L’engagement pour une littérature populaire dans l’œuvre de Gemma Pasqual i Escrivà, auteure valencienne de langue catalane

Texte

Présenter la création littéraire de Gemma Pasqual i Escrivà (Almoines, Pays Valencien [Espagne], 1967) pour un public linguistiquement et culturellement français, exige tout d’abord une première – et brève – approche contextuelle de la littérature en catalan. S’il va de soi qu’une littérature en telle ou telle langue s’adresse à un lectorat compétent sur le plan linguistique et à l’identité configurée par des codes culturels forts, le cas de la littérature en catalan dans l’espace catalanophone1 pose une triple problématique.

Premièrement, le constat actuel d’une situation diglossique, où le castillan (ou le français ou l’italien) se fait généralement dominant, sinon numériquement du moins symboliquement, limite et caractérise par défaut le public consommateur, malgré (et, paradoxalement grâce à) de nombreuses actions (inter-)régionales de promotion de cette littérature.

En deuxième lieu, comme conséquence du point précédent, la multiséculaire dépendance politique de ces territoires catalanophones (sauf l’Andorre) à des États à l’identité linguistique et culturelle dominante autre et la relativement forte immigration intérieure castillanophone ont favorisé la co-présence d’adhésions identitaires diverses, parfois convergentes, parfois divergentes voire opposées2. Dans cette aire linguistique commune mais administrativement et/ou culturellement plurielle, il est ainsi commun de se demander si la littérature en catalan peut ou doit générer un imaginaire commun au-delà de ces divisions, si elle doit répondre à un projet politique particulier, si elle est plutôt enracinée dans un territoire particulier ou si elle a des prétentions universelles qui dépassent tout cadre de pensée « national ».

Ce questionnement individuel et collectif autour de l’identité de l’écrit et de l’écrivain en catalan, et, par voie de conséquence, de l’écriture dans une autre langue (dominante ou pas) depuis ces territoires, nous mène vers la troisième problématique : le rôle de la transmission et de l’éducation, à travers ici la littérature, de ces dialectiques. Au sein du système littéraire, le cas de la littérature jeunesse cristallise bon nombre de ces discussions, car elle participe activement de la construction identitaire des générations futures, pose sous un angle performatif la question du patrimoine, et occupe une place autonome dans l’écosystème éducatif. Notre auteure, qui, comme nous le verrons, a essentiellement contribué à cette part de la production littéraire, en a une conscience aiguë, ce qu’elle l’affirme dans l’article « L’imaginari nacional explicat d’una manera diferent » :

Dans les Pays Catalans, la littérature jeunesse a suivi les tendances du reste du monde ; nombreux ont été les auteurs qui ont cultivé ce genre. Le rôle de la littérature jeunesse a été plus important que dans les pays au développement politique normal, puisque non seulement elle a été complémentaire de l’école, mais qu’elle a dû compenser ce que celle-ci ne faisait pas. […] La littérature a traditionnellement été le domaine de prédilection de la création de l’imaginaire culturel humain et, par conséquent, de la nation. La littérature jeunesse est, normalement, la première que lit une personne au cours de sa vie ; d’où sa position déterminante dans la formation des nouveaux lecteurs. C’est pourquoi, s’il faut planifier le futur, la littérature jeunesse est prioritaire. Le nouveau projet de construction nationale doit être doté d’un plan national de lecture moderne, où il est possible de mettre en valeur le rôle de la littérature jeunesse et les écrivains qui la font vivre, lui donnent une visibilité et un prestige, la consolident et l’exportent partout dans le monde.3

Cette citation de Gemma Pasqual résume de manière claire la position militante de l’auteure sur ces trois problématiques : langue, identité et éducation. En témoignent également ses responsabilités dans différentes structures de promotion de la littérature (jeunesse) et, au-delà, de la culture en catalan (Associació d’Escriptors en Llengua Catalana, Institució de les Lletres Catalanes, PEN Catalan, Consell Català del Llibre Infantil i Juvenil, Jollibre, Societat Catalana de Pedagogia - Filial de l’Institut d’Estudis Catalans), sa contribution à de nombreuses manifestations (Congrés de Literatura infantil i Juvenil CatalanaFestival Iberoamericano de literatura infantil y juvenil de la fundación Santillana, fira del llibre de València, Foire du livre de jeunesse de Bologne) et revues (CLIJ-Cuadernos de Literatura Infantil i Juvenil, Marxa Popular Fallera, Literatures, Caràcters, Serra d’or, Llengua Nacional, Barcelona Review magazine internacional de narrativa breu contemporània, Eines).

Le dynamisme de cette auteure se traduit aussi dans sa riche production littéraire. Trente œuvres en vingt-deux ans (1998-2020), que nous pouvons classer ainsi :

Roman jeunesse :

-Una setmana tirant de rock, 1998.

-Marina, 2001.

-Et recorde, Amanda, 2002.

-Gènova, "città chius@", 2003.

-L’últim vaixell, 2004.

-Quan deixàvem de ser infants, Vicent Andrés Estellés des del fons de la memòria, 2005.

-La màgia del temps, 2005.

-La fàbrica, 2006.

-Roger lo pelat, 2006.

-Anatomia d’un assassinat, 2007.

-Llàgrimes sobre Bagdad, 2008.

-La mosca. Assetjament a les aules, 2008.

-La relativitat d’anomenar-se Albert, 2009.

-L’homenot del barret, 2011.

-Barça ou barzakh!, 2012.

-Endevina qui, 2012.

-Atrapats al laboratori, 2012.

-Xènia, tens un WhatsApp, 2014.

-650 puntades, 2014.

-La rosa de paper, 2014.

-Amb molt d’amor, un pessic de sal, un polsim i un poema, 2015.

-Xènia, #KeepCalm i fes un tuit, 2015.

-Vampira. Ser o no ser, aquest és el dilema, 2016.

-La nina amaziga. La història de la veritable Ventafocs, 2016.

-Xènia, estimar NO fa mal, 2016.

-Clara, el fantasma de l’àvia, 2017.

-La Castanyera i en Patufet salven els contes [avec Guillem Soler, son fils], 2019.

- Like. Blau, 2019.

Théâtre jeune public :

-El caçador de paraules, 2011.

Récit bref :

-Viure perillosament, 2019.

L’on constate ainsi l’importance pour l’auteure de la littérature pour la jeunesse, qui lui a valu d’ailleurs de nombreux prix : Samaruc de literatura infantil i juvenil (2002, 2003, 2005, 2015), Jaume I de Crevillent (2003), Benvingut Oliver de literatura juvenil de Catarroja (2007), Barcanova de literatura infantil i juvenil, Mallorca de literatura juvenil (2008). À la reconnaissance critique s’ajoute le succès des ventes : à titre d’exemple, plus de cent mille exemplaires pour la trilogia Xènia. Gemma Pasqual i Escrivà est ainsi l’auteure pour jeune public la plus importante du Pays Valencien4 et une des écrivaines jeunesse les plus populaires de l’ensemble du territoire catalanophone5, aux côtés de Maite Carranza et Roser Capdevila6, plus connues par ailleurs du plus public français – pensons au triptyque La guerre des sorcières [La guerra de les bruixes], publié chez Pocket en France, ou à la série d’albums Les trois petites sœurs [Les tres bessones] chez les éditions Le Sorbier.

Une des raisons de cette popularité est sans aucun doute la capacité de Gemma Pasqual i Escrivà à interpeler son lectorat dans son propre environnement naturel de communication : l’espace communautaire 2.0 du blog puis 3.0 des réseaux sociaux. Comme le démontre la chercheuse Àngels Francés dans l’article « Dones i xarxes socials: la presència femenina a Twitter durant el Dia del llibre 2017 », Gemma Pasqual se détache nettement des autres écrivaines catalanes en démontrant une conscience aiguë du caractère « crucial » de cette implication pour « obtenir un plus grand impact et arriver à plus de lecteurs » (FRANCÉS, 2018, 7). Ainsi, à l’heure où nous écrivons cet article (décembre 2020), sur Twitter, le compte de l’auteure @GemmaPasqual est suivi par 40700 autres comptes et ceux de ses romans ont aussi de nombreux abonnés : @XeniaWhatsapp, 14400 ; @VampiraSer, 10600 ; @perillosament, 8798 ; @Blaulike, 3204. Cette popularité est aussi le fruit d’une forte activité de communication sur la toile ainsi que dans les écoles, collèges et lycées où elle se rend très souvent pour parler de son œuvre ou bien de figures historiques de la culture catalane comme le penseur Joan Fuster, le musicien Pau Casas ou l’écrivaine Maria-Mercè Marçal.

L’engouement du jeune public (et des enseignants et autres acteus du système éducatif) pour ses œuvres est aussi, et surtout, motivé par la capacité de Gemma Pasqual i Escrivà à proposer des fictions qui suscitent l’intérêt des lecteurs, tant sur le plan thématique qu’au niveau des stratégies discursives.

Sur le premier aspect, remarquons tout d’abord que notre auteure se plaît à mettre en scène des enfants, adolescents ou jeunes adultes issus généralement de milieux dits populaires, une tranche d’âge et une catégorie sociale avec lesquelles le jeune public peut facilement s’identifier. L’exemple le plus frappant est la trilogie Xènia, tens un whasapp, Xènia, #KeepCalm i fes un tuit et Xènia, estimar no fa mal. L’adolescente Xènia y vit ses relations sociales à travers les nouvelles médiations technologiques symbolisées par la messagerie Whatsapp, comme nous pouvons le voir dans l’incipit du premier roman :

Où es-tu? !!!

Xènia attendait, faisant la queue devant un des guichets du cinéma. Laia était en retard ; comme d’habitude chez elle. Encore deux personnes et c’était son tour.

Elle commençait à s’impatienter. Elle tapotait de ses doigts son petit sac à main coloré tout en regardant autour d’elle. Elle laissa passer le couple qui se trouvait derrière elle, un père et son fils, les deux avec la même casquette. Elle pensa qu’il s’agissait là du typique cliché du père divorcé qui a la garde de son fils le week-end.

Laia ne donnait pas signe de vie. Elle regardait, préoccupée, derrière elle, tandis que tous les regards étaient fixés vers l’avant, sur le grand escalier et l’affiche énorme du film. Elle laissa passer un couple d’amoureux ; ils ne devaient pas être plus âgés qu’elle, et ils occupaient très peu de place tellement ils marchaient l’un à côté de l’autre. Soudain elle pensa que dans cette queue il n’y avait presque que des couples d’une nature ou d’une autre. Elle aussi, elle aurait dû être en train d’attendre sa meilleure amie, en vrai sa seule amie, si celle-ci n’était pas en fait une lâcheuse.

Tout à coup elle entendit une petite sonnerie qui l’informait d’un nouveau Whatsapp. C’était Laia, sans aucun doute.

« J’ai fait une grosse bêtise et mes parents sont devenus fous. Je ne peux pas sortir » et un visage émoji triste.

Xènia resta bouche bée, sans savoir quoi répondre.

Et puis elle écrivit

« Quuuuoooiiiii ???!! »

et n’attendit pas de réponse. Connaissant la copine, c’est sûr qu’elle en avait fait une belle. C’était toujours la même histoire, elle n’arrête pas de provoquer ses parents et finalement elle se faisait punir.

Ce n’était pas possible ! En réalité, elle n’avait pas la moindre intention de voir ce film ; c’était Laia qui voulait. Elle ne pouvait pas gâcher ce dimanche après-midi ; elle n’avait pas encore terminé le devoir de littérature et il était pour lundi. Et voilà, on l’avait abandonnée devant le cinéma et elle ne savait pas quoi faire. La fille en tenue derrière la fenêtre lui disait de se dépêcher ; ceux de la queue, aussi. Elle leur demanda un peu de patience. Elle devait prendre en considération de nombreuses choses avant de prendre une telle décision. Elle ne pouvait pas aller seule au cinéma. C’était un peu triste. Elle y était toujours allée avec sa grand-mère, avec le lycée ou avec Laia.7

Le jeune âge des protagonistes sert également, dans les romans jeunesse de Gemma Pasqual i Escrivà, à narrer avec d’autant plus de force une expérience de construction identitaire. L’obligation de prendre des décisions, de s’affirmer socialement, peut se mettre en place dans un contexte de relations amoureuses, familiales, ou amicales pesantes. C’est le cas de Xènia, mais aussi du roman sur l’acceptation de l’amour lesbien Endevina qui. La Mosca met l’accent avec force sur le harcèlement à l’école, en faisant commencer la narration par l’enterrement de Marc, victime de cet acharnement, et en continuant sur les humiliations subies par Isona, son amie, ainsi que par Laila, pour son origine, et par Miquel, pour son corps. Gemma Pasqual i Escrivà s’emploie ainsi à défendre la diversité et à faire de la différence une force : c’est ainsi que Isona réussira, en faisant front commun avec Laila et Miquel à dépasser les nouvelles attaques. Dans Roger lo pelat, c’est aussi grâce à ses amis, issus notamment du groupe de « démons » du village, que Roger se sentira épaulé pour lutter contre la maladie de Hodgkin.

Cette même affirmation identitaire et ce dépassement de soi se manifeste aussi – et c’est plus souvent le cas – dans une situation de marginalisation socio-économique ancrée dans notre réalité. Les héroïnes et héros font ainsi fréquemment l’expérience d’une oppression symbolique, psychologique voire physique qui les amèneront à se dépasser, à comprendre et assumer d’autant mieux leur monde intérieur et à s’opposer.

Cette violence peut être sociale et rendre compte, dans la société européenne, des conséquences du capitalisme. Ainsi, dans Gènova, "città chius@", Xènia connaît la répression policière à Gênes pendant les manifestations des collectifs anti-globalisations contre le sommet du G8 en juillet 2001. Dans La fàbrica, l’amour impossible entre Elionor et Pau est lié à la lutte de tout un village pour empêcher la fermeture de l’usine qui fait vivre une grande partie de la population. Anatomia d’un assassinat met l’accent sur la violence conjugale pour s’intéresser à la corruption sociale en terre valencienne. Clara, el fantasma de l’àvia a pour toile de fond la crise économique dans l’Espagne des années 2010 et l’obligation des parents d’immigrer dans un autre pays et de laisser les enfants aux grands-parents.

Cette réflexion sur les ravages du système capitaliste sur le lien social atteint une dimension internationale dans des œuvres qui traitent des déséquilibres socio-économiques dans des sociétés hors Europe ou à l’échelle mondiale. Llàgrimes sobre Bagdad met l’accent sur la violence de la guerre d’Irak dans la jeune vie d’Erfan. Dans La nina amaziga. La història de la veritable Ventafocs, Gemma Pasqual réécrit le conte de Cendrillon en faisant d’Aïxa une jeune berbère qui sert Zahra, une petite fille de classe sociale élevée, gâtée et capricieuse, laquelle la traite comme un jouet. Barça ou Barzakh est le titre du roman sur l’émigration clandestine et le mot d’ordre de jeunes africains, « Barcelone ou la mort », à la recherche de l’eldorado européen, représenté ici par la capitale catalane. 650 puntades met en scène les souvenirs de Shakira dans son Pakistan natal où elle cousait des ballons, en toute illégalité, pour survivre, sans pouvoir aller à l’école. La question migratoire est aussi traitée du point de vue de l’intégration dans la société pour Marina, héroïne éponyme d’origine noire, qui fait l’expérience de la discrimination en s’installant dans la grande ville.

À travers ces quelques exemples, nous constatons que Gemma Pasqual a à cœur de montrer les ravages de la toute-puissance de la pensée unique dans la société, incitant par là même les protagonistes à affirmer leur irréductible différence8. Dans ce parcours initiatique, ils seront aidés non seulement par les amis, qui partagent leurs traumatismes et leurs rêves, mais aussi par des personnes bien plus âgées. Dans Et recorde, Amanda, la révélation d’un lourd secret de famille va amener Amanda, une jeune et insouciante valencienne, à assumer différemment ses racines chiliennes. Sa mère va ainsi l’aider à comprendre et reconstruire le passé de cette histoire chilienne disparue, alors même que le dictateur Pinochet vient d’être arrêté à Londres pour ses crimes. C’est ainsi par l’entremise des figures tutélaires qu’Amanda va mieux connaître le lien qui l’unit à sa tante, dont elle porte le prénom, ce que le titre suggère, en même temps qu’il est un hommage à la chanson romantico-ouvrière du chilien Víctor Jara, torturé et assassiné par la police de la dictature de Pinochet.

Cet exemple met en valeur le rapport qu’entretient la parole ancienne et sage délivrée avec la question de la mémoire, problématique qui va d’ailleurs structurer la pièce de théâtre El caçador de paraules ou le roman L’últim vaixell. Dans le premier cas, nous nous trouvons dans la prison Modelo de Valence où Enric Valor, figure importante de la résistance valencianiste sous Franco, se dédouble en deux personnages : un Enric Valor grand-père qui dialogue avec un autre Valor enfant. Ce mécanisme va permettre de mesurer l’écart entre l’enthousiasme et l’innocence de la jeunesse et la voix de l’expérience. Dans le second cas, nous accédons, par une focalisation interne, à la mémoire de la vieille Llibertat, qui attendra pendant tout le roman une autre personne en ce mois de novembre 1975. À travers cette confession, nous découvrirons sa vie : elle, qui n’a pu prendre le dernier bateau républicain au port d’Alicante en 1939, a connu les vexations par les franquistes et l’exil (intérieur puis extérieur) ; et depuis de nombreuses années, elle attend, fidèle, son amoureux les deux s’étant promis de se retrouver après la fin de la dictature franquiste, qui a duré finalement trente-six ans.

Si ce rapport à l’Histoire passe ainsi par la mise en récit de l’expérience personnelle, il peut se faire également une place à travers la littérature, qui devient, à l’instar et en complément de ces figures sages, une autre forme de patrimoine protecteur. Dans Atrapats en el laboratori, la jeune souris Ferriolet, qui adorait écouter les histoires racontées par sa mère, pourra surmonter les angoisses de l’enfermement dans le laboratoire-prison grâce aux contes que ses compagnons d’infortune et lui se racontent le soir. Dans Barça ou Barzakh, Mareime, la grand-mère du jeune héros Amadou, n’a de cesse de lui raconter des histoires traditionnelles de tradition africaine dans le but de faire prendre conscience à son petit-fils des enjeux de la vie adulte et des dangers de son projet de départ. « Seul celui qui écoute apprend »9, lui répète-t-elle à l’envi.

Ce pouvoir de la littérature orale partagée réside dans le plaisir d’interagir par le biais d’un langage ludique, comme le jeune Mamadou se divertit avec ses camarades grâce au ballon de football ou comme Ferriolet et ses amies revisitent les contes traditionnels pour jouer avec les codes et les attentes. Dans Roger Lo Pelat, c’est ainsi autant l’utilisation des jeux vidéo que la lecture du roman de chevalerie Tirant Lo Blanch de l’auteur valencien Joanot Martorell (XVe siècle) qui vont aider le protagoniste à lutter contre sa maladie. Roger va s’identifier avec le chevalier éponyme du Siècle d’or valencien, comme il pourrait le faire avec les avatars vidéo-ludiques, et reconsidérer positivement chaque épreuve que lui impose sa pathologie comme une des aventures de Tirant ou une partie de console.

Il y a là une entreprise de revalorisation de la littérature, orale ou écrite, qui fait la part belle à l’imagination sans fin de la fiction, ce que des romans comme La màgia del temps ou Vampira appliquent en mettant en scène des voyages dans le temps par le fantôme de Guillem ou en déployant des mondes merveilleux où co-habitent humains et vampires. A l’inverse l’absence de livres rend d’autant plus cruelle et absurde la société dystopique décrite dans Like. Blau, où le monde entièrement artificialisé, en bleu et blanc exclusivement, est régi par la règle des « likes » du bon citoyen assujetti à la censure des écrans.

Dans les romans jeunesse de Gemma Pasqual, la littérature est ainsi rendue d’autant plus populaire que son effet libérateur est mis sur le même piédestal que celui provoqué par le sport, les jeux vidéo, voire les bandes-dessinées, internet et les énigmes scientifiques. Notre auteure fait ainsi dialoguer toutes ces domaines souvent séparés. Le roman La relativitat d’anomenar-se Albert est, en ce sens, exemplaire. À travers l’histoire de cet extravagant vagabond, qui répond au nom d’Albert, que Guillem, un jeune valencien, protège du mépris de la société, nous découvrirons émerveillés, par touches, tout un univers scientifique et philosophique (Newton, Galilée, Stephen Hawkins, Bertrand Russell et Nelson Goodman) qui est associé, sans solution de continuité, à l’imaginaire littéraire des Voyages de Gulliver et à des références musicales catalanes, passée (Pau Casals) et présente (Obrint Pas).

Ce désir d’interaction, sans cesse renouvelé, entre tous les pans de la connaissance contribue non seulement à remettre au centre de l’intérêt des classiques de la littérature mais aussi à réduire les distances entre le local et l’universel, entre l’aire catalanophone et le monde. C’est dans ce même roman ancré dans un village valencien que nous apprenons que le célèbre Einstein a voyagé à Barcelone en 1923, sur une invitation d’Esteve Terrades, un des fondateurs de la Section des Sciences du prestigieux Institut d’Estudis Catalans, dont le nom de famille a même été donné pour identifier un astéroïde en 1971. La démarche de Gemma Pasqual de faire connaître Einstein depuis un contexte précis situé dans l’espace catalanophone s’inscrit ainsi dans un objectif de consolidation d’un imaginaire national. Elle l’explique elle-même dans l’article paru dans la revue Llengua nacional :

Un imaginaire national, qu’ont rendu possible nos écrivains de littérature jeunesse, en dotant les jeunes de référents fictionnels qu’ils ne trouvaient auparavant que dans d’autres littératures, comme l’anglo-saxonne, la scandinave ou la française. Des auteurs qui pensent le monde depuis chez nous et qui aiment la langue et la culture catalanes, qui défendent l’imagination et la créativité de nos enfants, et qui croient fermement qu’un pays se concrétise grâce à ses futurs citoyens et aux valeurs qu’ils pourront acquérir tout au long de leur éducation.10

Si le Pays Valencien est, parmi les différentes territoires catalanophones, le plus représenté dans ses fictions, c’est parce que Gemma Pasqual développe sans aucun doute une pensée « glocale », doublée d’une conscience de la nécessité de nourrir par la diversité interne l’unité de cet imaginaire national. Il est révélateur que la première œuvre de Gemma Pasqual, Una setmana tirant de rock, porte déjà cette revendication nationale depuis l’expérience locale en configurant le récit autour du concert à Valence d’un groupe de musique catalan Els Pets. Dans cette même logique, l’on pourra apprécier comment le récit merveilleux de La màgia del temps permet, par les sauts spatio-temporels du fantôme de Guillem, de voyager de l’île de Minorque au temps des corsaires à la Barcelone anarchiste du XIXe siècle pour finalement se retrouver dans la ville valencienne d’Alzira menacée par une rupture de barrage en 1982.

L’aire catalanophone, et en particulier le Pays Valencien, se construit aussi par rapport à des espaces internationaux : l’Italie (Gènova, « città chius@ »), la France (Quan deixàvem de ser infants, Vicent Andrés Estellés des del fons de la memòria), l’Angleterre et le Chili (Et recorde, Amanda), le Sénégal (Barça ou barzakh!), le Pakistan (650 puntades), les États-Unis (Endevina qui és). Remarquons que la part non catalanophone du territoire espagnol est généralement absente des lieux de la fiction, ce qui relève d’une construction nationale singulière, comme pour compenser le déséquilibre de l’imaginaire en faveur de la logique espagnole (mono-linguistique / culturelle / nationale) dominante. Inga Bauman, dans l’article « Nation-building per a joves catalans. La història nacional de la narrativa juvenil en català (Teixidor, Vallverdú, Cabré i altres autors) » (BAUMAN, 2016) analyse dans ce sens le roman historique L’últim vaixell. Elle démontre comment se dessine tout un parcours géographique fictionnel qui relie les différents points de l’aire catalanophone péninsulaire, du Sud au Nord, d’Alicante à la France, en passant par Els Ports, Barcelone, Figueres et les Pyrénées. Cette explicite adaptation, juvénile et catalaniste, du roman La voz dormida (2002), de Dulce Chacón, se centre, citation des discours franquistes à l’appui, sur la répression, idéologique et linguistique, de nature catalanophobe en territoire valencien, à travers une polarisation radicale entre des valenciens pro-démocrates et des castillanophones franquistes.

Nous retrouvons, de manière plus subtile, cette dichotomie dans La relativitat d’anomenar-se Albert, qui se situe au XXIe siècle : notre Guillem, qui protège un sans-abri d’une attaque néo-nazie tout en écoutant les musiques de dolçaines du groupe indépendantiste et de gauche Obrint Pas, ressemble ainsi à la figure de Guillem Agulló, jeune militant valencianiste dont l’assassinat par des fascistes avait ébranlé la société valencienne dans les années 1990. Ces valeurs euphoriques associées à la culture valencienne et/ou catalane peuvent apparaître aussi par défaut, sans nécessité d’être comparée explicitement à d’autres cultures, comme dans Roger Lo Pelat : la tradition typiquement catalane des « colla de diables », groupes de diables, va permettre à Roger de trouver une communauté de soutien dans sa lutte contre la maladie.

Cette construction d’un imaginaire national passe de ce fait par une mise en valeur du patrimoine culturel, au premier titre duquel la littérature. Nous avons déjà constaté comment dans Roger Lo Pelat la littérature valencienne du XVe siècle se popularise et est rajeunie au contact des jeux vidéo. De surcroît l’histoire de Roger est mise en regard, à travers une citation poétique, de la propre biographie du poète Miquel Marti i Pol. La référence à la poésie catalane est d’ailleurs une constante dans l’œuvre de Gemma Pasqual i Escrivà : Joan Brossa dans La Mosca (en plus d’un jeu intertextuel avec la contre-utopie de Sa Majesté des mouches de William Golding) ; Enric Soler i Godes dans Atrapats al Laboratori ; Vicent Andrés Estellés dans Et recorde, Amanda, et, bien évidemment dans Quan deixàvem de ser infants, où le personnage de Miquel Pons reconstruit le puzzle des souvenirs partagés avec le poète valencien.

Une figure-clé de la littérature, culture et politique valencienne fait l’objet d’un intérêt particulier de Gemma Pasqual : Enric Valor. Le voyage temporel du vieux et du jeune Enric Valor que propose la pièce El caçador de paraules alterne les références biographiques de l’auteur et les clins d’œil métalittéraires et métalinguistiques au travail de compilateur de contes traditionnels et de lexicographe de Valor. Gemma Pasqual lui rend hommage également à travers un conte pour enfant, L’homenot del barret, où elle évoque divers épisodes de sa vie qu’elle croise avec des personnages de ses contes (Rosella, Margarida, el pastor de la Vall, Toneta, En Nabet, Abd al-Maduix, etc.). Cette mise en valeur du travail d’Enric Valor trouve bien sûr une réalisation dans l’attention que porte Gemma Pasqual à la langue catalane, surtout d’un point de vue lexical et stylistique. L’engouement des jeunes lecteurs et de leurs parents ou enseignants pour la littérature jeunesse de Gemma Pasqual est aussi la preuve de cette réussite linguistique.

L’adhésion du public pour sa première œuvre destinée à un lectorat adulte, Viure perillosament, semble confirmer cette tendance remarquée pour la production jeunesse. Gemma Pasqual y reprend les thématiques et stratégies stylistiques développées dans sa production jeunesse. Elle rend hommage à des femmes, de l’espace catalanophone ou d’ailleurs, connues pour leur engagement politique ou artistique – Rosa Parks, Frida Khalo, Maria Aurèlia Capmany, Mercè Rodoreda, etc – et s’intéresse précisément au moment où elles ont eu le courage de se positionner face aux hommes. Ces récits brefs configurent un « matrimoine » qui, s’il sert de miroir aussi au lectorat adulte, peut aussi intéresser les jeunes filles en pleine affirmation sociale dans une société structurellement dominée par le masculin.

L’on peut d’ailleurs observer de nombreux parallélismes entre ces récits et d’autres fictions jeunesse, ancrées dans la réalité actuelle. Un seul exemple : « La carta estripada », qui met en avant l’assomption identitaire de Mercè Rodoreda par une décision amoureuse courageuse, rappelle le roman Amb molt d’amor, un pessic de sal, un polsim i un poema, où Abril, poissonnière dans un supermarché et auteure d’un blog de recettes de cuisine, va connaître un nouvel amour bien plus respectueux que l’homme avec qui elle partage sa vie. Un roman qui à son tour fait écho à la situation de « Colometa », héroïne de La plaça del Diamant de la même Mercè Rodoreda. Littérature et vie s’enchevêtrent, de même que la fiction jeunesse joue avec la réalité, à travers des noms qui coïncident avec des figures réelles connues du (jeune) public : Guillem pour Guillem Agulló dans La relativitat d’anomenar-se Albert ; Carlo, dans Gènova, « città chius@ », pour le jeune Carlo Giuliani, assassiné par la police lors des faits de Gênes de 2001 ; Shakira, dans 650 puntades, et la chanteuse colombienne.

Au terme de cette présentation, que compléteront l’entretien des étudiants de la Section de Catalan de l’Université Toulouse Jean Jaurès avec Gemma Pasqual i Escrivà et la traduction de deux récits de Viure perillosament, nous espérons que le lecteur aura pris goût à cette littérature qui va au-delà des étiquettes de public et se veut profondément populaire… et peut-être des traductions françaises de ses œuvres naîtront et feront suite aux auto-traductions castillanes11 et aux traductions italiennes12.

Note de fin

1 Catalogne, Pays Valencien, Îles Baléares, Frange du Ponent [Aragon], Carxe [Communauté de Murcie], Andorre, Catalogne-Nord, Alguer [Sardaigne-Italie].

2 Sur cet aspect, le lecteur pourra consulter, notamment, l’article « La Question Moreno face à l’essor du séparatisme en catalogne. L’identité duale est-elle nationale ? » (GARCIA, GRANDE, CUSSó, 2017).

3 « Als Països Catalans, la literatura infantil i juvenil ha seguit les tendències de la resta del món; han estat nombrosos els autors que han conreat aquest gènere. El paper de la LIJ ha estat més important que als països de desenvo-lupament políticament normal, ja que no solament ha estat un complement de l’escola, sinó que sovint ha hagut de suplir el que aquesta no feia. » Gemma Pasqual i Escrivà, « L’imaginari nacional explicat d’una manera diferent. [….] La literatura ha estat tradicionalment l’àmbit privilegiat per a la creació de l’imaginari cultural humà i, per tant, també de la nació. La literatura infantil i juvenil és, normalment, la primera que llegeix una persona en el curs de la seva vida; d’aquí prové la posició determinant d’aquesta en la formació de nous lectors. Això explica que, davant processos de planificació, la LIJ sigui una qüestió prioritària. El nou projecte de construcció nacional ha d’estar dotat d’un pla nacional de la lectura modern, on es posi en valor el paper de la LIJ i els escriptors que la fan possible, prestigiant-la i donant-li visibilitat, consolidant-la i exportant-la arreu del món. » (PASQUAL I ESCRIVà, 2013).

4 Le lecteur pourra lire un panorama de la littérature jeunesse valencienne dans la thèse « Autors i tendències de la literatura infantil i juvenil valenciana (1975-2014) » (Gisbert i Múñoz, 2017).

5 De nombreuses références sont disponibles sur le site du Consell Català del Llibre Infantil i Juvenil.

6 Il est intéressant de remarquer que Gemma Pasqual mettait en avant ces deux auteurs comme des modèles littéraires dans l’article « Dones: autores i protagonistes de la literatura infantil i juvenil » (PASQUAL I ESCRIVà, 2008)

7 « On ets? :!!

La Xènia esperava fent cua en una de les taquilles del cinema. La Laia es retardava; res estrany en ella. Dues persones més i ja li tocava. Començava a impacientar-se, tamborinava amb els dits la seva petita bossa de colors mirant al voltant. Va deixar passar la parella que duia al darrere, un pare i un fill, tots dos amb la mateixa gorra. Va pensar que eren la típica estampa de pare divorciat a qui toca el fill el cap de setmana.

La Laia no donava senyals de vida. Mirava neguitosa al darrere, mentre tots els ulls estaven clavats al davant, en la gran escalinata i el cartell enorme de la pel·lícula. Va deixar passar una parella d’enamorats; no devien tenir més edat que ella, i ocupaven molt poc espai de tan junts com caminaven. De cop va pensar que a la cua gairebé tot eren parelles d’un tipus o d’un altre. Ella també hauria d’estar esperant amb la seva millor amiga, en realitat l’única, si no fos perquè era una impresentable.

De sobte va sentir dues campanetes que l’avisaven que tenia un WhatsApp. No podia ser una altra que la Laia.

«L’he feta ben grossa i els pares s’han tornat bojos. No puc sortir», i una careta trista.

La Xènia va quedar bocabadada, sense saber què respondre.

«Quèèèèèè???!!!»
Va escriure, però no va esperar resposta. Coneixent l’amiga, de segur que l’havia ben embolicada. Ho feia sempre, estava com el gat i el gos amb els pares i a l’últim sempre la castigaven.

No podia ser! En realitat, ella no tenia cap intenció de veure aquella pel·lícula; era cosa de la Laia. No podia perdre aquella tarda de diumenge; encara no havia acabat el treball de literatura i era per a dilluns. I ara es trobava abandonada a la porta del cinema i no sabia què fer. La noia de l’uniforme de darrere el vidre l’apressava; els de la cua, també. Va demanar una mica de paciència. Havia de valorar moltes coses abans de prendre una decisió com aquella. No havia anat mai al cinema sola. Era una mica trist. Sempre ho havia fet amb l’àvia, amb l’institut o amb la Laia ». (PASQUAL, 2014, 8). (traduction de Fabrice Corrons)

8 Le lecteur pourra lire les réflexions sur cet aspect dans l’article « La novela juvenil de autoría femenina en la literatura catalana del siglo XXI: autoras y títulos significativos » (SELFA SASTRE, 2020, 70)

9 « Només qui escolta aprèn ».

10 « Un imaginari nacional, que han fet possible els nostres escriptors de LIJ, dotant els joves de referents de ficció que abans només trobaven en altres literatures, com l’anglosaxona, l’escandinava o la francesa. Autors que pensen el món des de casa nostra i que estimen la llengua i la cultura catalanes, promovent la imaginació i la creativitat dels nostres infants i creient fermament que un país s’aixeca gràcies als seus futurs ciutadans i als valors que hagin adquirit al llarg dels seus anys d’educació » (PASQUAL I ESCRIVà, 2013).

11 Xenia, tienes un wasap, Xenia, #KeepCalm et Xenia 3. No me toques los wasaps ont été publiés chez Anaya (Madrid) entre 2016 et 2017.

12 La ballerina di Baghdad et Giocherò nel Barça! ont été traduits par Arianna Pabis et publiés aux éditions San Paolo (Turin) en 2010 et 2012.

Citer cet article

Référence électronique

Fabrice Corrons, « L’engagement pour une littérature populaire dans l’œuvre de Gemma Pasqual i Escrivà, auteure valencienne de langue catalane », La main de Thôt [En ligne], 8 | 2020, mis en ligne le 18 décembre 2020, consulté le 25 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/880

Auteur

Fabrice Corrons

LLA-Créatis – Université Toulouse 2 Jean Jaurès

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