Bleu, blanc, noir : Igort et sa réécriture cinématographique de 5 est le numéro parfait 

Résumés

Transposition filmique du roman graphique homonyme, 5 est le numéro parfait de Igort raconte de manière très originale une histoire de mafia assez classique. Le passage du dessin au film met à l’honneur la dimension polar du récit, comme en témoignent la représentation de la violence et d’autres choix esthétiques de l’auteur-réalisateur. Mais cette représentation soulève aussi une question délicate : celle des enjeux éthiques liés aux fictions criminelles.

The filmic transposition of the homonymous graphic novel 5 is the perfect number by Igort tells a rather classic mafia story in a very original way. The transition from drawing to film highlights the crime story's dimension, as shown by the representation of violence and other aesthetic choices made by the author-director. But this representation also raises a delicate question: that of the ethical issues linked to crime fiction.

Plan

Texte

Auteur-dessinateur à la longue carrière internationale, Igort (pseudonyme de Igor Tuveri) est un véritable acteur de la plasticité : d’une part, son travail a pour objet une « matière plastique » dont il est difficile de définir la forme de manière univoque ; d’autre part, pour avoir accès à son univers narratif, « il est nécessaire de se glisser dans une zone à la frontière entre des mondes au premier abord différents et même inconciliables1 », comme a pu l’observer Sergio Brancato dans une étude entièrement consacrée au parcours très original de cet artiste. Depuis ses débuts, entre les années Soixante-dix et Quatre-vingt, Igort, qui mène également une carrière de musicien, s’est adonné aux expérimentations « en alliant imagination littéraire [...] et avant-gardes figuratives2 », de manière à faire converger dans ses bandes dessinées « les substances, profondément réélaborées, de la littérature (pas dans un sens strictement narratif), de la peinture, de l’architecture et du design, du cinéma, de la mode, de la musique, de l’illustration populaire, du graphisme publicitaire, et même de la télévision3 ». Ayant toujours tiré profit de plusieurs systèmes expressifs, avec une attirance particulière pour les atouts du septième art, notamment le montage, avec sa « capacité à produire du sens à travers l’enchainement des images4 », en 2019 il franchit une nouvelle étape en réalisant lui-même le tournage de 5 est le numéro parfait, adaptation assez fidèle du roman graphique5 homonyme qu’il a publié en 2002 et qui demeure à ce jour l’un de ses plus gros succès. Tout comme le roman graphique, le film raconte l’histoire, se déroulant à Naples au début des années Soixante-dix, de Peppino Lo Cicero, homme de main et tueur à gages de la camorra désormais à la retraite, mais qui finit par revenir à son ancienne vie criminelle pour venger l’assassinat de son fils, exécuté par un ennemi mystérieux dans un règlement de comptes mafieux. Bien que l’intrigue reste inchangée, Igort ne s’attache pas à une transposition littérale de son histoire ; au contraire il s’efforce de trouver un nouveau regard qui puisse donner du sens à la représentation filmique. Ainsi, dans le passage du dessin au film, il développe certains aspects du récit, en particulier sa dimension polar – au sens large du terme, qu’il sera opportun de préciser.

Un noir italien

Une présentation succincte de la trame suffit à donner les principales indications permettant de classer 5 est le numéro parfait dans un genre spécifique : l’« atmosphère sombre », les « personnages mystérieux », la « présence fortement soulignée du crime organisé6 » sont en effet parmi les caractères les plus marquants du genre noir, notamment si l’on se réfère aux récits d’auteurs italiens (tous supports confondus : BD, romans, films, séries télévisées), car ceux-ci réservent une attention particulière précisément à l’univers mafieux. De plus, selon le constat de Maria Pia De Paulis-Dalemebert, « le noir est à considérer en Italie comme une notion postmoderne qui repose essentiellement sur le principe de la contamination, de l’intertextualité des modèles et des styles7 », raison pour laquelle Igort a pu poursuivre librement sa démarche d’expérimentation en optant pour des dessins en bichromie (blanc et bleu : un choix de sobriété, compte tenu du sujet dramatique), en ayant recours à l’ironie comme modalité d’expression et en parsemant son texte de signes renvoyant à son imaginaire artistique. De cette façon, en exergue de 5 est le numéro parfait il rend hommage à la fois à Georges Simenon et à l’américain George Herriman, créateur de la bande dessinée Krazy Kat, avec une dédicace qui lui permet de déclarer ses sources d’inspiration (le premier pour le contenu, le second pour le style, dans une synthèse très efficace des éléments fondateurs du roman graphique) et de donner d’emblée un avertissement à ses lecteurs, qui seront plongés dans une histoire sombre mais racontée avec un ton décalé8, comme on le découvre rapidement lors de la scène de l’assassinat de Nino Lo Cicero, fils de Peppino ayant hérité sa carrière de sicaire de la camorra. Avant d’accomplir la tâche qui lui a été confiée (à savoir : tuer un nommé Mister x, magicien avec des prétendus pouvoirs divinatoires), Nino raconte à sa victime présumée – mais les rôles seront vite inversés, car il s’agit d’un piège – un rêve très étrange dans lequel, après avoir déambulé dans une grande ville complétement déserte avec la sensation d’avoir un chat mort dans l’estomac, il se transformait lui-même en chat. Sollicité pour donner son interprétation, Mister x n’a aucun doute quant à la nature néfaste de ce rêve, et il se charge aussitôt de mettre à exécution sa prophétie. Une statue de la Madone commence alors à pleurer des larmes de sang : ce sont les « larmes napolitaines » du titre de ce premier chapitre (sur cinq, bien évidemment) de 5 est le numéro parfait. Sans aucun doute, ces larmes évoquent également la pluie très intense qui s’est abattue sur Naples juste avant la mort de Nino.

La ville de Naples est montrée sous un visage inédit : se détachant de l’iconographie classique et de certains clichés, Igort choisit un style expressionniste pour dessiner une métropole pluvieuse et obscure, avec son dédale de ruelles inéclairées et sa banlieue déserte9. C’est une représentation métaphysique, ayant vocation à exprimer les sentiments et les états d’âme du protagoniste, un homme étranger à lui-même, solitaire, tourné vers le passé. Ces traits de caractère rappellent de tout près ceux de Johnny Lo Cicero (à qui Peppino emprunte même le nom), figure centrale d’un précédent travail de Igort : la bande dessinée Sinatra (2001), « un thriller métropolitain et nocturne dont l’action se déroule dans le New York des années Soixante-dix10 ». En déplaçant le décor de New York à Naples, Igort prolonge et réinvente cette histoire criminelle en lui donnant un cachet authentiquement italien. Pour ce faire, il recrée l’atmosphère italienne des années Soixante-dix à partir d’une recherche approfondie dans la « mémoire esthétique11 » de cette période. Cela se traduit par la reproduction dans plusieurs vignettes de « panneaux publicitaires faisant la promotion des produits de l’après miracle économique », de « salles de cinéma affichant avec nostalgie les vieux films d’autrefois », des « couvertures de bandes dessinées telles que "Kriminal" de Magnus & Bunker12 ». Le renvoi à la tradition du fumetto nero italien, à laquelle appartiennent également deux autres bandes dessinées citées dans 5 est le numéro parfait (« Diabolik » et « Zakimort »), peut être interprété comme une déclaration de poétique de la part de Igort, d’autant plus que ces œuvres font l’objet de commentaires élogieux, contrairement à la « quincaille amerloque » où « ‘y a des héros, mais ils sont tous du mauvais côté. Alors que les nôtres en Italie, c’est des délinquants. C’est pour ça qu’ils sont sensass’13 ! ». On retrouve une déclaration très semblable dans une précédente séquence en flashback : souhaitant parfaire l’éducation criminelle de son fils, à l’époque âgé d’une dizaine d’années, Peppino critique la vision du monde présentée dans sa BD préférée, Catman – L’homme chat. En effet, dans cette BD le héros se bat contre toute sorte de malfaiteurs, sans se soucier du fait que l’« harmonie magique » du monde repose justement sur la présence de ces derniers : « Si tu élimines tous les criminels de la terre, l’équilibre biologique de la planète se détraque14 », explique-t-il.  Ce discours constitue une parfaite mise en abîme, car dans 5 est le numéro parfait la dimension morale est volontairement très incertaine. Par ailleurs, l’absence de « manichéisme structurel et moralisant » est une modalité narrative très répandue « dans l’univers noir15 ». Igort exploite cette ambiguïté dès les premières planches, lorsque Peppino se remémore la rencontre avec son épouse Immacolata, désormais décédée, qui s’est produite dans un cadre tout sauf idyllique : une fusillade lors de laquelle Peppino a exterminé toute sa belle-famille (en raison de la rivalité entre celle-ci et son propre clan mafieux) pour s’assurer un futur avec la femme dont il est tombé amoureux. De son côté, Immacolata n’a pas eu la moindre réaction, car elle a toujours évolué dans le monde de la camorra et en connaît bien les rouages.

Encore plus noir : du roman graphique au film

Moteur de l’intrigue, les scènes de fusillades sont au cœur du récit. Dans l’adaptation filmique, elles acquièrent une valeur narrative et esthétique particulière (dès les premiers instants du film, puisque le montage alterné juxtapose titres de début et scènes de tirs), attirant toutes les attentions de Igort, à présent réalisateur. En lisant le carnet de notes du tournage, on y trouve plusieurs pages consacrées à la préparation de ces scènes, souvent les plus difficiles à réaliser en raison de la nécessité d’allier action et sentiments16. Igort accorde également une grande importance aux costumes, qui donnent des indications importantes sur l’identité des personnages et sur l’ambiance générale du film. Ainsi, les vêtements de Peppino doivent communiquer aux spectateurs l’idée que « pour lui le temps s’est arrêté », c’est pourquoi « il s’habille encore comme si on était à la fin des années Quarante, début années Cinquante », tandis que la tenue de plage que porte Rita, protagoniste féminine, dans la scène finale « contient tout le cinéma et les images qui sont gravées comme des icônes dans notre imaginaire17 ». Bien conscient que « le saut du papier à la chair [des acteurs] est un saut important18 », Igort considère le cinéma comme une nouvelle frontière à explorer, un défi qu’il compte relever grâce aux acquis de son expérience d’auteur-dessinateur, car celle-ci lui a permis d’affiner le regard sur le potentiel narratif des images et de saisir la puissance expressive du cinéma. La transposition de 5 est le numéro parfait sur grand écran va notamment lui permettre de traduire plus efficacement en images la violence, élément primordial de tout récit noir, en déployant plusieurs moyens : les mouvements de caméra, le jeu des acteurs (qu’il sélectionne parmi les interprètes de renom du cinéma italien actuel, avec Toni Servillo dans le rôle de Peppino Lo Cicero19), la possibilité de montrer les effusions de sang et de faire entendre le bruit des coups et des tirs (en tant que musicien, il accorde beaucoup d’importance aux sons également). La représentation de la ville de Naples bénéficie aussi du passage au medium cinématographique, car elle gagne en obscurité (le brouillard vient s’ajouter à la pluie) et en mélancolie, devenant ainsi une allégorie encore plus éloquente de la psychologie du protagoniste. Comme dans tous les films noirs, la ville est un « décor indispensable du récit20 » ; la scène d’ouverture de 5 est le numéro parfait, une sorte de préambule absent du roman graphique et tournée ad hoc pour la version cinématographique, est exemplaire en ce sens : en l’absence presque totale d’éclairage, Peppino marche dans les rues de Naples sous une pluie battante, pendant que sa voix off oscille entre monologue intérieur et commentaire21 : entre passé et présent, il fait un bilan de son existence en décrivant sa relation avec Naples, les « étranges frissons » que lui donne cette balade semi-nocturne dans une ville qui est devenue « un souvenir flou et fané22 » depuis qu’il a arrêté d’offrir ses services à la camorra. Avec cette séquence Igort suggère que l’histoire a deux protagonistes, Peppino et la ville, profondément liés : en paraphrasant Jean-Pierre Esquenazi, on peut observer que « le récit prend pour base [la "ville noire"] ; puis il nous introduit aux sentiments [du protagoniste] et [celui-ci à son tour nous transporte] dans des versions subjectives de cette dernière23 ».

Malgré ces quelques écarts concernant des moments précis, le roman graphique constitue le vrai socle du scénario, comme le montrent clairement les répliques des personnages, tirées presque mot pour mot des textes des phylactères. La structure narrative (avec sa division en cinq chapitres), l’insertion dans le montage de séquences dessinées lors des transitions d’un chapitre à l’autre, la typographie du lettrage et la bichromie en blanc et bleu choisies pour les titres de début et de fin sont autant de signes du dialogue très serré entre le film et l’œuvre source. Par ailleurs, l’intertextualité est assurée par la présence des mêmes citations littéraires et cinématographiques ainsi que des mêmes suggestions mémorielles. Afin de reconstituer l’ambiance des années Soixante-dix, Igort opte pour des couleurs vives : cette densité chromatique, à l’opposé de la sobriété voulue pour le roman graphique, est inspirée de l’œuvre de Michelangelo Antonioni, l’un de ses cinéastes-modèle à l’instar de Federico Fellini, pour sa manière de filmer une « ville réinventée, rêvée, imaginée24 », et de Sergio Leone, à qui il rend un hommage explicite lorsqu’il tourne la scène de l’échange de prisonniers à la façon d’un véritable duel western. Voilà encore un témoignage de la prédisposition de Igort à expérimenter, à mélanger les formes et les genres, une aptitude que l’on retrouve également dans le chapitre final, avec un changement de cadre radical. Au Parador25, terre lumineuse et paradisiaque, où resonnent les notes des musiques latines, Peppino passe des journées paisibles après avoir fui Naples et son ancienne vie : la guerre mafieuse qu’il a déclenchée à la suite de l’assassinat de Nino s’est terminée par l’extermination des chefs des deux clans principaux, mais les lieutenants de part et d’autre se sont immédiatement réorganisés, représentant une menace pour lui. C’est ce que l’on apprend du récit que fait Peppino lui-même, par le biais de nombreuses séquences en flashback, à un barbier napolitain installé depuis trente ans au Parador, frère de l’un de ses alliés qui a perdu la vie dans un attentat perpétré par leurs ennemis. Dans ce décor, réellement atypique pour un film noir, l’histoire se dénoue avec un rebondissement qui résout de manière inattendue l’énigme du piège tendu à Nino – et, par conséquent, à Peppino : l’assassinat de Nino a été orchestré par Totò "le boucher", ami fidèle de Peppino, afin de provoquer la vengeance de ce dernier et de le pousser à favoriser son ascension criminelle (suite à la mort des anciens chefs mafieux, Totò a réuni les deux familles rivales en prenant lui seul la tête du nouveau clan). Abusé et profondément blessé par la trahison de son ami, Peppino réagit avec résignation : il vivra le restant de ses jours loin de Naples et de son passé, aux côtés d’une femme, Rita, qui « réunit les caractéristiques de deux archétypes fondamentaux du roman noir26 » puisqu’elle incarne en même temps « la femme rédemptrice loyale jusqu’au bout, et la femme fatale, forte et indépendante, capable de renverser la dialectique entre dureté extérieure et sensibilité intérieure qui caractérise le protagoniste27 ». Par la représentation de ce personnage, Igort réinvente la figure féminine traditionnelle des films noirs car dans les représentations cinématographiques plus "classiques", la femme fatale, « prisonnière du regard des hommes et déliée de toute obligation, souvent cruelle et toujours séductrice, éternellement condamné à mort, conduit la narration vers la débâcle et la ruine28 ». À l’inverse, dans 5 est le numéro parfait, Rita accompagne le protagoniste vers le salut, bien que le final du film, selon le schéma habituel du genre, reste « suspendu, provoquant un sens d’insatisfaction ou frustration, qui trouble et ne console pas29 » : pris dans une toile, le héros-criminel renonce à se battre car il estime que « tout se paye, d’une manière ou d’une autre30 ». Ayant payé le prix fort, il tourne définitivement la page des délits et des homicides. Mais peut-on croire à une rédemption à part entière ?

Héros-criminel, enjeux éthiques

De même que la tragédie, le noir « pénètre dans la solitude de l’individu31 » et fait ressortir ses conflits intérieurs. Sergio Brancato a d’ailleurs souligné à juste titre que 5 est le numéro parfait aborde et développe deux thèmes par excellence tragiques : la trahison et la vengeance32. Néanmoins, si dans la tragédie les agissements des héros reposent sur un système de valeurs solides, (re)connues et respectées (sous peine de lourdes conséquences), dans le noir et en particulier dans 5 est le numéro parfait la dimension morale est très incertaine, comme on l’a montré précédemment. Qui plus est, dans ce genre de récits « [la] faute débouchant sur le crime ne relève qu’en partie de la dimension privée » car en réalité « le meurtre et la violence mettent à nu [la] nature sociale [des personnages]33 », qui deviennent de ce fait des antihéros. Dans un tel contexte, lorsque la frontière entre le bien et le mal est complètement brouillée, comment appréhender les enjeux éthiques liés à la représentation fictionnelle, et quel regard doit-on porter sur ses protagonistes ?

À plusieurs occasions, Igort a affirmé avoir voulu mettre le public (dans un premier temps ses lecteurs, puis ses spectateurs) face au « dilemme entre la compassion pour le personnage et la conscience du crime34 ». On éprouve en effet une empathie naturelle pour cet homme qui, encore marqué par le décès prématuré de son épouse, est à présent aussi anéanti par la mort violente de son fils unique. Aveuglé par la douleur, il commet des actes terribles qu’on serait toutefois tenté de justifier : au fond, ses victimes sont des criminels, « ils ont l’âme sale », comme il l’explique lui-même dans une prière qu’il adresse à la Madone avant de passer à l’acte (il est très dévoué et la religion occupe une place importante dans son existence), persuadé que celle-ci « ne [se formalisera pas] s’[il lui] en envoie quelques-uns pour une révision générale ». On en oublierait presque que Peppino est un guappo assumé, hormis lorsqu’il revêt ses anciens habits criminels, et qu’il apparaît transcendé par une nouvelle énergie allant jusqu’à dépasser les limites de son ancien rôle de soldat (il élimine son propre chef et parvient même imposer ses conditions au boss du clan ennemi, dans une confrontation d’égal à égal). Certes, il finit par s’éloigner du monde criminel, mais c’est sans le renier. D’autre part, cela reviendrait à renier sa propre identité, construite autour de la camorra et de ses codes. Cependant, ces codes ont désormais changé, le « bon temps », quand « on tuait encore dans les règles », est révolu – non seulement dans la fiction, mais aussi dans l’histoire : les années Soixante-dix sont une période de transition pour la mafia napolitaine car on assiste à l’émergence de la « Nuova camorra organizzata », sous l’impulsion d’un nouveau boss redoutable, Raffaele Cutolo. Le choix que fait Igort de situer son récit à cette époque n’est donc pas anodin. Le fait d’opter pour un simple pion de l’échiquier criminel et non pas de centrer la représentation sur la puissance et les exploits des grands chefs mafieux est également une décision très bien réfléchie : d’un côté il souhaite se détacher d’une pratique habituelle dans la plupart des récits de mafia35, de l’autre il estime que l’histoire d’un homme commun aura davantage d’impact car elle traduit de plus près la réalité de cet univers criminel trop souvent idéalisé. Au lieu d’être glorifié pour ses exploits, Peppino est en effet sorti du jeu et commence malgré lui à savourer le goût de l’indépendance, n’ayant plus de comptes à rendre à personne. Dorénavant, il se contentera de ses deux jambes, de ses deux bras et de sa tête : « 2 + 2 + 1, ça fait 5 », le numéro parfait.

Conclusion

L’analyse comparative entre les deux versions de 5 est le numéro parfait révèle que la réécriture filmique du roman graphique sert sans aucun doute les intérêts du texte de départ : l’histoire gagne en intensité grâce à l’emphase donnée aux aspects noirs du récit, tandis que les images mobiles, les sons, la présence des acteurs la rendent plus captivante et "réelle". D’un autre côté, l’œuvre source transmet un heureux héritage formel, qui façonne le style de réalisation du film permettant de reconnaître immédiatement la signature très originale de Igort. Artiste polymorphe, avec ce travail d’adaptation Igort confirme sa maîtrise de différents langages et techniques de narration, ainsi que sa capacité à unir tradition et innovation, non seulement en ce qui concerne son approche spécifique au genre noir, mais aussi eu égard à sa manière personnelle d’aborder le sujet mafieux.

Note de fin

1 «materia plastica»; «è necessario insediarsi in una zona di confine tra mondi in apparenza diversi e perfino inconciliabili». BRANCATO Sergio, L’imperio dei segni. Igort tra Walter Benjamin e Walt Disney, Napoli, Edizioni d’if, 2017, p. 12 et p. 9. Toutes les traductions de l’italien sont faites par mes soins.

2 «coniugando immaginazione letteraria [...] e avanguardie figurative». Ibid., pp. 71-72.

3 «le sostanze della letteratura (non intesa in un senso strettamente narrativo), della pittura, dell’architettura e del design, del cinema, della moda, della musica, dell’illustrazione popolare, della grafica pubblicitaria, perfino della televisione». Ibid., p. 95.

4 «capacità di produrre senso attraverso la concatenazione delle immagini». Ibid., p. 102.

5 Le choix de ce format particulier, qui présente davantage de similitudes avec le récit romanesque, s’est fait de manière naturelle pour Igort, qui explique avoir commencé sa carrière d’auteur de bandes dessinées « en pensant [déjà] à des histoires longues » («pensando [già] a storie lunghe»). Cf. le témoignage reccueilli dans TOSTI Andrea, Graphic novel. Storia e teoria del romanzo a fumetti e del rapporto fra parola e immagine, Latina, Tunué, 2016, p. 923.

6 CHESSA Jacopo, « Évidences du mystère. Le polar au cinéma et à la télévision, entre histoire et genre littéraire », in DE PAULIS-DALEMBERT Maria Pia (éd.), L’Italie en jaune et noir. La littérature policière de 1990 à nos jours, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2010, p. 172.

7 Ibid., p. 10.

8 Dans une interview enregistrée à l’occasion de la sortie en France du DVD de 5 est le numéro parfait (disponible dans les suppléments), Igort explique que l’idée de ce récit est née justement de la volonté de raconter une histoire dramatique et comique en même temps, raison pour laquelle il a choisi comme décor la ville de Naples qui, à son sens, regroupe ces deux tonalités. IGORT, 5 est le numéro parfait, Italie, Belgique, France, Propaganda Italia et Jean Vigo Italia, 2019, 103’.

9 Avant Igort, d’autres auteurs de récits noirs (des romanciers, pour la plupart), ont choisi Naples comme décor, en réinventant la ville de manières diverses et variées. À ce sujet, voir le chapitre «Vedi Napoli e poi muori!» dans CROVI Luca, Storia del giallo italiano, Venezia, Marsilio, 2020, pp. 408-432.

10 «un thriller metropolitano e notturno ambientato nella New York degli anni Settanta». BRANCATO Sergio, L’imperio dei segni, op. cit., p.116.

11 «memoria estetica». Ibid., p. 117.

12 «la grande affiche pubblicitaria del post boom economico»; «malinconiche sale cinematografiche davanti cui campeggiano i manifesti di un cinema perduto»; «le copertine di giornalini a fumetti come il “Kriminal” di Magnus & Bunker». Ibid., p. 122.

13 IGORT, 5 est le numéro parfait, Paris, Casterman : traduction de Lidia Licari, 2002.

14 Id.

15 DE PAULIS-DALEMBERT Maria Pia, L’Italie en jaune et noir, op. cit., p. 23.

16 À titre d’exemple, Igort décrit ainsi la scène centrale du chapitre 4, dans laquelle Totò "le boucher", meilleur ami et bras droit de Peppino, et Rita, amour de jeunesse de ce dernier nouvellement apparue dans sa vie, font l’objet d’une embuscade organisée par leurs ennemis : « Il y a cette scène dramatique où [Rita], cachée dans les escaliers, continue de tirer. C’est une scène cruciale, où Rita prononce des mots confus ; elle doit transmettre un sentiment d’égarement, avoisiner la crise hystérique. On est à la lisière entre mélodrame et drame. Si on s’attarde trop sur le premier, la scène est ratée » («C’è la scena drammatica in cui [Rita] nascosta per le scale ancora spara. È una scena cruciale, in cui Rita dice parole sconnesse; deve raccontare smarrimento, quasi una crisi isterica. Siamo sul crinale sottile tra melodramma e dramma. Se si indugia troppo sul primo, la scena non viene»). IGORT, 5 è il numero perfetto: dietro le quinte, Quartu Sant’Elena, Oblomov, 2019, p. 54.

17 «per lui il tempo si è fermato, veste ancora come fossimo alla fine degli anni Quaranta, primi Cinquanta» ; «C’è dentro tutto il cinema e le immagini che si sono scolpite come icone nel nostro immaginario», ibid., p. 9.

18 «il salto dalla carta alla carne è un salto importante», id.

19 Les deux autres acteurs principaux sont Carlo Buccirosso et Valeria Golino, dans le rôle de Totò "le boucher" et de Rita.

20 ESQUENAZI Jean-Pierre, Le film noir. Histoire et signification d’un genre populaire subversif, Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 263.

21 Sur cette technique, récurrente dans les films noirs, voir ibid., p. 257.

22 D’après les répliques du personnage.

23 ESQUENAZI Jean-Pierre, Le film noir, op. cit., p. 224.

24 Ce sont les propos de Igort lui-même, dans l’interview citée.

25 Il s’agit d’un lieu légendaire qui apparaît aussi dans d’autres textes de Igort, sans doute une sorte de « Macondo personnel ». Cf. BRANCATO Sergio, L’imperio dei segni, op. cit., p.76.

26 «le caratteristiche di due archetipi fondamentali del roman noir». Croci Daniele, "5 è il numero perfetto". La recensione del film, consulté le 13 septembre 2022, <URL : https://fumettologica.it/2019/09/5-numero-perfetto-film-recensione-igort/. >.

27 «la donna redentrice, leale fino in fondo, e la femme fatale, forte e indipendente, in grado di rovesciare la dialettica tra durezza esteriore e sensibilità interiore che caratterizza il protagonista». Id.

28 ESQUENAZI Jean-Pierre, Le film noir, op. cit., p. 17.

29 «sospeso, provocando un senso di insoddisfazione o frustrazione, inquietando e non consolando», BACCHERETI Elisabetta, « Un’idea di noir : Carlo Lucarelli par lui-même », in DE PAULIS-DALEMBERT Maria Pia, L’Italie en jaune et noir, op. cit., p. 102.

30 C’est l’une des dernières phrases prononcées par le personnage, dans le film et dans le roman graphique.

31 DE PAULIS-DALEMBERT Maria Pia, L’Italie en jaune et noir, op. cit., p. 11.

32 Cf. BRANCATO Sergio, L’imperio dei segni, op. cit., p. 123. Ces thèmes, notamment celui de la trahison, sont souvent abordés dans les récits de mafias tout particulièrement. À titre d’exemple, citons le film Le Traître de Marco Bellocchio, sorti la même année que 5 est le numéro parfait.

33 DE PAULIS-DALEMBERT Maria Pia, L’Italie en jaune et noir, op. cit., p. 23.

34 Voir l’interview citée.

35 Sur ce sujet, voir Bertone Manuela, Nicaso Antonio, Santeramo Donato (sous la direction de), « Rhétorique et représentations de la culture mafieuse. Images, rituels, mythes et symboles », Cahiers de Narratologie [En ligne], 36 ǀ 2019, <URL : https://journals.openedition.org/narratologie/9588.> et BERTONE Manuela, MASONI Céline (a cura di), Mafie transmediali. Forme e generi del nuovo racconto criminale, Soveria Mannelli, Rubbettino, 2021.

Citer cet article

Référence électronique

Lia PERRONE, « Bleu, blanc, noir : Igort et sa réécriture cinématographique de 5 est le numéro parfait  », Plasticité [En ligne], 04 | 2023, mis en ligne le 22 mai 2023, consulté le 27 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/plasticite/550

Auteur

Lia PERRONE

Chercheuse associée, Laboratoire Interdisciplinaire Récits, Cultures Et Sociétés - Université Côte d’Azur (UPR 3159) ; Chargée de cours au sein de la Section Italien de l’Université Côte d’Azur