Lecteur Modèle-source et Lecteur Modèle-cible dans les traductions d’auteurs plurilingues de la littérature italienne contemporaine

Résumés

L’article prend en considération, du point de vue de la réception, la veine plurilingue qui caractérise une partie importante de la production littéraire contemporaine. Cette prose, qui mêle italien standard et dialecte, et qui est destinée à un lecteur modèle italophone, se fonde sur une poétique de l’écart par rapport à la langue nationale. Plus précisément, l’effet sur le lectorat-source consiste en deux mouvements constants mais opposés : l’étrangeté d’une part, la familiarisation de l’autre. Notre texte pose la question de la possibilité d’une recréation de cet effet chez le Lecteur-cible français. Il émet l’hypothèse qu’un patois hexagonal, judicieusement choisi et dosé en fonction du texte à traduire, permet au Lecteur-cible de se retrouver dans des conditions de lecture presque analogues, en recréant l’effet de dérangement primordial de ces textes.

This article examines the contemporary Italian literary production characterized by plurilingualism, from the point of view of reception. This abundant narrative production, meant for an Italian Model reader, combines standard Italian with dialect. It is therefore based on a poetics of estrangement that creates a distance from the national language. More specifically, the effect produced on the source-readers consists in two continuous but opposite movements: estrangement on the one hand, familiarization on the other hand. This paper questions the possibility of recreating this effect on the French target-reader. It argues that a French patois, judiciously chosen and proportioned in accordance with the original text, makes it possible to place the target-reader in almost similar reading conditions, by recreating the crucial effect of strangeness of such texts.

Plan

Texte

Lorsque l’on réfléchit de manière approfondie, comme ce colloque nous en offre l’occasion, aux spécificités et aux enjeux de la littérature plurilingue, et qui plus est lorsque l’on croise cette réflexion à celle de la traduction, force est de constater qu’une des premières questions que ce thème soulève est celui de la compréhensibilité, de l’intelligibilité de ces textes ; par conséquent, qu’un des angles d’attaque primordiaux pour penser cette relation est celui de la réception.

Qui dit en effet plurilinguisme, pense a priori entrave à la compréhension, atteinte à la lisibilité et à la fluidité de la lecture. Le plurilinguisme s’opposerait en cela à la medietas. À première vue, l’écriture plurilingue semble incompatible avec l’idée d’une compréhension immédiate.

1. Horizon d’attente, Lecteur-Source. Quel destinataire dans le Texte-Source ?

Ainsi paraît-il légitime de se poser la question du destinataire de ces textes plurilingues. Si l’on part de l’idée que la présence de deux codes entremêlés – dans notre cas, dialectes italiens et italien standard – constitue un frein à la compréhension, il faut alors supposer que les textes plurilingues visent un public restreint, c’est-à-dire soit un public maîtrisant parfaitement les deux codes (donc un public géographiquement proche de la région d’appartenance de l’auteur), soit un lectorat cultivé. C’est le problème que pointe Umberto Eco qui écrit :

Anche nel resto del testo, quandohoadottatol’italianocorrente, Baudolino e i suoiconcittadini si esprimonosovente con rimandi al loro dialetto. Sapevobenissimo che la cosa sarebbestataapprezzata solo daiparlantinativi”, ma confidavo che anche i lettori estranei al dialetto piemontese potessero cogliere uno stile, delle cadenze dialettali (così come accade a un lombardo che ascolta u comico napoletano come Troisi).1(ECO, 2003, 136)

Si l’on suit l’analyse d’Eco, le plaisir de la lecture serait refusé à tout lecteur ne partageant pas le dialecte de l’auteur. Cependant, Eco nuance immédiatement son propos en parlant d’un rythme, d’une cadence accessibles à tous, du moins qu’il « espère » accessibles à tous - et le verbe est ici important puisqu’il nous autorise précisément à approcher la question depuis l’angle de l’esthétique (de la réception). Ajoutons à cela qu’Umberto Eco n’est pas ce qu’on appelle un écrivain plurilingue puisqu’il ne fait appel à un code autre que l’italien standard que de manière très sporadique. Si l’on objecte en outre aux arguments du sémiologue que la revendication première de la littérature plurilingue contemporaine italienne est d’être une littérature nationale2, le problème semble se complexifier et même se renverser.

C’est cet aspect paradoxal qu’il nous faut creuser. Nous nous limiterons, pour notre étude, à trois écrivains italiens contemporains qui composent, à des degrés différents, dans une langue mêlée : Andrea Camilleri (1925, Sicile, province d’Agrigente), Laura Pariani (1951, Lombardie, province de Varese) et Salvatore Niffoi (1950, Sardaigne, province de Nuoro). Nous verrons que leur prose plurilingue se fonde sur deux mouvements constants mais opposés : l’étrangeté d’une part, la familiarisation de l’autre. Il semblerait que le plurilinguisme soit justement pensé et construit sur ce double mécanisme de compréhension/non-compréhension, et qu’il se nourrisse et s’enrichisse de cette oscillation. En effet, ces trois auteurs proposent explicitement et sciemment au lecteur une écriture déviante puisque, si l’on reprend les catégories jaussiennes (JAUSS, 1988, 357), le premier moment de la lecture, celui de la perception esthétique (la compréhension percevante, la première impression), est celui d’une étrangeté : pour qui ouvre pour la première fois un livre de Camilleri, c’est une impression de dépaysement et de désorientation totales, le texte étant littéralement saturé d’expressions dialectales. Pour les deux autres auteurs, l’immersion dans une langue inconnue ne fonctionne pas de la même manière : à première vue, la langue principale de la narration semble être l’italien ; si ce n’est que, très vite, le lecteur rencontre des termes dialectaux, parsemés çà et là, à l’intérieur de phrases italiennes, chez Salvatore Niffoi, ou librement prononcés par des voix dont on ne sait plus bien si elles sont celle du narrateur ou d’un personnage, grâce à une large et complexe exploitation du discours indirect libre, chez l’écrivaine Laura Pariani : le tout, sans aucune indication paratextuelle qui viendrait éclairer ou même guider le lecteur. C’est donc bien, en premier lieu du moins, et selon des mécanismes différents chez ces auteurs, l’effet de surprise qui est visé, par rapport à l’horizon d’attente constitué par une langue littéraire standard.

Il nous faut faire ici un rapide excursus sur la pratique linguistique dans la littérature italienne, sur l’« horizon antécédent ». Certes, la première chose à en dire est que l’Italie, tant au niveau des pratiques linguistiques extralittéraires que littéraires, a toujours été un pays à tradition plurilingue. C’est son histoire qui l’explique, sur laquelle nous ne pouvons revenir ici. Il a toujours existé une littérature dialectale, mais aussi des courants qui ont mêlé la langue nationale à un vernaculaire. On pourrait donc objecter que le lecteur italien est coutumier de cet hybridisme. Si cette affirmation a du vrai, dire cela, ce serait tout de même oublier que, d’une part, au fil des siècles de son histoire littéraire, la tendance a été celle d’une évacuation progressive des résidus dialectaux, au profit d’une langue nationale dominée par le monolinguisme toscan mais non marqué dialectalement, pour en arriver, comme le soulignent aujourd’hui de nombreux linguistes et critiques, à une langue moyenne et « simple ». D’autre part, que la tradition littéraire dialectale reste circonscrite à une aire régionale (ou plurirégionale, mais jamais nationale). En outre, que les expériences d’une langue littéraire mêlée telle qu’a pu la concevoir, au milieu du siècle précédent, un Gadda(GADDA, 1957), n’étaient pas destinées à un lecteur ordinaire mais bien à un public cultivé et prêt à faire l’effort de lire quelque chose qui, pour beaucoup, demeurait d’une compréhension ardue : le titre même de l’œuvre, en langue hybride, avertissait et limitait presque d’emblée le cercle des lecteurs. Enfin, que chez d’autres écrivains qui ont expérimenté cette technique, la place du vernaculaire était presque toujours limitée à la zone textuelle des dialogues.

Or, ce qui saute aux yeux chez nos trois écrivains pris en examen, c’est la présence du vernaculaire non seulement dans les parties au discours direct, mais surtout et avant tout dans les parties narratives, de sorte que l’on peut bel et bien parler d’une langue mêlée à l’échelle de l’œuvre entière. Nous pensons que c’est d’ailleurs principalement ce procédé, décliné sous différentes formes, qui est à l’origine de l’effet de décalage, et qui met en jeu, peut-être, la lisibilité première du texte.

Est-ce parce qu’un tel pari était osé, parce qu’il y avait bien un risque à écrire de cette manière, que ces écrivains, pour contrebalancer le désir d’étrangeté bien présent chez eux, ont également mis en œuvre un processus progressif de familiarisation ? Ou est-ce un jeu posé d’emblée, à la source de leur écriture ? Quoi qu’il en soit, il faut en effet relever plusieurs indices qui vont dans la direction opposée (mais concomitante) à celle du dérangement ou, comme l’ont thématisé les formalistes russes, de la défamiliarisation3 – celle de la familiarisation, voire de la fidélisation. C’est par ce mouvement constant entre deux opposés que s’explique le succès de masse que connaît Camilleri : si son idiolecte constitué d’un mélange d’italien standard, de régionalismes siciliens et de dialecte sicilien peut a priori dérouter et freiner les lecteurs, il est en réalité et au contraire pensé en termes d’accessibilité au plus grand nombre. Sur le modèle du roman policier dont il est un représentant actuel, Camilleri va en effet recréer, au fil de ses ouvrages, une sérialité, non seulement grâce aux personnages, mais précisément grâce à une langue reconnaissable et, par là même, compréhensible. Sans faire un catalogue exhaustif, nous pouvons évoquer des procédés tels que la constitutionde mots-clés dialectaux qui jalonnent le texte comme des repères, l’italianisation de formes dialectales, l’importance du contexte. En somme, Camilleri prend le lecteur par la main et construit son lectorat, il le fidélise en lui faisant acquérir ce patrimoine linguistique particulier. Ce mécanisme d’appropriation linguistique, à travers l’élaboration d’un discours plurilingue mis à disposition de tout lecteur et non pas seulement d’un lecteur cultivé, révèle que cette écriture est pensée comme un pari car, tout en étant facilité, l’accès à cette langue particulière requiert un certain engagement de la part du lecteur. C’est cet engagement qui est demandé au public des deux autres auteurs, chez qui le procédé de familiarisation est beaucoup moins net mais pourtant présent.

Là où Camilleri aide clairement son lecteur dans l’acquisition de la compétence linguistique, Niffoi et Pariani procèdent de manière radicalement différente : ils laissent le lecteur seul face à l’insolite d’un code inconnu, ils le laissent en quelque sorte se débrouiller et ne l’aident que très peu. Chez Laura Pariani, il n’y a aucun apparat explicatif (pas de notes, pas de préface), le lecteur semble ainsi livré à lui-même, notamment lorsqu’il se retrouve face au flot dialectal du discours indirect libre. Car, soulignons-le, l’introduction du vernaculaire lombard (le dialecte bustocco, un dialecte lombard occidental) paraît se faire sur le mode de la spontanéité. Cette précision est d’une grande importance car, si ce vernaculaire, qui, par ailleurs, ne possède aucune tradition littéraire, certes déroute le lecteur, la modalité par laquelle il est inséré dans la narration – la spontanéité, justement – nous laisse entrevoir autre chose : une certaine fluidité dans la lecture est recherchée, le lecteur doit se laisser porter même devant la difficulté lexicale, il doit s’imprégner d’une cadence, il se laisse entraîner mais en même temps s’entraîne, au contact de ces blocs de discours indirect libre. Là aussi, mais de manière très différente, le lecteur est pris en compte. Au terme de sa lecture, on l’aura familiarisé avec cette langue hybride : et le verbe prend ici tout son sens puisqu’un des buts de Pariani est de rendre plus connu et plus proche ce vernaculaire qui n’a jamais pu accéder à une quelconque consécration littéraire, de le faire se fondre dans ou de trouver sa place à côté de l’italien. Enfin, on peut faire remarquer que, face à l’écueil de l’illisibilité à laquelle ce genre d’écriture est confronté, Pariani prend note du probable manque de compétence du lecteur : la présence du dialecte est moins massive que chez Camilleri. Il en va de même pour Niffoi qui distille les expressions sardes (variété nuoraise de la langue sarde) à l’intérieur d’une narration principalement italienne et ceci, parce qu’il sait pertinemment que la langue sarde n’a pas non plus une tradition littéraire telle qu’elle puisse être plus facilement acceptée – et comprise – par le lectorat italophone. Chez Niffoi, rien ne vient au secours du lecteur ignorant le sarde, excepté un glossaire, mais qui est défini comme « minimal », et quelques notes en bas de page. Le reste est laissé tel quel, le lecteur devant se frayer lui-même son chemin, quelquefois aidé par le contexte ou par la glose indirecte du narrateur. Malgré cette tendance à la non-explicitation, qui est d’ailleurs un moyen vers une ouverture immédiate (non médiate et non biaisée) à la limba, on note qu’en contrepartie, peut-être inconsciente, se fait jour une certaine sérialité, qui serait là pour familiariser le lecteur avec cette langue. Les œuvres étudiées font en effet partie d’un cycle, celui des malfatati (des malchanceux) et sont construites, pour la plupart, autour de procédés narratifs identiques : courts chapitres, présence de personnages souvent caractérisés par des surnoms (en sarde) qui indiquent leur signe distinctif, leur tare ; enfin, récurrence de certains termes sardes (cosinzos, bagassa, fardetta), comme par exemple les noms de parenté (tziu), ou des verbes, ou même les noms propres de lieux. Ajoutons à cela que le but de ces trois auteurs n’est absolument pas philologique (d’où l’absence de notes). Cette littérature n’est pas réservée à un lectorat particulier mais s’adresse bien au contraire au plus grand nombre. Une dernière précision doit être faite quant à la diffusion de ces œuvres : c’est avant tout une littérature qui s’adresse à un public italien et italophone, en témoignent les maisons d’édition chez qui ces auteurs publient. Après avoir publié chez Sellerio (maison d’éditionpalermitaine), Camilleri est publié chez Mondadori (i Meridiani) et Rizzoli ;Pariani chez Bur, Niffoi chez Adelphi. Du passage d’une maison d’édition régionale (Sellerio ou Il Maestrale) à une maison d’édition nationale, il n’y quasiment pas de rajout d’apparat critique ou explicatif : un glossaire très épuré pour Niffoi (alors qu’il n’y en avait pas chez Il Maestrale), rien pour Camilleri, ni pour Pariani.

2. Peut-on imaginer recréer une familière étrangeté dans le Texte-cible ? Fabriquer un Lecteur Modèle-cible ?

Dès lors, comment penser ce plurilinguisme dans une culture à tendance fondamentalement monolingue, le français ? Est-il envisageable de recréer un Lecteur Modèle-cible construit sur les mêmes intentions que le Lecteur Modèle-source ? De notre analyse précédente, on a retenu que ces textes plurilingues sont fondés sur une familière étrangeté, que le récepteur de ces œuvres goûte l’étrangeté d’un second code entremêlé à un premier standard, produisant un discours insolite mais néanmoins compréhensible ; c’estce mélange de compréhension et d’incompréhension, ce plaisir de lire quelque chose qui n’est pas à première vue compréhensible mais devient tout de même familier, qui est l’enjeu principal de cette prose.

La remarque qui s’impose d’emblée est d’ordre comparatif. Penser la traduction du plurilinguisme italien en français, c’est avant tout prendre actede la différence de situation linguistique entre ces deux pays. Il y a comme un vide, un manque dans le français, par rapport à l’existence des dialectes italiens et de la diglossie des récepteurs potentiels de cette prose. En Italie, la coexistence des dialectes avec la langue italienne est un état de fait généralisé qui a toujours intéressé l’ensemble du pays. Il n’y a donc pas de possibilité d’identité entre l’une et l’autre réalité. Mais, après tout, les différentes théories de la traduction nous ont appris que le concept d’identité était précisément ce qui posait problème dans tout processus traductif. C’est ce qu’Umberto Eco formule en ces termes : « Pur sapendoche non si dice mai la stessacosa, si [può] dire quasi la stessacosa »4 (ECO, 2003, 10). S’il s’agit de préserver l’écart entre deux codes linguistiques dont l’un n’est pas nécessairement connu, il va falloir peser le pour et le contre des solutions traductives : sera-t-il préférable de faire appel aux patois français, qui ne correspondent pas exactement à la réalité des dialectes italiens, et qui ont quasiment disparu et sont donc très peu compréhensibles, ou bien vaudra-t-il mieux avoir recours au parler populaire, au risque d’effacer inévitablement l’emploi de deux codes linguistiques, le recours au parler populaire étant uniquement un changement de registre, et au risque d’annuler tout effet d’écart, le parler populaire étant compris de tous ? On le voit, tout est affaire de « négociation » (ECO, 2003, 10) de ce qui doit rester le plus important dans la transposition. Avant de donner quelques éléments de réponse, il nous faut ajouter que, malheureusement, ces questions ne semblent être posées par les traducteurs que dans le meilleur des cas ; on s’aperçoit en effet, à la lecture des traductions françaises, que beaucoup de ces textes plurilingues ne paraissent pas bénéficier d’un traitement particulier, comme l’exigerait leur originalité linguistique. Certes, le problème de la traduction d’une telle originalité est complexe ; mais il paraît inconcevable que l’on n’essaie pas d’en rendre un tant soit peu la saveur. Le gommage presque total de la langue hybride, plusieurs fois rencontré, est inacceptable.

Si l’on prend l’exemple de la traduction du Paese delle vocali de Laura Pariani (PARIANI, 2000), Le Village des voyelles, par Monique Baccelli, court roman racontant l’histoire d’une institutrice envoyée dans un village reculé de Lombardie à la fin du XIXe siècle, l’expérience de lecture qui est proposée à un Français est très différente de celle à laquelle est confronté le récepteur italien. Devant l’effacement quasi total du vernaculaire (mise à plat du lexique, notamment pour un des mots-clés,i fiuritti, traduit uniquement par « les petits ») et, par conséquent, de l’effet d’écart, c’est à un langage populaire et quelquefois familier, qui imite le parler au moyen d’élisions, que la traductrice a recours. Si l’on peut dire qu’il y a là une tentative, tout de même, de restituer l’étrangeté présente dans le texte-source, on se rend assez vite compte que cette solution ne peut pas tenir. Le texte lui-même en donne la preuve en plusieurs lieux, notamment lorsque le terme dialectal est repris par le terme italien, ou vice-versa, dans la bouche des personnages. Ce processus traductionnel spontané chez les personnages, mais qui est aussi un procédé interne au roman qui vise à faciliter la compréhension du lecteur, doit être restitué. Au lieu de cela, il est supprimé dans le texte français, puisque la traduction dialectale présente dans le texte-source apparaît tout naturellement redondante dans le texte-cible. L’emploi du seul registre populaire est un obstacle et restreint le champ d’action du traducteur. Aurait-on pu tenter la traduction par un patois ? On est d’autant plus surpris que la traductrice ait refusé de le faire que l’histoire se déroule au XIXe siècle et qu’à cette époque, en France, « les patois avaient encore, au moins dans certaines régions, une certaine vivacité et, aujourd’hui encore, certaines incrustations persistent dans les parlers locaux »5. Dans ce texte, il nous semble que la solution d’un parler régional hexagonal était la plus à même de réactiver les mécanismes se produisant à la lecture du texte original.

Si la question doit se reposer pour chaque texte – l’emploi du vernaculaire différant d’une œuvre à l’autre – plusieurs considérations nous ont poussé à placer en tête le choix traductif du parler régional français. Cela doit naturellement se faire selon un dosage prudent et réfléchi, auquel le traducteur aura abouti suite à une série d’interrogations que nous n’avons pas le temps d’analyser ici mais qui sont obligatoirement à prendre en compte (le choix du parler régional ; l’adoption du lexique du parler régional ou de sa syntaxe, ou des deux ; le choix d’un véritable patois, ou uniquement de régionalismes ou de parlers locaux). Car il faut le souligner : la question des limites et du dosage est, in fine, le maître mot dans la traduction de ce genre de textes.

Si l’on se place comme on l’a fait dans une optique de la réception, il faut convenir que ce choix permet au Lecteur-cible de se retrouver dans des conditions de lecture presque analogues : le patois hexagonal, par son caractère désuet et insolite, recrée l’effet de dérangement primordial de ces textes. Le texte français sera paradoxalement plus insolite. Mais au final, cela reviendra à ne jamais sacrifier la charge de dérangement du texte original, à ne pas rabattre l’insolite sur du familier plus ou moins déguisé. Il s’agit, à chaque fois, de mesurer le « degré » d’étrangeté de tel ou tel terme ou tournure, et de tenter de transposer ce dérangement aussi exactement que possible dans la traduction française (MILESCHI, 2010, 12).

Par ailleurs, on a vu que, parallèlement à ce dépaysement, se faisait jour une familiarisation, d’ordre historique d’une part (la coexistence des dialectes et de l’italien), d’ordre narratologique d’autre part. La repriseou exhumation des patois pourra jouer en ce sens, puisqu’ils ne sont pas tout à fait inconnus du public (on pense aux parties dialoguées du Feu de Barbusse) et sont comme une « strate linguistique souterraine »6 qui sera réactivée chez les Français. De plus, ce choix n’est pas entièrement artificiel, comme n’est pas entièrement artificielle la présence du vernaculaire dans les textes-sources. Refusant l’arbitraire d’une langue inventée, le recours au patois se conçoit comme un recours à quelque chose qui existe, de même que la langue hybride façonnée par nos auteurs, quand bien même elle deviendrait un idiolecte partiellement inventé (comme chez Camilleri) repose avant tout sur des bases linguistiques existantes. L’existence de deux codes linguistiques est ainsi préservée – ce que ne permet ni la solution traductive du français populaire, ni celle d’une syntaxe calquée sur la syntaxe sicilienne.

Le problème que soulève cette idée de l’idiolecte sera notre dernier point : elle soulève en effet une question fondamentale, celle de la fidélisation du lecteur qui, on l’a vu, est un des points-clés de cette prose. C’est sans doute l’objectif le plus difficilement accessible car cette fidélisation est soumise à la réalité commerciale du marché de l’édition : si l’auteur est unique dans le texte-source, les traducteurs sont multiples en France, pour un même auteur, et il y a autant de stratégies traductives que de traducteurs. La possibilité d’une reconnaissance immédiate du style camillérien en français est donc quasiment impossible7. Pour Niffoi et Pariani, c’est plutôt le problème de la moindre diffusion de leurs ouvrages en français (très peu de leurs œuvres sont traduites en français) qui est un obstacle à une potentielle fidélisation. Dès lors, il revient au traducteur de s’astreindre à la plus grande rigueur et à la plus grande cohérence et régularité de ses choix de traduction : à cette condition seulement, il est envisageable et même possible de « placer le lecteur français dans une situation analogue à celle » que créent les œuvres plurilingues « pour un lecteur italien ‘ordinaire’ » (MILESCHI, 2010, 12).

Note de fin

1 « Dans le reste du texte [Baudolino], quand j’ai adopté l’italien courant, Baudolino et ses concitoyens s’expriment souvent avec des renvois à leur dialecte. Je savais très bien que seuls les « locuteurs natifs » apprécieraient, mais j’espérais que les lecteurs étrangers au dialecte piémontais saisiraient au moins un style, une cadence dialectale (comme lorsqu’un Lombard écoute un comique napolitain tel que Troisi) » (Traduction de Myriem Bouzaher, in ECO, 2006, 159).

2 Comme le dirait Marcello Fois : « Si può fare una letteratura nazionale, senza usare una lingua nazionale. »<www.italialibri.net/arretratis/novita0200.html> [Il est possible de faire une littérature nationale, sans employer une langue nationale].

3 Sur ce point, voir TODOROV, 1965.

4 « Tout en sachant qu’on ne dit jamais la même chose, on peut dire presque la même chose » (Traduction de MyriemBouzaher, in ECO, 2006, 8).

5 MILESCHI, 2010, 11.

6 Pour reprendre une argumentation de la traductrice Dominique Vittoz (VITTOZ, 2007, 336).

7 C’est ce qu’écrit Dominique Vittoz : « Camilleri a pris plusieurs tons de voix différents… Cet écartèlement […] empêche l’instauration d’un idiolecte camillérien homogène en traduction, il rend plus difficile le pari de chacun des traducteurs de restituer une voix qui serait reconnaissable entre toutes  (VITTOZ, 2007, 337).

Citer cet article

Référence électronique

Florence Courriol, « Lecteur Modèle-source et Lecteur Modèle-cible dans les traductions d’auteurs plurilingues de la littérature italienne contemporaine », La main de Thôt [En ligne], 2 | 2014, mis en ligne le 11 mai 2017, consulté le 28 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/288

Auteur

Florence Courriol

Université de Bourgogne, Centre Interlangues TIL Texte Image Langage

Doctorante en Études italiennes, Monitrice

flocourriol@yahoo.fr