CHEVREL, Yves, D’HULST, Lieven et LOMBEZ, Christine (dir.), 2012, Histoire des traductions en langue française. XIXe siècle (1815-1914), Editions Verdier. 1376 p. EAN13 : 9782864326908

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Publié en 2012 aux Editions Verdier, l’ouvrage Histoire des traductions en langue française, XIXe siècle (1815-1914) sous la direction d’Yves Chevrel, de Lieven D’hulst et de Christine Lombez, est le premier volume d’une Histoire générale des traductions en langue française et dont la parution des trois prochains tomes sur les XVe-XVIe siècles, les XVIIe-XVIIIe siècles et le XXe siècle est imminente. L’intitulé de cette série de quatre volumes définit, comme le spécifient leurs auteurs, les ambitions d’une entreprise originale et novatrice. En effet, le propos de cette Histoire des traductions en langue française est de s’intéresser aux traductions au pluriel ainsi qu’à l’ensemble des domaines intellectuels dans lesquels les traductions ont joué un rôle, qu’il s’agisse de la littérature, des sciences, des ouvrages religieux, du droit, de la philosophie et de l’histoire. L’autre ambition affichée dans cette histoire, pour reprendre les termes de l’avant-propos du premier volume consacré au XIXe siècle, est d’analyser et de mettre en lumière le rôle des traductions dans le patrimoine intellectuel d’une culture liée à une langue, d’en explorer la présence dans tous les domaines de la pensée, d’en évaluer l’influence en tant que facteur d’enrichissement et d’ouverture au sein d’une société. Loin de se limiter à un outil de consultation technique qui fonctionnerait comme un dictionnaire de la traduction ou des traductions, ou comme une encyclopédie, L’Histoire des traductions en langue française se veut une « observation critique » de l’activité complexe et multiforme de la traduction. Cette véritable archéologie de la traduction prend tout son sens dans le premier volume qui constitue un apport incontournable pour ceux qui s’intéressent à l’histoire culturelle du XIXe siècle. Ses auteurs scrutent le sens de la traduction, ses théories, les modes du traduire tout au long du siècle. La traduction, comme beaucoup d’autres activités, n’échappe pas à la loi de l’auto-réflexion et la réflexion permet aux traducteurs de dégager les principes qui règlent leur pratique. C’est aussi du statut de ces traducteurs qu’il s’agit : traducteurs hommes ou femmes dont le rôle et les pratiques ont souffert d’une invisibilité chronique. Les conceptions et les façons de traduire sont indissociables d’une réflexion sur les genres qui sont l’objet de cette médiation, la place des textes traduits, quelle que soit leur nature, dans la culture réceptrice et sa langue sans oublier les instances régulatrices de l’activité de traduction.

Ce volume, qui est le fruit d’un travail collectif mené de façon collégiale par de nombreux spécialistes et chercheurs, constitue un ensemble très cohérent qui s’organise autour de trois grandes parties : trois chapitres consacrés à des problématiques de nature générale qui concernent les théories du traduire, les traducteurs et la redécouverte de l’Antiquité ; six chapitres qui concernent les traductions plus spécifiquement littéraires ; et six autres chapitres qui s’intéressent aux domaines diversifiés des activités scientifiques, dont les sciences humaines. Les approches qui ont présidé à la constitution de cette histoire des traductions en langue française sont développées dans une passionnante introduction qui replace la vie intellectuelle, politique et culturelle de la France dans le contexte plus général d’une Europe sujette à de nombreuses transformations. Le sommaire qui précède cette introduction reflète la richesse du parcours entrepris, parcours qui s’appuie sur une approche quantitative mais aussi qualitative. Cette plongée dans la réalité de l’activité traduisante sous tous ses aspects dans les quinze chapitres de l’ouvrage se termine avec un bilan qui souligne la complexité d’une telle entreprise, mais aussi les apports essentiels d’une histoire de la traduction dans le champ plus vaste de l’histoire culturelle. Mentionnons le fait que l’ouvrage est complété par deux index extrêmement utiles et qui participent de la grande lisibilité de l’ensemble : un index des auteurs et critiques cités et un index des traducteurs avec leurs dates de naissance et de décès.

Dans l’introduction de ce volume, les auteurs tiennent compte de l’évolution particulière de l’Europe entre 1815 et 1914, deux dates qui marquent un siècle de ruptures, de confrontations et d’échanges. Au cours de cette période, le développement des échanges internationaux va être propice à la curiosité de la France (intérêt pour les langues dites « vivantes », présence des littératures étrangères dans l’enseignement supérieur, sensibilisation aux civilisations étrangères), curiosité dont la traduction est une des expressions privilégiées. C’est dans ce contexte qu’apparaît une autre caractéristique particulière à la France : la découverte d’une Antiquité classique renouvelée grâce à l’élargissement de l’accès au corpus des œuvres antiques, à l’avènement de la philologie scientifique, mais aussi grâce à la traduction qui se pratique comme une « résurrection » des auteurs et textes anciens.

Sans pouvoir encore pouvoir parler d’une « culture de la traduction », l’activité traductive est proportionnelle aux intenses mouvements des personnes et des idées qui se manifestent tout au long du siècle, et elle est considérablement encouragée par la comparaison, qui s’érige en méthode explicative dans un premier temps, puis en méthode scientifique. En outre, la confrontation des différences et le déchiffrement des textes qui se poursuivent tout au long du siècle, favorisent la réflexion sur les problèmes de traduction. Dans ce contexte, c’est la langue française qui constitue l’espace d’investigation ; mais outre les traductions réalisées en France, ce sont celles d’autres pays francophones et autres pays récepteurs comme l’Angleterre, la Chine ou la Russie, qui sont prises en compte par les auteurs dans la mesure où le patrimoine d’une langue n’est pas constitué seulement par les œuvres écrites dans cette langue mais par l’ensemble des traductions dont cette langue est capable. Sans aucun doute cette réflexion sur la présence de la langue française dans d’autres espaces géographiques, et sur ce qu’il est convenu d’appeler la « francophonie », suscite d’autres interrogations : nature hospitalière d’une langue qui est celle des échanges, de la représentation et de la médiation sous des formes différentes, sa légitimité en tant que langue-relais, sa coexistence avec d’autres langues qui, au cours du siècle et surtout dans ses dernières décennies, affirment leur existence dans un monde en constante mutation.

Les trois chapitres, consacrés à ce qu’il est convenu d’appeler les traductions littéraires, s’intéressent aux genres traditionnels : théâtre, poésie, fiction en prose et d’autres genres qui connaissent un développement significatif au XIXe siècle , à savoir la littérature d’enfance et de jeunesse. Le grand mérite de cette partie consacrée aux traductions littéraires est de l’associer à une approche bibliométrique. Il semble difficile, en effet, de ne pas tenir compte de la place de la traduction dans l’histoire du livre et de l’édition dans la mesure où la traduction, les traductions, s’inscrivent sur un marché dont elles sont tributaires et dans un réseau de relations complexes régies par des mécanismes économiques, juridiques, organisationnels, politiques et esthétiques. Dans le chapitre IX, une réflexion sur les métamorphoses du panthéon littéraire au cours de l’histoire nous rappelle l’importance de l’activité des traducteurs dans ce domaine et souligne le fait que le canon s’ouvre de plus en plus aux étrangers, reflétant de la sorte une internationalisation ou universalisation du panthéon littéraire. Cette transformation du panthéon littéraire français au XIXe siècle est due à deux facteurs qui témoignent de l’attitude plus hospitalière de la France par rapport aux cultures étrangères et à sa langue : l’acceptation progressive des influences étrangères et successives sur la littérature nationale et le changement de la conception de la traduction avec un déplacement de l’intérêt du texte cible au texte source. Ces métamorphoses font aussi apparaître un changement notoire en ce qui concerne le rôle et le statut du traducteur : la traduction n’est plus simplement le fait d’auteurs reconnus ou d’une minorité d’érudits. Elle se professionnalise, perdant ainsi, de façon paradoxale, sa légitimité.

Les six derniers chapitres consacrés aux différents domaines des activités scientifiques mettent en évidence l’activité souvent foisonnante de la traduction, médiation indispensable dans la diffusion de la pensée mais aussi des acquis de la science et des techniques. Les auteurs de l’ouvrage font remarquer à juste titre le peu d’intérêt accordé jusqu’à une époque récente à l’entreprise de la traduction scientifique et technique dans l’histoire contemporaine. La richesse et la diversité des apports de ces derniers chapitres, qui soulignent la présence chaque fois plus affirmée de domaines comme l’histoire et l’historiographie, du droit, de la littérature des récits de voyage et de la religion, l’avancée des sciences et des techniques occidentales et leurs liens avec la traduction, pallie en grande partie ce manque. Dans tous les domaines abordés, la réflexion s’intéresse au statut et aux enjeux des textes traduits, à la spécificité de ce que l’on appelle la traduction scientifique et technique, au rôle de la traduction en tant que vecteur indispensable des avancées disciplinaires, aux profils des traducteurs, aux pratiques de la traduction qui fluctuent entre manipulation et adaptation, entre traduction dite scientifique ou savante et traduction populaire. Ces chapitres, qui reflètent la grande rigueur intellectuelle de l’ensemble de l’ouvrage, proposent des pages très éclairantes sur les relations et filiations de la France par rapport à « l’étranger », sur l’émergence de nouveaux modes de pensée, de vivre et d’écrire, sur certaines formes de démocratisation des savoirs et de la connaissance qui ne sont désormais plus réservés aux seuls spécialistes. La plus grande ouverture de la langue française va de pair avec une ouverture aux autres cultures et à la différence et, dans ce contexte où s’interpénètrent divers facteurs économiques, sociaux, culturels et politiques, un changement du centre de gravité s’opère au cours duquel la langue française cesse progressivement d’être la langue de référence. D’autres aspects essentiels de cette période sont mis en avant. En effet, la traduction scientifique ne se limite pas à la diffusion d’une culture de l’étranger ; elle participe aussi au débat scientifique et ouvre même la voie à de nouveaux champs de recherche. Ces traductions jouent un rôle indéniable dans la librairie en général mais aussi dans une presse de plus en plus spécialisée et dynamique, surtout à partir de 1840. La science et la technique imprègnent la pensée et la société européennes de l’ère industrielle et exigent un plus grand degré de spécialisation de la part des traducteurs dont l’expertise les conduit à produire leurs propres outils comme les dictionnaires. Ces derniers chapitres éclairent un des rôles essentiels et souvent oubliés de la traduction : au fur et à mesure que se diversifient les sphères d’activité, que se développent des disciplines spécialisées et leurs jargons spécifiques, la traduction opère d’abord et surtout au sein de chaque langue déterminée. Dans la mesure où chacun de ces domaines particuliers (sciences, droit, religions, histoire) devient autonome, la différenciation croissante des sphères d’activité qu’ils recouvrent s’accompagne de l’émergence de langues spécialisées, d’un lexique particulier, ce qui pose la question de la traduction de l’une à l’autre. C’est grâce à cette traductibilité interne que ces différents domaines et les concepts qui s’y rattachent peuvent avoir du sens au sein de la culture globale.

En s’interrogeant sur le rôle que les traductions occupent dans le patrimoine intellectuel d’une culture liée à une langue, cet ouvrage démontre l’importance d’une réflexion dans chaque communauté nationale sur sa propre tradition de traduction. Car l’on ne peut oublier que l’activité traduisante est le résultat d’une longue histoire qui lui a donné ses traits propres.
Il faut se réjouir de constater que la traduction est devenue aujourd’hui l’objet d’une réflexion intense, l’objet d’un savoir propre. Dans ce sens, L’histoire des traductions en langue française constitue indéniablement un apport majeur et un ouvrage de référence pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire culturelle dans une perspective interdisciplinaire.

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Référence électronique

Solange Hibbs, « CHEVREL, Yves, D’HULST, Lieven et LOMBEZ, Christine (dir.), 2012, Histoire des traductions en langue française. XIXe siècle (1815-1914), Editions Verdier. 1376 p. EAN13 : 9782864326908 », La main de Thôt [En ligne], 1 | 2017, mis en ligne le 14 septembre 2023, consulté le 28 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/199

Auteur

Solange Hibbs

Toulouse II - le Mirail

Professeur

solange.hibbs@wanadoo.fr

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