Plan

Texte

Immersion, Fréquentation de l’œuvre, Profération, Interprétation, Incorporation, Écriture créatrice

Ces deux textes rend compte de la table ronde intitulée « Le poète et son traducteur », qui s’est tenue à la Maison des Ecrivains et de la Littérature le 19 février 2016. Les deux poètes y livrent successivement leurs observations, et ont souhaité y conserver les marques de l’oralité.

Jeux et enjeux des ateliers, par Chantal Danjou

J’ai souhaité ouvrir cette table ronde par une triple citation du poète et traducteur Claude Esteban, illustrant les étapes successives qui l’ont conduit à s’intéresser aux mots, à les aimer, à construire un message et des savoirs à partir d’eux. La première partie de citation correspond à une découverte et à un jeu pour l’enfant :

Je ne sais si l’homme adulte se souvient encore du plaisir quasiment charnel, et du réconfort moral aussi bien, qu’il a éprouvés dans les premiers moments de l’enfance à poser sur chaque chose, tel un démiurge infiniment extasié, le nom tout neuf qu’il venait d’apprendre.

La seconde partie de la citation évoque un jeu mais inquiétant qui devient alors un enjeu :

Encore faut-il que le langage où s’aventure l’enfant constitue à ses yeux une matière de totalité bienveillante, un lieu unique, irrécusable, que le doute n’habite pas ni le péril des équivoques. A chaque chose, l’exacte repartie des mots ; à chaque mot, une place dans l’immense vocabulaire du monde. Un tel bonheur ne m’est point échu. Dès les premiers moments de mon expérience balbutiante, il m’a fallu chercher un chemin à travers deux idiomes qui s’affrontaient dans mon esprit, m’imposant leurs directives divergentes, leurs codes et leurs déchiffrements singuliers. Assurément je ne suis pas le seul à avoir été élevé dès la petite enfance dans l’espace du bilinguisme.

La troisième citation se place dans l’atelier, là où se rejoignent le poète et son traducteur tous deux troublés, dépassés peut-être, par la valeur du mot :

Les mots ne sont pas des signes interchangeables, voués à la seule communication, et qui s’effacent de l’esprit dès qu’ils ont accompli leur tâche. Ils ne constituent pas les instants d’un éternel « reportage », pour reprendre l’expression de Mallarmé – ce à quoi, il est vrai, la plupart des hommes les réduisent1.

Proposer une table ronde sur « jeux et enjeux des ateliers » de traduction de poésie contemporaine, c’est interroger notre rapport au monde, au langage et au savoir. Ce triple rapport se trouve déplié dans les citations liminaires tirées du livre au beau titre éloquent Le Partage des mots. Ce partage est aussi un passage, et je crois que rien ne pourrait mieux l’évoquer que l’analogie géographique dont il s’est sans doute inspiré, le partage des eaux qui désigne une limite géographique divisant un territoire en un ou plusieurs bassins versants. Plus précisément, de chaque côté de cette ligne, les eaux s’écoulent dans des directions différentes, passant d’une vallée à une autre. Pour l’anecdote, je préciserai que Le Partage des Eaux (avec majuscules) est un site sur la commune française de L’Isle-sur-la-Sorgue où la Sorgue se sépare en deux bras. Quand on sait que le poète René Char est né et a vécu à l’Isle-sur-la Sorgue, on comprendra la portée de la référence.

Dans son essai, Claude Esteban souligne combien les mots sont sensibles à leur environnement et nous y sensibilisent, combien ils traduisent notre présence au monde, interfèrent avec notre manière d’habiter l’espace, cet espace se définissant comme celui du lieu mais aussi et surtout comme celui d’espace de parole. En effet, la découverte du monde semble contemporaine de notre capacité à nommer ce que nous voyons, entendons et goûtons, à choisir ce que nous énoncerons, manifestant par là notre première autonomie sensible. Ainsi, interroger son rapport personnel au monde revient à interroger son rapport au langage et dans un premier temps, sans doute, au son et au rythme, avant même que le sens n’apparaisse.

Et c’est parler de l’oralité comme plaisir d’écouter la langue.

Pour ce faire, je livrerai mon propre itinéraire en la matière. Si je suis une lectrice, notamment de poésie, si je suis auteur, je ne suis pas traductrice moi-même. J’ai juste quelques notions dans deux langues étrangères, l’espagnol et l’anglais. Néanmoins, je peux vous faire part de mon expérience d’auteur confronté à l’expérience de la traduction par deux biais.

Voici le premier par lequel j’ai été, de façon un peu amusante, rapprochée à la fois de l’écriture et de l’étrangeté, sans recours possible à la traduction : ayant été, un jour, conviée par l’Académie de l’Espaventau, réunissant des poètes de langue provençale, j’ai été amenée à réfléchir sur l’une des causes possibles, pour moi, de mon travail de poète. Figurez-vous que c’est venu, pour une part, d’une langue – l’occitan – que je ne comprenais ni ne parlais mais que j’ai entendue, enfant, parler par mes grands-parents qui récitaient longuement leurs prières en occitan. L’étrangeté de la langue me semblait répondre à quelque rituel magique et m’effrayait. Ma sœur et moi avons même demandé à nos parents si nos grands-parents parlaient anglais, signifiant par là notre étonnement, visant la compréhension, recherchant innocemment une traduction, bousculant au passage le pauvre Orphée, ce poète qui sans cesse se retournait et jetait des ombres sur le langage. Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris que je devais en partie à de telles incantations mon amour des mots, leur joie rocailleuse et sauvage, l’importance sonore, en premier lieu, de leur expressivité.

Le second biais est le plus évident : l’un de mes livres a été traduit en allemand ; quelques textes en espagnol et en anglais ; d’autres l’ont été partiellement pour les besoins d’un colloque, en grec et en japonais. Je ne saurais a priori rien dire de ces traductions, n’étant ni germaniste ni helléniste ni japonisante moi-même. Je peux juste préciser que Blaues Land – titre initial de la version française : Terres Bleues – mon recueil paru chez un éditeur allemand, doit sa traduction à un poète, traducteur et éditeur et que mentionner cette qualité de poète pour traduire de la poésie m’a, à tort ou à raison, rassurée. J’y reviendrai.

Parler de la traduction comme réflexion sur la langue poétique : faire l’expérience d’être traduit modifie-t-il notre propre écriture ?

La conférence d’ouverture de Vincent Broqua m’interpelle par sa description de la position traditionnelle de la traduction comme étant celle de Claude Esteban, auquel je fais référence. La question liminaire que je pose juste avant – celle de la réflexivité de la traduction sur la/notre langue poétique – était pourtant bien là avant de l’entendre. Je me trouve néanmoins obligée de fouiller mon rapport à la traduction, d’autant plus que je ne suis absolument pas spécialiste de la question. Mon allégeance à Claude Esteban s’est essentiellement faite à l’oreille et au dessin. Je m’explique : j’ai été séduite par son questionnement autour du mot, plus exactement de la couleur et de la forme du mot, par exemple amarillo qu’il estime répondre plus lumineusement au paysage et au concept qu’il véhicule, grâce à son jeu de voyelles, au son mouillé et, pour moi, dynamique, du digramme Ll, que notre jaune français, ce en quoi je le rejoins. Si je devais prendre une image à mon tour, je dirais qu’amarillo correspond au mimosa vif quand il commence à fleurir et jaune à l’orangé éteint en fin de floraison. Cela m’interroge en tant que poète : ma langue maternelle serait-elle insuffisante à traduire ce que je veux dire ? À cet égard, ce que nous rappelle aussi Vincent Broqua, c’est que penser la traduction invite, pour une part, à réinventer des/nos modes de lecture du texte, certainement, mais pourquoi ne pas l’entendre aussi dans son acception de lecture du monde ? Pourrait-il y avoir acte de traduction sans acte passionnel de lecture ? De toute façon, écriture et lecture sauraient-ils être dissociées ? Elles impliquent une démarche similaire d’écoute et de présence au texte, tout autant que de distance. Et écrire, de quoi s’agit-il au juste ? Où cela commence-t-il, finit-il ? Y aurait-il un écrit total qui puisse englober la création du texte dans une langue et celle dans une nouvelle langue ? Traduit-on, à l’instar de Juliette Valéry que citait Vincent Boqua, pour écrire ? Faut-il ce subterfuge et/ou ce matériau ? Reliant à nouveau l’interrogation à la lecture, je pourrais me demander : est-ce que je fais de la critique littéraire – autre façon de traduire ses impressions de lecteur – pour écrire ? J’ai effectivement tendance à considérer toute note de lecture comme acte véritable de création. Faut-il considérer non des niveaux différents et qualificatifs d’écriture mais des strates qui se nourrissent les unes des autres ? Il semblerait que si la poésie pose question à la traduction, traduire, à son tour, pose une question à la poésie, et peut-être la question de la poésie dont on sait par avance que la définir n’est ni totalement possible ni souhaitable.

Cependant, la controverse autour de l’inspiration participe d’une expérience similaire. D’où vient-elle ? Ou plutôt qu’entend-elle qui fasse advenir le texte ? Personnellement, j’écris à partir de notes prises notamment en voyage, ces notes elles-mêmes poreuses aux sons, à la langue ; ce fut notamment le cas pour Femme qui tend la torche (dont le titre s’inspire d’un sonnet d’Elisabeth Browning). Si je mentionne plus spécifiquement ce recueil, c’est que son ancrage géographique se situe en Irlande. Je vous livre à son propos une expérience très personnelle d’un de mes passages d’une langue à une autre. Dans Femme qui tend la torche, la lecture des Sonnets Portugais qui a accompagné mon voyage en Irlande, a influencé l’écriture de mon livre de deux façons. D’abord, la langue anglaise : l’aller et retour entre le français et l’anglais, commencé par l’édition bilingue, se poursuit au cours du voyage qui de ce fait est double, géographique et linguistique, avec ce que peut induire la confrontation des deux langues. La traversée en bateau d’une rive à l’autre est aussi une traversée des mots, sujettes, l’une et l’autre, à l’inconfort de l’oscillation. Elle s’effectue alors dans un état que je qualifierais volontiers de poétique puisqu’il privilégie l’ambivalence du point de vue et de la langue. Le chant et le rythme de la langue anglaise maintiennent le franchissement et le trajet bien après l’arrivée au port, en font même la condition sine qua non de l’écriture du recueil, sa particularité, rehaussant son étrangeté de lieu et de sonorité. Ils poursuivent par ailleurs un questionnement constant entre lieux et lexique, en interrogeant aussi mon rapport aux mots, mon appréhension balbutiante – parce que rare – de l’anglais me replaçant en quelque sorte aux prémices de l’écriture et de sa pratique. Pour donner un exemple, j’interrogerai les portes colorées des maisons d’Irlande : que dit le rouge ? Le bleu ? Lorsqu’ils passent dans l’autre langue – Blue and red, titre d’un poème – font trembler les lieux, stylisant le paysage, créant des collages qui permettent en quelque sorte de superposer lexiques et paysages, d’inventer « le bleu du bleu », un étranger plus étranger dont on se demande quelle langue pourrait en rendre compte.

Si je poursuis plus loin l’interrogation : est-ce qu’entendre une langue qui m’est totalement étrangère induit une écriture différente ? Elle interfère en tout cas dans le paysage, modifie la perception visuelle et olfactive que je peux en avoir. Elle est aussi matériau à part entière. Je suis actuellement dans un travail hérité d’un voyage à Palawan, île des Philippines et le tagalog– dialecte philippin – que je ne comprends ni ne parle influence sans aucun doute mon projet dans son rythme, la durée et la modulation des syllabes induisant en quelque sorte un langage autonome, mystérieusement autonome, à l’intérieur de ma langue habituelle, la désorientant peut-être ; l’étymologie même de tagalog, de taga, résident et de ilog, fleuve, les habitants du fleuve ; le fait qu’avant l’arrivée des Espagnols, les Philippins écrivaient sur des écorces ou sur des feuilles, tout cela concourt à imprimer et d’abord à rechercher la tonalité juste, la langue sous la langue d’expression comme une présence différente, une façon neuve d’habiter le monde et de la confronter à la sienne propre. Auquel cas, faire l’expérience d’être traduite ne peut qu’interroger sur son propre texte. Que dit-il de plus ? De moins ? Y a-t-il une autre parole, pour emprunter à Jean-Claude Renard ? En dehors de nouveaux lecteurs potentiels, une autre lecture est-elle proposée ?

Parler de la traduction comme acte véritable d’écriture créatrice

C’est pour cette raison que le poète non traducteur, à tort ou à raison, peut se sentir rassuré de confier son texte à un poète traducteur. Y aurait-il alors une spécificité de la traduction de poésie ? J’allais dire comme il y a une particularité à lire de la poésie, à enseigner la poésie. Et à écouter de la poésie dans une langue que nous ne possédons pas ?

« L’affrontement entre deux idiomes », tel que nous le décrit Claude Esteban, nous apprend quelque chose du processus de la traduction, mais quoi ? Si l’on se réfère à l’étymologie de « traduire », le terme se définit dans une triple scansion : expliquer – interpréter – exprimer, et par là même requiert un travail sensible et non figé, une participation et non une passivité devant le texte.

« Expliquer » pourrait souligner l’importance de la lecture, de la constitution d’une culture littéraire, de l’imprégnation – ayant entendu Yves-Jacques Bouin, j’ai envie, à présent, à la place d’imprégnation, de reprendre son terme si judicieux de manducation – du texte et des multiples surprises de goût qu’il réserve, du mouvement quasi physique qu’il réclame comme s’il s’agissait de le prendre « à pleine bouche ». Important aussi de se livrer à l’exercice régulier de la lecture, y compris orale, de la rapprocher de l’autre expérience, celle de l’écriture (style, rythme, construction, vocabulaire, thématique, contexte) dont la mise en voix permet de mieux sentir précisément le rythme, le lexique, le style, etc. Pourquoi l’auteur nous dit-il les choses de cette façon-là ? Quand je parlais tout à l’heure de travail sensible, c’était pour rappeler que le texte n’est pas un assemblage de phrases, encore moins de mots voire de signes typographiques ou que, du moins, sa réalité ne s’en tient pas à cela. Son matériau premier est constitué de perceptions, d’observations, d’émotions, de réminiscences, y compris littéraires, de sentiments, de vécu, de distance prise avec ce même vécu, etc., tous ces éléments saisis sur le vif devant eux aussi être traduits en même temps que les mots, de fait, le seront. Ce qui complexifie l’exercice de la traduction par une expérience préalable et incontournable de l’écriture.

« Interpréter » exige du lecteur la compréhension du texte, mais une compréhension justement capable d’interpréter, de prendre en compte le mouvement du texte, le vivant, voire le remuant, c’est-à-dire de quitter l’idée d’un mot à mot voire d’un mot pour mot ; après avoir saisi les lignes de force du texte, il s’agit de lui prêter sa voix, un peu comme si nous étions comédiens, et d’oser un déchiffrement singulier. Une nouvelle fois, c’est dire combien écrire sa traduction – et non simplement traduire – peut se révéler un exercice plus complet et donc plus difficile que nous ne l’aurions imaginé puisque le texte ne cesse pas de se proposer différemment, le scruter impliquant à chaque passage un angle nouveau, un détail différent. Quand je notais, tout à l’heure, « prêter sa voix » au texte, l’observation des ateliers du matin me conforte dans ce ressenti. Il s’agissait du texte de Laura Fusco, intitulé « Su un punte ». Une remarque de Maïca Sanconie me paraît primordiale : « Entendre Laura Fusco lire, d’abord ! » J’écoute ensuite deux traductions successives de ce même texte, proposées par des étudiants. Je précise que je ne parle pas italien. Je suis frappée par la façon dont le rythme du texte change d’une voix à une autre, le premier étudiant proposant, dans la réceptivité que j’en ai, une vision plus tragique à la lecture plus hachée, comme s’il mettait l’accent sur la fuite de gaz à laquelle j’ai cru reconnaître l’allusion, le poème dans son intégralité tirant alors sa signification profonde et symbolique de cet événement ; la seconde traduction me semble plus proche d’un récit, la lecture est plus fluide, et il m’a semblé qu’un voyage mental doublait le déplacement à bicyclette que « su unabici » m’avait laissé pressentir. Associant enfin la lecture du texte source par l’auteur et celle des traductions, je me suis alors demandé si le mode personnel de lecture, le timbre de la voix, ne pouvaient pas influencer la traduction aboutie – même si un aboutissement est relatif, parlons plutôt d’interprétation comme dans une œuvre musicale – future. Comment cette authenticité de la voix interfère-t-elle dans les problèmes d’ordre technique et esthétique, voire éthique, de toute traduction ? Jusqu’à quel point – Vincent Broqua poussait notre interrogation en ce sens – peut-on risquer sa traduction sans dénaturer le texte source, ce dernier ne pouvant être assimilable à la traduction ? Faudrait-il, comme certains poètes le font en accompagnant leur création de notes réflexives sur la poésie et pas seulement sur leurs seuls poèmes, joindre à une traduction un texte qui argumente sur la méthode choisie et donc questionne, au-delà d’une traduction, le processus général et évolutif de la traduction ?

Concernant l’atelier d’anglais qui traitaient des textes de Zoë Skoulding et de Jean Portante se traduisant mutuellement, la langue m’étant un peu familière, c’est une question plus générale qui m’est venue : traduire dans ce contexte spécifique qui est le nôtre aujourd’hui avec peu de temps, un texte et non un livre, est-ce représentatif ? Peut-on traduire sans l’arrière-plan de l’œuvre ?

La conséquence d’une telle démarche nous mène au troisième item : « exprimer ». Il s’agit bien de s’exprimer à travers une réelle et nouvelle écriture du texte en tenant compte de la divergence entre les deux langues. Qu’est-ce que l’on garde ? Qu’est-ce que l’on renouvelle ? C’est bien de cette double contrainte qu’il s’agit. Comment aussi rendre compte du silence inscrit dans la parole ? Le blanc, la pause, le saut de ligne s’effectuent-ils au même endroit de la page, d’une langue à une autre, la longueur des mots, leurs sonorités étant à prendre en compte ? Une nouvelle spatialisation du texte et, avec elle, une architecture neuve du recueil seront-elles envisagées ? Le mot latin de traducere, conduire au-delà, faire passer, traverser, souligne l’idée d’un mouvement, et donc la nécessité, comme le notait Claude Esteban, de « chercher un chemin entre deux idiomes ». Encore une fois, nous ne pouvons pas ignorer l’importance de l’écriture, expérience – nous l’avons constaté – première, apprentissage préliminaire à toute tentative de traduction. Par ailleurs, cet « entre deux idiomes » nous sollicite non pas tant dans la mise en regard de deux langues différentes mais dans ce qu’elle fait jaillir au cœur d’un travail de la langue quelle qu’elle soit, cette alchimie permettant de passer de la langue usuelle à la langue poétique. Autrement dit, comment, dans quel contexte, un mot prend-il feu, acquiert-il sa force – peut-être son défi – poétique ?

Effectivement, c’est un affrontement tel qui a lieu entre une parole dite utilitaire et une autre engagée comme poétique. La troisième citation proposée insiste sur la différence entre « communication » et traduction, traduction faisant référence au texte en tant qu’écriture, d’abord, qu’expression écrite avec travail spécifique du mot, que recours à la réflexion, ensuite, l’opposant d’emblée à l’instantané du communiqué de presse, du « reportage » ainsi que nous le rappelle Claude Esteban. En précisant que « les mots ne sont pas des signes interchangeables », il revient sur cette difficulté qui peut être la nôtre parfois de distinguer les emplois ordinaires, utilitaires, normatifs de la parole de ses possibilités créatrices et de sa mise en question à travers l’écriture et notamment de poésie. Cette autre parole, Bernard Noël, un poète contemporain, la définit de la façon suivante : « La poésie, ce foyer de résistance de la langue vivante contre la langue consommée, réduite, univoque » . En dehors du poème et/ou du recueil à traduire, quelle poétique alors de la traduction ? Vincent Broqua insistait sur le fait que traduire était aussi se créer un idiome dans la langue de traduction. Se superposeraient du coup deux idiomes de création, celui dans la langue de l’original et celui dans la langue de traduction, à moins que nous n’assistions à la translation de quelque chose de vu, senti et entendu d’un lieu – géographique et textuel – dans un autre. Ce serait bien abandonner « la langue univoque » pour la langue équivoque.

Éloge de la traduction - Interpréter et traduire, des fonctions qui se font écho, par Yves-Jacques Bouin

Les pratiques de comédien, diseur de poèmes d’une part et metteur en scène de spectacles poétiques, programmateur d’autre part, m’ont conduit à la fréquentation des traducteurs. Le fait d’avoir invité pendant plus de 15 ans des poètes étrangers (Pologne, Espagne, Portugal, Hongrie, Roumanie, Suisse, Allemagne, Italie, pays du Septentrion, Suisse, Occitanie, Angadine/canton des grisons dans l’Alpe suisse), les invités étant publiés aux éditions du Murmure en édition bilingue, de tenir un dossier régulier intitulé « Des voix venues d’ailleurs » dans la revue Décharge, ces différentes activités m’ont conduit à une réflexion sur les problématiques de la traduction.

Le comédien, lorsqu’il a l’ambition de proposer au public une voix étrangère, doit pratiquer une immersion dans l’œuvre du poète. Il ne doit pas se contenter des seuls textes qu’il aura à jouer ou à dire, mais il est conduit à procéder à une exploration la plus complète possible de l’œuvre. Il va la « fréquenter », pour paraphraser René Char. C’est ce qui lui permettra d’être le plus juste quant à l’interprétation qu’il en donnera, confrontant, autant que possible, plusieurs traductions des mêmes poèmes, testant à voix haute les différentes versions pour choisir celle qui lui semble la meilleure, voire demander une nouvelle traduction à un ou plusieurs traducteurs.

Il s’agit pour l’interprète d’une véritable manducation de la langue du poète. Le diseur est conduit, par son travail, à entrer en osmose avec l’écrivain, osmose telle qu’elle va permettre de lui ravir les mots, s’en saisir, pour les accomplir soi-même, c’est-à-dire traduire sa pensée, faisant en sorte que les mots deviennent paroles, avec l’ambition d’une immédiateté complice, une confidence au lecteur ou au spectateur.

Deux notions sont abordées. La première est la complicité. Il y a en effet une nécessité d’entretenir un rapport amoureux avec l’œuvre, de faire alliance avec elle, si j’ose dire « pour le meilleur et pour le pire ». Et cela passe par sa « fréquentation ». « Au fond, le poème est l’objet transitionnel qui de l’un à l’autre, auteur/lecteur, auteur/traducteur, traducteur/lecteur, va vers l’acte d’amour, aussi entier, aussi impudique », nous affirme Anne-Marie Soulier, poète et traductrice du norvégien (invitée à Dijon en 2011). La deuxième notion s’intéresse à la lecture à voix haute, que j’évoque par le terme de « manducation », autrement dit mâcher, malaxer, avaler, ruminer les mots, pour que s’impose enfin le choix d’une parole fine et sensible, porteuse de sens multiples. « Traduire la poésie, c’est prendre en compte l’oralité du texte, faire entendre une voix », dit encore A.M. Soulier. L’une comme l’autre de ces deux notions ont à voir avec la traduction, puisque la fréquentation, la lecture permanente du texte et sa profération (avec ou sans auditoire), son écoute, seront les alliées nécessaires à sa compréhension et à son expression précises, en vue de l’interprétation qui comblera le traducteur sur la page comme l’acteur sur la scène.

Les traducteurs m’ont souvent parlé en ces termes du chemin qu’ils empruntaient pour traduire un auteur, passer d’une langue à l’autre et parvenir à l’interprétation, non pas à la traduction, mais à leur traduction : lecture assidue et lecture à voix haute du texte source, mais aussi lecture à voix haute des différents états de la traduction. Ces propos effacent définitivement l’expression oiseuse tendant à dire que la traduction est synonyme de trahison, alors qu’elle offre au contraire une interprétation parmi d’autres du texte source, au même titre qu’il peut y avoir une multiplicité de mises en scène d’un même texte. Ce qui fait la richesse d’une œuvre comme d’un simple texte, aussi court soit-il, c’est sa polysémie. En conséquence ses interprétations/traductions seront multiples en un temps donné, mais aussi pourront évoluer avec le temps.

Deux sens peuvent être attribués au mot « lecture » : lire, en éprouvant librement les émotions suscitées par le texte – souvent il s’agit de la première lecture, celle de la découverte du texte – et analyser, c’est-à-dire faire apparaître sa singularité. D’émotionnelle, « la lecture de loisir » pourrait-on dire, devient « professionnelle » au moment du travail entrepris sur la langue. Le résultat ultime, l’objet accompli, sera le plaisir, la jouissance devant cet objet : la découverte du poème traduit ou l’écoute du texte proféré. La lecture simple, celle de la découverte du texte, est déjà elle-même une première interprétation : on a compris le texte (oui, mais comment ?). C’est ainsi qu’une lecture tant émotionnelle qu’analytique peut faire, ou fait apparaître les connotations des mots, les sens cachés, les métaphores etc. Les sens que portent un mot dans une langue ne sont pas forcément les mêmes dans une autre langue. Le traducteur a à faire avec les équivoques des langues.

Il y a nécessité pour l’interprète ou/et le traducteur d’incorporer le texte : l’un comme l’autre, pratiquant la lecture à voix haute, permet au sens littéral « d’écouter le texte » de l’auteur. Henri Meschonnic dit : « L’oralité‚ ce n’est pas la bouche seulement‚ le son seulement‚ c’est l’oreille aussi‚ et tout le corps‚ par les mouvements qui sont inséparablement les mouvements du langage et les mouvements du corps ». Cela met en jeu, au-delà du sens lui-même, le souffle du poème, c’est-à-dire les silences qu’il ménage, les élans ou les ralentissements qu’il suscite, son rythme, son mouvement, les assonances, allitérations, sonorités, les occurrences, et toute figure de style ; en somme, la singularité de l’auteur, son style. Tant de paramètres sont à prendre en compte pour le traducteur, qu’un choix finit par être nécessaire. L’interprétation est ce choix. Jean-Baptiste Para, directeur de la revue Europe, poète lui-même et traducteur de l’italien (invité à Dijon en 2006), dit : « Le traducteur est devant le poème comme devant un incendie : il lui faut décider de ce qu’il sauvera en priorité ». Cette réflexion fait état d’une inquiétude (légitime) et met l’accent sur le fait que l’acte de traduire conduirait à une traduction par défaut.

Le/les choix ne se font pas obligatoirement dans l’idée d’une perte mais bien dans celle d’un parti pris, d’une détermination, d’un riche renouvellement du texte d’origine, et cette richesse se trouve dans la langue traductrice avec ses possibilités d’équivalences et ses limites. Le traducteur devient/est l’auteur de sa traduction. Traduire, poursuit encore A.M. Soulier, c’est « trouver sa voix dans les balbutiements d’un autre ». Ce propos conduit à détruire une autre idée, celle de la traduction comme texte second, une activité littéraire de second ordre, un travail d’écriture qui ne serait qu’une activité inféodée au texte source alors qu’il peut en être au contraire son détachement et son illumination. L’acte de traduire apparaît plutôt comme un dialogue, un aller et retour incessant entre la langue d’origine et la langue traductrice, au même titre que l’homme de théâtre se place dans un échange permanent entre le texte dramatique et sa « traduction » sur le plateau, son « écriture scénique ».

Complétant ces va-et-vient, il y a l’entretien permanent, quand il est possible, entre l’auteur et son traducteur. François Mathieu, traducteur de l’allemand, raconte dans le n°124 de la revue poétique Décharge : « … je rends visite à Kurt Drawert chez lui… où nous travaillons pendant des heures : il lit ses poèmes, je lis mes traductions,… je lui pose toutes les questions possibles ». Et plus loin « … la rencontre avec Margret Kreidl a eu des prolongements et, depuis, toujours en pratiquant les plus amicaux échanges épistoliers, qui permettent de résoudre bien des questions, j’ai publié d’autres traductions de ses textes et poèmes …». La traduction est donc affirmée comme étant une fonction de l’ordre de la rencontre, de l’échange et du partage.

La traduction se situe dans l’écart généré par les équivoques de sens (évoquées plus haut) : l’écart entre le texte/source et le texte/traduit. Cet écart est plus ou moins grand en fonction des choix du traducteur. Cet écart est souple, variable d’une traduction à l’autre, c’est cet écart qui permettra à d’autres traducteurs d’entreprendre de nouvelles traductions. Il n’y a pas de traduction qui mette fin à l’acte de traduire un même texte (comme il y aura toujours de nouvelles mises en scène d’un même texte). Jean-Baptiste Para dit : « Traduire un poème, c’est aussi chercher une position dans sa propre langue, tel un homme qui remue et cherche la position où le prendra le sommeil. Le traducteur est un somnambule dans le sens où son exercice exige le sommeil profond de l’ego ». Une fois le travail accompli, le lecteur/le spectateur se trouve devant un nouvel objet, qui a sa vie propre. Autant de spectacles différents d’une même pièce que de metteurs en scène pour cette pièce. Autant de traductions différentes d’un même poème que de traducteurs de ce poème.

Le traducteur fait acte d’une véritable écriture créatrice.

Note de fin

1 LE PARTAGE DES MOTS, Claude Esteban, éditioin Gallimard – Coll. L’Un et l’Autre, 1990. Claude Esteban, né le 26 juillet 1935 à Paris où il est mort le 10 avril 2006, est un poète français. Fondateur de la revue Argile aux éditions Maeght, il est aussi l'auteur de nombreux écrits sur l'art et sur la poésie, et il a été le traducteur deJorge GuillénOctavio PazBorgesGarcía LorcaQuevedo, etc.

Citer cet article

Référence électronique

Chantal Danjou et Yves-Jacques Bouin, « Jeux et enjeux des ateliers », La main de Thôt [En ligne], 5 | 2017, mis en ligne le 14 février 2018, consulté le 24 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/673

Auteurs

Chantal Danjou

Poète, nouvelliste et critique littéraire, présidente de l’Association La Roue Traversière

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Yves-Jacques Bouin

Poète, comédien, critique, directeur de la Compagnie du Théâtre pour de Vrai et président de l’association la Voix des Mots