La démarche participative des communautés d'internautes dans les traductions compliquées

Résumés

On sait que la traduction d’une œuvre étrangère s’inscrit dans un processus complexe d’interactions interculturelles dans lequel plusieurs facteurs sont impliqués. Les médias modernes, particulièrement l’internet, sont un facteur très important de ce point de vue. La réaction du public-cible vis-à-vis du texte étranger est un objet d’études très intéressant, parce que c’est bien la réception qui donne le sens aux textes. La réception des spectateurs notamment permet de se faire une idée de l’interprétation du texte par la culture d’accueil. Cet aspect acquiert une grande importance lorsqu’il s’agit des traductions des films étrangers en Russie où les œuvres traduites constituent une part importante du répertoire traduit. L’étude a pour base empirique le film Bienvenue chez les Ch’tis, qui n’a pas laissé indifférent le spectateur russe, et une série de traductions de ce film en langue russe.

It is known that translation of a foreign piece of work fits in a complicated and multi-aspect process of intercultural communication, which involves numerous factors. Response of wide audience is of the greatest interest here. It is known that text acquires its full meaning only in the context of reception, i.e., when it is understood and evaluated by the target audience, which gives the most clear reflection of interpretation of foreign culture heritage in the recipient culture. This aspect is particularly vital for studying translations of foreign cinema works into Russian language: it is known that percentage of translated films in Russian cinema repertoire is quite considerable. The research is based on translations of Bienvenue chez les Ch’tis (Welcome to the Land of Shtis) (2008) – a French film, which touched feelings of Russian audience. Results of research allow to look at the most pressing problems of movie translation through the recipient's eyes.

Plan

Texte

1. La traduction dans la situation de contact des langues et de cultures

Dans le contexte des recherches menées ces dernières années, on voit apparaître une nouvelle approche des études culturelles. C’est, par exemple, le cas de la Théorie des transferts culturels, proposée par M. Espagne et M. Werner, qui ont été les premiers à voir « sous un angle critique l'idée d'une culture nationale homogène. Le fait que des cultures nationales sont constituées pour une large part par les apports de cultures étrangères (réinterprétées ou reformulées) remet en question une conception substantialiste ou nationaliste de la culture » (JURT, 2007, 104-105).

Dans les recherches récentes, l’intérêt scientifique vise toute sorte des métissages culturels et linguistiques. Issu de la recherche anthropologique, le terme s'emploie pour désigner « les zones frontières entre cultures, langues, systèmes religieux ou politiques » (JOYEUX, 2002). Puis, il a pris un sens plus large, étant compris aujourd'hui comme pensée de l’altérité et de la relation à l’autre.

En effet, les contacts entre les cultures, considérés très souvent comme un dialogue, pourrait être appréhendé comme un polylogue, c’est-à-dire le contact entre des milieux culturels complexes. À titre d’exemple, il suffit de signaler que presque tous les États connaissent le problème des langues et cultures minoritaires et, aussi, le problème des langues et cultures pivots. Si les premiers sont porteurs des traditions et des valeurs, les seconds servent de moyen de communication dans les conditions compliquées. Ce sujet constitue d’ailleurs un thème important dans la littérature et le cinéma. Les contacts interculturels se cristallisent dans des textes qui se distinguent par l’hétérogénéité linguistique et culturelle, ce qui impose de nouvelles exigences aux traductions. Étant une importante modalité de la communication interculturelle, la traduction devrait donc être sensible à cette situation pour constituer une approche adaptée à ces nouvelles demandes.

Premièrement, il n’est pas à négliger que le texte de départ n'est pas un produit culturellement homogène. Deuxièmement, le texte traduit est destiné à la culture réceptrice, qui a sa propre situation de réception. Espagne et Werner considèrent à ce propos que, jusqu’à présent, les problèmes de transfert culturel en Europe ont généralement été étudiés selon le schéma de l’histoire des influences : telle culture est soumise à l’influence de telle autre, par le biais des médiateurs, et dans une constellation où la culture réceptrice se trouve ordinairement dans une position d’infériorité plus ou moins nette. Ce schéma a été, par exemple, largement utilisé pour décrire la position des cultures slaves vis-à-vis des civilisations française puis germanique ; il sous-entend presque toujours l’idée de hiérarchie culturelle, la culture dominante exerçant une influence sur la culture dominée. Or il présente un défaut de système : il ne rend pas compte des conditions dans lesquelles ces transferts s’opèrent, et néglige, d’une part, ce qu’on peut subsumer sous le terme de la conjoncture de la culture réceptrice et, de l’autre, la rémanence des traditions culturelles qui font obstacles aux transferts (ESPAGNE, 1999, 970).

Par conséquent, l’attention des chercheurs porte de plus en plus sur le texte traduit, qui est considéré comme un phénomène du métissage culturel : «le métissage se manifeste, d'une part, comme le mélange de cultures dans la conscience du traducteur et, de l'autre, comme l'appartenance du texte traduit à deux cultures simultanément» (OBOLENSKAIA, 2010, 121). Selon Galina Denissova, « le texte traduit s’inscrit dans de nouveaux systèmes sémiotiques et génère un espace intertextuel nouveau, imprévu, qui devient générateur de nouveaux sens dans le cadre de la culture-cible » (DENISSOVA, 2001, 125 – nous traduisons). Il est évident que, dans ces conditions, le rôle des traductions change considérablement : elles deviennent plus compliquées et susceptibles d’assumer de nouvelles fonctions pour le public-cible. Le rôle de ce dernier est particulièrement souligné dans les ouvrages de Georges Bastin qui désigne ce type de traduction par le terme adaptation, par lequel il entend les situations dans lesquelles « le traducteur se voit obligé de dépasser le ‘dire’ de l'auteur pour suivre sa visée profonde au prix de modifications ‘anormales’ dans la pratique traduisante courante » (BASTIN, 1990, 219). Pour le chercheur, l’adaptation, consciente ou inconsciente, constitue, en termes psychologiques, une conduite à valeur dynamique [...]. Pour nous, il s'agira de l'interaction du traducteur avec son milieu, c'est-à-dire des mécanismes qu'il met en œuvre afin de rétablir l’équilibre avec son milieu, rompu pour l'une ou l'autre raison [...]. Fidèle à la théorie interprétative, nous postulons que l'adaptation est le processus de modification par lequel le traducteur se conforme et ajuste son comportement aux conditions que le milieu impose à sa pratique. (BASTIN, 1990, 218).

Cela demande au traducteur de perfectionner en permanence son érudition, ses performances réceptives afin d’affiner ses stratégies.

2. Exemple pratique du transfert traductif compliqué : Le film Bienvenue chez les Ch’tis

Le film de Dany Boon Bienvenue chez les Ch’tis présente un grand intérêt pour une recherche traductologique de ce point de vue. Les particularités linguistico-culturelles de ce texte filmique permettent de classer sa traduction parmi les plus compliquées.

La composante culturelle du texte filmique en question renferme trois principaux métissages qui sont représentés par des moyens d'expression linguistiques de différents niveaux : 1) le métissage langue-culture française standard - langue-culture régionale du Nord (patois picard). Ce métissage s'effectue au niveau phonétique (français standard prononcé avec l'accent), lexical (mots et locutions désignant les realia, lexique familier, locutions figées), grammatical (emploi des articles et des désinences propres au patois du Nord) et, finalement, par les énoncés complets prononcés en dialecte ; 2) le métissage langue-culture française standard - langue-culture régionale du Sud, représenté de préférence au niveau lexical (noms propres, lexèmes désignant les realia) mais aussi phonétique (particularités de l'accents) ; 3) le métissage langue-culture française standard ou régionale - langues-cultures tierces (par exemple, anglo-américaine, belge), représenté au niveau essentiellement lexical (noms propres, lexèmes désignant les realia) ; 4) le métissage langue-culture régionale du Sud - langue-culture régionale du Nord (patois picard). Ces quatre métissages ont une double fonction, celle de l'individualisation du discours des personnages appartenant aux différents groupes sociaux et aussi la fonction esthétique, qui renvoie à la participation de ces métissages aux effets comiques. Le film en question a suscité l’intérêt mondial et a généré un vaste espace interprétatif dans lequel les traductions ont le rôle du premier plan. Ses particularités représentent un défi de taille pour le transfert traductif, surtout vers les cultures officiellement monolingues, dont la Russie.

En Russie, le film a été l'objet d'un transfert culturel compliqué, et la pluralité des traductions en est le premier témoignage. La traduction de ce film en russe, vu les particularités linguistiques que représentaient le parler (le patois chti) et l'accent des gens du Nord de la France par rapport à celui des méridionaux, a posé en effet un vrai problème, et ce d'autant que la plupart des effets comiques du film étaient liés au décalage existant entre ces deux langues, le français dit « standard » et ce patois chti, mais aussi entre deux cultures ; or c'est ce double décalage qui devait être traduit dans une troisième langue, la langue russe.

3. La version officielle (doublage) et sa stratégie de traduction

La traduction officielle est parue en mai 2010, en l’occurrence, le doublage cinématographique effectué par le Studio Volga, suscite les débats chez les spectateurs et les professionnels.

En parlant de la stratégie traduisante, on peut y distinguer quelques démarches centrales. La première est la création de l’effet esthétique à partir du modèle d’une langue pivot russe-ukrainienne pratiquée dans les zones frontières entre la Russie, l’Ukraine et la Moldavie. Elle se caractérise par l’usage du lexique russe avec la phonétique et la morphosyntaxe ukrainiennes. Pour effectuer le transfert traductif de l’effet produit par le métissage entre le picard et le français standard, les traducteurs créent une langue artificielle nommée frantsurjik,цуржик, француржик, fonctionnant d’après les mêmes principes que la langue pivot en question. Cette situation a entrainé une autre démarche importante, le changement du phonétisme du texte traduit par rapport à l’original : tous les sons -ch sont substitués par -rj pour correspondre au mot clé tsurjik. Ainsi les ch’tis deviennent rjik. La troisième démarche de cette stratégie est la création des mots pseudo-populaires. Sa visée est de permettre au spectateur russe de reconnaître derrière la forme artificielle les mots et locutions qui lui sont familiers (par exemple,говорёжить, дождячить, жуйка, пожвонякаем, пижанино, долбошлёп, жалубушка, кошмаржик). Ainsi, cette adaptation est sensible aux effets de morphosyntaxe de l’original mais ces effets sont transmis par l’intermédiaire de modèles de la culture-cible. On peut dire aussi que, pour le destinataire-cible, cette traduction remplit la fonction ludique.

Une particularité de cette version consiste aussi en une grande variabilité des traductions pour les mêmes unités esthétiquement et culturellement importantes : par exemple, pour désigner les ch’tis comme habitants de la région Nord, les traducteurs utilisent ржик, местный(habitant),жвой(sien),рживотные(animaux, mot artificiel composé) ; pour désigner le ch’ti comme langue, on emploie франсуржик, цуржик, языкржиков (langue des rjik).Dans certains contextes, ce culturème est complètement omis. Une formule d'étiquette du picard, dans la situation d'un salut informe trouve son expression au niveau lexical (пузырь = bulle, ou жалупчик = biloute).

En général, l’adaptation proposée pour la version officielle vise plus le côté stylistique que référentiel du film. Cela entraîne des pertes au niveau des référents culturels-source et des ajouts de sens (par exemple, « On dirait une tchiote braderie de Lille (généralisation), mais sans les prix d'ssus ! » donne « Какнабложиномрынке. Жаббийшик (ajout) »).

4. Le rôle des communautés d’internautes

On sait que la traduction d’une œuvre s’inscrit dans un processus complexe, auquel participent les phénomènes d'émission, de diffusion, de réception et de réinterprétation, dans lequel la culture réceptrice joue un rôle actif, voire décisif. Ainsi, comme le signale Beate Thill :

pour que le transfert culturel d'une culture à l'autre se réalise, la culture réceptrice doit être prête à recevoir l'étranger. Cela implique que les institutions concernées – il s'agit alors des éditions, des critiques ainsi que de la presse et des médias intéressés – soient assez évolués pour accepter l'étranger (THILL, 2007, 198).

Parmi ces médias, l’internet joue un rôle de plus en plus décisif dans le positionnement d’une œuvre traduite dans la culture d’accueil, tout d’abord, parce que l’internet comprend plusieurs communautés. Parmi celles-ci, deux groupes se sont avérés importants pour notre étude. Le premier est représenté par les traducteurs amateurs, et sa fonction est de proposer les versions traduites alternatives.

Ces versions ont été diffusées sur l'internet sans but lucratif,« pour le propre plaisir du traducteur » et sont constituées de voice over et de quelques sous-titrages. Il est à noter que ces versions coïncident beaucoup entre elles, présentant des démarches traductives très similaires, par exemple le haut degré de fidélité sémantique et phonétique à l’original. En général, ces versions manifestent peu de variations de démarche traduisante s’agissant des unités culturelles clés. Si on prend comme exemple les unités antérieurement citées, pour traduire ti'z'aute, les traducteurs utilisent dans presque tous les cas le lexème Штарина (une prononciation déformée d’un substantif traduitmon vieux). La traduction de Ch’ti(dans la double acception habitant et langue) nous montre l’exemple de la démarche « sourcière » : dans la plupart des cas, ce lexème est directement reporté dans le texte traduit. La même tendance à reporter des unités culturelles source est observée dans les cas suivant : « Этонемаленькаяплошадь, этоГранПляс (главнаяплощадь) ! », « Илионнелюбиткартошкупо-бубуржшки ?! »– adjectif deboubourse (version amatrice n° 2). Cette démarche ne laisse aucun doute quant au fait que le destinataire reçoit le texte traduit.

Dans le cas des versions sous-titrées, l’emprunt est parfois accompagné d’un commentaire du traducteur. Il est à remarquer que, normalement,le commentaire du traducteur est une démarche très rare pour la traduction filmique. Néanmoins, cette démarche est souvent pratiquée dans les versions sous-titrées amatrices. Le commentaire concerne différentes unités de traduction, parmi lesquelles des realia tels que les plats de la cuisine du Nord et du Sud, quelques mots populaires et familiers(comme dans le cas de babashe –бабаш, ничтожество – nul)ainsi que les interjections (« À la poste, c’est le Moyen-Âge, ça fait des ‘quo’, des ‘hoeuuur’, des ‘biloute’, des ‘heiiin’ ! » donne, dans la version sous-titrée n° 2 : « На почте, там просто средневековье, Когда ониговорят, понятьневозможно », avec ce commentaire : « ils parlent une langue incompréhensible ». Dans beaucoup de cas, le commentaire concerne les énoncés complets prononcés en picard (dans l’épisode avec M. Vasseur, par exemple, les sous-titres contiennent le commentaire «en dialecte »).

Ainsi, les traductions faites par les internautes sont orientées vers les démarches sourcières, parmi lesquelles l’emprunt et le commentaire jouent le rôle principal. Parmi les démarches « cibliste », on peut citer la déformation des mots russes (afin de rendre l’accent picard).

Dans presque toutes les stratégies, l’effet créé par le métissage français standard – accent du Sud est omis. Les traductions de quelques realia fait exception. En revanche, toutes les versions utilisent largement le potentiel du russe populaire et familier pour compenser les effets stylistiques créés par le contraste entre le picard et le français standard.

5. La deuxième communauté cible permet une étude détaillée de la réception d’une œuvre étrangère traduite

Jean-René Ladmiral signale que :

dans les études traductologiques, la problématique de la réception est indissociable de celle de l’adaptation. Il apparaît très clairement que ce que la logique de la traduction met fondamentalement à l'ordre du jour, c'est la problématique tout à fait essentielle de la réception sous différents aspects. (LADMIRAL, 2006, 134).

En effet, le texte traduit entraîne la réaction de la culture cible dont la manifestation la plus représentative sont les commentaires des critiques et du large public. Cet objet de recherche nous paraît important, pour étudier les transferts traductifs des films étrangers vers le russe, parce que la part des œuvres traduites dans le répertoire cinématographique russe est considérable.

Pour la deuxième partie de l’étude, nous avons donc analysé les opinions du large public, représenté par les internautes qui ont été sensibles à la qualité linguistique et esthétique de la version officielle et des versions proposées par les traducteurs internautes. Les spectateurs ont échangé leurs commentaires en ligne sur les forums Kinopoisk ru, Rutor.org ou Fast-Torrent.ru. L’étude statistique est basée sur la totalité des commentaires parus entre 2009 et aujourd’hui.

L’analyse de la réception portera sur trois axes : 1) l’évaluation de la qualité de traduction; 2) la compréhension du texte traduit et 3) le positionnement du texte traduit par rapport aux cultures émettrice, réceptrice et/ou tierces.

Le nombre des commentaires concernant le premier axe est de 213 et concerne les questions de la qualité de la traduction et de la qualité linguistique du texte traduit. La table ci-après reflète la distribution des voix des spectateurs selon les critères qui leur ont paru les plus importants.

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D’après les statistiques présentées, le nombre général des voix sur cet axe s’élève à 80 dont 55 concernent le doublage, les sous-titres, et 2, le voice over. Dans 19 commentaires, le mode de traduction filmique n’est pas précisé.

On peut voir que les spectateurs qui ont eu une opinion positive du texte traduit ont apprécié avant tout l’effort des traducteurs, la traduction du titre et reconnaissent l’importance de la traduction pour la réception du film. On peut remarquer que la majorité des voix porte sur le doublage. Il est à noter que l’opinion positive sur le texte traduit s’intéresse plus au degré de traitement du texte qu’à ses caractéristiques qualitatives : parmi les 3 critères d’évaluation un seulement concerne l’aspect qualitatif de la traduction (Traduction du titre réussie).

Par contre, la note basse ou négative des spectateurs porte sur le côté qualitatif du texte traduit, notamment, insatisfaction du phonétisme du texte traduit. La plupart des commentaires (4 sur 5) concernent la version doublée. La note basse ou négative concernant la qualité de traduction (5 voix sur 16) correspond à l’insatisfaction des attentes des spectateurs du texte traduit (2 voix). 10 voix sur 16 concernent ces deux critères.Dans la majorité des commentaires visant la traduction du titre,le mode de la traduction n’est pas précisé. Dans 1 cas sur 4, les spectateurs critiquent le titre de la version doublée pour l’abondance des sons durs (Бобропоржаловать).

Les statistiques obtenues permettent de constater la prévalence de l’évaluation positive du texte traduit sur la négative (57 voix contre 16). La majorité importante des notes positives (42 sur 57) concerne le doublage. Les commentaires critiques concernent toutes les versions presque à part égale. Dans 7 opinions sur 80, les spectateurs soulignent l’importance de la connaissance de la langue source pour évaluer correctement la traduction.

Les statistiques ont permis de découvrir la divergence entre des critères de qualité proposés par les spectateurs et ceux que se posent les traducteurs eux-mêmes. Si, pour ces derniers, ce sont les relations entre l’original et le texte traduit, pour les premiers, la qualité de la traduction s’associe aux aspects plutôt extratraductifs, dont l’effort du traducteur, les attentes par rapport au texte traduit et les caractéristiques du texte traduit comme texte autonome.

Passons à l’analyse des statistiques obtenues sur l’axe n° 2 « Compréhension du texte traduit ».

n° 2. Statistiques Axe 2. Compréhension du texte traduit.

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Cet axe regroupe les opinions portant sur le contenu du texte traduit, notamment le degré de compréhension des effets comiques. On sait que le transfert des textes comiques représente une difficulté particulière pour les traducteurs.

Le nombre général des commentaires concernant cet aspect de la réception s’élève à 133. Dans 82 commentaires (soit une part majoritaire des voix), le mode de la traduction n’est pas précisé, ce qui permet de constater que la problématique en question est identique pour toutes les modalités de traduction. 46 opinions visent le doublage et 5 seulement concernent les autres modes de traduction (sous-titrage : 4, voice over : 1).

Dans la plupart des cas, les spectateurs affirment bien comprendre le texte traduit. Les commentaires portent sur toutes les modalités de la traduction mais, dans 55 cas, le mode n’est pas précisé. Pour ce qui est des difficultés de compréhension, elles concernent toutes les modalités de traduction presque à parts égales.

Les statistiques obtenues soulignent plusieurs problématiques de la traduction. La première concerne les limites de l’intervention du traducteur. On sait que la traduction filmique prévoit un degré important de transformation du texte original. Cette transformation a-t-elle ses limites, et quels en sont les repères pour le traducteur ? Aux yeux des spectateurs, l’une de ces limites est la compréhension du texte traduit.

Le point important, c’est aussi le mode de traduction. D’après les statistiques, cet aspect est un des plus intéressants. Nous avons noté plus haut que, dans la plupart des opinions, le mode de traduction n’est pas précisé. Pourtant, une bonne partie des voix concerne le doublage(30 renvoyant à une bonne compréhension et 16,à une mauvaise). Cela permet de supposer que le doublage tient une place à part sur cet aspect de l’étude. Le doublage prévoit un haut degré de traitement du texte traduit en raison des contraintes techniques (la mise en bouche notamment). Ainsi, cette modalité de traduction suppose le plus haut degré de l’adaptation. Proportionnellement, on voit s’accroître les attentes du public. Les statistiques montrent que la bonne compréhension du texte traduit dépend dans une certaine mesure du choix du mode de la traduction (5 voix sur 8 portent sur le doublage, 2 sur les sous-titrages et 1 reste sans précision). Mais ce critère n’est pas aussi représentatif que les deux suivants.

Le critère le plus représentatif concerne la réception de l’humour. Les statistiques permettent de constater une indépendance bien marquée de ce critère du mode de la traduction : 41 opinions sur 49 sont exprimées sans préciser le mode de la traduction.

Une segmentation assez nette est en revanche obtenue sur le critère 1.3., insistant sur le rôle du langage dans la création et compréhension des effets comiques : 18 voix concernent le doublage, et 2 voix seulement concernent les sous-titrages et le voice over. Dans 13 opinions, le mode de traduction n’est pas précisé.

La situation change s’agissant des conditions d’une réception difficile. Les statistiques permettent de constater l’importance du doublage comme mode de traduction. Sur tous les critères, on voit une segmentation assez nette : le premier ensemble de voix représentent la vision critique du doublage, le deuxième vise la critique du texte traduit sans préciser le mode de traduction.

L’analyse plus précise a permis de constater que, dans 3 cas sur 7, le doublage a représenté un obstacle pour la compréhension : les spectateurs affirment de ne pas avoir pu suivre le film jusqu’à la fin parce le texte leur a paru incompréhensible. Dans 7 commentaires sur 12, les spectateurs précisent qu’ils ont rencontré les difficultés au début du film, difficultés qui ont diminué à la moitié et vers la fin de la séance.

Dans 21 cas, les spectateurs signalent le bas et moyen degré de compréhension des effets comiques. De ces 21 voix, 16 sont données sans préciser le mode de traduction, 5 concernent le doublage. Dans 3 cas sur 5, les spectateurs ont rencontré les problèmes de réception de quelques scènes du film, sans préciser la version traduite. La raison principale de l’incompréhension (ou compréhension insuffisante) des effets comiques est l’aspect phonétique du texte traduit. Compte tenu des statistiques antérieures, nous pouvons affirmer que la mauvaise réception concerne non seulement le texte oral, mais aussi écrit : il est vrai que la transcription des effets de la prononciation a constitué un obstacle majeur pour les sous-titreurs. Par exemple, beaucoup de spectateurs ont eu des difficultés à comprendre les dialogues avec la participation de Mme Baieul, la mère d’Antoine, dont le langage a attiré l’attention des spectateurs. Voilà l’exemple d’une phrase dont la compréhension a été particulièrement difficile :

Texte original : « Non, J'rigole pas du tout. Ch'est parce que ch'est tin directeur, quin va faire des manières! »

Doublage : « Нежутю. Ждежправилымойвы, ёнмьяненажальник » (traduction littérale : non, ce n’est pas une blague. Ici, c’est moi qui décide, il n’est pas mon chef – tous les mots russes sont déformés).

Sous-titrage : « Шовшем нет. Это потому, што он твой директор я ешё буду шоблюдать манеры! » (c’est une traduction un peu trop respectueuse de la sémantique et de la syntaxe du texte de départ, avec la déformation des mots du russe standard).

La deuxième raison de la mauvaise compréhension du comique sont les transformations visant les figures du comique, notamment les jeux de mots. L’exemple suivant, cité par les spectateurs et les critiques, montre la perte du jeu de mots :

Texte original : « Il est de chez nous, le chanteur ! Ch'ti vie Wonder ! »

Doublage : « Эрто наж любимый певец -Рыжий в ванной... »(traduction littérale : ça, c’est notre chanteur favori : le Roux dans le bain) – le jeu de mots est complètement perdu.

Voice over et sous-titrage version 1 : « Этотпевец, онизнаших ! ШТИви Вандер ! » (traduction littérale : Ce chanteur, il est de chez nous. Ch’tivi Wonder ! – transfert réussi du jeu de mots.

Le dernier axe porte sur l’approche culturelle des traductions proposées et aborde le positionnement du texte traduit dans la conjoncture de la culture d’accueil.

n° 3. Statistiques axe 3. Positionnement du texte traduit par rapport aux cultures émettrice, réceptrice et/ou tierces.

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Ces statistiques regroupent les opinions externes à la traduction mais qui permettent d’établir le degré d’altérité des textes traduits par rapport à la culture cible.

Les statistiques réunies dans ce tableau ont permis de constater une nette segmentation entre deux pôles principaux : 13 opinions sur 32 insistent sur la présence des parallèles entre les cultures, 12 sur 32 insistent sur la singularité culturelle du texte traduit. Dans 7 commentaires sur 32, les spectateurs n’ont pas pu établir de parallèles culturels précis. Dans la plupart de cas, cette impossibilité s’explique parce que les spectateurs ont trouvé que le sujet abordé est universel, c’est-à-dire présent dans toutes les sociétés (la situation centrale d’après eux, c’est le changement du lieu d’habitation). Dans un seul cas, le spectateur n’a pas pu comprendre correctement la situation communicative : les effets du langage ont été pris pour une idioglossie.

Passons à l’analyse plus détaillée des deux segments principaux. Le premier segment porte sur les parallèles culturels concrets. Les parallèles les plus fréquents dans la culture d’accueil sont la province russe, Sakhaline et le Nord de la Russie, la Sibérie. Tous ces parallèles ont été faits sans préciser le mode de traduction. Par contre, le doublage entraine une nette association avec l’Ukraine et la langue Ukrainienne (5 voix sur 5), ce qui n’est pas étonnant dans le contexte de la stratégie traduisante choisie. Pourtant, cette même version a aussi suscité des parallèles avec d’autres cultures tierces, dont la polonaise et la tchèque. En générale, il est remarquable que les spectateurs aient trouvé plus facilement les parallèles dans les cultures tierces que dans la culture d’accueil. Cette réaction est suggérée en grande partie par la version officielle, dont la stratégie de traduction est nettement orientée vers le métissage à partir de la conjoncture d’accueil.

Si on analyse le segment opposé (la singularité culturelle du texte), 7 opinions sur 12 opèrent un positionnement culturel net avec le Nord de la France, sans préciser la version du texte traduit. Les 5 voix restantes accentuent l’impossibilité d’établir les parallèles culturels en raison de la nécessité de connaître la culture et la mentalité de départ.

Ce sous-ensemble est en correspondance avec le sous-ensemble de l’axe 3 (évaluation du texte traduit) où les spectateurs regrettent le manque de connaissances de la langue source pour évaluer correctement la traduction. C’est ici un point de vue très proche de celui du traducteur professionnel, qui est orienté vers le lien entre le texte source et cible. Il est remarquable, que les opinions ont été faites à partir du doublage officiel. Donc,on peut parler d’un segment du public cible pour lequel la traduction officielle s’avère insuffisante pour la bonne réception de l’œuvre en question. Ce segment est pourtant peu représentatif par rapport à la totalité des spectateurs (12 opinions sur 245).

Cette statistique met en avant le problème de la fonction du texte traduit. D’une part, les traductions reflètent le besoin d'ouverture de la société d'accueil vers une importation étrangère. M. Espagne et M. Werner notamment considèrent que le principal objectif du transfert culturel consiste à construire la référence d’une culture étrangère dans la culture d’accueil (ESPAGNE, 1999).D’autre part, les statistiques obtenues montrent que, pour le spectateur, il est aussi important de pouvoir établir des parallèles dans les autres cultures, y compris la culture d’accueil, mais aussi de voir le côté universel, commun, des sujets abordés. De ce point de vue, pour le traducteur,il n’est pas à négliger qu’il existe toujours une divergence entre la réception du public cible et celle du public source. Cette divergence est signalée par le critique de cinéma Piotr Favorov, qui a donné son opinion au sujet de la traduction du film en question: « Si en regardant le film les Français rient des situations de la réalité qui leur sont familières, les Russes, quelle que soit la maîtrise et le savoir-faire du traducteur, devraient se contenter d’une comédie d’absurde linguistique » (FAVOROV, 2010).

J'ai essayé d'aborder ici la question des apports de différentes communautés d'internautes, dans la réussite de la promotion en Russie de la comédie Bienvenue chez les Ch’tis,ce qui permet de tirer les conclusions objectives à propos aux acquis et contraintes de ce genre de transfert. La recherche a permis de souligner l'importance de la démarche participative des différentes communautés d'internautes, traducteurs amateurs et grand public, dans les traductions compliquées.Le premier segment cible, les traducteurs amateurs, révèlent une position active de la culture réceptrice vis-à-vis aux textes issues des cultures étrangères. Les différentes traductions créent un espace interprétatif important d’une œuvre étrangère dans la culture d’accueil. À partir des stratégies adoptées, on peut dire que ces traductions représentent le besoin de l’ouverture à la culture étrangère. Elles ont un double avantage, tout d’abord parce qu’elles apparaissent beaucoup plus tôt que le doublage officiel, grâce à l’usage des modalités de la traduction filmiques qui permettent ce gain de temps. En plus, elles présentent une alternative à la version officielle et peuvent compenser les insuffisances de la version officielle pour certaines catégories du public cible.On peut parler de la démarche traduisante partagée, qui peut être considérée comme une nouvelle modalité de la médiation culturelle. L’analyse de l’opinion du spectateur grand public permet l’étude de la réception plus poussée. Cela permet les traducteurs de faire attention aux problèmes qui ne sont pas toujours évidents, par exemple:

1) Les critères de qualité des spectateurs ne sont pas toujours les mêmes que pour les traducteurs.

2) Le degré de l’intervention du traducteur dans le texte source peut être bien défini. Les cadres importants de ce point de vue sont l’intelligibilité du texte traduit et la fonction du texte traduit.

3) Le public cible est hétérogène et c’est bien cette hétérogénéité qui détermine la fonction du texte traduit. Les statistiques permettent de constater que le segment le plus représenté du public cible demande que le texte traduit permette d’établir des parallèles avec les cultures tierces. Pour un autre segment presque également représentatif, le texte traduit a pour mission de représenter la singularité de la culture source. Il convient de ne pas négliger l’opinion d’un autre segment du public, qui cherchera dans le texte traduit les points commun avec sa propre culture (culture d’accueil).

4) Le point important pour la traduction, c’est aussi le genre et la conception esthétique du texte traduit. Pour le texte d’étude, le côté linguistique représente le pilier de la démarche esthétique. Si on prend en compte cet aspect linguistique, on pourrait constater que le public cible est plus disposé à voir dans le texte traduit la singularité de la culture étrangère.

5) La modalité de traduction joue un rôle important et peut imposer des modèles de réception d’une œuvre étrangère. Cela concerne notamment le doublage cinématographique. Eu égard à notre expérience, le choix de la modalité de traduction s’est avéré important sur deux points : a) pour établir les parallèles avec les cultures tierces qui ne sont impliquées dans le transfert qu’indirectement ; b) pour reconnaître la singularité culturelle et linguistique de l’œuvre traduite. Ainsi, on pourrait parler des rôles différents du doublage dans les deux différentes situations de réception.

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Irina Fedorova, « La démarche participative des communautés d'internautes dans les traductions compliquées », La main de Thôt [En ligne], 2 | 2014, mis en ligne le 11 mai 2017, consulté le 19 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/298

Auteur

Irina Fedorova

Université Nationale Polytechnique de Recherche de Perm, École de sociolinguistique de Perm

Professeure

abanico@yandex.ru