MÖSER, Cornelia, Féminismes en traductions. Théories voyageuses et traductions culturelles, 2013, Paris, éditions des archives contemporaines. 324 p. ISBN : 978-2-8130-0080-4

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Le 22 juillet 2005, la Commission de terminologie et de néologie, chargée de veiller sur les nouvelles entrées dans la langue française, publiait un communiqué de presse déconseillant le terme genre comme traduction du terme anglais gender : les diverses raisons évoquées sont alors le manque d’intelligibilité et de précision du terme. Même si le terme se diffuse par la suite et que les débats sur les « théories du genre » se sont aujourd’hui transformés en enjeu politique, dépassant largement les cercles des activistes féministes, il faut reconnaître la frilosité de l’institution française vis-à-vis du gender durant les deux dernières décennies. Au sein même de la recherche scientifique, l’objet des débats universitaires sur le genre a longtemps été de démontrer que le terme gender n’était pas traduisible dans le contexte françaisi. En témoigne la traduction extrêmement tardive de l’ouvrage de Judith Butler Trouble dans le genre en 2005 – soit 15 ans après sa parution aux États-Unis.

En Allemagne, en revanche, l’ouvrage de Butler est traduit et publié dès 1991 dans un contexte de réception fort différent. Assimilé à la théorie poststructuraliste, dont les représentants sont tous francophones (Irigaray, Kristeva, Lyotard, Derrida, Foucault), le livre est considéré comme une révolution dans la pensée féministe, déclenchant autour de lui une série de discussions et de débats houleux et qui s’étendront jusqu’à la fin des années 1990. À titre d’exemple, la traduction du titre de Gender Trouble en allemand est d’abord vécue par certaines comme une provocation : la maison d’édition a choisi le titre Das Unbehagen der Geschlechter (Malaise dans le genre), donc une citation de Freud, comme pour souligner le décalage du livre de Butler par rapport au féminisme, tout en supprimant singulièrement le sous-titre anglais « Feminism and the subversion of identity ».

Si le choix de la traduction (ou non-traduction) d’un ouvrage a sans aucun doute une portée significative sur la pensée, ce choix est également tributaire du contexte national dans lequel il s’inscrit, par rapport à une dynamique complexe de débats qui lui sont antérieurs. Comment se développe une attitude défensive en France (et au sein même du féminisme français) vis-à-vis du gender ? Pourquoi le genre demeure-t-il durant des années intraduisible et devient-il un jour traduisible ? De quelle manière les théories voyagent-elles d’un pays à un autre et dans quel contexte ? Voilà quelques questions auxquelles la lecture de l’ouvrage stimulant et richement documenté de Cornelia Möser permet d’apporter des réponses. L’auteure, qui est chargée de recherche au CNRS et spécialiste de la pensée féministe en France et en Allemagne, propose de mettre en relation de manière systématique les traductions et les débats sur le genre qui traversent l’histoire du féminisme depuis la fin des années 1960.

Gender, genre ou Geschlecht ?

L’étude de Cornelia Möser a d’abord un caractère trilingue dans la mesure où l’auteure approfondit les multiples processus de traduction qui façonnent les débats français et allemands, mais également anglo-saxons. En analysant finement les définitions proposées dans les dictionnaires, les préfaces ou les introductions à l’histoire de la pensée féministe, elle repère les connotations et les usages différents qui varient d’un pays à un autre, ainsi que les interventions contestataires féministes qui peuvent transformer l’usage d’un concept à un moment donné.

Cornelia Möser dépasse en même temps le point de vue purement linguistique de la traduction pour s’attacher aux transferts culturels et théoriques qui président à l’évolution des débats féministes entre la France et l’Allemagne, par la médiation des États-Unis : la notion de « traduction culturelle » lui permet d’étudier les processus de réception, de traduction, et de réappropriation à l’œuvre dans les transferts théoriques. Son ouvrage va au-delà du cadre comparatiste traditionnel d’une étude sur la France et Allemagne, car « même si la comparaison peut aider à rendre visible des soi-disant particularités d’un contexte, la comparaison binationale sous-entend pourtant toujours la motivation de trouver une quelconque particularité nationale, ce qui n’est pas explicitement le but de cette recherche »ii Au-delà également des « transferts interculturels » de Michael Werner et Michel Espagneiii, il s’agit d’adopter la perspective des « théories voyageuses » (« travelling theories ») proposée par Edward Saïdiv. Ce modèle de compréhension des voyages théoriques laisse une place importante au processus du voyage lui-même, à l’écart irréductible entre un contexte d’origine et un contexte d’arrivée. L’entreprise est complexe dans la mesure où les théories voyagent tout le temps et que chaque voyage transforme la théorie. Cette perspective permet surtout de mettre l’accent sur l’objet du voyage, en évitant ainsi une compréhension trop statique des contextes et des cultures ; elle laisse également une place importante au « misreading » : le contresens de lecture productif, l’interprétation créatrice de nouvelles significations. Car c’est lorsque les théories et les concepts voyagent en s’éloignant de leur contexte que se développe leur potentiel novateur.

Le féminisme français hors de France

À la suite de François Cusset à propos de la French Theoryv, Cornelia Möser retrace de cette façon les courants ou les situations politiques et institutionnelles qui ont encouragé plusieurs étapes de voyages théoriques menant à la construction du French Feminism, c’est-à-dire le « féminisme français » tel qu’il est vu par le féminisme états-unien dans les années 1970 et 1980. Il s’agit très concrètement de la création d’un canon de traductions de textes, principalement de Julia Kristeva, Hélène Cixous et Luce Irigaray, considérés dans le contexte anglo-américain comme un échantillon représentatif des voix françaises et créant des rencontres et des connexions théoriques qui n’auraient jamais pu avoir lieu en France :

Dans les années 1980, les fronts étaient tellement endurcis entre les féministes matérialistes et celles du courant littéraire-psychanalytique qu’on ne peut même pas parler d’une véritable dispute – elle ne se parlaient plus. Or, la transformation du dernier courant en French Feminism a eu des conséquences importantes pour la construction de ce qui par la suite va être appelé « féminisme postmoderne »vi.

Sous ce label du French Feminism, les travaux très différents de féministes sont décontextualisés et font l’œuvre de rapprochements inédits – à l’instar de Judith Butler dans Gender Trouble qui crée des ponts entre les textes de Monique Wittig (représentante du lesbianisme radical et du féminisme matérialiste), Luce Irigaray (féministe différentialiste, critique du phallogocentrisme) et Julia Kristeva (courant psychanalytique), chacune de ces auteures étant porteuse d’un projet fort différent. C’est de cette manière qu’émerge une nouvelle théorie, une réappropriation personnelle au croisement de divers horizons intellectuels et culturels, que décrit Judith Butler : « […] pour moi, le paradigme post-structuraliste offre un moyen de critiquer la politique de l’identité aux Etats-Unis. Mon contexte politique est donc américain »vii.

De façon similaire, la French Theory est le résultat de croisements et de transferts théoriques de l’Allemagne vers la France : « l’obsession théorique allemande » de théoriciens français entre 1960 et 1980 (comme Foucault, Deleuze et Derrida) ayant donné lieu à une lecture intense, « sélective et agressive »viii – c’est-à-dire à une appropriation subversive – de philosophes allemands, en particulier de Nietzsche et Heidegger. Il s’agit là aussi d’une forme de traduction culturelle : pour les penseurs français, « l’enjeu était moins d’exposer l’œuvre des auteurs cités que d’entraîner une rupture, une scission au sein de la pensée ou philosophie contemporaine »ix. Pour résumer la complexité des échanges théoriques entre plusieurs auteurs, plusieurs pays, selon des stratégies politiques et théoriques différentes, et étalées sur plusieurs décennies, on apprécie la parole éclairante de François Cusset : « Il s’agit donc, avec la French Theory, d’une interprétation américaine de lectures françaises de philosophes allemands »x.

Institutionnalisation et instrumentalisation

Loin de chercher des raccourcis historiques, l’ouvrage de Cornelia Möser nous plonge avec un grand souci de clarté dans les différentes phases de réception des « théories du genre », à travers les différentes « vagues » du féminisme français et allemand, à travers leurs échanges, leurs débats internes et leurs paradoxes – les querelles et les oppositions des groupes reflétant généralement les stratégies politiques ou institutionnelles des acteurs qui s’expriment au sein de ces groupes. L’ouvrage aborde également les débats précurseurs dans les deux pays aux débats sur « les théories du genre » : depuis la naissance des groupes féministes dans les années 1960, avec le rejet ou l’intégration de la psychanalyse, de la critique marxiste, du point de vue lesbien ou queer contre la philosophie straight, jusqu’au chemin parcouru vers l’institution universitaire et la naissance des Études féminines et de la Frauenforschung.

L’auteure problématise un autre aspect déterminant qui est lié à l’institutionnalisation de la pensée féministe dans chaque pays et qui permet de mieux cerner l’évolution de la recherche, et notamment d’expliquer le repli des universitaires sur la production nationale. Même si l’institutionnalisation se produit selon des modalités différentes d’intégration en France et en Allemagne, Cornelia Möser constate dans chaque pays un phénomène de « nationalisation des productions féministes de savoir et de théorie dans les années 1980 »xi, celui-ci allant de pair avec une tendance à l’adhésion aux impératifs de l’État. L’internationalisme des années 1970 est progressivement abandonné, par peur de l’isolement, au profit d’une nationalisation des politiques féministes, voire d’une « mise au service des politiques sexuelles à des fins nationalistes »xii (pensons, en France, aux projets de lois contre le port du voile qui sont défendus sous l’étendard des droits des femmes et de l’égalité des genres).

Cet effet de « re-nationalisation » après une longue série de voyages culturels et de transferts théoriques se ressent particulièrement lorsqu’on s’intéresse à l’historiographie de la pensée féministe. Dans la dernière partie de son ouvrage (intitulée « Narrer la pensée féministe »), Cornelia Möser étudie l’élaboration des récits téléologiques que propose la recherche féministe au sujet de l’origine du genre, notamment à travers des oppositions construites a posteriori entre féminisme différentialiste et féminisme égalitariste, ou bien entre perspective marxiste et perspective postmoderne dépolitisante. Cette démarche constitue un véritable défi épistémologique dans la mesure où ces récits passent généralement sous silence les approches et les positions qui ont été exclues dans le processus historique d’institutionnalisation et d’académisation du féminismexiii.

En définitive, le choix de la perspective de la traduction culturelle et des voyages théoriques permet non seulement de s’émanciper du comparatisme franco-allemand, mais également de relativiser les thèses nationalisantes (par exemple sur l’intraduisibilité du terme gender en français), afin de proposer une perspective transdisciplinaire et transnationale. Car « La théorie féministe est dès son début une théorie voyageuse, une théorie transnationale, parfois antinationale et elle pose plusieurs défis à la recherche traditionnelle »xiv. Bien au-delà du simple « dialogue des cultures », il s’agit de comprendre le fonctionnement de la recherche féministe, de « débrouiller » des connexions qui traversent spécifiquement les débats sur le genre en France et en Allemagne, mais que l’on retrouve de manière générale dans les sciences humaines – dans la mesure où toutes ont subi le postmodern turn et ont donc été confrontées aux voyages théoriques. Dans cette visée, la traduction est placée au centre du mode de production d’un savoir mondialisé. Et à ce titre, la publication de la thèse de Cornelia Möser est sans aucun doute une étape théorique à la fois éclairante et fondamentale dans l’approche transnationale des savoirs.

Note de fin

i Cornelia MÖSER, Féminismes en traductions. Théories voyageuses et traductions culturelles, Paris, éditions des archives contemporaines, 2013, p. 166-170.

ii Cornelia MÖSER, Féminismes en traductions. Théories voyageuses et traductions culturelles, Paris, éditions des archives contemporaines, 2013, p. 6.

iii Michel ESPAGNE et Michael WERNER (dir.), Transfert. Les relations interculturelles dans l’espace franco-allemand XVIIIe-XIXe siècle, Paris, Recherches sur les Civilisations, 1988.

iv Edward W. SAÏD, The world, the text, and the critic, Cambridge, Mass, Harvard University Press, 1983.

v François CUSSET, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2003.

vi Cornelia MÖSER, Féminismes en traductions. Théories voyageuses et traductions culturelles, Paris, éditions des archives contemporaines, 2013, p. 203.

vii Judith Butler, « Trouble dans le féminisme », Travail, genre et sociétés 1/2006 (n° 15), p. 15.

viii François CUSSET, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2003, p. 319.

ix Cornelia MÖSER, Féminismes en traductions. Théories voyageuses et traductions culturelles, Paris, éditions des archives contemporaines, 2013, p. 227.

x François CUSSET, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2003, p. 319.

xi Cornelia MÖSER, Féminismes en traductions. Théories voyageuses et traductions culturelles, Paris, éditions des archives contemporaines, 2013, p. 204.

xii Cornelia MÖSER, Féminismes en traductions. Théories voyageuses et traductions culturelles, Paris, éditions des archives contemporaines, 2013, p. 205.

xiii Cornelia MÖSER, Féminismes en traductions. Théories voyageuses et traductions culturelles, Paris, éditions des archives contemporaines, 2013, p. 256.

xiv Cornelia MÖSER, Féminismes en traductions. Théories voyageuses et traductions culturelles, Paris, éditions des archives contemporaines, 2013, p. 282.

Citer cet article

Référence électronique

Charlotte Bomy, « MÖSER, Cornelia, Féminismes en traductions. Théories voyageuses et traductions culturelles, 2013, Paris, éditions des archives contemporaines. 324 p. ISBN : 978-2-8130-0080-4  », La main de Thôt [En ligne], 1 | 2017, mis en ligne le 14 septembre 2023, consulté le 19 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/224

Auteur

Charlotte Bomy

Toulouse II Le Mirail et Institut für Theaterwissenschaft (Freie Universität Berlin)

Traductrice et docteur en Études Théâtrales et en Études Germaniques

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