Les Poètes de 27. Anthologie bilingue, Juan Carlos Baeza Soto et Emmanuel Le Vagueresse (dir.), Épure, Université de Reims, 2019, 405 p.

Index

Rubriques

Recensions

Texte

Les Editions et Presses Universitaires de Reims – Épure – offrent aux amateurs de la littérature espagnole une très belle anthologie bilingue consacrée aux « Poètes de 27 » et dédiée à Mme le professeur Marie-Claire Zimmermann, qui a tant œuvré pour diffuser la poésie castillane et catalane en France. Reprenant la formule générationnelle de « 1927 » pour mieux s’en écarter, les directeurs de cette publication, Juan Carlos Baeza Soto et Emmanuel Le Vagueresse, ont conçu un ouvrage de très belle facture, qui rivalise avec d’autres formats commerciaux, et dont les longues pages, aérées et à la police douce, invitent le lecteur à une promenade rafraichissante.

Rafraichissante car les poèmes des onze auteurs convoqués dans l’anthologie sont revisités par onze traductrices et traducteurs qui communiquent le plaisir des textes et de la traduction. La liberté qui a présidé au projet traductif de cet ouvrage est sensible : chacun des spécialistes – quasiment toutes et tous universitaires – a été invité par les deux instigateurs du projet à sélectionner librement les poèmes et, phénomène qu’il faut souligner, à les traduire tout aussi librement. Le résultat en est une anthologie qui met doublement à l’honneur la singularité des voix qui le composent : celles de poètes encore trop souvent indifférenciés sous l’étiquette agglomérante transmise par Dámaso Alonso lorsqu’il décida d’identifier un groupe hétérogène sous le nom de « Generación del 27 », et celles des traductrices et traducteurs qui se sont prêtés à ce jeu si sérieux qu’est la traduction poétique.

Merci alors à Juan Carlos Baeza Soto, Jocelyne Aubé Bourligueux, Laurence Breysse-Chanet, Jeanne-Monique Carrière, Catherine Flepp, Bernadette Hidalgo Bachs, Anne Lacroix, Daniel Lecler, Emmanuel Le Vagueresse, Nuria Rodríguez Lázaro, Claudie Terrasson. Grâce à vous, le lecteur francophone peut lire et relire des textes – certaines traductions sont des retraductions, mais la plupart offrent l’avantage indéniable de présenter des inédits en français – qui enrichiront son patrimoine littéraire et son expérience poétique. Une bibliographie essentielle, par auteur, lui permettra ensuite de poursuivre sa lecture et d’approfondir ses connaissances.

L’introduction de l’ouvrage, sous la plume de Juan Carlos Bazea Soto, indique par son titre – « Une forme réelle d’éternité » – combien était forte l’envie de prolonger l’existence des voix poétiques de cette promotion littéraire si prodigue et prodigieuse. Creuset d’expériences novatrices filtrant d’abord les approches avant-gardistes des années 20 puis découvrant la force de la poésie engagée dans une histoire espagnole et européenne marquée par les conflits civils et internationaux, l’expérience poétique des poètes est ici mise en valeur par une traversée textuelle doublée d’une présentation de chacun des auteurs par son médiateur. Un texte-cadre fournit les éléments biographiques nécessaires à la compréhension contextualisée des poèmes, judicieusement éclairés par de nombreuses remarques esthétiques guidant le lecteur. L’accès aux textes est ensuite direct, sans notes de bas de page, sans interventions du spécialiste-traducteur, ce qui renforce l’autonomie du lecteur face aux poèmes en espagnol et à leur traduction en français.

Libre à lui de se promener alors dans l’ouvrage et d’y rencontrer la surprise : la capacité d’invention et de métaphorisation de ces poètes n’a d’égale que leur pénétrante appropriation des formes de la tradition au service de voix dont la singularité fait résonner les cris audacieux. D’aucuns pourraient regretter l’absence d’une table des matières plus précise référençant les poèmes et les titres des ouvrages auxquels ils appartiennent, ainsi qu’une datation des textes. On peut également voir dans ce parti-pris éditorial la volonté de créer un espace de vagabondage délié du contexte. Prime alors le dialogue entre texte original et texte traduit, dans un bel équilibre entre les auteurs. Si Fernando Villalón, dont la présence est justifiée par son rôle précurseur et éditorial, n’est évoqué qu’au travers de 8 poèmes, l’arbitrage des responsables du volume a su donner la même place à chacun des dix autres poètes, même si le nombre de poèmes traduits diffère légèrement : Pedro Salinas (14), Jorge Guillén (15), Gerardo Diego (13), Vicente Aleixandre (13), Federico García Lorca (18), Dámaso Alonso (15), Emilio Prados (17), Luis Cernuda (15), Rafael Alberti (10), Manuel Altolaguirre (20).

Cette anthologie propose un double hommage : le premier honore l’esprit de découverte et d’aventure qui fut celui de ces poètes, unis par leur visée rénovatrice de la langue et de la forme poétique ; tandis que le second porte sur la traduction de la poésie espagnole en français. On songe alors à la cohorte de traductrices, traducteurs et hispanistes précurseurs qui ont su faire entendre la voix des auteurs espagnols dans la littérature en français qui, par là, s’est vue modifiée. Malheureusement, le champ éditorial français manque encore trop d’incursions dans la poésie espagnole, d’incursions accessibles au plus grand nombre et capables de diversifier l’approche des grandes figures de la littérature espagnole tout en faisant découvrir à l’étudiant et à l’amateur des textes ignorés ou inaperçus jusqu’à présent. En ce qui concerne les poètes de 1927, seule paraissait en 2017 une anthologie assez confidentielle, Los caminos del alma, memoria viva de los poetas del 27 ; Les chemins de l'âme, mémoire vive des poètes de la génération de 27, conçue et traduite par Jeanne Marie pour la collection Passerelles des éditions Paradigme à Orléans. Elle proposait alors pour la première fois des textes traduits de dix-sept poètes espagnols : Pedro Salinas, Jorge Guillén, José Bergamín, Gerardo Diego, Federico García Lorca, Juan José Domenchina, Vicente Aleixandre, Concha Méndez, Rosa Chacel, Dámaso Alonso, Emilio Prados, Luis Cernuda, Rafael Alberti, Manuel Altolaguirre, Ernestina de Champourcín, Carmen Conde, Josefina de la Torre. L’on ne peut que se réjouir de voir cette initiative aujourd’hui prolongée et complétée, dans un dialogue revigorant, par Les Poètes de 27. Comme l’a montré la collaboration entre les responsables des deux anthologies, l’espace de la traduction est suffisant ample pour accueillir plusieurs propositions coexistantes, et non concurrentes. L’existence de la variation comme inhérente à la traduction poétique et à sa reprise dans la retraduction est réaffirmée. C’est cette variété, qui enrichit le patrimoine littéraire national et les médiations entre les langues-cultures, que le lecteur aimerait trouver plus aisément, plus largement, sur les tables de ses librairies favorites.

Afin de respecter l’esprit de l’ouvrage, selon lequel la lecture remplace le commentaire, je vous invite à lire quelques vers, dont la reproduction est ici possible grâce à l’accord de Juan Carlos Baeza Soto et Emmanuel Le Vagueresse. Je les remercie, ainsi que leur traductrice ou traducteur car, ne l’oublions pas : #Lestraducteursexistent. Je doublerai cette invitation d’une autre : puissent les chercheurs spécialistes de traduction s’intéresser aux pratiques de recréation et aux marques sensibles de la subjectivité de chacun des interprètes des dix poètes évoqués dans l’ouvrage.

JORGE GUILLÉN

Muerte de unos zapatos

¡Se me mueren! Han vivido
con fidelidad: cristianos
servidores que se honran
y disfrutan ayudando,

Complaciendo a su señor,
un caminante cansado,
a punto de preferir
la quietud de pies y ánimo.

Saben estas suelas. Saben
de andaduras palmo a palmo,
de intemperies descarriadas
entre barros y guijarros.

Languidece en este cuero
triste su matiz, antaño
con sencillez el primor
de algún día engalanado.

Todo me anuncia una ruina
que se me escapa. Quebranto
mortal corroe el decoro.
Huyen. ¡Espectros-zapatos!

Mort d’une paire de chaussures

Elles se meurent ! Elles ont vécu
fidèlement : en chrétiennes
très dévouées qui s’honorent
et jouissent lorsqu’elles aident,
et complaisent à leur maître,
un marcheur bien fatigué,
sur le point de préférer
la paix des pieds et de l’âme.

Elles en ont vu, ces semelles,
des marches laborieuses,
du mauvais temps qui conduit
dans la boue et les cailloux.

Le charme d’une journée
passée et magnifiée
se languit là, dans ce cuir
défraichi, tout simplement.

Tout m’annonce une ruine
qui m’échappe. Délabrement
fatal, offense à la décence.

Elles fuient. Chaussures-spectres !

Traduction de Daniel Lecler

*

GERARDO DIEGO

En mitad de un verso

Murió en mitad de un verso,
cantándolo, floreciéndole,
y quedó el verso abierto, disponible
para la eternidad,
mecido por la brisa,
la brisa que jamás concluye,
verso sin terminar, poeta eterno.

Quién muriera así
al aire de una sílaba.
Y al conocer esa muerte de poeta,
recordé otra de mis oraciones.
« Quiero vivir, morir, siempre cantando
y no quiero saber por qué ni cuándo. »
Sí, en el seno del verso,
que le concluya y me concluya Dios.

Au milieu d’un vers

Il mourut au milieu d’un vers,
alors qu’il le chantait, le faisait fleurir,
et le vers resta ouvert, disponible
pour l’éternité,
bercé par la brise,
la brise qui jamais ne prend fin,
vers non achevé, poète éternel.

Ah, si je pouvais mourir ainsi
au son d’une syllabe.
et quand j’ai appris cette mort de poète,
je me suis rappelé une autre de mes prières.
« Je veux vivre, mourir, en chantant toujours
et ne veux savoir ni pourquoi ni comment. »
oui, au milieu du vers,
que Dieu le mène et me mène à terme.

Traduction d’Anne Lacroix

*

DAMASO ÁLONSO

Insomnio

Madrid es una ciudad de más de un millón de cadáveres (según las últimas estadísticas).
A veces en la noche yo me revuelvo y me incorporo en este nicho en el que hace 45 años que me pudro,
y paso largas horas oyendo gemir al huracán, o ladrar los perros, o fluir blandamente la luz de la luna.
Y paso largas horas gimiendo como el huracán, ladrando como un perro enfurecido, fluyendo como la leche de la ubre caliente de una gran vaca amarilla.
Y paso largas horas preguntándole a Dios, preguntándole por qué se pudre lentamente mi alma,
por qué se pudren más de un millón de cadáveres en esta ciudad de Madrid,
por qué mil millones de cadáveres se pudren lentamente en el mundo.
Dime, ¿qué huerto quieres abonar con nuestra podredumbre?
¿Temes que se te sequen los grandes rosales del día, las tristes azucenas letales de tus noches?

Insomnie

Madrid est une ville de plus d’un million de cadavres (selon les dernières statistiques).
Parfois la nuit moi je me retourne et je me redresse dans cette niche où cela fait 45 ans que je pourris,
et je passe de longues heures à entendre gémir l’ouragan, ou aboyer les chiens, ou s’écouler mollement la lumière de la lune.
Et je passe de longues heures à gémir comme l’ouragan, à aboyer comme un chien en furie, m’écoulant comme le lait du pis tout chaud d’une grande vache jaune.
Et je passe de longues heures à demander à Dieu, à lui demander pourquoi pourrit lentement mon âme,
pourquoi pourrissent plus d’un million de cadavres dans cette ville de Madrid,
pourquoi un milliard de cadavres pourrissent lentement dans le monde.
Dis-moi, quel jardin veux-tu fertiliser avec notre pourriture ?
Crains-tu que se dessèchent tes grands rosiers du jour, les tristes lys fatals de tes nuits ?

Traduction d’Emmanuel Le Vagueresse

*

EMILIO PRADOS

Cerré mi puerta al mundo…

Cerré mi puerta al mundo;
se me perdió la carne por el sueño...
Me quedé, interno, mágico, invisible,
desnudo como un ciego.

Lleno hasta el mismo borde de los ojos,
me iluminé por dentro.

Trémulo, transparente,
me quedé sobre el viento,
igual que un vaso limpio
de agua pura,
como un ángel de vidrio
en un espejo.

J’ai fermé ma porte au monde…

J’ai fermé ma porte au monde ;
ma chair s’est égarée dans le rêve…
Je suis resté, à l’intérieur, magique, invisible,
nu comme un aveugle.

Envahi jusqu’au bord même de mes yeux,
je me suis illuminé de l’intérieur.

Tremblant et transparent,
je me suis posé sur le vent,
tel un verre propre
d’eau pure,
comme un ange de verre
dans un miroir.

Traduction de Juan Carlos Baeza Soto

*

MANUEL ALTOLAGUIRRE

Llanto errante

Dormido sentí mi llanto
separarse de mi cuerpo,
subir hasta tu sonrisa,
alejarse por el sueño.
Un llanto errante, sin ojos,
para el dolor, mientras duermo.

Y tu sonrisa, su nube,
blanca, perdida, en el cielo.

Pleurs errants

Tandis que je dormais mes pleurs
Se sont séparés de mon corps,
Ils sont montés vers ton sourire,
Se sont éloignés dans mon rêve,
Juste pour la douleur, quand je dors.

Et ton sourire, leur nuage,
Très blanc, perdu, dans le ciel.

Traduction de Laurence Breysse-Chanet

Citer cet article

Référence électronique

Carole Fillière, « Les Poètes de 27. Anthologie bilingue, Juan Carlos Baeza Soto et Emmanuel Le Vagueresse (dir.), Épure, Université de Reims, 2019, 405 p. », La main de Thôt [En ligne], 8 | 2020, mis en ligne le 14 septembre 2023, consulté le 24 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/862

Auteur

Carole Fillière

Articles du même auteur