Un projet pédagogique et culturel : traduire Sebastà Portell

Plan

Texte

Tous les ans, la Section de catalan de l’Université de Toulouse II Jean Jaurès travaille sur un livre et sur un auteur de l’aire catalanophone. En 2020-2021, c’était le tour des Îles Baléares, et les étudiants ont travaillé sur l’écrivain majorquin Sebastià Portell et sur son recueil de nouvelles Maracaibo. Suite à ce travail tout le long de l’année, le 22 mars 2021, Sebastià Portell a rencontré les étudiants en ligne.

La première rencontre s’est déroulée dans la matinée en présence des étudiants de catalan comme matière optionnelle (niveaux A1, A2 et B1). Tous les étudiants avaient travaillé sur l’auteur et chaque groupe a analysé des aspects différents de son œuvre afin de fournir de nouvelles informations aux autres groupes. Ils ont ensuite posé des questions à l’auteur, tous ensemble, sur les sujets exposés et sur le livre Maracaibo, que les étudiants de niveau A2 et B1 avaient lu en cours.

La deuxième rencontre, l’après-midi et avec les étudiants des trois cours de la mineure de catalan, a abordé des aspects de traduction de cet ouvrage parmi d'autres, ainsi que certaines particularités de la culture des îles Baléares. Tandis que les étudiants de la licence de catalan, qui ont déjà assisté à la rencontre antérieure, ont approfondi la recherche sur l’auteur en se penchant sur sa facette d’activiste culturel autour des questions de genre.

En cours de langue, les étudiants de niveau B1 (option et mineure) ont créé des « knollings » (ou « flat lay photo » en anglais, que l’on pourrait traduire par « photo à plat » en français. Issue d’une méthode d’organisation d’outillage ou de produits, la technique du flat lay s’est propagée à la photographie et prend son essor avec les réseaux sociaux. Très minimaliste, cette technique permet de raconter une histoire à travers les objets disposés sur une table ou sur le sol, après les avoir organisés ou pas.

Voici deux exemples du travail des étudiants, le premier sur le recueil entier, le deuxième sur une des nouvelles :

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Concernant les étudiants de traduction, tout le travail sur l’auteur ainsi que la rencontre avec lui apportent des éléments pour mieux comprendre l’auteur, son intention, sa façon d’écrire, et en conséquence, cela les aide à mieux traduire les textes.

Ils ont traduit quelques récits du livre Maracaibo et ont réfléchi aux difficultés que ces textes posent pour la traduction. Pendant la rencontre, ils ont expliqué à Sebastià ce qu’ils ont aimé dans les textes et les choses qu’ils ont trouvé difficiles à traduire.

Ils ont aimé le dynamisme, la spontanéité qui se dégage des nouvelles et aussi les « surprises », les revirements de situation à la fin. Pour eux c’est ce dynamisme, le côté oral et spontané, les mots dialectaux, des expressions idiomatiques qui sont difficiles à traduire, mais c’est amusant et différent des textes qu’ils ont l’habitude d’écrire, et c’est ce qu’ils travaillent en groupe.

Ce qui leur a le plus plu du texte c’est souvent ce qui a été le plus difficile à traduire : la spontanéité, l’oralité. L’auteur a confirmé que ces éléments étaient très importants pour lui quand il écrivait le livre, et que c’était difficile pour lui que ce soit spontané, de dire de façon simple les pensées les plus complexes. Il a beaucoup travaillé sur les textes pour que tout l’implicite, les doubles lectures, l’ironie, etc. soient présents mais pas trop évidents. Il y a des personnages qui ont des marques linguistiques d’origine, d’âge, etc. : par exemple la femme allemande qui vit à Majorque ou la petite fille.

Pour conclure la rencontre, chaque participant à la rencontre a pris un livre qu’il aime et il l’a montré aux autres, comme on peut le voir sur l’image suivante :

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Le but était que chacun puisse montrer la littérature qu’il aime, ses influences, pour indiquer qu’elles sont toutes bonnes, qu’il n’y en a pas qui soient meilleures que d’autres dans la vie. Après la rencontre, les étudiants ont poursuivi le travail sur l’auteur et son œuvre. En cours de langue, par exemple, ils ont essayé d’écrire une nouvelle en respectant le style, les thématiques et l’oralité présentes dans les nouvelles de Maracaibo. En voici quelques exemples :

Senyores,
consells pràctics:
Compreu-vos un bigoti o una barba (amb els dos tindran (o: farà) més efecte).
Poseu-vos-els a la cara.
Després, aneu al vostre patró i demaneu-li un augment.
Resultats garantits!

Mesdames,

conseils pratiques :

Achetez-vous une moustache ou une barbe (avec les deux cela aura plus d’effet).

Mettez-les sur votre visage.

Après, allez voir votre patron et demandez-lui une augmentation.

Résultats garantis !

Quan era a l’institut, el meu professor ens deia que una dona mai no podia tenir una feina important en una empresa i que la seva feina era a la cuina. Endevineu avui qui és la directora del banc i qui acaba de rebutjar el préstec d’aquest mateix professor ?

Quand j’étais au lycée, mon professeur nous disait qu’une femme ne pouvait jamais avoir un travail important dans une entreprise et que son travail c’était dans la cuisine. Vous devinez qui est la directrice de la banque et qui vient de refuser le crédit de ce même professeur ?

Nena, sàpigues que pots fer-ho tot, el teu únic límit és la teva imaginació i la teva única barrera el teu esperit. Llavors corre, vola i esdevé la que vols esdevenir.
-Que sí, que sí, podràs fer tot el que vols... però primer, pots ajudar-me a rentar els plats, estimada ?

Ma belle, sache que tu peux tout faire, que ta seule limite c’est ton imagination et ta seule barrière ton esprit. Donc, cours, vole, et devient celle que tu veux devenir.

- Oui, oui, tu pourras faire tout ce que tu veux… Mais d’abord tu peux m’aider à faire la vaisselle, ma chérie ?

Pour en savoir plus, voici le lien Twitter avec le résumé des différentes rencontres : https://twitter.com/SectionCatalan/status/1373937040828608512

Voici les questions que les étudiants de 2e et de 3e année ont posées à l’auteur :

Qu’est-ce que tu ressens quand tu écris ?

Cela vous surprendra peut-être, mais c’est de la frustration, parce qu’écrire c’est toujours lutter contre une idée que tu as eue et essayer de l’atteindre, de t’en rapprocher, mais c’est impossible. C’est une frustration, mais aussi un défi, une raison pour continuer. Cela me surprend toujours, les écrivains qui disent qu’ils s’amusent en écrivant, moi je ne passe pas un bon moment quand j’écris, je ne dirai pas que je souffre mais c’est une frustration, une tension entre ce que tu arrives à dire et tes idées.

Pourquoi la plupart de tes œuvres présentent des personnages féminins ?

Parce que cela m’intéresse de parler de la féminité, en premier lieu pour explorer ma féminité, parce que je pense qu’on peut avoir de la féminité, de la masculinité, et des qualités qui ne collent pas forcément avec un de ces deux genres, et c’est important. Deuxièmement, parce qu’il y a beaucoup, trop de livres qui parlent de personnages masculins, et je pense que les hommes cisgenre, qui s’identifient en tant qu’hommes depuis la naissance, ont déjà eu beaucoup de place dans la littérature, et que cela vaut le coup que ce soit nous, les autre voix, les voix non normatives, qui prenions la parole et qui disions notre vision.

Comment tu as eu l’idée de parler des femmes et de les « défendre » ?

Comme on dit, c’est parce que ce sont « mes gens », les miens, j’ai grandi dans une école dans laquelle, à mon niveau, nous étions 18 filles et 2 garçons. J’ai toujours été en relation avec des femmes : des égales, des amies, des copines. J’ai aussi grandi avec beaucoup de femmes dans ma famille, une famille très matriarcale, et c’est l’univers que je connais le mieux. J’essaie de parler, pas juste des choses que je sais déjà ou que je connais, mais des choses qui ont éveillé ma curiosité, et donc de ce que je connais en profondeur et qui présentent des nuances et des détails qui, je crois, valent la peine.

D’où vient ton inspiration ? Qu’est-ce qui t’a inspiré dans ta vie pour devenir auteur ?

Je dis toujours que je ne crois pas à l’inspiration. Je crois au travail et à la recherche. Ce que j’écris, à chaque fois, c’est ce qui a un moment donné m’inquiète, ce qui fait que je ne suis pas tranquille. Les nenes que llegien al lavabo part d’une question très précise que je me suis posé : c’était quand la dernière fois que tu as lu ce que tu avais vraiment envie de lire ? Et je me questionnais sur la liberté dans la lecture. Nous vivons dans un monde dans lequel il est de plus en plus difficile d’être libre, même avec les livres, et c’est pour cela que j’ai écrit sur ce sujet. J’essaie toujours de m’inspirer ou de me motiver à partir de questions qui n’ont pas de réponse simple.

Tu as dit que quand tu écris tu ressens de la frustration, mais qu’est-ce que tu ressens quand tu finis un livre ?

Au contraire, une grande satisfaction. C’est émouvant, parfois. Par exemple, le dernier épisode de Les nenes que llegien al lavabo. C’est un livre qui parle de mon enfance et de mes premières lectures, des premiers livres que j’ai aimés, que j’ai cachés. Et le dernier chapitre est une lettre que je me suis écrit à moi même quand j’avais huit ans, c’est à dire le Sebastià de 28 ans écrit au Sebastià de 8 ans. Et quand j’ai fini d’écrire ce dernier chapitre, qui est le dernier du livre, j’étais très satisfait mais j’ai aussi pleuré, parce que j’étais en train de me dire des choses que j’avais besoin de me dire à moi-même. Chaque livre est une histoire différente, mais finir un livre compense la frustration du processus.

Pourquoi tu as décidé d’écrire en majorquin, en catalan, et pas en espagnol ?

Ce n’est pas quelque chose que j’ai décidé, cela a été naturel pour moi, parce que le catalan est ma première langue, la première langue que j’ai appris à parler. Et parce que la plupart de la littérature que j’ai lue, c’est de la littérature catalane ou traduite en catalan. Donc, c’est la langue que je maîtrise le mieux pour écrire, et comme j’aime beaucoup jouer avec la langue, expérimenter, comme vous avez vu, c’est quelque chose que l’on ne peut faire qu’avec une langue que l’on connaît très bien. C’est pourquoi le catalan, dans mon cas, c’est la meilleure langue pour le faire.

Tu as certaines œuvres avec des titres qui sont parfois des phrases, des choses que l’on pourrait dire en une phrase : Les nenes que llegien al lavabo, El dia que va morir David Bowie… Pourquoi tu as eu l’idée de créer des titres qui puissent être utilisés dans la vie quotidienne, dans la rue, à la plage ou n’importe où, et qui soient aussi transparents ?

Tu l’as dit toi-même, ce sont des titres qui peuvent faire partie de ta vie quotidienne. Moi, j’écris pour cela. Mes livres, parfois, peuvent sembler très expérimentaux ou très conceptuels, mais ce qu’ils prétendent c’est justement cela : entrer dans la vie des gens et y causer un impact. Je ne sais pas quel impact ils peuvent avoir, mais pour moi ce qui compte c’est cela : que les gens se les approprient et qu’ils le fassent de façon naturelle, spontanée. J’aime beaucoup que tu aies remarqué ce point, parce que pour moi les titres sont très importants ainsi que le fait qu’on puisse s’approprier les titres dès qu’on les entend.

Quel livre aimerais-tu avoir écrit ?

Un livre que je n’ai pas écrit ? Plein. La passió segons Renée Vivien, c’est un livre qui par sa complexité narrative, par son univers et par la délicatesse de sa langue, j’aurais adoré écrire moi-même. Il est incroyable. Comme plein de livres, je n’ai aucun mal à le reconnaître. Je pense que quand un auteur a mieux écrit les choses, il faut le dire, le célébrer et le partager.

Pourquoi avoir fait des nouvelles très courtes, comme la J ou la C?

Ces nouvelles doivent être comprises dans l’ensemble de l’œuvre, et je les ai créées pour avoir des fragments plus faciles à lire, qui touchent plus aussi, parce qu’en peu de phrases ils disent beaucoup de choses. Ils me servaient à générer un effet différent de celui des nouvelles plus longues dont vous parliez tout à l’heure, où les personnages parlent beaucoup, s’expliquent. Parfois une nouvelle courte sert à créer un équilibre.

Il y a-t-il un personnage de tes livres avec lequel tu t’identifies plus ?

Je dirais que des mes livres, le personnage avec lequel je m’identifie le plus c’est peut-être Ariel, ce personnage sans genre qui vit dans un monde qui essaie constamment de l’obliger à s’identifier. Moi j’ai de plus en plus de mal à m’identifier, dans plein de domaines, et j’aimerais vivre dans un monde plus détendu, plus tranquille, en termes de genre, de sexualité, d’identités de toutes sortes, parce que je crois qu’on pourrait avoir plus d’expériences que celles qu’on s’attend à vivre.

Tout le monde a une phrase ou une citation d’un livre, d’un film, qu’il aime. Toi, si tu devais te faire un tatouage, quelle phrase, quelle citation ou dessin tu choisirais ?

Peut-être que je choisirais une phrase, qui est une expression idiomatique de Majorque, que ma mère me disait quand j’étais enfant : « être comme les autres, tu auras toujours le temps », c’est à dire que tu as toujours le temps d’essayer de ressembler les autres. Donc, si tu es différent ne t’inquiète pas parce que c’est difficile. Ce qui est compliqué c’est d’avoir sa propre personnalité, et si cela ne te plaît pas et tu veux imiter les autres, ne t’inquiète pas parce que tu y arriveras. C’est un message que j’ai toujours porté en moi.

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Estell Llansana, « Un projet pédagogique et culturel : traduire Sebastà Portell », La main de Thôt [En ligne], 9 | 2021, mis en ligne le 11 décembre 2021, consulté le 29 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/993

Auteur

Estell Llansana