traduction » dans la science-fiction, en passant par l’épineux problème des « manipulations politiques et idéologiques » (102) qui sous-tendent certaines démarches traductives et la question, toujours d’actualité, du « point de basculement » entre « traduction », « adaptation » et « manipulation » (104). Les rappels historiques, de l’Antiquité au XXe siècle, forment un tout soigneusement orchestré où, de la traduction littérale aux « Belles Infidèles », de Cicéron et Etienne Dolet à Berman et Walter Benjamin, est retracé et commenté un parcours épistémologique aux résonances sociologiques aussi diverses que riches d’enseignements. Les considérations pragmatiques abondent, de l’examen de la « visibilité » du traducteur et des relations traducteur / auteur / éditeur – rarement prises en compte dans un ouvrage universitaire – jusqu’à l’analyse du « déjà traduit », ce dernier étant représenté par une cohorte d’illustrations en contexte. Les promesses du triptyque « histoire, théories, pratiques » sont ainsi amplement tenues puisque sont mis en exergue, tour à tour ou simultanément, ces trois notions et ce qu’elles recouvrent. Qu’il s’agisse des grandes orientations des pratiques contemporaines ou des exemples choisis (littéraires pour l’essentiel, mais aussi, bien que plus rarement, cinématographiques), l’analyse est fouillée et minutieuse, puisant dans les domaines d’expertise requis au fur et à mesure des diverses spécificités des textes considérés : les micro-analyses textuelles, dans lesquelles l’auteur accorde comme il se doit une attention particulière aux « faits de texture »vi, mettent tour au tour au premier plan métaphores, références culturelles, éléments prosodiques, réseaux intertextuels, problèmes de registres et de jeux de mots. Cette diversité résulte bien évidemment du choix des époques et des genres littéraires effectué par Delphine Chartier, combinant judicieusement grands romans classiques (The Scarlet Letter, Saturday Night and Sunday Morning) mais aussi littérature contemporaine au lectorat plus varié (The Da Vinci Code, Trainspotting), littérature jeunesse (de Dahl à la désormais incontournable J.K. Rowling), et genres frontaliers incarnés notamment par les écrits subversifs d’Angela Carter.

Les références sont nombreuses, riches et précises comme en témoigne la bibliographie proposée. Le style rédactionnel est fluide et agréable, dénué de jargon et d’obscurité référentielle, comme on est en droit de s’y attendre de la part d’un auteur qui a déjà livré dans la même collection des ouvrages méthodologiques tout aussi aussi érudits que limpides. En dehors de sa qualité scientifique certaine qui montre un regard très informé sur ce domaine-carrefour qu’est la traduction ainsi qu’une grande maîtrise de la pratique traductive, l’ouvrage se recommande donc également par son écriture séduisante et ses qualités didactiques. Son index des notions et la précision des notes de bas de page en font en outre un outil très maniable. Un outil qui permettra aux étudiants et professionnels de plus en plus nombreux, mais aussi à tous les amateurs de textes traduits, de littérature, d’écriture, d’Humanités, de cultiver ce jardin si précieux, ensemencé – souvent à notre insu – depuis l’enfance, où l’on joue avec le langage et avec les textes qui en sont issus et qui, eux-mêmes, nous offrent du « jeu » (PICARD, 1986) à l’infini.

Note de fin

i <URL : http://www.salondulivreparis.com/PRO/Les-Rencontres-de-la-traduction/Les-Rencontres-de-la-traduction-2011.htm>, consulté le 15 décembre 2012.

ii <URL : http://palimpsestes.revues.org>, consulté le 15 décembre 2012.

iii <URL : http://www.translitterature.fr>, consulté le 15 décembre 2012.

iv Voir le film-documentaire de Vadim JENDREYKO, La Femme aux cinq éléphants (2009), qui dresse un portrait de la traductrice.

v « Pourquoi les gens traduisent-ils ? C’est le désir de trouver quelque chose qui se dérobe sans cesse » (Svetlana GEIER).

vi Jean-Michel Adam nomme ainsi les « phénomènes linguistiques identifiables à un niveau micro-structurel » (ADAM, 1994, 19).

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Référence électronique

Nathalie Vincent-Arnaud, « CHARTIER, Delphine, 2012, Traduction. Histoire, théories, pratiques, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, Amphi 7. 181 p. ISBN : 978-2-8107-0187-2 », La main de Thôt [En ligne], 1 | 2017, mis en ligne le 14 septembre 2023, consulté le 28 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/177

Auteur

Nathalie Vincent-Arnaud

Université de Toulouse II – le Mirail

Professeur

nathalie.vincent-arnaud@univ-tlse2.fr

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