Repenser l’inclusion au quotidien : l’expérience de la classe maternelle bilingue LSF-français à l’École Gabriel Sajus

Résumé

Dans cet article, j’explique comment les pratiques langagières « hybrides » permettent aux enfants d’exploiter le maximum de leur répertoire linguistique pour répondre aux exigences sociales et interactives du milieu scolaire. (Axelrod in Early Child Educ J, p 1–8, 2014). Ma démonstration s’appuiera sur le cas exceptionnel de l’École maternelle Gabriel Sajus et de sa classe bilingue LSF -français, qui mettent en question les principes traditionnels progressistes d’une inclusion qui, dans les faits, sépare les enfants sourds de leurs pairs. Les modèles d’inclusion actuels (prétendument progressistes) isolent les élèves sourds en les plaçant dans une classe traditionnelle avec des adultes et camarades non sourds. L’École Sajus et sa classe signante nous donnent matière à repenser l’inclusion dans les classes de cycle 1 en ce sens qu’elle nous pousse à envisager le potentiel « inclusif » d’espaces linguistiques hybrides pour les élèves bilingues.

Plan

Texte

Une journée ordinaire à l’École Sajus

Dans la périphérie de Toulouse, capitale historique du Sud-Ouest de la France, la classe signante de l’établissement Gabriel Sajus est le modèle de l’école bilingue pour les sourds du Ministère de l’Éducation Nationale. L’enseignement y est prodigué en français écrit et en langue des signes Française et elle fait partie de l’école maternelle publique de quartier Gabriel Sajus, située entre Ramonville et Saint Agne. En cette matinée ensoleillée de juin 2011, c’est l’heure de la récré et tous les enfants sont dans la cour, certains sont sourds et d’autres non. Vanessa Andrieu, la maîtresse responsable de la classe signante, se tient près d’un mur d’escalade sur une grande aire de jeu. Vanessa, qui est sourde, signe avec sa jeune élève Raina. Celle-ci se plaint d’avoir été frappée par Dax, un enfant entendant. À cet instant, Dax, grimpe sur le mur d’escalade avec d’autres enfants. Vanessa et Raina échangent en langue des signes :

Vanessa :
- Quel garçon ? Lequel ?
Raina :
- Lui !
Vanessa :
- Celui-là ? Dax ?

Vanessa vocalise pour l’appeler « Dax ! ». Il ne l’entend pas. Elle s’avance vers lui et le tapote l’épaule.
Vanessa :
- Dax, viens ici.

Une fois les deux enfants devant elle, Vanessa regarde Raina et signe :
- C’est lui qui t’a tapée ?
Raina signe :
- Oui.

Vanessa se baisse à la hauteur de Dax et explique :
- Tu ne dois pas la taper, ça fait mal. Ne le refais plus. Signe-lui « Pardon ».
Dax signe « je suis désolé », avant de repartir en courant pour jouer avec un ami qui l’attend.

Vanessa se tourne vers Raina :
- Ça va ? Il ne l’a pas fait exprès. Il n’a pas fait attention.

Introduction

Cette scène peut sembler banale à bien des égards et rappelle des scènes de récré similaires dans le monde entier. Cependant, ce qui rend l’École Sajus et sa classe signante uniques est la manière dont elles envisagent, avec leur communauté, la diversité linguistique à travers un enseignement bilingue dans les espaces hybrides sourd et entendant. Cet échange dans la cour de récré entre une enseignante sourde, une élève sourde et un élève entendant dans la même école publique est remarquable de par sa singularité. Mon propos sera le suivant : l’École Sajus fournit un exemple innovant d’inclusion qui prend en compte la diversité linguistique relative aux élèves sourds et entendant. La classe signante est exceptionnelle car elle intègre une masse critique d’enfants et adultes sourds dans des espaces linguistiques réunissant sourds et entendants. Ainsi, elle optimise la capacité de développement linguistique, scolaire et social pour les élèves sourds et entendants en les confrontant à la langue vocale ou signée de leurs camarades (Kellerhals 2004 ; Leroy 2013).

Dans cet article, je démontrerai que ce modèle d’inclusion offre des solutions aux problèmes urgents qui se posent dans l’éducation des enfants sourds actuellement. Notamment celui de la dévalorisation de la langue des signes et de la nécessité pour les enfants sourds de l’interaction entre enfants sourds, entendants et adultes dans des espaces hybrides de langues parlée et signée. Dans ce qui suit, je montrerai que c’est dans la banalité de cet échange que réside l’essentiel d’une inclusion réussie. Car c’est précisément ce type d’échanges qui constitue le terreau d’une vie sociale partagée. Cette étude de cas français donne matière à réfléchir au-delà des problèmes de l’éducation des sourds. Il nous invite à penser aux façons dont le mode communicatif nous aide à repenser l’inclusion et l’exclusion dans nos classes et sociétés de plus en plus hétérogènes. Le cas de la classe signante aborde également les problèmes de l’éducation bilingue de façon plus générale en dissociant la différence langagière du handicap dans le cadre de l’inclusion et des situations d’inclusion.

Dans cet article, je me servirai des captures d’écran du film de cet échange dans la cour de récré et de l’exemple de cas de l’École Sajus et de sa classe signante comme points de départ afin de démontrer comment les pratiques langagières « hybrides » permettent aux enfants d’exploiter le maximum de leur répertoire linguistique pour répondre aux exigences sociales et interactives du milieu scolaire (Axelrod 2014).Mon propos s’appuiera sur le cas exceptionnel de l’École Sajus et de sa classe signante, qui s’opposent aux principes traditionnels progressistes d’une inclusion qui, dans les faits, sépare les enfants sourds de leurs pairs. Les modèles d’inclusion actuels (qui se veulent progressistes) isolent les élèves sourds en les plaçant dans une classe traditionnelle avec des adultes et camarades entendant. L’École Sajus et sa classe signante offrent une vision permettant de repenser l’inclusion dans les classes de petite enfance de sorte qu’elle nous pousse à envisager le potentiel « inclusif » d’espaces linguistiques hybrides pour les élèves bilingues.

Les travaux de Valente et Boldt (2015), Snoddon, Underwood (2014) et Fjord (2001) rappellent à propos des sociétés socio centriques dans le monde, qu’il ne revient pas uniquement à la personne sourde d’assumer le poids de son mode de communication différent dans un environnement qui se veut inclusif. Snoddon et Underwood affirment que les enfants dépendent de leurs parents, de leur communauté et de leur école. Nous devons par conséquent considérer les enfants sourds et les autres membres de leur famille et communauté « comme apprenants plurilingues en langue des signes et reconnaître ainsi l’importance du soutien et de la validation de compétences culturelles et linguistiques, certes encore fragiles et hybrides, mais fonctionnelles » (p. 4). Ainsi, il va de soi que les compétences linguistiques et culturelles sont essentielles autant pour les enfants que pour leurs réseaux de soutien plus larges car tous deux peuvent s’enrichir d’une communication réussie au nom du vivre ensemble.

Contexte et revue bibliographique

Apprenants sourds, langue des signes et écoles pour sourds

Des chercheurs dans les domaines de l’éducation, de l’anthropologie et de la linguistique, entre autres, ont longtemps plaidé contre les présupposés selon lesquels la surdité est associée à une pathologie et qui, de ce fait, ont depuis toujours contribué à marginaliser les apprenants sourds, la langue des signes et les écoles pour sourds (e.g. Erting 1978 ; Klima and Bellugi 1979 ; Johnson and Erting 1984 ; Valente 2011). Dans les écoles et programmes pour sourds à travers le monde, la langue des signes (si tant est qu’elle soit abordée) est généralement considérée comme la seconde non la première langue à acquérir par l’enfant sourd (Valente 2011). Le postulat quasi universel qui fait de l’enfant sourd un handicapé (dans la perspective de déficience audiologique) plutôt que le pratiquant d’une langue minoritaire signée (dans une perspective d’orientation visuo-gestuelle) est encore plus complexifié par le fait que 90 à 95% des enfants sourds naissent de parents entendants qui n’ont presque pas conscience, ou très peu, de l’importance cruciale pour leurs enfants d’avoir accès le plus tôt possible à la langue des signes et d’être en contact avec des pairs et adultes sourds.

Beaucoup de parents et d’enseignants de la petite enfance ignorent l’existence de recherches qui ont abouti au constat que chez les enfants sourds qui apprennent simultanément une langue vocale et signée, le développement linguistique est équivalent à ceux évoluant dans un environnement oraliste, sinon meilleur (e.g, Grosjean 2010; Lantos 2012; Petitto et al. 2011). Ces mêmes parents et enseignants ignorent que les enfants sourds avec des compétences développées en langue des signes ont de meilleures aptitudes en lecture-écriture que leurs parents signent ou non (Leeson and Saeed 2012 ; MacSweeney 1998 ; Valente and Boldt 2015).

Aujourd’hui, dans le monde entier, la plupart des enfants sourds n’ont pas accès à un enseignement en langue des signes (Grosjean 2001). L’absence de cet enseignement a des répercussions désastreuses pour les enfants sourds. En effet, Luft (2012) décrit la façon dont les retards linguistiques précoces chez les enfants sourds se traduit par d’importantes difficultés scolaires. Les suppositions erronées sur l’acquisition du langage selon lesquelles apprendre plusieurs langues en même temps est susceptible d’entraver ou de ralentir le développement des compétences linguistiques chez l’enfant, occupent une place centrale parmi les arguments contre l’enseignement de la langue des signes dans le système scolaire (e.g. Grosjean 2001 ; Souto-Manning 2006, 2007 ; Valente and Boldt 2015). Les parents entendants préoccupés par la capacité de leur enfant sourd à communiquer avec eux et d’autres personnes dans le monde entendant sont souvent soucieux d’optimiser ses compétences de réception et d’utilisation de la langue vocale. L’idée reçue selon laquelle le bi/multilinguisme est un frein demeure omniprésente dans les politiques qui définissent les approches de l’enseignement pour sourds, alors que des études révèlent qu’apprendre plusieurs langues peut, en réalité, profiter au développement linguistique, scolaire, social et affectif des étudiants (Grosjean 2001 ; Axelrod 2014 ; Flores and Rosa 2015). Si la France et l’Union Européenne ne détiennent pas de statistiques sur le devenir des sourds à l’issue de leur scolarité, notamment en matière d’emploi, certains rapports de l’Union Européenne démontrent que le risque de vivre dans la pauvreté est plus élevé chez les personnes en situation de handicap. De plus, en conséquence de la crise actuelle, les restrictions budgétaires ont entraîné « des coupes budgétaires directes, la fermeture ou fusion de services, une dégradation du personnel, des salaires et des conditions de travail, une diminution des aides à l’autonomie, des retards de paiement et de réformes, des listes d’attente plus longues, plus de services standardisés/institutionnalisés, des prestations non indexées, voire diminuées, des services payants pour les usagers et la suppression d’allocations, enfin, la redéfinition de l’accès aux aides » : http://www.eud.eu/news/deaf-and-employment-crisis.

Éducation bilingue pour les enfants sourds en France

En France, la loi n°91-73 du 18 janvier 1991 garantissait un enseignement aux enfants sourds et offraient aux parents la « liberté de choix entre une communication bilingue - langue des signes et français - et une communication orale » comme droit linguistique fondamental. L’objectif principal de la loi de 1991 était de faciliter l’acquisition d’une langue pour les enfants sourds, qu’il s’agisse du français ou de la langue des signes française (interview du 15 juin 2012). Elle fut suivie par la loi n°2005-102 du 11 février 2005 qui garantissait aux enfants handicapés le droit d’être intégrés au sein d’établissements conventionnels. Si cette politique peut être perçue comme progressiste à certains égards, en pratique cette politique française (comme aux États-Unis et ailleurs) n’a pas abouti à la diffusion générale de la langue des signes dans des classes conventionnelles ou isolées d’enfants sourds. En France, seulement 4% des écoles et programmes pour sourds considèrent la LSF comme langue première de l’enfant sourd et l’utilisent comme langue principale pour l’enseignement ainsi que l’organisation de la vie de classe (Leroy 2013). Dans ces classes signantes, le français écrit est enseigné comme langue seconde. 91% des écoles et des classes pour les sourds utilisent le français écrit et oral comme langue première tandis que la LSF est considérée soit comme « outil », soit comme langue seconde (Leroy 2013). La plupart des écoles ou programmes pour sourds proposent généralement deux heures de cours de LSF par semaine aux élèves. Parmi ces écoles et classes bilingues, on distingue celles où l’enseignement est dispensé dans la langue des signes et celles pour lesquelles la LSF n’est qu’un élément de l’offre d’enseignement linguistique. Courtin (2010) soutient que seules trois écoles en France (Paris, Poitiers et Toulouse) disposent d’un personnel signant compétent ainsi que d’un soutien structurel, pédagogique et politique suffisant pour mettre en œuvre des programmes d’enseignement bilingue utilisant la LSF de manière efficace comme mode principal d’enseignement. Courtin (2010) soutient que l’organisation de la scolarité des enfants sourds prive les apprenants sourds de conditions optimales dans leur développement linguistique et cognitif. L’élément essentiel pour ces trois écoles est d’avoir un adulte qui parle couramment la LSF comme professeur principal ou assistant. Courtin affirme que la plupart des écoles et classes bilingues proposant des cours en LSF utilisent « un mélange de français oral et de français signé » (p. 185).

Comme mon étude le montre, la classe signante et l’École Sajus représentent un modèle d’enseignement bilingue pour enfants sourds et non-sourds. Dans la partie suivante, je propose un aperçu de l’étude comparative d’écoles maternelles pour enfants sourds qui m’a permis de découvrir la classe signante et l’École Sajus.

Kindergartens for the Deaf in Three Countries . Méthodes et projet

L’étude sur la classe signante fait partie d’un projet de recherche ethnographique et interculturel plus large s’appuyant sur des vidéos dans une perspective comparative, « Kindergartens for the Deaf in Three Countries : Japan, France and the United States », financé par la fondation Spencer. Le projet analyse la socialisation langagière et les premières expériences scolaires d'écoles bilingues sourds dans des classes où la pédagogie est bilingue et les enseignants eux-mêmes sourds (Tobin et al. 2010). En résumé, mes collègues et moi-même avons réalisé des documents vidéo ethnographiques d’une journée ordinaire dans des maternelles bilingues au Japon, en France et aux États-Unis, qui ont servi de supports aux entretiens sur l’enseignement bilingue avec les enseignants, le personnel administratif, les parents et autres parties prenantes. Pour réaliser notre projet, nous nous sommes inspirés des méthodes de vidéo ethnographique précédemment utilisées par Joseph Tobin et ses collègues dans Preschool in Three Cultures. Des entretiens ethnographiques réalisés sur trois ans avec les enseignants et responsables de la classe signante permettent de cerner les idéologies linguistiques et éducatives de cette classe, de l’école et communauté dans toute leur singularité.

Les enfants de la classe signante passent la majorité de la journée dans leur classe avec des pairs sourds et participent à des activités de socialisation à la vie scolaire propre à la maternelle telles que l’initiation à la lecture-écriture, les mathématiques et la science. Le tout est enseigné en LSF. Les enfants sourds de la classe signante et leurs pairs non-sourds se rejoignent pendant la pause du midi à la cantine, à la récréation, aux cours de sport et autres activités communes. Parfois, des élèves non-sourds viennent se joindre à la classe signante pour des activités organisées conjointement par des enseignants sourds et non-sourds.

Cette classe bilingue expérimentale a été initialement créée par des parents qui ont convaincu les responsables locaux de l’Éducation nationale « d’autoriser l’existence d’une classe d’enfants sourds qui fonctionnerait de manière autonome dans sa propre salle, tout en participant à tous les aspects de la vie scolaire, soit pendant les pauses, la cantine, etc. Des enfants sourds et entendants ont ainsi été regroupés dans le même environnement » (Brusque 1994, p. 140). Le Ministère de l’Éducation Nationale en France a suivi attentivement les résultats de la classe signante afin de déterminer l’efficacité de cette méthode d’enseignement pour les enfants sourds. Un élément central de leur travail est la présence d’enseignants sourds ou natifs et/ou pratiquant couramment la LSF tout en utilisant le français écrit ainsi que la Langue des Signes Française (LSF) qui reste cependant la première modalité d’enseignement et d’organisation de la vie de classe.

Vanessa Andrieu, notamment, est l’une des premières maîtresses d’école sourdes diplômées en France. Autre fait important et inhabituel : cette classe bilingue est intégrée au sein de l’école maternelle publique locale. Au cours des entretiens avec les informateurs de l’École Sajus, il a été constaté que seuls quatorze programmes fonctionnaient avec la LSF comme langue première en France. Pourtant, la classe de Vanessa et Sophie était la seule classe en LSF à être agréée par l’Éducation Nationale. L’exemple de cette classe est mis en avant de plus en plus comme un modèle de programme pédagogique bilingue. La reconnaissance grandissante de la réussite du programme de l’École est due à la mise en œuvre et au développement d’une pédagogie adaptative innovante répondant en tous points aux critères stricts des programmes d’enseignement de l’éducation nationale. Les enseignants de la classe signante font bien plus que simplement traduire le programme national. Ils adaptent ce dernier ainsi que leurs méthodes d’enseignement et l’organisation de la vie de classe pour être en adéquation avec la dynamique visio-gestuelle propre aux interactions en langue des signes. Les enseignants de la classe signante réfléchissent également avec des collègues non-sourds de l’École Sajus à des moyens permettant d’adapter des espaces hybrides sourds et non-sourds grâce à des projets collectifs au sein de la communauté scolaire entière.

Analyse et résultats de données vidéo

Gestion de la langue hybride et des espaces hybrides d’échange dans la cour de récré

Pourquoi est-il important d’appréhender la classe signante et l’École Sajus en tant qu’espace hybride ? À mon sens, la notion d’hybridité, associée à la langue tout comme à l’idée d’inclusion, permet une compréhension plus fine et moins figée des pratiques langagières dans un contexte multilingue. Je reprends cette dimension de l’hybridité afin de défendre l’idée qu’elle permet, au sein d’espaces d’apprentissage inclusifs, l’identification de contextes d’échange multiples en constante mutation dans lesquels nous évoluons. Dans ce cas précis, mon attention se portera sur un incident qui s’est produit dans la cour de récré impliquant un enseignant sourd, un élève sourd et un élève non-sourd. De mon point de vue, la bonne gestion de ces aléas ordinaires du quotidien est au cœur même de la notion d’inclusion autant pour les enfants sourds que non-sourds.

Pour comprendre le terme « hybride », je me réfère à l’œuvre de Gutierrez et al (1999a, b) dont les recherches sociolinguistiques attirent notre attention sur la façon dont la diversité linguistique dans des environnements pédagogiques et « intrinsèquement hybrides » (p 287). L’hybridité permet une compréhension dynamique des procédés d’apprentissage de la langue et de la socialisation des jeunes apprenants bilingues. Cet éclairage en sociolinguistique est essentiel en matière d’éducation bilingue et d’inclusion. Ces « activités, rôles et méthodes hybrides » peuvent être formatrices tout en se complétant. Le fait que ces pratiques hybrides favorisent une « culture de collaboration » essentielle au fonctionnement équitable des environnements d’apprentissages hétérogènes (Gutierrez et al. 1999a, b) est tout aussi important. À l’École Sajus, l’hybridité se matérialise dans les nombreux milieux d’interaction au sein desquels les apprenants évoluent. Dans la classe signante, adultes et enfants utilisent la LSF au quotidien mais chaque individu a un parcours différent en fonction de l’âge d’acquisition de la LSF et/ou du français (e.g. compétences de compréhension, d’écriture et de lecture), le niveau de langue et le contact avec des parents sourds ou non-sourds, etc. L’hybridité se matérialise également lors de multiples interactions dans la cour de récré, dans les cours de gym ou lors d’activités communes où les élèves sourds et non-sourds, les professeurs et le personnel utilisent le français, la LSF et d’autres nouveaux modes de communication pour interagir.

Au début de cet article, la scène de la cour de récré est un exemple parmi d’autres de la création d’espaces inclusifs pour sourds comme pour non-sourds grâce à l’emploi de la langue hybride. On peut y voir clairement la façon dont Vanessa alterne de manière fluide entre signes et langue vocale dans un échange avec Raina, une enfant sourde et son camarade de classe entendant, Dax, atteste des différentes interactions possibles au sein d’espaces hybrides. Je présenterai la scène de la cour de récré différemment pour les lecteurs peu familiarisés à la langue des signes, grâce à des captures d’écran de moments clés afin de montrer comment fonctionne l’hybridité dans ce cas. 

Zoom sur la scène de la cour de récré

La scène représentée sur l’image 1 montre Raina s’approchant de Vanessa pour se plaindre qu’un garçon l’a tapée. Vanessa et Raina utilisent la LSF pour communiquer entre elles pendant toute la scène. Vanessa emploie le français vocal pour communiquer avec Dax, un élève non-sourd qui a donné une gifle à Raina, et leur demande d’échanger en LSF.

Image 1

Image 1

Vanessa signe avec Raina : « Quel garçon ? Lequel ? »

Les mouvements de la LSF ne sont pas visibles en détails mais cette capture d’écran (image 1) montre bien son utilisation à travers la position du bras droit et de la main de Vanessa (le pouce et l’auriculaire levés et les autres doigts repliés). Raina pointe du doigt le garçon qui l’a tapée. Elle se positionne de manière à avoir Vanessa et le garçon en même temps dans son champ de vision, ce qui est essentiel pour maintenir le contact avec la maîtresse. Durant toute la scène, on remarque que Vanessa et Raina se placent de façon à rester face à face et d’assurer un contact visuel quand besoin est.

Dans la capture d’écran suivante (image 2), on aperçoit Vanessa faire un geste du bras droit vers Dax pour tenter d’attirer son attention. En LSF, comme dans beaucoup d’autres langues des signes du monde, il est coutumier d’agiter la main dans le champ de vision de quelqu’un pour attirer son attention, indiquant ainsi le début d’une conversation. Au même moment, Vanessa vocalise en français, “Hé, Dax !” pour capter son attention. Cependant, Dax ne voit pas ses gestes et ne l’entend pas à cause de tout le brouhaha habituel de la cour de récré : rires, cris ; des voix d’enfants qui parlent tous en même temps.

Suite à cet appel sans réponse, Vanessa parvient à capter l’attention de Dax en lui tapotant l’épaule (voir image 3), un autre geste couramment employé dans les échanges culturels en langue des signes. Sur cette capture d’écran, Dax se rend compte que Vanessa l’appelle et lève la tête vers elle. Grâce à des interactions précédentes avec Vanessa, qui a pris soin d’enseigner, à lui et à ses camarades, les normes de la LSF, Dax a compris que pour communiquer avec Vanessa, qui est sourde, il doit se tenir face à elle. Ceux qui sont habitués à communiquer en langue des signes savent que la norme admise consiste à se positionner de manière à maintenir un contact face à face et une vue dégagée du haut du corps.

Image 2

Image 2

Vanessa vocalise en français avec Dax : « Bonjour Dax ! »

Image 3

Image 3

Vanessa parle à Dax en faisant des gestes : « Eh, viens ici. »

La langue des signes est essentiellement composée d’un ensemble d’expressions faciales, de signes formés par les mains, associés au placement et au mouvement des mains, des bras et du corps dans l’espace.

Dans l’image 4, Vanessa fait un signe à Dax et vocalise : « viens ici ». On observe que Dax, qui a préalablement établi un contact visuel avec Vanessa, le maintient tout au long de leur échange.

Sur ces captures d’écrans successives (image 5), on voit que Vanessa se positionne face à Dax, mais avec le visage incliné vers Raina. Elle fait le signe « gifle » pour vérifier auprès d’elle que c’est bien Dax le garçon qui l’a tapée.

Enfin, sur l’image 6, on voit Vanessa accroupie à côté de Dax et Raina, qui se font face. Vanessa dit à Dax, en français vocalisé : « Tu ne dois pas lui faire mal. Ne recommence pas. Signe-lui que tu es désolé. ». Dax regarde ensuite droit vers Raina, qui l’observe attentivement. Elle saisit son bras, pour lui montrer là où il l’a blessée. Les paumes de ses mains gauche et droite se rejoignent dans un même mouvement pour signer « Je suis désolé ». Il se retourne et court jouer avec son ami, un autre enfant non-sourd, qui porte une casquette rouge à l’envers et a été témoin de toute la scène.

Image 4

Image 4

Vanessa se positionne face à Dax et Raina

Pratiques d’inclusion sociale dans la cour de récréation : analyse du langage hybride.

Pour développer l’idée du caractère ordinaire mais capital de cette simple scène d’utilisation du langage hybride, je m’appuie sur les théories sociolinguistiques qui remettent en cause les prétendues limites que l’on attribue généralement au langage. Ces théories mettent en avant le fait qu’identifier une langue présuppose une opposition avec d’autres modes de communication qui ne seraient pas considérés du langage. Un tel présupposé revient à nier, ou à ne pas en tenir compte, des facteurs idéologiques qui entrent en jeu pour distinguer le langage du non-langage (Irvine and Gal 2000). Par exemple, Jǿrgensen et al. (2001) expliquent comment les conceptualisations et conventions habituellement employées pour identifier les contextes d’utilisation de langues telles que “l’anglais” ou “l’espagnol” sont, en réalité, des constructions idéologiques qui ne reflètent pas fidèlement l’hétérogénéité et la complexité des pratiques communicatives au quotidien. Orellana et al. (2012) indiquent l’existence d’un autre phénomène très important : une tendance à marquer la dichotomie entre maison et école, langue courante et langue savante, style formel et informel, c'est-à-dire d’aborder le langage en termes de délimitations. (p.373). Une conceptualisation hybride des pratiques langagières permet de prendre en compte les multiples outils langagiers que nous utilisons pour entrer en relation avec l’autre.

Ces travaux récents sur le caractère hybride des interactions langagières (e.g Agha 2007 ; Rosa 2015), ont mis en exergue les concepts d’hétéroglossie et de transglossie pour décrire les pratiques langagières de personnes bilingues, en tant que processus complexes, dynamiques et fluides. La vision monoglossique du langage qui prédomine depuis longtemps conçoit le bilinguisme comme un “double monolinguisme” et applique les normes monolingues pour aborder le développement et les pratiques langagiers (Flores et Rosa 2015, p. 153). Une vision fondée sur l’hétéroglossie, en revanche, s’inspire de l’emploi que faisait Bakhtin de ce terme pour décrire non seulement les différentes pratiques langagières mais aussi les différentes forces culturelles qui les sous-tendent (Garcia et Wei 2014). En d’autres termes, Flores et Rosa (2015) expliquent comment l’hétéroglossie permet de cerner « la complexe interaction entre les différentes langues dans des pratiques linguistiques et les relations sociales des personnes multilingues » (Flores et Rosa 2015, p.154). Par ailleurs, la conceptualisation hybride des pratiques langagières hétéroglossiques proposée par Flores et Rosa (2015) s’inspire des travaux de Garcia et de Torres-Guevara (2009) ainsi que de Rymes (2010), portant sur hétérogénéité des pratiques communicatives qui caractérise tout utilisateur d’une langue au sein d’une communauté. Rymes propose la notion de “répertoire communicatif” pour désigner toutes les utilisations individuelles de la langue et de ses applications, ainsi que d’autres modes de communication (gestes, code vestimentaire, posture ou accessoires) pour s’adapter efficacement aux différentes communautés dans lesquelles chacun évolue (Flores et Rosa 2015 citant Rymes, p.528, 2010).

L’échange entre Vanessa, un enfant sourd et un enfant non-sourd, à l’aide de plusieurs langues et modes de communication, met en évidence les procédés d’improvisation et les outils hétérogènes utilisés pour établir la relation et s’adapter à cet espace linguistique et culturel (Wortham 2012). Si Raina initie l’échange en abordant Vanessa, c’est parce qu’elle est son élève en classe LSF et que Vanessa la connaît ; elle sait donc qu’elle pourra communiquer avec elle et espère ainsi redresser le tort que lui a été fait. Vanessa comprend sa préoccupation et répond en utilisant plusieurs modes de communication pour attirer l’attention de Dax, ce qui permet le début d’un échange entre eux trois. Ensuite, elle communique avec Dax en vocalisant. Toutefois, le positionnement de son corps et de son regard indique qu’elle est influencée par ce qu’on pourrait qualifier de « sensibilité sourde ». Tout au long de l’échange, chacun des trois locuteurs se déplace et se positionne de façon à optimiser l’accès aux éléments visuels et physiques de cet acte de communication. Vanessa exige de l’enfant non-sourd qu’il présente des excuses en langue des signes, non en français vocal, et véhicule ainsi le message suivant : non seulement l’enfant sourd est sur le même pied d’égalité, mais les signes sont valorisés en tant que mode de communication accessible aux deux enfants dans ce cas. Il est important de noter que la langue vocale comme la langue des signes mêlent des éléments physiques et gestuels, qui créent conjointement une seule situation hybride dans laquelle aucune des deux langues ne peut se déployer seule, sans l’autre.

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Vanessa dit à Dax en français de s’excuser auprès de Raina en LSF

Image 6

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Dax signe ses excuses auprès de Raina

Dans leur étude de cas ethnographique, Ramsey et Padden (1998), ont observé des apprenants sourds évoluer dans des espaces inclusifs de langue hybride, et soulignent la créativité de ces enfants dans leurs pratiques d’apprentissage hybride au sein d’une classe où la Langue des signes américaine était utilisée comme principal mode d’enseignement. Ils expliquent comment les enfants nés de parents non-sourds, qui, en général se familiarisent plus tard avec la Langue des signes américaine, partagent déjà tous une expérience commune d’avoir été aux prises avec un environnement d’abord familial, ensuite historique et culturel, qui les propulsait dans un monde fragmenté, où les langues vocales prédominaient sur leur première langue. Senghas (2015), en évoquant le contexte difficile dans lequel évoluent les étudiants sourds, à une époque marquée par la scolarité en intégration et l’inclusion, constate que les étudiants sourds se sentent souvent socialement isolés même lorsqu’ils sont physiquement présents dans des classes composées, majoritairement ou totalement, d’étudiants entendants. Ces étudiants sourds sont alors confrontés à des difficultés de communication auxquelles ils n’auraient pas à faire face s’ils étaient scolarisés avec des pairs sourds (p.254). Dès leur plus jeune âge, les enfants sourds doivent composer avec une vie linguistique fragmentée dans laquelle il faut s’inventer les moyens de combler l’énorme fossé de communication qui les sépare du monde qui les entoure, et qu’ils essayent de comprendre en l’absence de toute langue, vocale ou signée.

La présence de l’enfant non-sourd qui observe la scène n’est donc pas un détail anodin, mais révèle également pourquoi l’environnement hybride est important. Comme le rappellent Hayashi et Tobin (2015), il est essentiel de prendre conscience que l’apprentissage au sein d’espaces scolaires s’effectue non seulement entre les acteurs directement concernés, mais implique également les enfants (et les enseignants) qui observent la scène. C’est ce que Hayashi et Tobin nomment “la galerie”. Dans un milieu inclusif, les enfants sourds et non-sourds sont immergés dans des scènes quotidiennes telles que celle-ci, qui leur permettent d’intégrer les multiples caractéristiques vocale, signée, gestuelle et physique des interactions entre sourds et non-sourds. De la même manière, ils découvrent non seulement la possibilité, mais aussi l’intérêt de communiquer au-delà des différences, et bénéficient d’un cadre qui, par sa normalité même, est propice au développement de nouvelles stratégies de communication créatives, spontanées et bien adaptées.

Une étude (2004) réalisée par Long sur l’apprentissage de l’islandais par un enfant américain montre l’importance centrale de la cour de récréation, et d’autres lieux en dehors de la classe qui sont habituellement peu pris en compte, dans l’apprentissage bilingue. Outre l’intérêt de connaître différentes manières de communiquer qui transcendent la différence sourd/non-sourd, je soutiens l’idée qu’assurer aux enfants sourds un accès total aux langues et à la communication permet de poser les bases d’une inclusion véritable. Autrement dit, c’est dans ces échanges ordinaires, lorsque la communication fonctionne et que les enfants ont le sentiment d’être compris et soutenus, leurs préoccupations, leurs souhaits et leurs plaintes entendus et pris en compte, qu’enfants et adultes participent pleinement à une réelle expérience d’inclusion. En d’autres termes, je défends le principe d’une inclusion qui crée les conditions permettant aux enfants d’être membres à part entière d’une communauté bienveillante favorisant l’égalité, la réciprocité et le vivre ensemble.

Enfin, l’exemple de la cour de récré souligne l’importance de la présence d’un adulte sourd signant, comme modèle d’autorité et de compétence, dans la vie des enfants sourds et non-sourds. De par son vécu, l’adulte sourd signant connaît bien les problèmes sociaux de communication, et d’isolement auxquels l’enfant fait face. Ils savent intuitivement, mais ont aussi appris comment aider les enfants sourds à s’inspirer de leurs pairs et des adultes sourds pour pouvoir évoluer dans des espaces hybrides sourds et non-sourds, tout en interagissant sans difficulté avec des pairs et adultes non-sourds. La présence de cette figure d’autorité que représente l’enseignant sourd est un élément tout aussi important dans la création d’une classe et d’une communauté scolaire inclusive pour les enfants non-sourds, qui apprennent ainsi à mieux communiquer avec leur entourage sourd. Dans une telle situation, il devient impossible de marginaliser, ou de ne pas prendre en compte les besoins de la communauté sourde en termes d’accès et de participation. En effet, Dax, un enfant non-sourd, présente ses excuses en signant. Cette scène peut sembler ordinaire puisque enfants et enseignants vivent ce genre d’expériences à l’école quotidiennement dans le monde entier. Or, c’est précisément sa dimension quotidienne qui rend cet échange si important.

Conclusion : langues hybrides et espaces d’inclusion

Hybridité : le rôle primordial de pairs et d’adultes sourds multilingues

La plupart des enfants acquièrent leur(s) première(s) langue(s) grâce à leurs parents. Au fur et à mesure que leur monde s’élargit, les enfants apprennent à s’adapter à une, ou à plusieurs, communautés de langues interconnectées. En revanche, pour les enfants sourds, l’acquisition d’une première langue est particulièrement compliquée car la majeure partie d’entre eux sont nés de parents non-sourds (Snoddon & Underwood 2014 ; Valente and Boldt 2015). La plupart de ceux-ci déclarent être peu armés voire pas du tout, pour aider leur enfant sourd à se frayer un chemin au sein du milieu social, culturels et linguistique complexe qui façonne l’environnement actuel des enfants sourds (Senghas et Monaghan 2002 ; Mitchell et Karchner 2004 ; Valente 2011 ; Valente et Boldt 2015). En France, aux États-Unis, comme dans le reste du monde, la majorité des enfants sourds sont intégrés à des classes traditionnelles. Ils se retrouvent donc à nouveau dans un milieu social dans lequel ils ne partagent aucune expérience avec les autres et sans personne pour les aider à s’adapter. Comme leur mode de perception linguistique et social est essentiellement visuel, il est primordial que la socialisation langagière des apprenants sourds passe par cette modalité visuelle (Cicourel et Boese 1972; Erting 1982/1994; Preisler 1983). Si les apprenants sourds réussissent parfois à comprendre certains fragments de la langue vocale, ils sont essentiellement dépendants d’éléments visuels, ce qui, pour les enfants sourds nés de parents non-sourds, conduit généralement à d’importants retards dans l’acquisition d’une langue première (Meadows-Orlans et al. 2004 ; Grosjean 2010 ; Petitto et al. 2011 ; Lantos 2012). Contrairement aux enfants non-sourds, qui prennent leurs parents comme modèle lors de l’apprentissage de leur première langue, les apprenants sourds doivent sortir du cercle familial et intégrer des écoles pour sourds afin de rentrer en contact avec pairs et adultes qui partagent cette orientation visuelle (par le biais de lecture labiale et/ou de signes). Ces adultes et pairs sourds sont essentiels pour que la socialisation langagière de chaque utilisateur de la langue puisse atteindre son plein potentiel (Ramsey et Padden 1998 ; Erting et Kuntze 2008). Cependant, peu d’enfants sourds se voient offrir cette chance en raison de la politique d’intégration et de la suprématie d’un enseignement axé sur la seule langue vocale.

Leur mode de communication fragmenté face à un monde majoritairement vocal contraint les enfants sourds à improviser et à faire preuve de créativité afin de participer pleinement et d’évoluer au sein d’espaces culturels hétérogènes et linguistiquement hybrides au quotidien. Des études ethnographiques de la socialisation langagière d’apprenants sourds multilingues mettent en avant la résilience et la créativité mobilisées par ces enfants pour se forger des outils et inventer différentes voies de communication et montrent que ce processus d’adaptation à des situations d’interaction hybrides se poursuit tout au long de leur vie (Bagga-Gupta 1999 ; Erting et Kuntze 2008). Les exemples d’utilisations hybrides du langage proposés par ces études révèlent toute l’hétérogénéité des moyens mis en oeuvre par les acteurs pour produire du sens afin de participer pleinement à des situations d’interaction.

Lorsqu’il vient éclairer la scène de la cour de récré, le concept d’hybridité langagière nous permet de mieux comprendre les différentes situations dans lesquelles les enfants sourds et non-sourds exploitent leurs compétences sociales afin d’échanger, profitant de la présence de l’enseignant pour obtenir satisfaction et utilisant tous les moyens dont ils disposent pour intervenir en tant qu’acteurs sociaux compétents, occupant tour à tour les positions de dominance, d’appartenance, d’inclusion et d’exclusion qui constituent leur vie quotidienne. Il est important de noter que, même si le rôle central que joue la socialisation langagière en LSF dans l’éducation des jeunes enfants sourds est reconnu, le programme pédagogique de la classe signante est néanmoins hybride et ne privilégie ni le programme national français ni l’enseignement de la LSF et de la culture sourde, mais considère les deux objectifs comme des enjeux majeurs. Tout aussi importante est la présence de la classe signante au sein d’une école majoritairement non-sourde car elle permet des situations d’hybridité au fil de la journée, lorsque les enfants fréquentent des enfants non-sourds dans des espaces sourds et non-sourds.

Ma définition de l’hybridité dans cet article renvoie à la capacité à gérer efficacement les différentes situations sociales rencontrées et à participer pleinement à la vie de la communauté sur un pied d’égalité. Les besoins des enfants sourds nous poussent à repenser la signification de l’inclusion et de l’exclusion. Ici, il ne s’agit pas de cette forme d’inclusion qui consiste à rassembler les gens sans leur donner le moyen d’interagir. L’inclusion est plutôt un verbe qu’un nom (Valente 2016). Elle survient au cours d’événements ordinaires de la vie quotidienne à l’école. La classe signante et l’École Sajus nous incitent à reconsidérer le potentiel des espaces hybrides et inclusifs pour favoriser une pleine participation de tous les enfants. La présence d’une classe bilingue sourde dans une école publique majoritairement non-sourde optimise le potentiel d’espaces hybrides et par conséquent, maximise les opportunités d’apprendre ce qu’est l’inclusion. Ce qui est primordial, c’est qu’enfants et adultes, sourds et non-sourds, interagissent au cours de milliers de petits échanges quotidiens qui, certes, peuvent sembler insignifiants, mais qui sont essentiels dans la lutte contre l’exclusion, pour tous les acteurs concernés.

Dans un tel espace hybride et inclusif, il ne revient pas à la personne sourde de porter seule sa charge car celle-ci est partagée avec le groupe et avec la communauté non-sourde plus large.

Remerciements : Cette étude a été financée par The Spencer Foundation sous la référence 201100044. L’auteur remercie Gail Boldt pour ses retours critiques et réfléchis tout au long de l’élaboration de cet article.

Respect des normes éthiques : Toutes les procédures réalisées dans les études impliquant des participants humains respectent les normes éthiques du comité institutionnel et/ou national de recherche et la déclaration de 1964 d’Helsinki et ses éventuelles modifications futures ou normes éthiques similaires.

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Joseph Michael Valente, « Repenser l’inclusion au quotidien : l’expérience de la classe maternelle bilingue LSF-français à l’École Gabriel Sajus », La main de Thôt [En ligne], 5 | 2017, mis en ligne le 20 janvier 2024, consulté le 23 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/696

Auteur

Joseph Michael Valente

Pennsylvania State University, 169 Chambers Building, University Park, PA 16802, USA

jvalente@psu.edu

jvalente@psu.edu

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Traducteurs

Julia Biondi

Etudiante en Master 2 au CeTIM - Toulouse Jean Jaurès

Morgane Sépot

Etudiante en Master 2 au CeTIM – Toulouse Jean Jaurès