MONTIN, Sarah, Ne retiens que cela, Poèmes d'Ivor Gurney traduits de l'anglais, 2016, Thonon, Alidades, 43 pages

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Avec sa traduction des poèmes de guerre d’Ivor Gurney, Sarah Montin, Maître de conférences à l’Université de Paris 3-Sorbonne Nouvelle, s’est livrée à une entreprise de défrichage d’un terrain largement inconnu du public non anglophone. La parution de ce recueil aux éditions Alidades, dédiées pour l’essentiel à la poésie et dont le caractère confidentiel n’a d’égal que l’élégance rare de leurs couvertures et des opuscules qu’elles présentent, est aussi déterminante que discrète : en effet, elle donne voix à un poète qui, comme Sarah Montin le souligne dans sa préface, « demeure inconnu en France » (MONTIN, 2016, 5) alors qu’il fait bel et bien partie du cercle, dûment célébré outre-Manche, des War Poets, poètes combattants de la Première Guerre mondiale, rescapés ou non de l’horreur des tranchées mais tous porteurs d’un témoignage singulier qui se fait appel universel à la compassion et à la paix.

Les dix-sept poèmes – choisis par Sarah Montin – qui composent le recueil sont fédérés par un titre issu d’un vers du tout premier poème traduit, « Ne retiens que cela » (« Que tout t’échappe ô ma mémoire... »), supplique adressée à une mémoire que l’on enjoint ainsi à illuminer les seuls véritables instants de vie, chargés d’intensité et de jouissance, tout en laissant se dissiper les traces de la souffrance. Comme le souligne Gilles Couderc, il existe une ambivalence constitutive de l’art d’Ivor Gurney, qui explique sans doute au moins partiellement la relative méconnaissance de son œuvre ailleurs qu’en Angleterre. Tout à la fois poète et compositeur, considéré comme «un des grands mélodistes anglais» (COUDERC, 2016), Gurney a, de manière quasi continue, associé deux idiomes, celui des recueils poétiques et celui des cycles de mélodies accompagnées au piano ou par un quatuor à cordes. Ces choix s’inscrivent pleinement tous deux dans le registre de l’intime dont l’artiste ne s’est jamais départi, caractéristique soulignée par la forme même des poèmes, volontiers minimaliste, oscillant entre le quatrain solitaire et des élans plus soutenus mais dépassant rarement une vingtaine de vers. La vision qui s’y déploie s’organise en percepts, s’insinuant en touches colorées et associant des gammes antagonistes : bleus, pourpres, « trouées d’azur » (« Mal du pays »), éclats mêlés des ciels, des fleurs et des regards y forment un continuum auquel s’opposent le «filet d’étain et de fer» (« Enfers étranges ») et les « champs bruns » (« De la fenêtre ») et autres « ombres brunes » (« C’est bientôt la Toussaint ») qui, au fil du recueil, composent l’allégorie guerrière et mortuaire. La première empreinte, décisive, de la traductrice réside dans la mise en valeur de ces contrastes, fondateurs chez Gurney, par les choix judicieux et la mise en ordre des textes qu’elle a effectués.

Dans ce chant dissonant de la terre que fait résonner le recueil, où le triomphe de la mémoire s’infiltre par percées successives dans la dévastation ambiante, chaque détail floral, atmosphérique, humain – cette « esthétique du frêle » selon Sarah Montin (2016, 6) – acquiert une importance que sonorités et rythmes ne font que renforcer, chacun de ces éléments devenant à son tour un composant organique d’une authentique respiration poético-musicale. Ainsi l’enjeu d’une telle traduction est-il double : s’il s’agit bien de porter au-delà des frontières culturelles et linguistiques l’ensemble d’une vision, témoignage d’une période dont la littérature n’a pas fini d’explorer les stigmates, il s’agit tout autant de transporter la corporalité qui habite de part en part cette œuvre poétique en guise de réponse, de résistance à un état délabré du monde et de soi-même (ces graves troubles bipolaires qui rendirent Gurney prisonnier de lui-même et de ses hantises). Expansion de l’imaginaire devant l’éclat d’un passé enfui (« Chanson ») ou d’un regard de jeune fille (« En sarclant les navets »), ou bien repli, révolte et désolation (« Douleur ») : tels sont les deux mouvements à l’œuvre dans ces poèmes qui, à l’image de cette lumière et de cette ombre qui « sans cesse s’entrelacent » (« Mal du pays »), trahissent les élans d’un corps, d’une voix, d’un souffle, ceux d’un être confronté à une déchirure d’ordre tout à la fois individuel et collectif.

L’oreille de musicien de Gurney fait de lui l’orfèvre d’une métrique tout aussi exigeante que diversifiée, alliant pentamètres, rimes plates, croisées et embrassées, et formats plus libres. Au problème de traduction posé par cette forme éminemment musicalisée, génératrice d’échos et d’accents qui sollicitent à plein les sens et l’imagination du lecteur-auditeur, Sarah Montin apporte une réponse uniforme : celle du plus grand respect possible du rythme qui confère aux textes toute la dynamique propre à l’exaltation, à la nostalgie, ou encore à la douleur sourde qui les parcourt. Ce respect systématique transparaît notamment dans l’attention particulière accordée aux enjambements, signaux visuels d’un ostinato éperdu tel que celui qui habite « Douleur », à la pondération des hémistiches et des différentes séquences syntaxiques, au martèlement que ces dernières diffusent et impriment dans le souvenir du lecteur : « Mal du pays », riche d’énumérations nostalgiques (« les oiseaux, les fleurs, le roitelet ou la violette ») et d’hémistiches puissamment marquées (« Mais là où l’amour compte. Donnez-nous un foyer »), en est un exemple éloquent. Autant de procédés de contamination d’un imaginaire par un autre qui font éprouver d’abord sensoriellement l’ardeur et les climats contrastés d’un univers mental frappé à parts égales d’abattements devant « la servitude accablante » (« Servitude ») et d’enchantements rédempteurs à l’évocation de « la terre familière » (« Mal du pays ») et des « fières violettes » (« À son amour »). La désinvolture assumée de la traductrice vis-à-vis de ce qui pourrait s’éprouver comme une forme de tyrannie de la rime (cette dernière étant pratiquée en abondance par Gurney) n’engendre de ce fait qu’une très faible déperdition de la musicalité de l’ensemble. À défaut d’homophonies strictes et régulières, la tonicité rythmique et sonore est bel et bien présente, comme en témoignent les schémas allitératifs, consonantiques ou assonantiques qui jalonnent les traductions en prenant de manière souvent très convaincante la relève des sonorités et accents originaux : ainsi lit-on, dans « Enfers étranges », « Cette frêle fredaine, ce filet d’étain et de fer » (31). Ces divers procédés s’accompagnent d’un dessin visuel reflétant pour l’essentiel la forme, la figure originale du poème sur la page en un effet de miroir à peine déformant qui, loin d’être anodin, conditionne également à sa manière la validation de la traduction par le lecteur, son adhésion à ce qui lui apparaît soudain comme un double.

Le jeu des pronoms personnels, du « you » adressé au compagnon d’armes ou à la mémoire jusqu’au « I » centralisateur en passant par le « we » fédérateur dans la souffrance endurée, est restitué avec bonheur dans la plupart de ses occurrences. S’y ajoute celui des images et des notations sensorielles qui rendent palpable la saisie du monde : de la « coque usée de la Terre » (signant, dans « Requiem », le repli douloureux devant l’horreur) au « roulis immense des âges » (image qui, dans «Mal du pays», recatégorise « the long ages roll » en perpétuant la métaphore marine, trope majeur du recueil), la subtilité des procédés déployés dit la sensibilité de la traductrice à ce qui fait, dans sa musicalité et ses structures imaginaires, l’organicité de l’ensemble des poèmes choisis. On pourrait certes, çà et là, songer à des variantes susceptibles de déployer davantage la charge sémantique de l’original ou d’accentuer un effet stylistique : aux « voyages multicolores » (« Portrait d’hôpital n°1 – L’homme d’Aberdeen ») que deviennent les « coloured wander-tales », on pourrait ainsi préférer «récits colorés de voyages» ; et les « novembrumes / Du fleuve » (« C’est bientôt la Toussaint ») qui font écho au néologisme en forme de dérivation adjectivale « Novembery / River-mist » pourraient se muer en « brumes novembreuses / Du fleuve », par une dérivation analogue à l’original et assortie d’un son ténébreux s’accordant au contexte. Mais la traduction de la poésie est elle-même un de ces «voyages multicolores» qui peuvent ne jamais prendre fin, et le périple de Sarah Montin permet pleinement, tel quel, d’accéder à ce « royaume nouveau fait de sons et de sens presque autonomes » (VIGÉE, 1991, 35) appelé de ses vœux par le traducteur épris d’une fidélité bien comprise.

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Référence électronique

Nathalie Vincent-Arnaud, « MONTIN, Sarah, Ne retiens que cela, Poèmes d'Ivor Gurney traduits de l'anglais, 2016, Thonon, Alidades, 43 pages », La main de Thôt [En ligne], 5 | 2017, mis en ligne le 14 septembre 2023, consulté le 29 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/692

Auteur

Nathalie Vincent-Arnaud

Université de Toulouse Jean Jaurès

Professeur

nathalie.vincent-arnaud@univ-tlse2.fr

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