Marc Artigau : langue, identité(s), désir

Texte

Marc Artigau (Barcelone, 1984) est un auteur et metteur en scène catalan. Précoce, il entre à 19 ans à l’Institut del Teatre (prestigieuse institution espagnole des arts de la scène) dans la filière Dramaturgie et mise en scène. Formé par des figures théâtrales reconnues comme José Sanchis Sinisterra, Sergi Belbel ou Xavier Albertí, Marc Artigau a développé une poétique qui emprunte les chemins de traverse des genres. Notre auteur cultive en effet autant le théâtre que la poésie ou le récit, faisant souvent d’ailleurs du texte dramatique le creuset de ces différentes voies.

En 2005, alors qu’il est encore étudiant au conversatoire, il publie son premier recueil poétique La tristesa dels acròbates. L’année suivante, il gagne le prix « Baix Camp - Gabriel Ferrater de poesia » pour Primers auxilis et écrit la pièce La gran festa. En 2007, il gagne deux autres prix poétiques, le « Martí Dot de Sant Feliu de Llobregat » pour Vermella et l’« Estebanell Energia. Poesia de les lletres catalanes del Vallès Oriental » pour Escuma negra, et le Prix « Boira de Teatre » pour Els gorgs. En 2008, Marc Artigau finalise la pièce Ushuaïa qui gagnera la même année le Prix « Ciutat de Sagunt - Pepe Alba de teatre ». L’édition 2009 de ce même prix récompensera à nouveau notre auteur pour Les sense ànima, qui recevra aussi le « Ramon Vinyes » la même année. En 2010, notre auteur écrit la pièce T’estimem tant, Grace. Caixes lui vaudra en 2011 deux prix dramatiques : « Les Talúries » et surtout l’accessit du « Premio Marqués de Bradomín » du Ministère espagnol de la Culture pour les jeunes dramaturges. Cette même année Marc Artigau reçoit le prix « Josep Maria Ribelles » pour la composition poétique Desterrats. Il n’a pas publié depuis de nouveaux recueils, sans pour autant cesser d’écrire de la poésie, comme ses « poemes africans » de 2015, encore inédits.

La partie visible, publique, de la fournaise artigalienne est en effet à partir de 2011 plutôt du côté du théâtre et de la narration. D’une part, Marc Artigau a écrit de nombreuses pièces pour la scène : Arbres, El mosquit petit, A prop, Aquellos días azules, Caïm i Abel, Alba. Il a également co-écrit E.V.A pour la célèbre compagnie catalane T de Teatre et a fait de nombreuses dramaturgies (de récits, contes, romans ou bien de pièces de théâtre) comme Una nena nua llepa-li la pell llepa-li la pell a una nena nua, L'ànima del bus, El balneari, adiós a la infancia, una aventi de Marsé, L’orfe del clan dels Zhao, El petit príncep, Molt soroll per no res, Al nostre gust, El cors purs, etc. D’autre part, il a depuis tout jeune écrit des récits brefs qu’il a publiés sur ses blogs puis il a composé de nombreux contes pour l’émission de radio hebdomadaire « El Club de la Mitjanit » et pour la quotidienne « El món a RAC1 ». Il a également écrit avec le présentateur de radio Jordi Basté le roman policier Un home cau en plus de publier sous un pseudonyme une trilogie sur un fameux gangster espagnol. La dernière facette de notre auteur pluriel est à chercher du côté de la littérature jeunesse : il a écrit en 2016 Els perseguidors de paraules, roman qu’il a lui-même adapté à la scène pour le Teatre Nacional de Catalunya la même année et, à l’heure où nous écrivons ces lignes, Marc Artigau est sur le point de publier son deuxième roman jeunesse, La cova dels dies, sur les grands auteurs de la littérature universelle.

Le tableau ci-dessous nous donne une vision de l’intense activité artistique de notre auteur, dont la critique et le public apprécie de plus en plus la versatilité et la cohérence de l’œuvre :

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Nous avons en tout cinquante-huit créations ou adaptations en quatorze ans, soit plus de quatre productions par an. Marc Artigau est sans aucun doute un activiste littéraire, comme le prouve de surcroît sa collaboration depuis septembre 2015 à l’émission « El món a RAC 1 » avec une section consacrée aux nouveautés éditoriales « De què va ? ». Ce tableau nous permet en outre de mesurer ô combien Marc Artigau se plaît à mener de front théâtre, narration et poésie. Si la publication de poèmes se fait plus rare depuis quelques années, l’acte même de la poésie reste au cœur de son univers. Le montre, par exemple, l’intégration de poèmes dans le cabaret de retour à l’enfance d’Aquellos días azules ou dans la pièce de facture classique sur l’immigration Caïm i Abel. L’acte poétique se veut chez non seulement la cristallisation de tensions – ces poèmes rendent compte d’un désir inassouvi, comme nous le verrons plus tard – mais aussi la performance d’une subjectivité affirmée et labile. De même, le dialogue dramatique glisse souvent vers des récits empreints de lyrisme (par exemple, dans Ushuaïa, ou Caixes), motivés par l’obsession ou la fascination du locuteur pour un mot.

Chez Marc Artigau, poésie et narration sont ainsi des fenêtres et des portes de scène visuelle qui trouent et emplissent à la fois l’espace visible de l’action scénique. La critique qualifie souvent les œuvres dramatiques de notre auteur de poétique et l’on peut constater des échos avec des dramaturges-poètes comme le franco-suisse Valère Novarina, la française Marion Aubert ou le québecois Daniel Danis. Comme chez ces écrivains, les textes (pièces et narration) de Marc Artigau rendent compte de la nécessité d’une réflexion sur la langue et la valeur créative des mots, à partir d’un usage populaire d’une langue volontairement simple qui s’inspire de la poésie de Miquel Martí i Pol (1929-2003). Els perseguidors de paraules est d’ailleurs une tendre illustration sur l’attachement à la langue à travers l’histoire d’une jeune fille, Noa, qui, un matin, découvre le mystère de la disparition des mots : pour résoudre cette énigme, elle se rendra à la bibliothèque de l’école où commencera une trépidante aventure avec de fantastiques personnages, tels les apostrophes minuscules, les barbarismes gluants et un monstre sans nom sur le point de détruire les mots. Ce roman jeunesse rappelle, par sa forme et son rapport aux mots, La grammaire est une chanson douce d’Erik Orsenna. Le choix d’ailleurs d’écrire un roman jeunesse n’est pas anodin dans la trajectoire de Marc Artigau, qui multiplie les représentations enfantines et fait la part la part belle à l’inventivité surprenante de la parole de l’enfant.

L’on découvre ainsi dans les écrits de Marc Artigau une valse permanente entre métaphores, comparaisons et personnifications. Les figures stylistiques de l’analogie sont ainsi légion, pour faire de l’écart par rapport à l'usage normal de la langue une règle qui meut le locuteur et fonde son existence. En effet, ici point d’identité du personnage ou du « je » en dehors du discours qu’il fait de lui-même ou de la vie qu’il s’invente. « Je » n’existe que dans une configuration hautement poétique de l’être : je me dis, donc je suis. Si l’identité ne tient qu’à des mots, parler peut aussi permettre de vampiriser l’existence d’autrui pour vainement tenter de mieux vivre par procuration sa tragique existence. Le Verbe sert alors une conception de l’humain comme une relation voire un enchevêtrement d’identités : une inter-identité où les personnages ne forment qu’un flux constant et où chacun ne peut s’assouvir seul.

Il y a dans la pensée de Marc Artigau une idée d’un consubstantiel mouvement vital vers autrui qui suit les circonvolutions d’un discours tendu vers un destinataire toujours ardemment désiré. « Je » veux « Autrui » pour ne faire qu’un avec elle/lui. La poésie de Marc Artigau est profondément érotique et le rapport au corps est une constance qui fait de la mise en bouche un exercice hautement séduisant. Le désir est dans l’œuvre de notre auteur une thématique et une raison de l’acte même d’écrire. Les mots permettent, le temps d’un instant et l’espace d’une page, de saisir le corps de l’autre, irrémédiablement hétérogène. Les « je » poétiques n’ont alors de cesse de se balancer entre alter-égoïsme et ego-altruisme. Cette danse étourdissante autour des pôles de l’ipséité et d’altérité renvoie à une conception élastique de l’identité que le jeu sur les temps verbaux renforce. L’écriture de Marc Artigau se situe toujours dans l’après, pour mieux revenir en arrière et revivre le plaisir passé et/ou imaginé, rappelant l’amère poésie du désir frustré ou déjà consommé dans Las personas del verbo de Jaime Gil de Biedma (1929-1990), autre référent de notre poète.

L’univers de Marc Artigau nous semble ainsi former une superposition de paraboles et courbes délimitées par une abscisse temporelle et une ordonnée de l’alter-ego. La langue, parce qu’elle est discours et corporalité en même temps, octroie aux « je » et autres personnages la possibilité de dépasser la finitude du temps et les frontières de leur propre corps. Elle le fait à travers un jeu de détails qui, tels les lettres ou syllabes d’un mot ou les mots d’une phrase, acquièrent un sens particulier dans un ensemble de probabilités et éventualités… Vous qui lisez ces quelques lignes d’introduction à une sélection de poèmes traduits par Carole Fillière, soyez les bienvenu.e.s dans la fournaise artigalienne où le désir est toujours dans l’embrasement du détail.

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Fabrice Corrons, « Marc Artigau : langue, identité(s), désir », La main de Thôt [En ligne], 5 | 2017, mis en ligne le 19 février 2018, consulté le 28 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/694

Auteur

Fabrice Corrons

Université Toulouse Jean Jaurès

LLA-CREATIS

Maître de conférences

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