Portrait de traducteur

La dramaturge Rebekka Kricheldorf rend hommage à Frank Heibert, Hinrich Schmidt-Henkel et Thomas Weiler

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Avertissement

La dramaturge allemande Rebekka Kricheldorf a prononcé, le 13 juin 2017, le discours de remise des prestigieux Prix Straelen de Traduction, que décerne tous les ans la Fondation NRW (Rhénanie du Nord-Westphalie) pour l’Art, en association avec le Collège européen des Traducteurs de Straelen. Des extraits de son texte ont paru au second semestre 2017 dans la revue Übersetzen (Traduire). C’est là que je les ai découverts avant d’en consulter la version intégrale, traduite ci-après, sur le site du Collège européen des Traducteurs.

Sont mis à l’honneur dans ce texte un couple de traducteurs fameux, Frank Heibert et Hinrich Schmidt-Henkel, ainsi que Thomas Weiler : les premiers sont les lauréats du grand prix 2017 non seulement pour leur retraduction en allemand des Exercices de style du Français Raymond Queneau mais aussi pour l’ensemble de leurs œuvres qu’entend couronner cette distinction ; à Thomas Weiler revient le prix espoir pour sa traduction allemande de Paranoia, le roman de l’auteur biélorusse Viktor Martinowitsch.

Rebekka Kricheldorf salue le rôle capital de ces passeurs sur le ton enlevé qu’on lui connaît, en jouant avec les codes de la fiction et du théâtre. Le propos, lui, demeure sérieux, car il en va du « destin des livres ». Sans jargon, mais avec une parfaite connaissance des enjeux, étant elle-même traduite dans plusieurs langues, elle évoque les problématiques de la traduction et de la retraduction, « de l’authentique et de l’originel », de ces écrans que les canons d’une époque peuvent dresser, de manière régressive, entre un texte et son public.

Dans « Retraduire »1, son propos décousu en forme d’aphorismes, Jean-Pierre Lefebvre postule, avec des formulations délibérément polysémiques et drôles, que sont canoniques les œuvres qui se retraduisent, que les grandes œuvres finissent par imposer d’elles-mêmes à leur nouveau public la nécessité d’une nouvelle traduction. S’agissant d’œuvres en avance sur leur temps,InfiniteJest, le roman culte qu’a publié David Foster Wallace en 1996,aura attendu plus de dix ans d’être traduit en allemand, et presque vingt pour l’être en français2 ? Si on accepte l’augure qu’il ne connaîtra « qu’une seule traduction par langue », faut-il y voir la conséquence de « sa géniale monstruosité » ou celle du talent de son traducteur Ulrich Blumenbach ?

Pour Rebekka Kricheldorf, « dépoussiérer la langue » ou oser la retraduction ne s’entend pas au sens de traductions qui ne viseraient qu’à moderniser les œuvres, à en rendre la lecture plus fluide ou aisée aux dépens de la justesse. L’éternel enjeu est bien celui de la « fidélité » au texte d’origine, dont cette auteure aussi relève la nature amoureuse, voire érotique : il s’agit d’accepter l’œuvre étrangère « dans toutes ses contradictions et tortuosités », de la « serrer contre sa poitrine », de la « faire sienne » – d’étreindre l’Autre, dit Jean-Pierre Lefebvre –, mais avec audace, pour trouver le bon rythme et en favoriser la jouissance.

Le choix de ce texte s’est imposé de lui-même en raison de sa justesse mêlée d’humour et de réelle tendresse pour les artistes traducteurs, leur sens du service et du dialogue. Sans oublier, bien sûr, l’habileté et la beauté d’écriture de Rebekka Kricheldorf. La traduction de son éloge des traducteurs est aussi pour moi l’occasion de livrer ci-dessous quelques éléments de connaissance des structures allemandes en lien avec la traduction et ses représentants.
H. Inderwildi, septembre 2018

Protagonistes

Frank Heibert est né en 1960 à Essen. Après des études de lettres (allemand, langues romanes) et de musicologie à l’Université libre de Berlin, deux années à Rome (1981-82) et Paris (1987-88), il fonde en 1990, avec un autre traducteur, Thomas Brovot, la maison d’édition zebraliteraturverlag qu’ils dirigent jusqu’en 1995. En 1993, Frank Heibert publie, aux éditions Gunter Narr, la thèse qu’il a consacrée au jeu de mot et sa traduction à l’exemple de sept versions duUlysse de Joyce.Traducteur de l’anglais, du français, de l’italien et du portugais depuis 1983, il est aussi critique littéraire, entre autres pour le FrankfurterRundschau et le Frankfurter Allgemeine Zeitung, romancier et artiste de jazz. Il dirige des ateliers de traduction, donne des cours et des conférences en lien avec la littérature et la traduction littéraire. En 2015-2016, il est professeur invité à l’Université libre de Berlin, où il occupe la chaire August Wilhelm von Schlegel de poétique de la traduction. Sans compter une dizaine d’ouvrages spécialisés, il a traduit environ 85 romans et nouvelles, de même qu’une centaine de pièces de théâtre, des auteurs aussi divers que Don de Lillo, Richard Ford, William Faulkner, George Saunders, Jorge de Sena, Alfred Jarry, Boris Vian, Raymond Queneau, Marie Darrieussecq et Yasmina Reza. Son œuvre de traducteur lui a valu de nombreux prix : outre le Prix Straelen, le Prix Helmut M. Braem, attribué tous les deux ans par le Cercle des amis des traducteurs littéraires lors de l’assemblée annuelle des traducteurs littéraires allemands à Wolfenbüttel.

Hinrich Schmidt-Henkel vient au monde à Berlin en 1959. Il étudie les lettres (allemand, langues romanes) à l’Université de la Sarre en vue de devenir enseignant mais, une fois son cursus terminé en 1988, il s’engage dans un projet pilote en lien avec le système de santé. Traducteur littéraire du français, du norvégien, de l’italien et du danois vers l’allemand, dès 1987, il est aussi, entre 1991 et 1993, le conseiller personnel puis le chargé de presse de Christina Weiss, sénatrice déléguée à la Culture du land de Hambourg. Depuis 1996, il est traducteur indépendant à Berlin. En France, on le connaît notamment pour sa présence dans l’émission Karambolage de la chaîne Arte, où il propose d’élucider sur le mode ludique le sens et l’origine de certains mots ou expressions. Médiatique, Hinrich Schmidt-Henkel donne aussi des conférences, il anime des manifestations littéraires et de nombreux ateliers de traduction. De septembre 2008 à mars 2017, il préside l’Association des Traducteurs littéraires et scientifiques de langue allemande et il représente la branche Traduction de l’Association des Auteurs au sein du syndicat des services Ver.di. Il demeure aujourd’hui membre du LCB (LiterarischesColloqium Berlin) et président du Deutsch-Deutscher Kammerchor, entre autres. Avec plus de 230 ouvrages traduits dans les domaines de la fiction, du théâtre, de la poésie, de la littérature jeunesse et des arts, Hinrich Schmidt-Henkel est un traducteur d’une grande prodigalité, à qui l’on doit, en territoire germanophone, les découvertes de Jon Fosse, Arne Lygre, LoeErlend, Tomas Espedal, Massimo Carlotto, Hervé Guibert, Jean Echenoz, Michel Houellebecq, Yasmina Reza, Philippe Delerm… Il a également retraduit le théâtre d’Ibsen. Ont été particulièrement louées par la critique, et récompensées par des prix, ses retraductions de Voyage au bout de la nuitet de Jacques le fataliste, ainsi que celle des Exercices de style qu’il a réalisée avec son compagnon Frank Heibert.

Thomas Weiler est né en Forêt noire un jour de 1978. Après avoir passé un an et demi à Minsk dans le cadre d’un service civique volontaire auprès de personnes handicapées, il fait des études de traduction (polonais, russe) à Leipzig, Berlin et Saint-Pétersbourg. Il est traducteur littéraire indépendant depuis 2007 et s’attache plus particulièrement à la diffusion des textes biélorusses auxquels il a étendu ses compétences. Littérature jeunesse, romans et poésie constituent l’essentiel de ses traductions dont la liste comporte déjà plus d’une vingtaine d’œuvres. Thomas Weiler livre également de nombreuses contributions à des portails web et des revues, par exemple Sinn undForm, LiteraturundKritik et Akzente. Il coordonne, avec deux autres traductrices, les manifestations de la Foire du livre de Leipzig en lien avec la traduction.À la question de savoir s’il réussit à vivre de ses activités de traducteur, il répond en paraphrasant Svetlana Geier qu’il ne pourrait pas vivre sans. « Ça ne rapporte pas grand-chose, mais ajouté au revenu régulier de ma femme, on arrive à nourrir nos deux petites filles. »

Rebekka Kricheldorf voit le jour en 1974 à Fribourg en Brisgau. Après sa scolarité dans une école Waldorf, elle entame des études de Lettres à l’Université Humboldt de Berlin puis intègre en 1998 la formation d’écriture scénique de l’Académie des Arts. Son talent lui vaut d’être invitée à l’Atelier des Dramaturges de Göttingen, puis d’obtenir une bourse au château de Wiepersdorf, dès avant la fin de son cursus en 2002. Elle est ensuite auteure en résidence au Nationaltheater de Mannheim (2004), assistante à la dramaturgie, auteure en résidence et membre de la direction artistique du théâtre d’Iéna (2009-2011). De nombreuses scènes lui commandent régulièrement des textes, notamment le Staatstheater de Kassel et le Deutsches Theater de Berlin. Elle est aujourd’hui l’auteure de plus d’une trentaine de pièces qui revisitent les classiques ou s’approprient le matériau des contes et des mythes pour renouveler la veine satirique allemande. Son théâtre a été récompensé à plusieurs reprises et Rebekka Kricheldorf nominée trois fois (dont deux années de suite) pour le Prix du Théâtre de Müllheim, en 2005, 2014 et 2015, avec La ballade du tueur de conifères, Extase et quotidien puis Homo Empathicus. Ses œuvres sont montées dans de nombreux grands théâtres de l’aire germanophone. En France, après la publication dans « nouvelles scènes • allemand » en 2006 de Die Ballade des Nadelbaumkillers/La ballade du tueur de conifères, traduite par Emmanuel Béhague, ont paru, en 2015, aux éditions Actes Sud Papiers, un volume contenant la pièce Villa Dolorosa inspirée des Trois Sœurs de Tchékov, traduite par Leyla-Claire Rabih et Frank Weigand, suivie d’Extase et quotidien, dans une traduction de Mathieu Bertholet, à qui l’on doit aussi la version française de Princesse Nicolette dès 2003. En 2017, Leyla-Claire Rabih signe la traduction d’Aggrosan Forte que Michel Didym intègre à l’ouvrage Confessions, divans et examen/Beichten, die Couch undPrüfung. Mais c’est la pièce Mademoiselle Agnès, réécriture du Misanthrope de Molière, invitée à La Mousson d’été 2017 puis relayée par une lecture radiophonique sur France Culture, qui assure la consécration de la dramaturge, dont la Maison Antoine Vitez elle aussi soutient résolument la diffusion en France. Le « minidrame » écrit à l’occasion du Mondial de football 2006, Liebesdienst/Sexe Service paraîtra fin 2018 dans la traduction de Catherine Mazellier-Lajarrige au sein d’un recueil « nouvelles scènes » hors-collection dédié au ballon rond. Rebekka Kricheldorf y donne la parole à quatre prostituées étrangères venues épauler les travailleuses du sexe déjà sur place, afin de satisfaire la demande des supporters qui affluent. La dramaturge épingle ainsi, dans des dialogues pétris d’esprit et de drôlerie forte, l’obscénité marchande, les travers bureaucratiques et le complexe de nationalité des Allemands.

Lieux de l’action

Europäisches Übersetzer-Kollegium (Nordrhein-Westfalen in Straelen e. V.), le Collège européen des Traducteurs de Straelen en Rhénanie du Nord-Westphalie se situe non loin de la frontière entre l’Allemagne et les Pays-Bas, entre Duisbourg, Dusseldorf, Mönchen-Gladbach d’une part et Roermond, Eindhoven et Nimègue d’autre part. Fondé le 10 janvier 1978, notamment par Elmar Tophoven (traducteur de Beckett) qui devint le premier président de l’Association du Collège, son modèle a inspiré en France le Collège international des traducteurs en Arles. Il accueille, dans ses cinq maisons (soit 30 logements, une vaste bibliothèque de plus 120 000 volumes et autres salles de travail), des traductrices et traducteurs de différentes langues, des workshops, des conférences… La présence à Straelen de représentant.e.s des langues sources et langues cibles facilite la tâche aux traducteurs et garantit la qualité de leurs travaux. Les Prix Straelen de Traduction sont parrainés par la Kunststiftung NRW (Fondation pour l’Art du land de Rhénanie du Nord-Westphalie) et existent depuis 2001. Ils comptent parmi les mieux dotés en Europe : 25 000 € pour le grand prix, 5 000 € pour le prix espoir. Décernés par des jurys internationaux, ils distinguent des traductions en langues chaque année différentes : le Prix Straelen2018 a été attribué à la traductrice britannique Katy Derbyshire pour ses traductions de l’allemand vers l’anglais.
euk-straelen.de/

D’abord sous le titre Der Übersetzer (Le Traducteur), la revue semestrielle Übersetzen (Traduire) paraît depuis 1965 à l’initiative des fondateurs du Collège européen des Traducteurs. C’est l’organe de presse du VdÜ (VerbanddeutschsprachigerÜbersetzerliterarischerundwissenschaftlicherWerke), l’Association des Traducteurs littéraires et scientifiques de langue allemande. La revue porte sur des problèmes théoriques et pratiques relatifs à la traduction, envisagée à la fois comme métier et comme art, et dans ses diverses évolutions. Elle traite également de l’actualité des traducteurs, en proposant des portraits, des hommages et recensions, en répertoriant les possibilités de formations et les échanges qui se mettent en place, entre autres choses : Übersetzen compose un ensemble éclectique et riche. Depuis l’automne 2016, la revue dispose d’un site web qui tient lieu d’archives et où paraissent en version intégrale certaines contributions dont le format est inapproprié à la publication papier. On trouve parmi elles la laudatio de RebbekaKricheldorf.
zsue.de/zeitschrift/
www.literaturuebersetzer.de

Je remercie l’auteure Rebekka Kricheldorf pour la générosité de ses réponses et Regina Peeter du Collège européen des Traducteurs pour son aimable soutien.

Note de fin

1 Jean-Pierre Lefebvre, « Retraduire », Traduire, 218 | 2008, 7-13.

2 Unendlicher Spaß, la version allemande de Infinite Jest paraît en 2009 chez l’éditeur Kiepenheuer & Witsch de Cologne, dans une traduction d’Ulrich Blumenbach. La version française qu’on doit au traducteur Francis Kerline paraît en 2015 aux éditions de L’Olivier. Ulrich Blumenbach dit avoir mis six ans pour venir à bout de la traduction, Francis Kerline deux et il ajoute que cette traduction a failli le rendre fou.

Citer cet article

Référence électronique

Hilda Inderwildi, « Portrait de traducteur », La main de Thôt [En ligne], 6 | 2018, mis en ligne le 11 février 2019, consulté le 16 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/719

Auteur

Hilda Inderwildi

Université Toulouse Jean Jaurès
Maître de conférences

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