Défis et pertinence de la traduction littéraire assistée par ordinateur

Plan

Texte

Introduction

La traduction littéraire et les technologies de la traduction occupent aujourd’hui toutes deux une place de choix dans les débats traductologiques. Toutefois, si la littérature avait attiré l’attention des chercheurs bien avant la constitution de la traduction en tant que discipline autonome, les discussions autour des nouvelles technologies sont quant à elles beaucoup plus récentes. Celles-ci ont généralement trait aux avancées de la traduction assistée par ordinateur (TAO) et de la traduction automatique (TA), et bien qu’elles se soient rapidement instituées comme un thème central et indispensable de nombreuses manifestations scientifiques, force est de constater que les deux champs de recherche sont bien souvent exclusifs.

Il faut néanmoins souligner le fait que la littérature a toujours occupé une place à part dans le domaine de la traductologie (cf. BAKER, 1998). Même si elle a toujours été nécessaire en pratique, la traduction littéraire a en effet attiré de nombreux détracteurs au cours de l’histoire (MOUNIN, 2016), là où la traduction scientifique et technique 1 souffrait moins de ce jugement et se voyait même encouragée (LADMIRAL, 1979). La fondation de la traductologie élevée au rang de science s’est d’ailleurs construite sur l’étude, la défense et la reconnaissance des œuvres littéraires traduites, ainsi que l’ont montré les travaux pionniers d’Even-Zohar, Toury, Holmes ou encore Herman. Évidemment, ceci s’explique aussi par l’influence considérable des études littéraires sur cette nouvelle discipline, puisqu’une grande partie de ses défenseurs y avaient entamé leur carrière, mais cette attention particulière pour la littérature a conduit certains à se demander par la suite si les études en traduction n’étaient pas devenues « trop littéraires » (LAMBERT, 2013).

Bien peu de monde, cependant, remettrait aujourd’hui en question la validité de la traduction littéraire. Au contraire, celle-ci semble avoir acquis une dimension presque sacro-sainte, à tel point que ces textes forment toujours une sorte d’exception, y compris lorsque les théoriciens argumentent en faveur d’une vision plus large et inclusive de la traduction. De telles réserves ont ainsi été formulées pour la théorie interprétative de l’École de Paris (Lederer, 1997) et pour la théorie du Skopos proposée par les traductologues allemands (Schäffner, 1998). Pourtant, plusieurs chercheurs ont remis en cause cette distinction tranchée entre traduction technique et littéraire (Newmark, 1981 ; Hatim & Mason, 1997 ; Durieux, 2000), et il me semble que l’étude des technologies de la traduction, ainsi que l’angle adopté dans cet article, permettront eux aussi de brouiller cette dichotomie.

Dans l’ensemble, la traduction littéraire humaine elle-même semble donc avoir fait l’objet de nombreuses discussions et dissensions, et les critiques essuyées plus récemment par la TAO et la TA n’auraient ainsi rien d’inédit. L’apparition des logiciels de traitement de texte avait déjà donné lieu en réalité à un débat similaire, où l’on accusait la machine de donner à la prose un style « informatique » (CARTANO ET AL., 1987). Des années plus tard, l’ordinateur est néanmoins devenu « comme un “petit animal familier” qui fait partie de l’environnement de tout traducteur (même littéraire) et dont il ne saurait plus guère se passer » (LADMIRAL, 1994). À présent, ce sont les nouvelles technologies de la traduction qui se retrouvent sous le feu des critiques, leur intégration à l’environnement de travail du traducteur ayant entraîné une résurgence de l’objection préjudicielle, pour reprendre les idées de Mounin et Ladmiral 2. L’utilisation de ces outils en littérature, que l’on présente parfois comme un jalon de la traduction, permet toutefois de mettre en lumière et de mieux comprendre certaines des questions qui touchent l’ensemble de la discipline et qui s’avèrent d’autant plus importantes si l’on tient compte de l’importance croissante de la TAO et de la TA.

On constate en effet un intérêt accru pour la traduction littéraire assistée par ordinateur (TLAO) depuis ces dernières années. Cette idée d’un champ de recherche à part entière en TLAO est très récente, bien que des travaux aient été proposés plus tôt dans le domaine de l’informatique — quoique dans une perspective sensiblement différente — ou au sein des études littéraires assistées par ordinateur, qui adoptent pour leur part un point de vue plus « littéraire ». Mais si l’on tient compte du nombre grandissant de logiciels spécifiques dans le secteur de la traduction et de la multiplication de leurs fonctionnalités, toujours mieux adaptées aux différents aspects de l’industrie 3, il paraît tout à fait naturel que les traductologues aient suivi le pas eux aussi.

Dans ce contexte, j’aimerais partager ici quelques réflexions concernant la place actuelle de la traduction littéraire assistée par ordinateur, mais aussi des pistes d’améliorations pour l’avenir. Je présenterai ainsi quelques-unes des opinions exprimées à la fois par les traductologues et les professionnels, avant de confronter les arguments donnés en faveur et à l’encontre de cette technologie, sur la base de ma propre expérience. Ces différents commentaires me permettront ensuite de formuler quelques remarques concernant l’utilité de la TLAO, tout en suggérant de nouvelles approches qui pourraient accroître davantage son efficacité. Enfin, je tracerai un parallèle avec les développements de la traduction automatique, que l’on retrouve de plus en plus fréquemment au sein de l’interface de TAO et dans un nombre croissant d’articles s’interrogeant sur la possibilité d’une traduction littéraire automatique (TLA). Nous verrons ainsi en quoi et pourquoi ces deux technologies (la TLAO et la TLA) sont sujettes à une nouvelle forme d’objection préjudicielle. Plus encore, je soutiendrai que les programmes de TAO, s’ils impliquent effectivement un changement important dans la manière de traduire, pourraient en réalité se révéler très utiles en littérature, en offrant au traducteur non seulement un gain en qualité et en créativité, mais aussi un moyen de s’interroger et d’échanger sur sa propre pratique.

2. Des opinions divergentes sur la TLAO

Lorsque j’ai entamé mes recherches dans ce domaine il y a de cela quelques années, peu d’attention avait été accordée aux éventuels avantages que pouvait apporter l’utilisation des logiciels de TAO pour traduire la prose. En règle générale, le sujet était tout simplement écarté, tandis que des retours d’expériences sommaires montraient, à l’aide de mémoires de traduction peu appropriées, que la tâche était impossible 4. La plupart des références à la traduction littéraire assistée par ordinateur se faisaient alors en des termes relativement négatifs, mentionnant par exemple que de tels outils étaient tout à fait inutiles dans ce secteur, qu’ils n’offraient aucune aide, voire qu’ils appauvrissaient la qualité des textes produits. Ces mentions apparaissaient quant à elles dans des fiches de documentation fournies par les agences de traduction, dans le discours de certains free-lances et même dans des rapports ministériels, qui rejetaient systématiquement l’idée sans pour autant s’y être essayés.

Néanmoins, un autre point de vue — le plus intéressant selon moi — était donné par d’autres répondants, qui se définissaient eux-mêmes comme d’anciens sceptiques convaincus et qui se sont finalement prêtés à l’exercice, par simple habitude. Parmi ceux-ci, tous rapportent qu’ils avaient initialement condamné la traduction littéraire assistée par ordinateur, mais qu’ils avaient rapidement changé d’avis après avoir sauté le pas, parce que les outils de TAO étaient devenus une composante incontournable de leur travail quotidien 5. Face à une telle division, il peut être utile de séparer les objections adressées à la TLAO en plusieurs catégories, afin de mieux en comprendre les raisons. Partant, j’ai pris l’habitude d’en distinguer au moins deux, dont je vais tenter brièvement de rendre compte et dont les arguments présentés proviennent de recherches menées en ligne, de forums, d’interviews et de rencontres personnelles.

Le premier type de critique, et le plus courant, concerne simplement le recours à ces outils en pratique. Celles-ci laissent souvent entendre que les programmes de TAO sont excessivement compliqués, que leur utilisation est fastidieuse ou qu’ils entravent la liberté du traducteur. Ici aussi, cependant, les convertis à la TLAO font part d’une remarque intéressante et admettent que ces commentaires sont généralement livrés par des personnes n’ayant jamais utilisé ces outils, y compris eux-mêmes dans un premier temps. Plus encore, ils soutiennent que d’après leur expérience, le logiciel en lui-même n’impose pas nécessairement de structure syntaxique, ne force pas la répétition, n’altère pas la qualité du texte produit et ne rend pas la tâche plus ardue. En d’autres mots, ce n’est pas tant l’outil qui compte, mais la manière dont on s’en sert.

Ces objections, par ailleurs, ne sont aucunement spécifiques au champ littéraire. Il est évident que le travail dans un environnement de TAO demande une certaine accoutumance, voire un bref apprentissage, mais tout traducteur est susceptible de faire face à cette difficulté un jour ou l’autre. Lorsqu’ils sont utilisés de façon appropriée, ces programmes n’empêchent en rien l’utilisateur de modifier les paramètres pour les adapter au mieux à sa méthode de travail — bien que cela puisse sans doute être amélioré, comme je le suggérerai plus loin. Curieusement, ce débat s’apparente en fait de près à celui qui avait accompagné l’arrivée des logiciels de traitement de texte à l’époque. Comme le relate Gilbert Musy dans CARTANO ET AL. (1987), la montée de ces solutions informatiques avait divisé la communauté des traducteurs avec, d’un côté, de virulents détracteurs appuyant l’idée que cela rendait leur travail considérablement plus difficile et qu’une traduction littéraire ne pouvait être livrée que sur papier, et, de l’autre, des personnes qui avaient adopté ces systèmes et ne pouvaient s’en passer.

Dans la seconde catégorie de reproches adressés à la TLAO, on trouve enfin des préoccupations plus directement liées aux textes littéraires. Celles-ci gravitent autour de notions telles que le style ou la répétitivité et sont parfois formulées dans des termes pour le moins vagues, comme le postulat qui voudrait que la littérature soit simplement trop « créative » et « sophistiquée ». Toutefois, je pense que l’on peut résumer ces objections plus théoriques sous la forme d’une unique question : comment les outils de TAO pourraient-ils aider l’humain à transposer le style d’un original ? Et pour y répondre, le meilleur moyen est de mettre ces mêmes outils à l’épreuve, comme je le montrerai dans les prochaines sections.

Du point de vue universitaire, on peut noter que l’étude de la traduction littéraire assistée par ordinateur attire petit à petit l’attention des traductologues, des linguistes et des sociologues, comme le montrent de manière éloquente la thématique de ce numéro, la journée d’études qui l’a précédé ainsi que le premier colloque CALT (Computer-Assisted Literary Translation), organisé cette même année. De plus en plus d’études, de communications scientifiques et d’ateliers font ainsi leur apparition depuis 2019 autour de ce sujet, et il est important de souligner que tous semblent tirer les mêmes conclusions. En règle générale, ces voix et publications visent à partager leur expérience, à débattre de la place des logiciels de TAO en littérature et à inviter leurs destinataires à se pencher sur ce domaine encore très peu étudié, mais aussi et surtout à tenter eux aussi de passer par la TAO pour leurs propres traductions littéraires.

Évidemment, j’ai volontairement introduit ici les positions les plus extrêmes, mais j’ai pu remarquer depuis le début de mes recherches que de plus en plus de professionnels s’ouvraient à cette idée. Il existe en effet un réel intérêt de la part des associations et traducteurs littéraires à tirer profit des avantages offerts par la technologie, et ceci nécessite avant tout d’expérimenter avec celle-ci.

3. Un regard pragmatique sur les outils de TAO

3.1. Retour sur les arguments contre la traduction littéraire assistée par ordinateur

Comme dans le cas de la traduction littéraire humaine, je suis d’avis que la meilleure réponse aux objections opposées à la TLAO réside dans la pratique. Les observations que je présenterai ici découlent de mon expérience personnelle dans ce domaine et, plus particulièrement, d’une mise à l’essai qui a motivé le début de mes recherches en 2015. Je tenterai d’aborder au mieux les changements — ou le manque de changements — constatés depuis lors, cependant il est important de rappeler que ces programmes évoluent chaque année et que de nouvelles fonctionnalités simples en apparence peuvent améliorer ou modifier radicalement leur efficacité.

Cela étant dit, j’aimerais me pencher en premier lieu sur les critiques visant les programmes de TAO et leur utilisation. On peut en effet remarquer une certaine tendance à ramener ceux-ci à leur fonctionnalité principale, c’est-à-dire aux mémoires de traduction (TM, de l’anglais translation memory). Mais cette vision réductrice revient à ignorer toute une série de solutions pour le traitement de textes, regroupées au sein d’une même interface bien plus large que la restitution de segments. Le réel obstacle, selon moi, ne se situe pas tant au niveau des outils eux-mêmes que dans l’accoutumance à une tout autre méthode de travail. C’est un changement qui demande un apprentissage indéniable, mais un changement qui pourrait devenir dans quelques années aussi incontournable que le traitement de texte aujourd’hui, comme le montre son inclusion systématique dans la formation des nouveaux traducteurs. Plus important encore, et d’un point de vue purement pragmatique, les logiciels de TAO offrent finalement une interface plus conviviale et mieux adaptée à la traduction. En atteste amplement le seul nombre d’outils et de fonctionnalités qui accompagnent les TM : interface bilingue et ergonomique, segmentation du texte, gestion de projet, prise en charge partielle du travail collaboratif, glossaires terminologiques, dictionnaires en ligne, outils d’assurance de la qualité, back-ups, intégration complète des étapes et des documents d’un projet (original, brouillon, traduction, révision, fichier de référence), traitement du formatage, extraction de texte, gestion des balises, stockage dématérialisé, dictée vocale… et à présent la traduction automatique. Toutes ces solutions peuvent quant à elles se montrer utiles, et ce, peu importe la nature « scientifique » ou « littéraire » des textes.

Parmi les articles les plus récents en faveur de la TLAO, et dans les exposés de la journée qui a motivé ce numéro, on trouve en effet d’autres études montrant que les logiciels de traduction assistée par ordinateur sont bel et bien pertinents dans le champ littéraire, y compris lorsque l’exercice de traduction ne comporte aucune TM extérieure au projet (cf. ROTHWELL, 2020 ; MAZOYER, 2020). Dans ces cas, l’utilisation d’une mémoire à usage unique semble suffisante pour justifier le recours à la TAO, ne serait-ce que pour la commodité de toutes les autres fonctionnalités que je viens de lister.

Le projet pilote évoqué plus haut se centrait pour sa part autour d’une œuvre d’heroic fantasy : le dernier roman de la saga Septimus Heap, écrite par Angie Sage (Harper Collins 2005-2013). Le choix de ce genre en particulier tenait quant à lui à sa place importante sur le marché de la traduction littéraire et au fait que ces publications comportent souvent plusieurs volumes. Il me semble donc que la TLAO serait la plus utile avec ce type de séries, dans le sens où les livres à traduire ne manquent pas, et où la division en volumes permet de construire des TM particulièrement pertinentes et cohérentes, puisque basées sur le travail d’un même couple d’auteur-traducteur. Il fut en effet possible d’utiliser à cette fin les six premiers tomes de la série, traduits vers le français par Nathalie Serval (Albin Michel 2005-2013), pour créer une mémoire à utiliser lors de la traduction du septième volume, qui n’avait donc jamais été traduit dans cette langue. La constitution ex nihilo de cette mémoire s’est avérée étonnamment aisée, comme j’ai pu le montrer en d’autres occasions, mais je passerai ici cette étape et supposerai que les TM sont créées et alimentées au fur et à mesure par le traducteur, sans avoir à y prêter d’attention.

Dans notre cas, la mémoire de traduction avait surtout été créée pour simuler ce processus et évaluer son utilité. À cet égard, la principale conclusion que l’on peut tirer est que les TM sont effectivement efficaces, pour autant qu’elles soient suffisamment fournies et adaptées à la tâche — comme pour tout projet de TAO. Nous sommes toutefois en mesure de nous demander si tous les traducteurs partagent la même conception de ce que serait une mémoire « efficace ». Ici, l’utilité des mémoires ne résidait pas vraiment dans la précision des correspondances, mais surtout dans la diversité des segments proposés. La possibilité de comparer plusieurs solutions et de choisir parmi plusieurs propositions était en réalité bien plus utile qu’une correspondance parfaite. Dans ces circonstances, l’atout majeur du logiciel n’était pas les suggestions de TM en tant que telles, mais la recherche par concordance, qui permettait d’explorer la mémoire et d’afficher un plus large éventail de résultats. La pertinence et la variété de ces résultats permettait ainsi de cibler les points de difficulté et de focaliser la recherche sur ces segments pour rendre au mieux les subtilités de l’original. Plus important encore, cette exploration facilitait la préservation de toutes les décisions significatives prises par la traductrice lors de la traduction des six premiers volumes. Ce faisant, l’outil de TAO accélérait grandement les processus de recherche et de traduction, libérant davantage du temps à accorder aux passages où la créativité était de mise, simplifiant l’analyse critique de l’ouvrage original et renforçant la cohérence stylistique et terminologique du travail.

D’un autre côté, bon nombre des critiques soulevées par ces programmes mentionnent une possible restriction de la liberté du traducteur, et ce alors que la traduction littéraire implique nécessairement d’effectuer de nombreux choix subjectifs pour reproduire au mieux les effets du texte source. Néanmoins, la non-répétitivité des mémoires représente dans ce cas un atout précieux, dans la mesure où la diversité intrinsèque des TM produites au départ des textes littéraires offre au traducteur une source presque intarissable de données sur lesquelles il peut appuyer ses décisions. Rien ne l’empêche non plus de modifier la structure du texte, de jouer avec sa construction ou de se baser sur la mémoire pour éviter les répétitions. D’une façon ou d’une autre, les suggestions de traduction permettent à l’utilisateur d’adhérer au plus près au style de l’ouvrage, peu importe si cela implique de s’en écarter délibérément ou d’y adhérer obligatoirement.

De plus, les résultats étaient particulièrement pertinents pour cet exercice, puisque tous étaient tirés de la production d’une même auteure et d’une même traductrice. Cela ressortait d’ailleurs plus clairement encore dans le scénario d’une traduction reprise par un autre traducteur, étant donné que le roman reposait sur tout un univers fictionnel existant. Dans tous les cas, l’outil de TAO garantissait la cohérence entre les volumes de la série en guidant les choix de traduction, qu’ils aient été stylistiques, sémantiques ou terminologiques, ou imposés soit par l’auteure dans l’œuvre originale soit par la traductrice dans ses travaux précédents.

La plupart de ces points, à l’exception des considérations purement littéraires bien évidemment, avaient d’ores et déjà été soulignés dans d’autres champs, en ce compris le gain en créativité (STRANDVIK, 2001). Dans cet esprit, on se trouve dès lors tenté de défendre une approche plus inclusive de la traduction et d’offrir une vision plus nuancée des nouvelles technologies. S’il n’est bien sûr pas question de mettre en doute les spécificités et l’originalité de la traduction littéraire, on peut néanmoins avancer que la démarche reste essentiellement la même que dans d’autres domaines et que les mémoires de traduction refléteront naturellement les nombreuses difficultés que rencontre le traducteur littéraire. Les logiciels de TAO, quant à eux, semblent tout à fait s’acquitter de leur travail, pour autant qu’ils soient nourris des TM appropriées. Exactement comme les traducteurs humains doivent eux-mêmes se former et se spécialiser dans un domaine en particulier, et tout comme les systèmes de TA existants échouent face à la prose, parce qu’ils n’ont jamais été entraînés dans ce but spécifique.

3.2. Nuancer les résultats

Naturellement, la prise en charge de textes en prose par les logiciels les plus répandus actuellement n’est pas sans failles, ce qui ne surprendra personne, étant donné qu’ils n’ont pas été pensés dans ce but premier. Si la TAO se révèle manifestement utile et pertinente lorsque l’on se retrouve confronté à des textes créatifs, il n’en reste tout de même pas moins possible de dégager quelques remarques et améliorations envisageables.

Tout d’abord, la segmentation par phrase peut parfois s’avérer problématique. Et bien qu’il soit possible dans cette situation de réorganiser manuellement les segments, certains traducteurs évoquent souvent la difficulté qu’ils ont à se détacher du découpage original. Une autre solution serait d’opter définitivement pour la segmentation en paragraphe, mais les suggestions automatiques deviennent alors pratiquement inutiles. Il me semble cependant qu’une gestion efficace des segments au niveau du paragraphe conviendrait bien mieux à la tâche et rendrait l’ensemble du travail plus facile, en accordant beaucoup plus de liberté à l’utilisateur, en réduisant considérablement les problèmes d’alignement et en rendant les TM globalement plus efficaces.

Les programmes de TAO actuels ont toutefois été conçus pour travailler avec des phrases par défaut et — c’est là le deuxième problème de ces outils — force est de constater qu’ils s’en tirent beaucoup moins bien lorsque les segments sont trop courts ou inversement trop longs. Or, ces deux cas sont fréquents dans les textes en prose. Pour donner le plus simple des exemples qu’il m’a été donné de voir, il suffit de modifier le pronom dans le segment complet formé par « she nodded », ou de combiner deux phrases précédemment traduites en une seule, pour confondre le logiciel et éliminer toute chance de correspondance. Un simple changement de nom ou une construction inversée laissent ainsi paraître qu’aucun contenu similaire n’a été traduit auparavant, alors qu’une recherche manuelle renverrait de multiples résultats. L’introduction récente des correspondances et la reconstruction de fragments (et éventuellement celle de la traduction automatique) pourrait offrir à cet égard une amélioration considérable. Néanmoins, ces fonctionnalités devront encore être perfectionnées avant de pouvoir résoudre définitivement ces problèmes ou supporter la segmentation par paragraphes.

En conséquence — et troisièmement —, le traducteur littéraire, qui, rappelons-le, est intéressé avant tout par la possibilité de faire varier ses traductions et de choisir parmi une plus large sélection de correspondances, doit dès lors endosser un rôle plus actif, en usant fréquemment de la « recherche par concordance » ou « recherche contextuelle ». Il s’agit probablement de la différence majeure de la traduction littéraire assistée par ordinateur vis-à-vis d’autres secteurs, du fait que la diversité l’emporte en effet sur la précision. Cette observation rejoint en ce sens l’opinion de nombreux professionnels, pour qui la recherche, dans le sens le plus général du terme, joue un rôle prépondérant et forme une constante fondamentale de la traduction d’un roman. Pour ceux d’entre eux qui ont recours à la TAO, il est parfois d’usage de baisser le seuil de correspondance en deçà de sa valeur par défaut, afin que le programme fournisse automatiquement plus de suggestions.

Ces observations n’invalident bien sûr pas l’intérêt de la traduction littéraire assistée par ordinateur, mais elles démontrent malgré tout le rôle essentiel de la recherche par concordance en littérature. Pourtant, cette fonctionnalité n’apparaît que comme un élément secondaire de l’interface de TAO. Au cours d’autres discussions, certains traducteurs faisaient part du fait qu’ils allaient jusqu’à désactiver totalement les suggestions automatiques depuis la TM, de manière à ce que les recherches soient uniquement manuelles. Ce réflexe aide en partie à pallier les faiblesses des logiciels de TAO les plus courants et rend envisageable la segmentation par paragraphes. Mais plus important encore, cela montre que nous pourrions imaginer la TAO différemment, ainsi que des programmes qui prendraient efficacement en charge les textes plus créatifs, sans que l’on ait à jouer avec leurs paramètres.

4. Que laisse présager la suite ?

4.1. Des outils spécifiques à la TLAO ?

Mis à part les quelques propriétés spécifiques à certains systèmes de TAO, on peut raisonnablement affirmer que la plupart se ressemblent fortement et offrent des fonctionnalités assez similaires. Un utilisateur accoutumé à l’un d’entre eux aura même vraisemblablement peu de mal à passer à un autre système. On pourrait toutefois imaginer, comme je le faisais remarquer précédemment, des logiciels conçus de façon à mieux prendre en compte les besoins propres au traducteur littéraire. Il existe d’ailleurs un outil que j’aime montrer à ce titre et qui a été présenté lui aussi durant la journée d’études à Toulouse (cf. HENKEL & LACOUR, 2020). Outre le fait qu’il ait conforté l’orientation de mes recherches vers la TLAO à l’origine, il montre surtout que les programmes de TAO ne doivent pas tous nécessairement être calqués sur le même modèle et qu’il est possible d’envisager des outils adaptés à un type de texte en particulier

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Figure 1 : TraduXio, un outil spécifiquement conçu pour prendre en charge les textes culturels

Source : www.hypertopic.org/traduxio

TraduXio est un logiciel libre et gratuit, qui est en cours de développement depuis quelques années et qui vise exclusivement la (re)traduction de textes culturels, par opposition aux traductions commerciales (GONCHAROVA & LACOUR, 2011). Cet outil repose ainsi sur deux principes fondamentaux qui sont, d’une part, la pertinence et la qualité des mémoires de traduction associées à la tâche et, d’autre part, la possibilité de comparer plusieurs traductions en contexte pour un seul mot-clef ou de confronter plusieurs versions d’un même texte (Ibid.). Plus encore, ce projet collaboratif propose non seulement de mettre en regard de multiples équivalents pour un même segment, mais aussi de le faire dans plusieurs langues (voir Figure 1). L’approche contraste donc nettement avec le fonctionnement traditionnel des programmes de TAO, qui cherchent typiquement une correspondance parfaite tout en pénalisant les traductions multiples. C’est dans cette optique que les auteurs présentent leur outil comme un moyen de surmonter les difficultés posées par les textes littéraires, poétiques ou culturels, mais aussi de « [mettre] la machine au service de l’ingéniosité […] humaine » (Ibid.). Enfin, un troisième aspect intéressant du projet est qu’il est prévu pour être utilisé en ligne, collaborer avec d’autres traducteurs et échanger ses points de vue.

Cette conception de TraduXio comme une interface consacrée à la traduction littéraire est de ce fait très proche des premières références à la traduction littéraire assistée par ordinateur, dans son sens le plus littéral. Elmar Tophoven, par exemple, préconisait le développement d’outils favorisant l’échange d’idées et une collaboration plus étroite entre les traducteurs. C’est d’ailleurs précisément dans ce but qu’il fonde le Collègue européen des traducteurs littéraires, qui devra promouvoir les rencontres et la mise en commun, brouillant par là même la notion d’autorité. Gilbert Musy partageait lui aussi ces idéaux, mais insistait avant tout sur le besoin pour les traducteurs littéraires de se familiariser avec les nouveaux outils, espérant voir apparaître à l’avenir des technologies mieux adaptées à la littérature qui faciliteraient davantage leur travail.

D’autres études menées par Ruffo (2018) ainsi que Koskinen & Ruokonen (2017) auprès de professionnels du milieu semblent également aller dans ce sens. Elles montrent que les traducteurs littéraires interrogés sur leur perception de la technologie mettent en avant le même type de fonctionnalités, y compris celles qui leur permettent d’échanger avec leurs pairs, mais qu’ils réagissent négativement lorsque ces outils ne prennent pas en compte les particularités de leur activité.

4.2. Vers une traduction littéraire automatique ?

Si la traduction assistée par ordinateur a dernièrement beaucoup gagné en reconnaissance dans la plupart des secteurs de la traduction, y compris en littérature comme j’ai tenté de le montrer au travers de cette contribution, il reste néanmoins un autre outil qui est déjà bien connu, mais dont la présence est de plus en plus courante au sein de l’environnement de TAO. La traduction automatique, comme mentionné au début de l’article, se fait toujours plus présente. En attestent notamment la multitude de conférences et de journées d’études qui se consacrent entièrement à ce sujet. Le nombre de manifestations scientifiques organisées en dehors des champs traditionnels de l’informatique et de la linguistique computationnelle paraît en effet avoir explosé au cours des deux dernières années, en partie pour répondre aux nombreuses préoccupations concernant la montée de la post-édition ainsi que les conséquences de cette technologie sur la formation des traducteurs (YAMADA, 2019 ; SCHUMACHER, 2019).

La prédominance de la TA, cependant, semble avoir engendré toute une série de discours qui, des deux côtés du débat, s’avèrent bien souvent marqués par la confrontation et exagérés parfois jusqu’à la caricature (CAMBRELENG, 2020). Il reste toutefois impératif de s’y intéresser, ne serait-ce que pour offrir une vision plus objective de la situation et un aperçu concret des capacités et limites de la TA. Comme le note Loock (2019), la traduction automatique est maintenant présente dans plus de 50 % des entreprises européennes, et celle-ci intègre graduellement l’espace de travail du traducteur professionnel, aux côtés des fonctionnalités habituelles des outils de TAO 6. Et malgré sa position ambivalente (en ce sens qu’elle nous est présentée à la fois comme un outil au service du traducteur et une alternative à l’humain), il convient de noter d’entrée de jeu que le développement de la TA se dirige dans cette première direction (Ibid. ; LARRIEU, 2018).

C’est dans la même ligne que je parlerai ici de la traduction automatique, c’est-à-dire en tant qu’outil et non en tant que système de traduction autonome ; une vision qui coïncide aussi avec les premières références à la traduction littéraire automatique (VOIGT & JURAFSKY, 2012 ; BESACIER & SCHWARTZ, 2015 ; TORAL & WAY, 2015). Mais bien qu’il soit plus facile de trouver des travaux pionniers pour la TLA, par opposition à la TLAO, il appert que ceux-ci cherchent principalement à confronter les performances des différents systèmes existants par le biais de différentes métriques d’évaluation ; raison pour laquelle il peut être difficile d’apprécier véritablement la qualité des textes produits. Les premiers résultats obtenus sont cependant encourageants et le projet de recherche mené à la suite de cette étude sur la TLAO visera à ce titre la question de la traduction littéraire automatique, avec l’ambition de fournir des exemples concrets des résultats produits par la machine. Plus précisément, l’objectif sera de tirer profit des avancées de la TA neuronale (BAHDANAU, CHO & BENGIO, 2016) et des systèmes de traduction spécialisés (WIGGINS, 2018), de manière à évaluer la pertinence de la TLA et les avantages potentiels qu’elle pourrait offrir au traducteur littéraire. De même que pour la TLAO, je pense en effet que la qualité des corpus sur lesquels se base son entraînement est cruciale pour améliorer les performances de la TA dans ce domaine. Et comme d’autres le soulignent déjà, une utilisation appropriée de la TLA pourrait également entraîner un gain en créativité pour le traducteur (LOOCK, 2019).

5. Discussion

Au travers de l’histoire relativement courte de la traductologie, la traduction littéraire a toujours dû faire face à diverses objections. La discipline elle-même a été construite sur une apologie de la traduction en littérature, mais des critiques similaires ont vite refait surface lorsque les ordinateurs et les logiciels de traitement de texte ont fait leur apparition dans le quotidien du traducteur, sous prétexte que « [la] technique viendrait abîmer “la belle ouvrage” d’antan » (CARTANO ET AL., 1987). Aujourd’hui, l’importance croissante des programmes de TAO, et de la traduction automatique, a fait resurgir ces mêmes inquiétudes, mais ces deux outils forment une composante de plus en plus essentielle de notre travail. Comme le résume parfaitement Youdale (2019), cette contribution et celles qui s’en rapprochent devraient être vues comme « une invitation, adressée à communauté des traductologues et praticiens, à ouvrir un plus large débat sur la manière dont nous pouvons intégrer efficacement la technologie dans la pratique de la traduction littéraire ; un débat qui devrait également inclure dans ce contexte les usages de la TA et de la TAO ».

Tout d’abord, les outils de TAO constituent une interface de travail ergonomique et adaptée qui offre de nombreux avantages, indépendamment de l’aspect littéraire, légal ou technique du document. Ce constat représente une première étape vers la dissolution d’une frontière stricte entre les textes scientifiques, qui conviendraient parfaitement à la traduction assistée par ordinateur, et les textes littéraires, qui seraient quant à eux totalement incompatibles avec cette technologie. Cela est d’autant plus vrai si l’on considère que tous les traducteurs doivent bien souvent faire face aux mêmes difficultés et que la TAO peut aider à surmonter ces obstacles. Dans ce sens, l’étude des nouvelles technologies contribue à remettre en question cette vision réductrice selon laquelle le traducteur technique serait concerné au premier chef par les recherches terminologiques, là où le traducteur littéraire devrait se préoccuper avant tout de la forme.

On ne peut toutefois ignorer les particularités des textes littéraires, mais s’il est évident qu’on n’utilise pas exactement de la même façon les outils de TAO lorsque l’on aborde un ouvrage de littérature, ceux-ci restent aussi efficaces que dans tout autre domaine, pour autant que les mémoires de traduction utilisées conviennent à la tâche. Cette notion d’efficacité, en particulier, symbolise précisément le point où la TLAO diverge d’autres champs, puisque l’on cherchera ici à mettre l’accent sur la quantité et la variété des résultats, plutôt que sur une unique équivalence parfaite. Et le fait que ces textes sont moins répétitifs, que leurs phrases sont souvent plus longues, rend finalement les TM plus utiles, dans la mesure où elles donnent ainsi plus de possibilités sur lesquelles baser son choix, de même qu’une plus grande quantité de matériel à explorer.

Le raisonnement derrière cette réflexion est directement tiré des travaux en linguistique de corpus, dont l’utilité en traduction n’est plus à démontrer, que ce soit dans la sphère universitaire (LOOCK, 2018), où les recherches menées depuis Baker (1993) ont fortement influencé la traductologie, ou dans la sphère professionnelle (RUFFO, 2018). Or, les outils de TAO nous donnent un moyen aisé de construire nos propres corpus, à partir de traductions personnelles, et d’explorer ces bases de données personnalisées. Celles-ci offrent à leur tour trois types d’avantages, dont le premier est intimement lié à l’acte traductif.

Les TM utilisées comme concordancier constituent une ressource précieuse qui ne conduit pas nécessairement à la répétition mais peut au contraire aider à l’éviter, en fournissant des solutions très diverses ou des possibilités qui auraient simplement pu échapper au traducteur. Comme dans le cas de TraduXio, l’objectif ici est de mettre en avant le choix et la liberté de confronter de multiples traductions. Cela permet aussi à l’utilisateur de revenir rapidement sur les traductions passées, car contrairement à celle des ordinateurs, la mémoire humaine n’est malheureusement pas infaillible, et l’on ne se souvient pas systématiquement des décisions prises en début d’ouvrage, surtout si l’on travaille sur des œuvres divisées en nombreux volumes. De plus, les programmes de TAO facilitent globalement les processus de traduction et de révision, dégageant ainsi plus de temps pour les passages critiques du texte où l’expertise humaine est le plus sollicitée. En ce sens, l’outil de traduction assistée par ordinateur favorise la créativité, tout en renforçant la cohérence stylistique du texte et en évitant bien souvent des erreurs ou de mauvaises interprétations sur le plan diégétique.

Outre le fait qu’ils proposent de nombreux exemples de traduction dans leur contexte, des fonctions d’assurance qualité et des capacités d’exploration de corpus, un second avantage de ces logiciels est qu’ils permettent d’analyser beaucoup plus en profondeur le texte source, ses caractéristiques et ses difficultés. Youdale (2019), par exemple, envisage principalement la TLAO comme une méthode pour l’identification de segments stylistiquement significatifs. C’est dans cette optique qu’il définit celle-ci comme « une approche qui fait partie intégrante du processus de traduction et grâce à laquelle les traducteurs peuvent interagir avec la technologie ; une approche qui ne néglige ni ne dessert l’art de la traduction, mais le renforce justement en révélant des informations du texte que même la lecture attentive pourrait difficilement mesurer avec précision, voire simplement détecter ». De la même manière, Rothwell (2020) conclut sa propre expérience de TLAO en soulignant l’aide apportée pour « repérer les ambiguïtés et problèmes dissimulés (les “points sensibles”) » du texte original, mais aussi pour « confirmer ou modifier des points d’interprétation précis ». En stimulant la démarche traductive et en facilitant l’analyse stylistique de l’original, la TLAO contribue dans ces circonstances à accroître la qualité du texte cible.

Les capacités de la machine combinées à l’expertise du traducteur humain favorisent en effet la lecture analytique du texte source et donnent lieu à des traductions éclairées. Un troisième et dernier point soulevé lui aussi par les deux auteurs est que les outils de TAO permettent aux utilisateurs d’adopter un regard critique sur leur production. Cette démarche ne signifie pas nécessairement que la production du traducteur devra faire l’objet d’une communication scientifique, quoique des rencontres très riches sont organisées à cet égard, mais elle aide les chercheurs et les professionnels, selon leurs exigences personnelles, à identifier les difficultés et les défis posés par la traduction littéraire ou des ouvrages en particulier. En outre, les logiciels sont également un moyen de conserver une trace de chaque étape de la traduction, ainsi que les choix qui ont motivé celle-ci. Le concept de traduction transparente proposé par Tophoven est d’ailleurs parfaitement en accord avec cette idée, que les traductologues et les littéraires ont d’ores et déjà mis en avant lorsqu’il s’agissait d’analyser des œuvres littéraires et leurs traductions.

Naturellement, les programmes de TAO que nous avons l’habitude de voir ne sont pas les seuls outils dont disposent les traducteurs et, comme je le suggérais, nous pourrions imaginer des modifications qui les rendraient plus avantageux encore. Cette entreprise est d’autant plus importante que les traducteurs doivent continuellement s’adapter aux demandes du marché, lesquelles fluctuent bien souvent que nous le voulions ou non. Et ces considérations pourraient tout aussi bien s’appliquer à la traduction automatique, mais il faudra probablement attendre quelques années supplémentaires avant de pouvoir trancher ce dernier point.

À l’avenir, les principaux défis que devront relever les traducteurs et traductologues seront surtout, selon moi, de nature juridique et sociale. Il nous faut nous demander comment nous pouvons et devons protéger le matériel utilisé pour alimenter les mémoires de traduction et les systèmes de traduction automatique, mais aussi les produits qui en résultent. Il nous faut aussi mieux équiper et informer les professionnels, qui doivent se conformer à la fois aux attentes des éditeurs, des lecteurs et de leurs auteurs, et nous assurer que les nouvelles technologies pourront faciliter le travail du traducteur et servir les méthodes de travail qui lui sont propres, y compris dans des domaines tels que la littérature. Qu’elles favoriseront la valeur humaine ajoutée et pas uniquement la réduction des coûts. J’aimerais donc terminer cette contribution avec une citation de Musy, qui exhortait les théoriciens et les praticiens de la traduction à s’approprier les outils informatiques, alors que ceux-ci n’en étaient qu’à leurs débuts, et plus important encore, à réclamer des outils qui soient mieux adaptés à leur activité et qui leur permettent de mieux faire face aux réalités changeantes du marché : « équipons-nous d’un matériel efficace et négocions. Allons de l’avant » (CARTANO ET AL., 1987).

Note de fin

1 Deux termes que l’on voit souvent utilisés de façon réductrice pour se référer à tout type de texte qui ne serait « pas littéraire ».

2 Cette notion renvoie à l’idée préconçue de l’intraductibilité. Mounin (2016) et Ladmiral (1979), notamment, ont recensé et réfuté certaines de ces objections soulevées avant eux par divers théoriciens, qui, n’ayant pourtant aucune expérience de la pratique traduisante, soutenaient que la traduction littéraire humaine était, par définition, impossible. Une analyse rigoureuse accompagnée d’exemples concrets a cependant permis aux auteurs de montrer que le travail effectué sur le terrain par les praticiens suffisait à démontrer la validité et la nécessité de la traduction, tout en déconstruisant au passage quelques-uns des mythes sur la traduction et en dénonçant la rupture nette qui séparait alors la théorie et la pratique de la traduction.

3 Voir, par exemple, le Nimdzi Language Technology Atlas 2020.

4 On remarque la même tendance avec la traduction automatique, dont les exemples donnés à la fois par ses partisans et opposants offrent une vision caricaturale et sensationnaliste de ses performances, ce qui rend d’autant plus difficile l’évaluation de la TA et les discussions objectives autour de cet outil (LOOCK, 2019).

5 Ces traducteurs alternent parfois entre deux ou plusieurs domaines, parmi lesquels se trouve la littérature, et l’utilisation imposée ou volontaire des outils de TAO dans ces autres domaines se généralise alors petit à petit à l’ensemble de leurs travaux.

6 Voir, par exemple, les technologies AdaptiveMT et ModernMT.

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Damien Hansen, « Défis et pertinence de la traduction littéraire assistée par ordinateur », La main de Thôt [En ligne], 9 | 2021, mis en ligne le 11 décembre 2021, consulté le 20 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/982

Auteur

Damien Hansen