Recension. Irène Cagneau, Sylvie Grimm-Hamen, Marc Lacheny (dir.), Les traducteurs, passeurs culturels entre la France et l’Autriche, Frank & Timme, Berlin, 2020

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La collection Forum: Österreich1 s’enrichit cette année d’un ouvrage ambitieux, fruit d’un colloque organisé en octobre 2018 à l’Université de Lorraine, abordant les transferts culturels franco-autrichiens sous l’angle de la traduction. Si les travaux sur la question ne datent pas d’hier, il n’existait jusqu’à présent qu’un seul livre comparable en français (DARAN, 2020), portant notamment sur la perception spécifique de la littérature autrichienne dans ses traductions et sur la part normative de ce processus de réception en France. Envisageant ce phénomène dans les deux sens, le volume dirigé par Irène Cagneau, Sylvie Grimm-Hamen et Marc Lacheny est un apport nécessaire à un champ des études germaniques encore insuffisamment arpenté, d’autant que nombre d’investigations tendent à privilégier l’interface franco-allemande.

Fort de treize contributions couvrant une vaste période allant de la seconde moitié du XVIIIe siècle à l’époque contemporaine, et des domaines aussi variés que le théâtre, l’opérette, la poésie, le roman, la littérature jeunesse ou la psychanalyse, ce volume se donne pour mission de replacer les traductrices et traducteurs au cœur des études interculturelles et de faire reconnaître la traduction comme « une dimension essentielle de l’acte littéraire » (8). Cette démarche se justifie tant par le constat d’une marginalité persistante du texte traduit en sciences humaines que par la nécessité d’interroger, dans toute leur diversité, le statut et les pratiques des agents à travers les champs et époques considérés, par-delà les écueils d’une pensée tributaire d’alternatives convenues. Trois chapitres articulent la réflexion, des « Portraits de traducteurs » aux « Approches, stratégies et choix traductologiques », en passant par les « Questions de réception », de loin la partie la plus conséquente de l’ouvrage.

Constituant l’un des nombreux points forts de cette entreprise collective, sa richesse thématique est telle qu’il serait impossible d’accorder ici à chaque contribution la place qu’elle mérite. Plusieurs lignes de force se dessinent cependant au fil de la lecture, au nombre desquelles figure la position souvent contradictoire des agents de traduction, en écho au « triple bind » auctorial, éditorial et lectoral évoqué en introduction du livre. C’est ce qui ressort de la communication de Norbert Bachleitner sur les traductions de comédies (françaises) par Joseph Laudes dans la Vienne des années 1760-1770, caractérisée par une mutation sociologique du public et donc de la demande. Comme un miroir de la condition spécifique des autrices, la question du genre vient apporter une épaisseur supplémentaire à l’analyse de ces contraintes, notamment dans la contribution de Sylvie Le Moël qui donne à voir la « quête de légitimité » (92) d’Isabelle de Montolieu et d’Élise Voïart, traductrices de Caroline Pichler dans le premier tiers du XIXe siècle, où l’effort de restitution des particularités du texte premier le dispute à son altération volontaire, motivée par des principes tour à tour esthétiques et moraux. Altération pouvant devenir occultation ou dévoiement, à l’instar des œuvres de Leopold von Sacher-Masoch dont Irène Cagneau trace la réception sinueuse, depuis le premier « réseau d’importation » académique et littéraire (WILFERT 2002 : 34) jusqu’à la censure et l’exploitation commerciale des textes, réduits à leur dimension érotique. La part belle est également faite à la fonction co-créatrice des traducteurs et traductrices, coextensive au rôle fondamental qu’ils et elles peuvent être amené·e·s à jouer dans la diffusion et la réception des œuvres. Wolfgang Pöckl souligne ainsi l’influence qu’exerça la traduction des symbolistes français par K. L. Ammer sur la poésie expressionniste de langue allemande. Audrey Giboux détaille quant à elle la longue et conflictuelle histoire des traductions de Freud. Dans sa communication sur la traduction d’Ernst Jandl, Elisabeth Kargl met l’accent sur la part d’auctorialité, voire de souveraineté nécessaire à la démarche traductive autour du couple notionnel « recréation-transposition » (228).

Au titre des transferts culturels, il est appréciable que certaines communications aient introduit des exemples tiers dans l’analyse des relations franco-autrichiennes, donnant ainsi à l’ouvrage un surcroît de transnationalité. On peut cependant regretter que le propos d’ensemble informe la problématique interculturelle à l’exemple de la traduction mais ne mette pas davantage les interrogations actuelles de la traductologie au cœur de son propos, comme en témoignent sans doute la part prépondérante accordée aux « Questions de réception » (125 pages) et la place modeste réservée aux « Approches, stratégies et choix traductologiques » (43 pages). Outre les éclairages essentiels apportés par les textes de cette dernière partie, une mise en perspective plus conséquente de ces enjeux à l’échelle de l’ouvrage entier aurait certainement permis une meilleure exploitation de ce potentiel théorique.

On ne peut du reste que se réjouir de ce portrait fouillé de l’instance polymorphe que sont les traductrices et traducteurs, avec une attention toute particulière portée à la subjectivité des agents, à la contextualisation des pratiques et aux implications imagologiques, littéraires et scientifiques de ces dernières, faisant de cet ouvrage une contribution significative aux études autrichiennes en France.

Note de fin

1 Dirigée par Helga Mitterbauer et Jacques Lajarrige, cette collection met en lumière de grandes questions théoriques et des œuvres (pour certaines injustement méconnues) se signalant par l’importance de leur contribution à l’histoire des idées et au patrimoine littéraire autrichiens.

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Référence électronique

Tristan Kuipers, « Recension. Irène Cagneau, Sylvie Grimm-Hamen, Marc Lacheny (dir.), Les traducteurs, passeurs culturels entre la France et l’Autriche, Frank & Timme, Berlin, 2020 », La main de Thôt [En ligne], 8 | 2020, mis en ligne le 14 septembre 2023, consulté le 19 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/870

Auteur

Tristan Kuipers

Université Toulouse-Jean Jaurès,
Université d’Ottawa
tristan.kuipers@univ-tlse2.fr

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