Introduction. "La traduction au fil des lieux"

Plan

Texte

« Chaque langue a des relations avec d’autres langues historiquement ou géographiquement proches, ça c’est sûr, mais je pense qu’aujourd’hui chaque langue a des relations avec toutes les langues du monde […]. C’est pour cela que je pense que la traduction aujourd’hui est un élément primordial d’exercice littéraire parce qu’elle a une fonction […] poétique générale du rapport de toute langue à toute langue. Par conséquent, la traduction devient un art en soi, avec son champ qui est non pas le champ des langues, mais le champ du rapport des langues. Le champ de la relation des langues. »

Edouard Glissant

Une façon neuve d’habiter le monde

Rencontrer un monde et sa langue, c’est déjà s’ouvrir à la problématique de la traduction, décentrer, pour reprendre l’expression de Henri Meschonic, « toute la représentation du langage » (Meschonnic 2002). Or que se passe-t-il lorsque deux mondes se rencontrent au cœur même de la problématique de la traduction, non pas dans une langue cible mais dans une langue tierce ? Tel a été le thème d’une journée d’études1 née d'une volonté de faire se rencontrer les mondes roman et anglo-saxon par le moyen de la traduction vers le français et surtout par un véritable voyage en poésie. Le mot voyage est à prendre dans son sens premier de chemin à parcourir, qu’il soit imaginaire ou réel. Chemin à parcourir dans la création, dans la lecture et l’écriture de textes premiers ou seconds, et déplacement dans un autre lieu, dans le monde d’une autre langue elle-même en côtoyant une autre. Cette première rencontre s’inscrit en effet dans un projet plus vaste, « La traduction au fil des lieux », à dimension européenne, permettant à divers auteurs et traducteurs de se retrouver autour de questionnements soulevés par la traduction de la poésie contemporaine.

Il s’agit de s’interroger sur les influences réciproques entre deux mondes littéraires (les premiers événements porteront sur la rencontre entre les mondes roman et anglo-saxon), sur la circulation des intertextes et des références, en mettant l’accent sur la part créative de l’opération traduisante : comment se dégager d’échos presqu’inconscients de sonorités et de rythmes familiers parce que canoniques, mais étrangers à la nature du texte à traduire ? Comment révéler, chez chaque traducteur, les pistes permettant de donner voix à son inventivité propre ? Comment chaque auteur peut-il entendre son texte dans la langue de traduction ? Quels liens circulent entre les langues italienne et anglaise, et comment apparaissent-ils dans leurs diverses traductions (en français, mais aussi en anglais et en italien) ?

Si la finalité de chaque rencontre est de voir comment deux mondes s’interpénètrent et s’enrichissent l’un l’autre en dépit de leurs frontières et de leurs particularités, nous entendons également faire se rencontrer et résonner les mondes individuels de chaque poète et de son traducteur. L’accent de ces rencontres sera donc mis sur l’aspect créatif de l’opération traduisante et sur l’exploration de la qualité poétique d’une œuvre et de sa traduction. Cela s’inscrira dans une problématique élargie, soulevant notamment les questions suivantes : Quels sont les enjeux de la traduction de la poésie contemporaine ? Quels croisements fertiles peut-on dégager de ces confrontations ? Et comment la traduction permet-elle, en retour, une réflexion sur la langue poétique ? Dans le cas de poètes vivants, la traduction peut-elle influer sur leurs propres écritures ?

Les axes de travail suivront les thèmes linguistico-culturels des rencontres, et seront définis selon les lieux d’accueil2. Chaque événement fera dialoguer auteurs et traducteurs de poésie contemporaine de deux langues différentes autour de la pratique de la traduction, au cours d’ateliers. La « fabrique » de la traduction est en effet, comme on le verra dans le présent dossier, au cœur de la réflexion de ces rencontres, véritable matrice de la conceptualisation de la traduction poétique, explorée au tout début de cette première rencontre de 2016 par Vincent Broqua grâce au néologisme « translucinación », emprunté au poète chilien Andrés Ajens. Son article est ici suivi des comptes-rendus des deux ateliers de traduction en présence des poètes invités, Zoë Skoulding en anglais et Laura Fusco en italien. Deux autres poètes invités comme observateurs, Chantal Danjou et Yves-Jacques Bouin témoigneront ensuite de la particularité du langage poétique dans et autour de la traduction, à la fois dans leur pratique d’écriture et dans leur expérience de la traduction au cours des deux ateliers mentionnés. Enfin, pour conclure, Maryvonne Boisseau affine encore la problématique de la rencontre dans la notion de « dialogue avec le texte » appliquée à la traduction.

Se penchant sur la traduction de la poésie expérimentale, Vincent Broqua démontre qu’« on a tout à gagner à penser la traduction » et à questionner les habitudes de traduction, ainsi qu’à tourner le dos à la position essentialiste qui affirme l’impossibilité de traduire de la poésie sauf en étant soi-même poète, ce qui aboutit à « une non-pensée de la traduction poétique ». Il évoque deux positions antithétiques, celle de la traductrice Juliette Valéry, pour qui il y a « une relation indéfectible entre le traduire et l’écrire », et celle d’Antoine Berman, qui distingue auteur et Auteur. Enfin, en retraçant brièvement l’histoire de la relation entre les poètes et la traduction, il présente le concept de translucinación, à qui la revue américaine Chain a consacré un numéro en 2003, ainsi que des exemples de sa propre pratique de cette méthode de traduction de la poésie expérimentale.

Les comptes-rendus des deux ateliers mettent en valeur la rencontre des étudiants avec la matière poétique des textes à traduire, leurs hésitations, les directions empruntées, tout en décrivant les moments-clés de leur collaboration avec les auteurs eux-mêmes. Les participants de l’atelier d’anglais n’ayant pas souhaité que l’on collationne leurs traductions en l’état (peut-être intimidés par la présence du traducteur de Zoë Skoulding, le poète Jean Portante), l’atelier a été en quelque sorte « transposé » à l’Université d’Avignon durant l’automne suivant, où dix étudiants du Master 2 de traduction littéraire ont consacré une dizaine d’heures à la traduction de onze poèmes extrait de Teint – For the Bièvre de Zoë Skoulding3 en notant les problèmes rencontrés et en explicitant leurs choix, entrant si besoin en contact avec l’auteur, par courriel. L’atelier d’italien, par la suite, consacré à des poèmes extraits de La pescatrice di perle4 de Laura Fusco, a fait l’objet d’un compte-rendu d’un des participants, Dario Rudy, ainsi que de l’auteur. Deux traductions du même poème y sont présentées, ainsi qu’un poème traduit ultérieurement par une des participantes.

Les deux poètes non traducteurs, Chantal Danjou et Yves-Jacques Bouin, dont la parole d’écrivain était en quelque sorte décuplée par le lieu symbolique dans lequel ils s’exprimaient – l’ancienne demeure des frères Goncourt devenu le siège de la Maison des Ecrivains et de la Littérature – présentent ensuite leurs analyses respectives de ces « fabriques » éphémères, et des enjeux qu’elle a soulevés pour eux. Ils ont souligné l’importance des mises en relation, d’implications mutuelles, d’allers et retours. L’expérience de traduction – ou d’être traduit – en poésie étant avant tout la question d’une « relation » (ou rencontre ?) d’une personne à une autre sur son langage, sur la déstabilisation du langage par le langage lui-même, par les dénominations : de langage à parole, de dit – non-dit, indicible – à transdit. Quelle est la nature d’une telle expérience ? Pourrait-on parler d’une transmission négative en ce sens où elle révèle un impossible et un autrement à dire, et qu’elle bouscule l’ordre de la traduction ? Ne faudrait-il pas partir de l’idée double de création et transmission, en insistant sur la notion créatrice qui fédère toute activité traduisante et poétique, les deux étant indissociables et constituant la particularité de la traduction des poètes ? Yves-Jacques Bouin, notamment en raison de son activité de comédien, accentue cette qualité interprétative de la traduction, « véritable manducation de la langue du poète », qui enrichit l’expérience de lecture.

La démonstration finale de Maryvonne Boisseau dans son dialogue avec un poème dont elle ignore la langue (« Su un ponte » de Laura Fusco, traduit durant l’atelier d’italien), clôt ce voyage en traduction, ou plutôt l’ouvre sur une réflexion autour de la traduction comme « idée d’un double transport, à la fois traversée et déportement », et faisant « la preuve d’un entrelacement des mondes qui sont les nôtres ». Il n’y a pas rencontre sans « désir d’accueil », rappelle-t-elle, « d’écoute et de transmission ». Pas plus qu’il n’y aurait de rencontre sans écart préalable, « constitutif », donc, « de la traduction ». Le dialogue s’établit véritablement là, dans cet espace, cette distance permettant l’accomplissement de l’invention.

La transmission est primordiale à nos yeux et plus spécifiquement encore à propos de la poésie, qui semble perdre ses lettres de noblesse. Se heurterait-elle à un indicible qu’elle devrait quand même être transmissible, comme l’a prouvé Vincent Broqua dans sa véritable « prise en charge » des poésies expérimentales de Christian Hawkey ? Approcher le poème comme matériau, c’est aussi prendre en compte sa conception comme structure – et pas seulement en fonction de ses contraintes formelles. La récente traduction en vers de l’Enfer de Dante par Danièle Robert5, respectant le symbolisme numérique de la terza rima comme matrice de l’œuvre, en est un superbe exemple.

Dans les mondes anciens comme dans les mondes contemporains, les traductions se répondent, s’entendent, se croisent, se fertilisent. Souhaitons que, au fil des lieux, les traducteurs et les poètes poursuivent ces rencontres et c’est dans cette perspective que nous sommes actuellement engagées, dans ce tissage réalisé sur le double motif de la création et de la transmission.

Note de fin

1 « Traduire les poètes : Rencontre entre les mondes roman et anglo-saxon », journée d’études organisée le 19 février 2016 à l’Université Paris 8 et à la Maison des Ecrivains et de la Littérature, par l’EA 1569 « Transferts critiques et dynamiques des savoirs » (Université Paris 8), la Maison des Ecrivains et de la Littérature (MEL) dans le cadre de la convention « Temps des Universités », l’EA 4277 « Identité Culturelle, Textes et Théâtralité » (Université d’Avignon), et l’Association de poésie La Roue Traversière (Paris et Camps-la-Source)

2 La prochaine rencontre est prévue au printemps 2018 au conservatoire de Musique de Turin, en partenariat avec l’Université de Turin et l’EA 4277, et traitera plus spécifiquement de la relation entre musique et poésie. La question « En quoi la particularité musicale de ces trois langues (anglais, italien, français) se rencontre ? » en sera l’axe principal. En sus des ateliers de traduction et d’écriture avec les poètes invités, il s’agira de répondre aux questions suivantes, par des conférences et des lectures avec accompagnements musicaux par des musiciens du Conservatoire de Turin :  De quelle façon la musique est-elle présente dans les œuvres des poètes invités, et peut-on parler d’une universalité de la musique des langues qui transcende leurs différences ? Qu’est-ce qu’entendre la poésie dans une langue étrangère, quand celle-ci est associée à une musique particulière ?

3 Boiled Spring Poetry Chapbbolds #11, Hafan Books, 2016.

4 La pescatrice di perle, Edizione Kolibris, 2015.

5 Dante Alighieri, Enfer, traduction de Danièle Robert, Editions Actes Sud, 2016.

Citer cet article

Référence électronique

Chantal Danjou et Maïca Sanconie, « Introduction. "La traduction au fil des lieux" », La main de Thôt [En ligne], 5 | 2017, mis en ligne le 14 février 2018, consulté le 29 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/669

Auteurs

Chantal Danjou

Poète, nouvelliste et critique littéraire, présidente de l’Association La Roue Traversière

Articles du même auteur

Maïca Sanconie

Auteur, traductrice

Université d’Avignon et des Pays du Vaucluse

Maître de conférences associée

Articles du même auteur