Texte

Comment se situer dans « cette zone étrangement opaque où prend forme le labeur infini de l’interprète » ? (Esteban, 1980 : 11)

Cette interrogation qui ponctue le magnifique texte introductif de Claude Esteban dans Poèmes parallèles nous semble particulièrement bienvenue pour la présentation de ce numéro de La main de Thôt, « Traduire les poètes ».

Fruit de la rencontre entre les mondes roman et anglo-saxon et inscrite dans le projet « La traduction au fil des lieux » qui a réuni auteurs et traducteurs de poésie contemporaine, les textes que nous offre la revue soulèvent un certain nombre de questionnements incontournables lorsqu’il s’agit de traduire la poésie. Au-delà de toute explication théorique ou de justification conceptuelle, il s’agit de percevoir comment le poète, démiurge qui parfois à son insu invente à la fois le nom et la chose, transcende une certaine prévisibilité raisonnable du langage et comment le traducteur dans sa tentative d’appréhension plénière du poème tente de sauvegarder la totalité unique et l’énergie originelle du poème. Comment dans cette entreprise qui peut sembler déraisonnable le traducteur peut-il retrouver et restituer, capter « la suractivité verbale » propre au poème originel (Esteban, 1980 : 19) et comment la traduction se manifeste comme « énergie imitative, activité mimétique qui rend compte, au mieux, de l’énergie originelle du poème » (Esteban, 1980 : 22). Sans doute le dialogue entre poète et traducteur pour mieux capter ainsi le souffle interne de l’œuvre et des langues pousse-t-il le traducteur à accueillir des modes et des formes d’être différentes et à s’installer dans l’hospitalité langagière.

Comme l’affirme Maryvonne Boisseau dans sa réflexion sur « Le dialogue avec le texte », il ne peut y avoir de rencontre « sans désir d’accueil » ni « sans écoute et transmission ». Cette remarque qui clôt l’ensemble des textes proposés dans « Traduire les poètes » éclaire la démarche de cette rencontre construite dans un dialogue entre auteurs, poètes et traducteurs et un dialogue avec les textes comme l’illustrent les réflexions menées dans les ateliers. Le concept de « fabrique » de la traduction qui inspire cette rencontre de 2016 et sur laquelle s’appuiera celle de 2018 reflète la validité d’une entreprise qui tient à distance l’objectivité normative et les positions essentialistes concernant la traduction de la poésie. Car il n’existe pas de réponse absolue, définitive à la question : comment traduire la poésie, comment et pourquoi traduit-on de la poésie ? La réflexion à partir de la pratique, des pratiques, des expériences incessamment renouvelées de ce dialogue avec l’autre permet d’échapper à la tentation ontologique et de se situer dans une approche phénoménologique de la traduction : chaque poème implique une présence particulière du traducteur au texte, présence active qui lui permet de révéler « le potentiel expressif du matériau textuel d’origine » (Vincent-Arnaud, 2015 : 44). Présence au texte, privilégiée par Chantal Danjou et Yves-Jacques Bouin dans les ateliers de cette Journée, afin de réveiller dans la traduction la même partition jouable par une autre voix poétique.

Une réflexion qui tend aussi à montrer la « relation indéfectible entre le traduire et l’écrire » et à déplacer le centre de gravité de la traduction vers l’écriture d’une œuvre à partir de la traduction. Traduction-poésie, réécritures consenties, traductions-critiques ou « translucinación » sont autant de prismes que nous propose Vivent Broqua dans sa traversée de la traduction de la poésie expérimentale pour cerner l’acte de traduire de la poésie.

Résonnance, connivence, émotion face à la réalité tangible du poème qui naît de la conjonction toujours renouvelée du Sens et du Son : le traducteur est alors engagé dans « cette médiation inventive «  pour reprendre les termes de Jean Starobinski cités par Maryvonne Boisseau. Dans cette exploration des textes et des voix, le traducteur est pris dans les constellations sonores, dans le bruissement de la langue poétique et sa traduction de l’œuvre poétique est une sorte de transposition créatrice.

Placées sous le signe du voyage, de la traversée, du cheminement d’une rive à l’autre, des rencontres des textes qui se croisent et se fertilisent, les réflexions et les expériences que nous offre cette Rencontre constituent une contribution stimulante pour cette découverte ou redécouverte d’une « autre géographie du monde et des signes » que la traduction, les traductions appellent et permettent (Esteban, 1980 : 31).

Citer cet article

Référence électronique

Solange Hibbs, « Préface », La main de Thôt [En ligne], 5 | 2017, mis en ligne le 14 février 2018, consulté le 29 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/668

Auteur

Solange Hibbs

Université Toulouse Jean Jaurès

FRAMESPA

Professeur

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