LARREYA, Paul-Romain, 2014, Parlez franglais !, Limoges, Lambert-Lucas, 60 pages.

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La bande éditoriale rouge qui barre le bas de la couverture de l’ouvrage paru aux éditions Lambert-Lucas, spécialisées dans le domaine des sciences du langage (dans l’acception la plus englobante du terme), est un avertissement sans ambages : « Cinquante ans après, la réponse à Parlez-vous franglais ? ». Très exactement cinquante ans après en effet, voici le célèbre ouvrage-pamphlet de René Étiemble (paru en 1964) épinglé avec un mélange de virulence et d’humour perceptible dès le titre : en s’opposant à la modalité interrogative d’origine, l’injonction et l’exclamation sont ici, de la part du linguiste angliciste chevronné qu’est l’auteur, une invitation à mettre un bonnet rouge au bon vieux dictionnaire des idées reçues sur deux langues qui n’ont cessé d’entretenir des rapports d’amour et de haine, de s’épier, de s’envahir au fil des aléas du temps, des conquêtes, des guerres et des dynasties. C’est l’un des enseignements de ce petit ouvrage dont la langue de rédaction limpide, enlevée, volontiers facétieuse, dépourvue de jargon mais toujours d’une grande rigueur, destine la réflexion qu’il renferme à tous ceux qui, de l’étudiant au lecteur candide et curieux, se posent des questions sur un phénomène trop ample et perceptible dans l’entourage quotidien, depuis plusieurs décennies, pour ne pas attirer l’attention et susciter des interrogations souvent contrastées en fonction des générations et des milieux socio-professionnels. Certains se souviendront à cet égard, avec un amusement sans doute mêlé d’une certaine nostalgie, de la lutte farouche anti-franglais qui, au milieu des années 1990, avait occupé le devant de la scène politique en matière de culture sous l’égide de Jacques Toubon, alors en charge de ce ministère ; de même qu’ils auront en mémoire les opuscules de l’éditeur et écrivain Jean-Loup Chiflet, parus régulièrement à partir de la fin des années 1980 et pourvus de titres aussi éloquents que Sky, my husband! (1987), Sky, my wife! (1989) ou encore, en réponse humoristique aux mesures franglicides de l’ancien ministre de la Culture mentionné ci-dessus (et dont le sobriquet en forme de traduction littérale recevait par là même une forme de consécration), Sky, Mr Allgood! (1994). On s’aperçut alors très vite que le langage sky (ainsi rapidement estampillé par les media) possédait des vertus insoupçonnées, et que sa mise en scène dans ces petits ouvrages avait le triple mérite insigne de sensibiliser un public aux degrés de conscience linguistique pourtant très variés aux dangers de la traduction littérale, aux impossibilités criantes de toute traduction dans certains cas (tel ce « chien chaud » qui, en cuisine, fait évidemment de la résistance), ainsi qu’à la nécessité et aux bienfaits du report ou de l’équivalencei. Le linguiste et le traductologue – qui ignorent parfois qu’ils ne font qu’un – avaient, et ont toujours certainement, matière à se réjouir de la popularisation de tels éclairages œuvrant tout autant au respect des spécificités qu’à l’accueil de la diversité.

Une vingtaine d’années après, les mêmes questionnements, ou peu s’en faut, ressurgissent, sans doute aiguisés par le spectacle d’une mondialisation toujours croissante. Comment résister à l’envahisseur anglophone ? se demandent les uns. Que penser d’un globish politico-entrepreneurial qui n’a cessé d’étendre son empire au fil des décennies et avec lequel il faut bien composer si l’on veut être « au top » ? s’inquiètent les autres, bien souvent aux prises avec les enjeux contradictoires de leur carrière et de ce qu’ils perçoivent comme une forme d’éthique linguistique (souvent transgénérationnelle). À quoi bon s’inquiéter de tout ça ? rétorquent d’aucuns avec le haussement d’épaules propre à une génération plus encline à faire un usage sans modération des produits – linguistiques et autres – de la mondialisation qu’à se préoccuper de la présence légitime ou non de tel lexème dans la langue dont il use chaque jour. Ajoutons, pour compléter l’inventaire des quelques cas de figure les plus répandus, les réserves souvent formulées, au sein du monde universitaire, par tel ou tel spécialiste défendant farouchement les couleurs d’une traduction « pure », c’est-à-dire débarrassée de toute scorie en forme d’emprunt ou de report (dans une telle perspective, honnis soient bien sûr les « fast-foods » et autre « brain-storming », parfois pourtant difficiles à éviter dans des contextes donnés).

Le nom de Paul Larreya est, dans la mémoire de tout angliciste, étudiant ou enseignant-chercheur, associé à des ouvrages scientifiques qui, depuis plusieurs décennies, font à bon droit autorité dans le domaine de la linguistique appliquée à la langue anglaiseii. À l’instar d’une Marina Yaguello, d’une Henriette Walter ou d’un Louis-Jean Calvet, dont les ouvrages estampillés « de vulgarisation »iii réunissent parfaite scientificité et guidage sûr et en douceur du profane, l’auteur fait de la rue, de la cité et des diverses instances qui les peuplent son terrain d’investigation privilégié ; son terrain de jeu également, la tonalité de l’ouvrage étant volontiers ludique et pince-sans-rire, à la mesure du gai savoir élaboré au fil de ses observations et de ses réflexions de linguiste, et qu’il entend faire partager. L’ouvrage revêt à certains égards l’allure d’un manuel scolaire pour grands, manuel mâtiné de guide pratique : les diverses rubriques – dont le titre porte parfois le sceau d’un paradoxe très britannique tel que « Joignez l’inutile à l’agréable » – débouchent sur un quiz (auquel d’aucuns préfèreront peut-être le terme de « questionnaire »…) sous forme d’exercices de traduction français/franglais et vice-versa. Est donc requise d’emblée la participation active du lecteur à la reconnaissance, au maintien et à l’expansion raisonnés d’un franglais dont l’auteur entend mettre en lumière les raisons d’être, les spécificités, sans négliger un dernier point, central à l’argumentation : l’idiomatisme au sein du monde francophone.

Que l’on ne s’y trompe pas : le franglais affiche bel et bien une réelle singularité et, à ce titre, une fière indépendance vis-à-vis du prétendu envahisseur anglophone ; en témoignent les spécificités de son lexique et de son orthographe, ses modalités d’insertion syntaxique propres, sa prononciation (ainsi en est-il de « la bonne tradition franglophone dans laquelle prospère le souitt-cheurt » [LARREYA, 2014, 43] ou encore de ce « looser » qui est « promis à un bel avenir » [LARREYA, 2014, 42]). Et que l’on se garde d’assigner au français le statut de victime écrasée par la déferlante de ces vocables surgis d’outre-Manche alors qu’un nombre non négligeable d’entre eux constituent ces « mots ping-pong » qui « ont fait l’aller-et-retour entre le français et l’anglais » et à propos desquels l’auteur, dans un chapitre initial en forme de précieux panorama historique, relève une attitude pour le moins paradoxale : « Comment pourrions-nous rejeter l’usage de ces mots, puisqu’en fait ils viennent du français ? » (LARREYA, 2014, 18).

Mais c’est aussi, et surtout, la puissante capacité fédératrice du franglais, ses résonances sociolectales, ses connotations diverses ainsi que les « charmes secrets de l’inutile » (LARREYA 2014, 28) dont il se pare dans l’interaction verbale, sa fonction de lien et de terrain d’entente dans la cité, son pouvoir d’engendrer l’humour, que vient souligner Paul-Romain Larreya à travers ce petit ouvrage lui-même foncièrement traversier, nourri d’un intérêt passionné pour la langue française et pour la langue anglaise que l’auteur a toutes deux, au fil de sa carrière, pratiquées et analysées en expert. Cet intérêt passionné concerne en réalité le langage dans son ensemble et par-dessus tout l’humain qui l’instrumente, terrains mouvants en proie aux reconfigurations les plus diverses.

Pour ce petit ouvrage érudit et largement ouvert aux courants multiples de l’air du temps, sensible et doucement provocateur, ludique et offrant, jusque dans ses traits d’esprit, une authentique leçon de (socio)linguistique, on ne peut qu’espérer, de la part du public visé, profanes curieux mais aussi spécialistes, entraînés dans un même élan d’éveil et d’attention amusée vis-à-vis de la langue, un accueil, un feedback, ou même un retour substantiels. Sky, my language!

Note de fin

i Ces termes sont utilisés ici dans l’acception qui est la leur en traductologie, conformément, pour le « report », à la définition donnée par Jean Delisle dans La Traduction raisonnée (Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 1993), reprise par Michel Ballard dans Le Nom propre en traduction (Paris, Ophrys, 2001), et, pour l’ « équivalence », aux « procédés de traduction » dont J.P. Vinay et J. Darbelnet ont proposé une liste dans leur ouvrage désormais classique Stylistique comparée du français et de l’anglais (Paris, Didier, 1958).

ii On citera notamment Le possible et le nécessaire : modalité et auxiliaires modaux en anglais britannique (Paris, Nathan, 1984), Linguistique générale et linguistique anglaise (en collaboration avec Jean-Philippe Watbled, Paris, Armand Colin, 1994), Grammaire explicative de l’anglais (en collaboration avec Claude Rivière, Longman Pearson, 1999), ainsi que de nombreux articles dans des revues scientifiques et des participations à plusieurs manuels scolaires.

iii Citons notamment, de Marina Yaguello, Alice au Pays du langage. Pour comprendre la linguistique (Paris, Seuil, 1981) ; d’Henriette Walter, Honni soit qui mal y pense (Paris, Laffont, 2001) ; de Louis-Jean Calvet, Pour une écologie des langues du monde (Paris, Plon, 1999).

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Référence électronique

Nathalie Vincent-Arnaud, « LARREYA, Paul-Romain, 2014, Parlez franglais !, Limoges, Lambert-Lucas, 60 pages. », La main de Thôt [En ligne], 3 | 2015, mis en ligne le 14 septembre 2023, consulté le 29 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/542

Auteur

Nathalie Vincent-Arnaud

UT2J

Professeur

nathalie.vincent-arnaud@univ-tlse2.fr

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