La variation diastratique et sa traduction en espagnol : le cas du roman En finir avec Eddy Bellegueule d’Édouard Louis

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Dans son premier roman, largement autobiographique, Édouard Louis, de son vrai nom Eddy Bellegueule, décrit une partie de son enfance et de sa jeunesse au sein d’un milieu très défavorisé du nord de la France. D’un point de vue typographique, le roman se caractérise par de nombreux passages en italiques grâce auxquels le narrateur rapporte les voix autres que la sienne propre : celles, majoritairement, de ses parents et, plus largement, de sa famille, mais aussi, plus rarement, celles d’amis, de professeurs, ou de condisciples. Le roman montre comment Eddy Bellegueule parvient, de façon presque fortuite, à s’échapper de son milieu d’origine. La rupture typographique a pour effet de mettre en évidence le contraste entre la voix du narrateur Édouard Louis qui, a posteriori, recompose l’histoire et celles de personnages qui appartiennent au milieu de son enfance et de son adolescence. Cette polyphonie est le moyen dont se sert le texte pour mettre en évidence la distance culturelle et sociale désormais établie entre le narrateur et son milieu d’origine. Les italiques mettent en scène trois des différents types de variations linguistiques mises en évidence par Coseriu (1969) et Mioni (1983). La variation diamésique d’abord, laquelle prend en compte le chenal – écrit ou oral – employé (MIONI, 1983 : 508) : les italiques, dans leur grande majorité, reproduisent en effet des discours oraux constitués de paroles entendues par le narrateur. La variation diaphasique (COSERIU, 1969) ensuite, qui dépend de la situation communicative : les paroles en question ont été émises dans un contexte de communication particulier, quotidien et familier. La variation diastratique (COSERIU, 1969), enfin, liée aux groupes sociaux : la langue reproduite est celle d’un milieu social caractérisé par un niveau socio-économique bas, un degré d’instruction et un niveau culturel faibles.

Bien qu’inévitablement interdépendantes, variation diaphasique et variation diastratique sont bien distinctes : «  la dimension diastratique exploite le prestige linguistique, la dimension diaphasique le degré de spécificité situationnelle ou contextuelle des énoncés » (GLESSGEN & SCHØSLER, 2018, 21). Les variations diamésique et diaphasique ne seront donc pas examinées ici dans la mesure où elles n’ont pas de lien direct avec la dimension sociale, si emblématique du roman d’Édouard Louis : oralité et familiarité ne sont en effet pas exclusives d’un milieu social. La variation diastratique représente en revanche un enjeu majeur pour le traducteur : de nombreux indices, dans les italiques, conforment une langue très populaire caractéristique d’un milieu social prolétaire dont la description est l’un des objets du roman. Or il semble que de ce point de vue, l’on perde beaucoup à la lecture de la traduction réalisée par l’espagnol Gallego Urrutia (2015) puisque la variation diastratique n’y est essentiellement reproduite que d’un point de vue lexical. S’agit-il d’un choix ou d’une contrainte ? Le traducteur avait-il les moyens de reproduire en espagnol la langue populaire du roman d’Édouard Louis ?

I. La variation diastratique dans le roman français

Si l’aspect phonétique de la langue populaire n’a pas été reproduit par Édouard Louis, le lexique, la morphologie et la syntaxe ont fait l’objet d’une attention particulière. Pour en rendre compte, nous nous appuierons sur l’analyse des traits lexicaux, morphologiques et syntaxiques du français populaire fournie par Gadet (1992).

1.1 Lexique

La caractérisation du lexique populaire n’est pas une tâche aisée : les linguistes eux-mêmes peinent à tracer une frontière nette entre le familier et le populaire (CUNDÍN SANTOS, 2002, 45-46), ce dont témoigne l’imprécision terminologique des dictionnaires (Ibid. : 43). On peut tenter malgré tout de recenser un certain nombre de traits lexicaux plus proprement populaires que familiers.

1.1.1 Déformations lexicales

La langue populaire opère des substitutions dont certaines ont pu être observées dans les italiques du roman. Elles affectent les locutions verbales : substitution de « faire » à « avoir » (« tu fais de l'asthme », p. 73), ajout d’articles définis ou substitutions de prépositions (« avoir la honte » (LOUIS, 2015a, 192), « être de deuil », LOUIS, 2015a, 172), remplacement du passé composé du verbe « aller » par celui du verbe « être » : « Il a été jusqu’à sa voiture », (LOUIS, 2015a, 126). Elles affectent également certains groupes nominaux compléments circonstanciels de temps (« ce midi », LOUIS, 2015a, 192) ou des locutions adverbiales (« des fois », LOUIS, 2015a, 33, au lieu de « quelquefois »).

1.1.2 Formes régionales

Bien que les « formes régionales » relèvent en théorie de la variation diatopique, il convient d’en dire deux mots puisque variations diatopique, diaphasique et diastratique seraient en réalité intimement liées :

[…] les locuteurs emploient d’autant plus de formes régionales que leur statut socioculturel est plus bas et que la situation est plus familière, et le spectre diastratique est donc plus large au bas de l’échelle sociale ». (GADET, 1992, 15)

Édouard Louis n’a manifestement pas privilégié cette composante de la variation diastratique puisqu’on ne trouve dans le roman qu’un seul terme picard, « biloute » (LOUIS, 2015A, 128), c’est-à-dire « copain », le terme « gueuge » (LOUIS, 2015A, 121) n’étant quant à lui référencé dans aucun dictionnaire, ni général, ni spécialisé.

1.1.3 Termes et expressions vulgaires

Si lexiques populaire et argotique étaient à l’origine nettement distincts, l’argot, dès le milieu du XIXe siècle, a commencé à se mêler à la langue populaire au point qu’il n’y a plus grand sens à les distinguer aujourd’hui (GADET, 1992, 103). De nombreux termes argotiques employés dans les italiques sont en effet typiques de la langue populaire : « gonzesse » (LOUIS, 2015a, 25), « bourlinguer » (LOUIS, 2015a, 40), « sarcelle » (LOUIS, 2015a, 164) pour « femme, « jaune » (LOUIS, 2015a, 167), pour « eau-de-vie », « bougnoul » (LOUIS, 2015a, 103), « tomber en cloque » (LOUIS, 2015a, 64), etc.

Dans le domaine lexical, ce qui distingue le familier du populaire est par ailleurs la vulgarité : bien qu’elle ne soit pas l’apanage des couches populaires, elle en est une marque particulièrement récurrente. La vulgarité des termes populaires provient du fait qu’ils désignent des concepts « objets de tabou », en lien avec le sexe et la scatologie (GARRIGA, 1994, 5) : « péter les couilles » (LOUIS, 2015a, 81), « trouver de la meuf » (LOUIS, 2015a, 164), « putain » (LOUIS, 2015a, 107), « bordel de merde » (LOUIS, 2015a, 110), « qui branlent rien » (LOUIS, 2015a, 88), « salope » (LOUIS, 2015a, 101), « ça va pas te boucher ton trou du cul » (LOUIS, 2015a, 16), « ramène ton cul » (LOUIS, 2015a, 115), « qu’elles se mêlent de leur cul les autres bonnes femmes » (LOUIS, 2015a, 106).

On notera enfin l’emploi du syntagme nominal « l’autre », pour faire référence à une personne contemporaine de l’acte de locution (« Comment il parle l’autre », LOUIS, 2015a, 99).

1.1.4 Phraséologie

Par phraséologie, il faut entendre les expressions, fréquentes dans la langue populaire, « relevant du dicton, de l’aphorisme ou du proverbe, qui frôlent le lieu commun de Café du Commerce » (Gadet, 1992, 119) : « rond comme une queue de pelle » (LOUIS, 2015a, 137) ou « Ta gueule la mouette, la mer est basse » (LOUIS, 2015a, 67), « une couille dans un marais de goudron » (LOUIS, 2015a, 173).

1.2 Morphologie

L’élision de la voyelle finale -i du pronom relatif « qui » devant une voyelle (GADET, 1992, 63) est le phénomène le plus fréquemment observé (« c’est ça qu’est le meilleur », LOUIS, 2015a, 14), mais le phénomène inverse, c’est-à-dire la création d'un hiatus inutile (GADET, ibid.), est également présent  : « histoire de savoir si il était... » (LOUIS, 2015a, 123).

Du côté des adjectifs et des adverbes, « pourrite » (« une baraque aussi pourrite », LOUIS, 2015a, 67) remplace « pourrie » (GADET, 1992, 59), « pis » (« et pis », LOUIS, 2015a, 84) remplace « puis » par relâchement articulatoire ; l’adjectif « pire » (« pis encore », LOUIS, 2015a, 127) est lui aussi remplacé par « pis », archaïsme devenu marque populaire dans la langue actuelle (ATILF, 2002, s.v. « pis »).

1.3 Syntaxe

Du point de vue syntaxique, une simple variation dans l’ordre des mots peut opérer le passage du familier au populaire : « mieux vaut pas se laisser mourir de faim » au lieu de « vaut mieux pas » (LOUIS, 2015a, 16).

Typique de la langue populaire est la duplication du sujet, exprimé sous forme nominale, au moyen d’un pronom sujet (GADET, 1992, 56) : « Pourquoi Eddy il se comporte comme une gonzesse ? » (LOUIS, 2015a, 25), « quand les flics ils l’ont arrêté » (LOUIS, 2015a, 125). C’est aussi le cas de l’emploi conjoint d’un pronom complément d’objet indirect et d’un adjectif possessif pour indiquer la possession (« ça va pas te boucher ton trou du cul », LOUIS, 2015a, 16), ou de la maladresse qui consiste, pour le locuteur, à se mentionner en première position au sein d’une énumération : « et moi et Stéphane on fera les hommes » (LOUIS, 2015a, 141). Qualifié d’« adverbial » par les grammaires, l’emploi de prépositions « isolées » est aussi caractéristique de l’usage populaire bien qu’il tende, selon Gadet (1992, 73), à s’étendre au domaine familier : « Pourquoi […] que tu sors avec alors que […]  » (LOUIS, 2015a, 163).

En dehors de ces altérations qui pourraient être qualifiées de « maladresses », les italiques du roman contiennent également de réelles incorrections syntaxiques. C’est le cas de l’emploi erroné de certaines prépositions : « à ce temps-là » (LOUIS, 2015a, 22), « on marche pas à pieds nus » (LOUIS, 2015a, 113). C’est aussi le cas de la subordonnée relative transformée en interrogative directe (GADET, 1992, p. 100) dans « t’as beau faire qu’est-ce que tu veux » (LOUIS, 2015a, 127) ou du pronom relatif « que » qui accompagne le pronom ou l’adverbe interrogatif (GADET, 1992, 100) de certaines subordonnées interrogatives indirectes : « Je vois pas pourquoi qu’il me pète les couilles l’autre » (LOUIS, 2015a, 81). Dans la langue populaire, le relatif « que » tend par ailleurs à se substituer à tout autre pronom relatif d’emploi plus complexe (GADET, 1992, 94) : « la merde des vieux que je m’occupe » (LOUIS, 2015a, 64). On notera aussi l’accord à la troisième personne dans les tournures de mise en relief contenant les pronoms de première ou deuxième personne (GADET, 1992, 77) : « c’est moi qui l’a mis au monde » (LOUIS, 2015a, 51).

Le mode, enfin, est l’objet de nombreuses erreurs. D’abord l’emploi de l’indicatif à « valeur modale » (GADET, 1992, 88) dans des subordonnées complétives, finales ou temporelles introduites normalement au subjonctif : « C’est dommage qu’on peut pas faire la même choses que les acteurs du film » (LOUIS, 2015a, 140). Ou l’emploi du conditionnel en lieu et place de l’imparfait de l'indicatif dans les subordonnées circonstancielles de condition : « parce que j’aurais pu si j’aurais voulu » (LOUIS, 2015a, 117).

Ce qui frappe, à la lecture du roman, c’est donc l’incorrection et l’extrême grossièreté du langage d’un monde décrit par Louis comme machiste, raciste et homophobe, un monde physiquement et verbalement violent, qui n’a d’autres références que celles de la télévision, et réserve un comportement cruel et abject à ceux qu’il juge différents. La portée sociale du roman est donc évidente, et l’on peut se demander si la traduction espagnole en a rendu tous les aspects.

II. La traduction espagnole

2.1 La variation diastratique

Comparée à l’original, la traduction de Gallego Urrutia produit l’effet d’une langue seulement familière et vulgaire, ce qui amoindrit de beaucoup la critique sociale présente dans le roman. C’est la composante lexicale de la langue populaire espagnole qui y est mise en avant, tandis que la morphologie et la syntaxe ne sont quasiment pas affectées.

2.1.1 Lexique

Les italiques du texte d’arrivée contiennent, comme celles du texte de départ, un certain nombre de termes ou d’expressions vulgaires et grossiers.

Du côté des substantifs et des adjectifs, on trouve « polla » (LOUIS, 2015b, 101), pour « bite », « so furcia » (LOUIS, 2015b, 93) ou « so guarra » (LOUIS, 2015b, 109) pour « salope » ou « ma salope » , « el culo » (LOUIS, 2015b, 63) pour le « cul ».

Du côté des verbes ou des locutions verbales, « baiser » ou « sauter » sont rendus par « follar » (LOUIS, 2015 : 108) et « echarle un polvo a alguien » (LOUIS, 2015b, 98). « Comer el coño » (LOUIS, 2015b, 58) rend le très vulgaire « bouffer la chatte », tandis que « tocar los huevos » (LOUIS, 2015b, 74) rend l’expression « péter les couilles ».

Les interjections ou jurons du texte original sont souvent traduits par des jurons aussi vulgaires. Pour « putain », très courant, non réservé à la langue populaire mais vulgaire, la traduction propose « coño » (LOUIS, 2015b, 98) ou « joder » (LOUIS, 2015b, 50), aussi courants et vulgaires que le terme français, ou encore « hostias » (LOUIS, 2015b, 69), vulgaire et plus populaire que « hostras ». L’expression « bordel de merde » est traduite par « me cago en la puta » (LOUIS, 2015b, 70), d’effet similaire. Les insultes grossières sont souvent rendues par des insultes également grossières : « je lui pisse dessus » par « me cago en él » (LOUIS, 2015b, 20), « fils de pute » par « hijo de puta » (LOUIS, 2015b, 13), etc.

D’autres termes ou expressions ne sont pas proprement vulgaires, mais porteurs d’une certaine violence, comme ceux du texte de départ : « cagueta » (LOUIS, 2015b, 107) pour « lopette », « cerdo » (LOUIS, 2015b, 21) pour « raclure ».

Dans de nombreux cas néanmoins, le lexique vulgaire est remplacé par un lexique seulement familier, ce qui diminue de beaucoup la violence du texte de départ. C’est le cas de « no pegar golpe » pour « ne rien branler », ou de « tía » (LOUIS, 2015b, 68), d’usage beaucoup plus courant que le vulgaire « gonzesse ». La plupart des équivalents proposés pour le terme « pédé » (« marica », « loca » , « mariposón », « mariquita », LOUIS, 2015b, 18) sont seulement familiers. D’autres, « sarasa » et « julandrón » (LOUIS, ibid.), sont quant à eux très peu usités, de même que « bujarrón » (LOUIS, 2015b, 36), inconnu des locuteurs hispanophones interrogés, employé pour traduire « enculé ». Quant à « invertido » (LOUIS, 2015b, 18), il produit plutôt un effet précieux, bien éloigné de celui produit par le terme départ. Il n’y a guère que « maricón » et « puto » (LOUIS, 2015b, 18) qui produisent le même effet que « pédé », le premier d’une certaine violence, le second franchement vulgaire.

La constatation est la même du côté des locutions verbales et des expressions figées : « importar un pimiento » (LOUIS, 2015b, 76) n’est que familière en comparaison de « s’en taper » (LOUIS 2015a : 82), de même que « partir la jeta » (LOUIS, 2015b, 101) par rapport à « péter la gueule » (LOUIS, 2015a, 109), ou « espabilar» (LOUIS, 2015b, 78) comparé à « se bouger le cul » (LOUIS, 2015a, 85).

2.2.2 Morphosyntaxe

Du point de vue morphosyntaxique, la traduction ne comporte que trois tournures fautives : « Laura, esa que todo el mundo dice que es una auténtica guarra ? » (LOUIS, 2015b, 147), au lieu de « esa de la que... » ; « no hay ni uno que compense de los demás » (LOUIS, 2015b, 108), façon très maladroite de rendre « pas un pour rattraper l’autre » (LOUIS, 2015a, 109) ; « Me aguanté para no llorar y eso que no soy yo una mujer que suela llorar normalmente. » (LOUIS, 2015b, 115) où le subjonctif est employé en lieu et place de l’indicatif.

Là où une même phrase du texte de départ réunit parfois plusieurs traits, lexicaux et morphosyntaxiques, de la langue populaire (« Je vois pas pourquoi qu’il me pète les couilles l’autre », LOUIS, 2015a, 81), la phrase traduite ne met généralement en œuvre que la composante lexicale (« Yo no sé por qué me anda tocando los huevos ése » (LOUIS, 2015b, 74).

Au total, donc, l’effet produit par la traduction espagnole apparaît bien différent de celui produit par l’original : l’extrême grossièreté du texte de départ, partiellement reproduite, s’en trouve en quelque sorte édulcorée, tandis que l’aspect fautif, typique de la langue populaire française, n’est pas rendu.

2.2 Les obstacles à la reproduction de la langue populaire en espagnol

Précisons d’abord que reproduire la variation diastratique ne peut évidemment se faire au moyen d’une traduction littérale comprise comme « mot-à-mot », mais plutôt en respectant le principe d’ « équivalence » défendu par les théories fonctionnalistes de la traduction1. Selon cette approche, l’équivalence concerne le degré auquel un mot, une phrase, voire un texte peut être considéré dans la langue et la culture réceptrice comme l’équivalent du texte de départ. Il s’agit donc d’une équivalence de discours, et non de langue (laquelle reçoit chez les fonctionnalistes le nom de « correspondance »). En traduction littéraire, c’est l’effet du texte traduit qui détermine le rapport d’équivalence que celui-ci entretient avec son original. Or on peut à juste titre, ici, parler d’« effet populaire » puisque les italiques du roman d’Édouard Louis ne constituent qu’une imitation littéraire de la langue populaire, au moyen de certaines de ses composantes. Il y a fort à parier que cet effet sera rendu en espagnol par des traits linguistiques différents de ceux présents dans le texte de départ.

Cerner les traits de l’espagnol populaire n’est pas une tâche aisée. En premier lieu parce que les ouvrages et analyses existants se centrent presque exclusivement sur l’aspect phonétique du problème. À notre connaissance, seul l’ouvrage de Muñoz Cortés (1958), déjà ancien, en aborde également les composantes morphosyntaxiques. En second lieu parce que la plupart des traits panhispaniques de la langue populaire espagnole, dont le nombre est souvent, à tort, minoré2, sont inconnus des locuteurs hispanophones espagnols, pourtant bon connaisseurs de la langue espagnole dans ses différentes variations, que nous avons pu interroger. De fait, en recoupant les indications données par Muñoz Cortés avec celles trouvées sur divers sites ou blogs qui tentent de dresser la liste des « vulgarismos » de l’espagnol3, on constate qu’il existe finalement beaucoup moins de traits populaires en espagnol qu’en français. Non qu’il n’y ait pas d’occasions de commettre des fautes en espagnol, mais que ces fautes ou altérations sont moins nombreuses, et rarement réservées aux couches populaires. Il est d’ailleurs moins question, sur ces sites, de fautes commises au sein d’un milieu social particulier que de fautes plus ou moins récentes, propagées puis diffusées par les médias dans le reste de la population, ou d’erreurs commises lors de l’apprentissage de l’espagnol.

Il nous semble néanmoins que l’effet populaire aurait pu être accentué dans la traduction, par l’introduction de phénomènes signalés par Muñoz Cortés, et confirmés par les locuteurs hispanophones interrogés.

2.3 Propositions

Du côté de la morphologie, le traducteur aurait pu reproduire, à plusieurs reprises, les déformations que la langue populaire fait subir au subjonctif présent du verbe haber : « Espero que les hayas [haigas] hecho más cardenales a los demás que ellos a ti » (LOUIS, 2015b, 29). Ou celles concernant la deuxième personne du singulier du passé simple : « naciste [nacistes] tú » (LOUIS, 2015b, 65).

Du point de vue syntaxique, cinq des erreurs signalées par Muñoz Cortes auraient pu également être reproduites :

  • l’altération de l’ordre des pronoms COD et COI : « Que no se te [te se] va a atascar el ojo del culo » (LOUIS, 2015b, 16).

  • l’absence de concordance de nombre entre COI nominal et COI pronominal : « lavarles [lavarle] el culo a los viejos » (LOUIS, 2015b, 63), « Yo no les [le] tengo miedo ni a los tíos » (LOUIS, 2015b, 47).

  • le dequeísmo, fait d’antéposer la préposition de à une proposition subordonnée complétive introduite par un verbe de type « penser », « dire » ou « craindre » (Real Academia Española, 2005 : s.v dequeísmo ) : « Le pidieron que [de que] soplara en un globo » (LOUIS, 2015b, 117), « No creemos que [de que] es fácil matar así a alguien » (LOUIS, 2015b, 118).

  • le queísmo, phénomène inverse du précédent : « Yo enseguida me di cuenta de que [que] » (LOUIS, 2015b, 49), « estoy convencida de que [que] se pasó más tiempo empinando el codo » (LOUIS, 2015b, 102).

  • les erreurs d’accord dans la passive réfléchie : « cada vez se ve [se ven] más tíos que raptan a un niño (LOUIS, 2015b, 45).

D’autres erreurs morphosyntaxiques caractérisent la langue populaire, notamment des fautes d’accord dans les phrases impersonnelles (« Habián más de mil personas », « No suelen haber muchas vendedoras » etc.) mais le roman n’en offrait malheureusement pas d’occurence.

Au total, donc, les altérations morphologiques et syntaxiques typiques de la langue populaire ne sont pas aussi nombreuses en espagnol qu’en français, à quoi s’ajoute le fait que le roman n’offrait pas toujours, et en quantité, l’occasion de les reproduire. On se demande alors si, pour accentuer l’effet populaire dans la traduction, la solution n’était pas à chercher du côté de la phonétique : introduire des marques phonétiques populaires pour compenser la perte engendrée par le faible nombre d’altérations morphosyntaxiques réalisables. Si l’on s’en tient à des altérations phonétiques populaires généralisées à l’ensemble du domaine hispanique afin d’éviter toute incohérence dialectale, le choix est vaste. L’occlusive dentale sonore fait par exemple l’objet d’altérations dont il aurait été facile de rendre compte, par exemple son relâchement et sa disparition en position intervocalique, non seulement dans les terminaisons en -ado des participes passés mais aussi dans les substantifs et les adjectifs en -ada  (NAVARRO TOMÁS, 1968, 102). L’adjectif participial « pringada » (LOUIS, 2015b, 13) aurait par exemple pu être transcrit d’une façon qui reproduise le relâchement articulatoire : « pringa ». La même altération de l’occlusive dentale sonore dans les vocables nada > na, puedo > pueo, pedazo > piazo,  cada > ca, (NAVARRO TOMÁS, 1968 : 100) aurait facilement pu être reproduite, par exemple dans les nombreuses occurrences de « puedo » : « Ya no puedo [pueo] más » (LOUIS, 2015b, 109), « Yo no puedo [pueo] decirle na » (LOUIS, ibid.), etc.

Une autre altération de l’occlusive dentale sonore consiste à la substituer, dans les formes impératives de deuxième personne du pluriel, par une consonne vibrante alvéolaire, faible et relâchée : tomad > tomar. Le phénomène aurait pu être appliqué dans la phrase « dejad [dejar] ya de daros hostias » (LOUIS, 2015, 48).

La consonnantisation de la semi-voyelle [w] en position initiale ou précédée d’une nasale (NAVARRO TOMÁS, 1968, 64) aurait pu être appliquée à toutes les insultes ou expressions vulgaires du roman contenant le terme « huevo » : « Yo no sé por qué me anda tocando los huevos [güevos] ése » (LOUIS, 2015b, 74).

La suppression de la consonne occlusive vélaire sourde [k] dans le groupe biconsonnantique [kt], et son remplacement par d’autres sons (NAVARRO TOMÁS, 1968 : 138) auraient pu être appliqués au substantif doctor > dotor : « lo que creo, doctor [dotor] » (LOUIS, 2015b, 50).

Un autre phénomène très répandu dans la langue populaire est la vocalisation et la disparition de la consonne vibrante [r] à l’intervocalique dans les formes mira > mja, para > pá, señora > señá, et dans toutes les formes du verbe parecer : paecer, paecemos etc. Il aurait pu être appliqué aux formes du verbe « parecer » présentes dans le roman (« me parece [paece] que es una injusticia », LOUIS, 2015b, 109) ou à la préposition « para », par exemple dans cette phrase où l’altération phonétique s’ajouterait à l’erreur de mode : « Me aguanté para [pa] no llorar, y eso que no soy una mujer que suela llorar normalmente » (LOUIS, 2015b, 115).

Plus fréquentes en espagnol que les altérations morphologiques ou syntaxiques, les altérations phonétiques pourraient ainsi être multipliées dans le texte, parfois au sein d’une même phrase :

Me réponds pas que t’as qu’à remettre le ballon en route après ton bain, je te vois déjà ouvrir la bouche pour le dire et faire le malin. (LOUIS, 2015a, 60-61)

No me vengas con que basta con volver a enchufar el termo cuando te hayas bañado, que ya te veo abrir la boca para decirlo y hacerte el listillo. (LOUIS, 2015b, 57)

No me vengas con que basta con volver a enchufar el termo cuando te haygas bañao, que ya te veo abrir la boca pa decirlo y hacerte el listillo.

Moi même d’un mec j’ai pas peur, pourtant il est carré ton frère, il est rudement baraqué, mais je suis pas comme ceux qui ont pas de couilles et qui restent là sans rien faire. (LOUIS, 2015a, 49)

Yo no les tengo miedo ni a los tíos y eso que tu hermano está cuadrado, anda y que no está cachas, pero yo no soy como esos que no tienen huevos y se quedan parados, sin hacer nada. (LOUIS, 2015b, 47)

Yo no les tengo miedo ni a los tíos y eso que tu hermano está cuadrao, anda y que no está cachas, pero yo no soy como esos que no tienen güevos y se quedan paraos, sin hacer na.

Certaines phrases pourraient ainsi cumuler altérations morphologiques, syntaxiques et phonétiques :

Moi j’ai galéré, je suis restée là et j’ai jamais rien fait. J’ai passé toute ma vie à faire le ménage à la maison et à nettoyer soit la merde des gosses, soit la merde des vieux que je m’occupe (LOUIS, 2015a, 64)

Y luego he currado como una desgraciada y ahí me quedé y no he hecho nada en la vida. Ni viajar ni nada. Me he pasado la vida fregando en casa y limpinado la mierda de mis niños o la mierda de los viejos a los que cuido. (LOUIS, 2015b, 60)

Y luego he currao como una desgraciá y ahí me quedé y no he hecho na en la vida. Ni viajar ni na. Me he pasao la vida fregando en casa y limpiando la mierda de mis niños o la mierda de los viejos que cuido.

En choisissant de ne prendre en compte que la dimension lexicale de la langue populaire, la traduction de Gallego Urrutia amoindrit de beaucoup l’effet populaire des italiques du roman d’Édouard Louis, limitant de ce fait sa portée sociale. Pour plus de fidélité, le texte aurait pu intégrer quelques altérations morphologiques et syntaxiques typiques de la langue populaire espagnole. Pour compenser le faible nombre de celles-ci, il aurait également pu introduire des altérations phonétiques, nombreuses et, pour la plupart, communes à la langue populaire des différents pays de langue espagnole : elles trouveraient donc leur place dans une traduction fortement ancrée, comme l’est celle de Gallego Urrutia, dans l’espace péninsulaire. On touche là l’autre problème auquel se heurte la traduction de la variation diastratique, celui de l’acceptabilité des textes traduits par des lecteurs ne partageant pas la variété dialectale du traducteur. Le lexique étant le lieu où se rencontrent le plus de disparités entre les différentes variétés de l’espagnol, une traduction riche en lexique familier et populaire sera nécessairement ancrée dans un espace géographique, quand bien même elle intègrerait des traits phonétiques et morphosyntaxiques pan-hispaniques de la langue populaire. Pourra-t-on dire alors que l’effet populaire est rendu efficacement s’il suscite un sentiment d’étrangeté chez certains lecteurs ? Faut-il autant de traductions que de variétés dialectales dans le cadre de la variation diastratique ? Ce sont là de passionnantes questions qu’aborderont, nous l’espérons, d’autres travaux en lien avec les problèmes soulevés ici.

Note de fin

1 Voir notamment Pym (1992, 38) ; Snell-Hornby (1995), Newmark (1988, 48-49).

2 De nombreux traits trop hâtivement considérés comme dialectaux sont en réalité propres à la langue populaire (MUÑOZ CORTÉS, 1958, 23-26).

3 On pourra notamment consulter Barnés (2013), Amador (2018) ou IES San Clemente.

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Référence électronique

Élodie Weber, « La variation diastratique et sa traduction en espagnol : le cas du roman En finir avec Eddy Bellegueule d’Édouard Louis », La main de Thôt [En ligne], 9 | 2021, mis en ligne le 28 janvier 2024, consulté le 28 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/997

Auteur

Élodie Weber

Sorbonne Université

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