Introduction. De la bande dessinée polar au cinéma

Texte

Ce florilège d’articles résulte de deux événements, d’une part, de la journée d’étude intitulée, De la bande dessinée polar au cinéma qui a eu lieu le 19 Novembre 2021, en distanciel, co-organisée respectivement par Mireille Raynal-Zougari1(responsable scientifique), par Agatha Mohring2, Philippe Paolucci3 et Fatima Seddaoui4 et d’autre part, de l’appel à contributions écrites en 2022, co-dirigé par Mireille Raynal-Zougari, Pascale Hellégouarc’h5 et Fatima Seddaoui.

Si la question de l’adaptation du roman à l'écran a déjà été largement théorisée et fait l’objet de réflexions régulières, néanmoins celle de la bande dessinée polar au cinéma n'a soulevé́ que très peu d'études. D’ailleurs, il convient de signaler que peu de spécialistes se sont intéressés à ce phénomène transmédiatique et complexe qui sollicite des outils autres que ceux qui relèvent des codes de la forme cinématographique et qui soulève des problématiques afférentes à la transposition. Ce phénomène peut d’ailleurs s’apparenter au terme de transposition intermédiatique. La bande dessinée offre de nombreuses possibilités de processus adaptatifs. Qu’elle soit œuvre source ou but, elle entretient en effet des relations avec d’autres médias tels que le cinéma. Il convient de signaler que le polar qui regroupe trois tendances, le roman d’énigme, le roman noir et le roman de suspense peut être transposé dans la bande dessinée polar. Ainsi en recense-t-on un certain nombre, notamment Le Lotus bleu d’Hergé́, paru en 1946, en noir et blanc, qui a inspiré́ Serge Grieco pour réaliser un film d’espionnage intitulé, Opération lotus bleu, en 1966. De plus, L’Île noire d’Hergé, parue en 1938 chez Casterman a marqué les séquences filmiques de Gilles Grangier, Le Cave se rebiffe, en 1961 ; de même Le Secret de la licorne d’Hergé́, en 1942, est transposé à l’écran, en 2011 sous le titre Les Aventures de Tintin, Le Secret de la licorne. La bande dessinée d’énigme au même titre que le roman anglo-saxon sous le terme anglais whodunit (contraction « who has done it ? », « Qui l’a fait ?») détermine qui est le coupable. Cette remarque fondamentale se trouve dans la plupart des bandes dessinées que nous venons de citer. Ainsi, le lecteur est-il amené́ à se poser ces questions : qui est à la tête de l’organisation de trafiquants de drogue ? Qui a perpétré́ l’attentat ? Qui a pris le magot ? Qui a volé́ la maquette de la Licorne ?

De ces quelques remarques liminaires émergent plusieurs questions : comment passe-t-on de la bande dessinée polar au cinéma polar, par essence représentée par l’image mobile ? Qu’est-ce qui, au sein d’une bande dessinée polar transposée à l’écran, nous permet de déduire qu’il s’agit bien d’un film policier, et plus particulièrement, d’un film polar ? S’agit-il d’une ambiance, d’un cadre, d’un type de personnage ? Quels sont les moyens ou les outils utilisés ? Les articles sélectionnés nous invitent à poser la question des rapports entre les films policiers et la bande dessinée polar. Plus précisément, nous verrons les modalités de la bande dessinée polar mise en image. Il s'agira d'examiner la tension existant entre la bande dessinée polar et sa transposition filmique qui relève du genre noir ou du policier. En ceci, nous proposons une réflexion autour de la transposition de la bande dessinée de genre policier au cinéma mais aussi autour des questions, des critiques qu’elle ne manque pas de soulever, autour des enjeux et des rapports complexes que suscite ce phénomène transgénérique.

Henry Jenkins6 définit le transmédia ou transmedia storytelling comme un outil de narration qui se caractérise par l’usage composé de médias qui développe un univers. Dans son ouvrage, Les Cases à l’écran, Bande dessinée et cinéma en dialogue7, Alain Boillat repère les citations visuelles d’un film dans un album, analyse les représentations du cinéma dans la bande dessinée ou étudie les formes de l’adaptation de l’un des médias vers l’autre, une manière de prendre en charge le « dialogue » entre bande dessinée et cinéma.

Les différentes contributions écrites se penchent sur la dialectique entre la bande dessinée et le cinéma de genre policier ou phénomène de transmédialité évoqués plus haut. Ainsi, l’étude, « Un cas de transmédialité de genre policier : Brouillard au pont de Tolbiac de Joël Séria, (1994) d’après la bande dessinée de Jacques Tardi (1985) », de Fatima Seddaoui, interroge les modalités du passage d’un média à l’autre à partir de la bande dessinée polar intitulée, Brouillard au pont de Tolbiac8 de Jacques Tardi retranscrite à l’écran9 par le réalisateur Joël Séria. Après avoir précisé les problématiques liées à la transmédialité, l’autrice se focalise sur ses pratiques et ses enjeux. Précisément, elle souligne son cadre spatio-temporel, son système narratif, l’intrigue policière, son dispositif intermédial transposés dans le cadre du passage de l’œuvre bédeïque au film policier, sans oublier d’évoquer l’espace urbain et climatologique présents et retranscrits à l’image filmique, spécifiques au genre policier de l’œuvre maletienne.

Ensuite, Sirine Farhat, choisit d’analyser le film animé de Steven Spielberg, intitulé Les Aventures de Tintin, Le Secret de la licorne10 (The Adventures of Tintin : The Secret of the Unicorn) sorti en 2011 et ses triples hypotextes bédéïques que sont Les Aventures de Tintin, Le Secret de la licorne11, Les Aventures de Tintin, Le Trésor de Rackham le Rouge12 et Les Aventures de Tintin, Le Crabe aux pinces d’or13 du dessinateur Hergé. Pour ce faire, elle se demande quels clichés et stéréotypes du genre polar sont utilisés d’abord dans la bande dessinée ensuite dans l’animation. Comment passe-t-on de la bande dessinée au cinéma polar ? Avant d’interroger les caractéristiques des bandes dessinées polar, l’autrice mobilise les différences entre les termes « polar », « policier » et « noir » pour s’intéresser aux divergences entre l’animation et les bandes dessinées du corpus afin de souligner l’aspect sombre apporté par la transposition des bandes dessinées polar en film d’animation.

Dans son article « Du plomb dans la tête14 : de la série de BD de Matz et Colin Wilson (2004-2006) au film de Walter Hill15 (2012), inventaire des variations esthétiques et des croisements culturels », Stéphane Ledien examine les différentes caractéristiques selon les mediums, les métamorphoses culturelles du récit ainsi que ses tensions formelles et ses projections esthétiques. Il analyse les axes narratifs et thématiques de ces deux œuvres et il dresse un inventaire de leurs points communs significatifs en vue de distinguer leurs nuances esthétiques et leurs différences. Il étudie d’abord la désambiguïsation partielle de l’ethos des personnages, voire du narrateur  et ensuite la prépondérance de la figure actorielle par rapport à la profondeur psychologique des protagonistes.

Par ailleurs, Lia Perrone propose une contribution intitulée « Bleu, blanc, noir : Igort et sa réécriture cinématographique de 5 est le numéro parfait ». Elle y souligne l’originalité de la transposition filmique16 du roman graphique 5 est le numéro parfait17 de Igor. Ainsi, dans le cadre du passage du dessin au film, l’autrice souligne la dimension polar du récit comme en témoignent la représentation de la violence et d’autres choix esthétiques de l’auteur-réalisateur qui problématisent les aspects esthétiques en relation avec le récit criminel. Lia Perrone souligne les spécificités du passage de la bande dessinée au film de genre noir mafieux : d’abord à travers ses traits saillants visibles par la présence de personnages mystérieux dans la ville de Naples qui donne au film un cachet authentique italien. Ensuite, elle met en relief, à partir du film, des valeurs narratives et esthétiques, par la présence récurrente par exemple, des fusillades. En outre, sa structure narrative, l’insertion dans le montage de séquences dessinées lors des transitions d’un chapitre à l’autre, la typographie du lettrage et la bichromie en blanc et bleu choisies pour les titres de début et de fin sont autant de signes du dialogue très serré entre le film et l’œuvre source. Aussi insiste-t-elle sur les enjeux éthiques qui rangent les victimes au même rang que les criminels.

In fine, dans son article intitulé « L'adaptation animée contre l'adaptation en prise de vues réelles : les divergences et convergences entre les deux versions de Crying Freeman », Emilien Peilllon fait une étude comparée de deux adaptations du manga Crying Freeman, l'une réalisée en animation18, l'autre en prise de vues réelles19. L’auteur confronte dans une perspective intermédiale ces deux objets à travers trois axes thématiques dans Crying Freeman, identifiés comme caractéristiques du polar : le rapport aux décors, la mise en scène de la violence et la place du corps et de l'érotisme.

La richesse et la diversité des corpus transmédiaux, autrement dit, du passage de la bande dessinée polar au cinéma, ce que Alain Boillat avait développé dans son ouvrage20, témoigne ici d’un éventail de cas spécifiques restreints qui pourraient s’élargir à l’étude inverse, à savoir, la transposition du film policier à la bande dessinée polar, pratique qui a suscité jusqu’ici peu de réflexions et qui reste un champ d’études à explorer.

Notes

1 Mireille Raynal-Zougari, Maîtresse de conférences en études visuelles, LLA-CRÉATIS (« Lettres, Langages et Arts - Création, Recherche, Émergence, en Arts, Textes, Images, Spectacles »), EA 4152, Université Toulouse-Jean Jaurès. Retour au texte

2 Agatha Mohring, Maîtresse de conférences en études hispanophones, 3L.AM, Université d'Angers, chercheuse associée au laboratoire LLA-CRÉATIS, Université Toulouse-Jean Jaurès. Retour au texte

3 Philippe Paolucci, membre associé au LERRAS, Université Toulouse-Jean Jaurès. Retour au texte

4 Fatima Seddaoui, membre associée au laboratoire LLA-CRÉATIS, Université Toulouse-Jean Jaurès. Retour au texte

5 Pascale Hellégouarc’h, Maîtresse de conférences en Littérature française, Laboratoire Pléiades, Université Sorbonne Paris Nord. Retour au texte

6 JENKINS, Henry, « Transmedia Storytelling 101 », 2007, Confessions of an Aca-fan. En ligne, consulté Retour au texte

le 02 Février 2023. URL : http://henryjenkins.org/blog/2007/03/transmedia_storytelling_101.html

7 BOILLAT Alain, Les Cases à l’écran, Bande dessinée et cinéma en dialogue, Genève, Georg, L’Équinoxe, (Chêne-Bourg), 2010, 356 p. Retour au texte

8 MALET Léo, Brouillard au pont de Tolbiac, Bruxelles, Casterman, 2015, 85 p. Retour au texte

9 SÉRIA Joël, Brouillard au pont de Tolbiac, téléfilm, épisode 5, saison 3, France 2, Production TSR, 1994, 1 : 21 : 49. Retour au texte

10 SPIELBERG Steven, The Adventures of Tintin : The Secret of the Unicorn, (Les Aventures de Tintin, Le Secret de la licorne), avec Jamie Bell, Andy Serkis, Etats Unis/Nouvelle Zélande, 2011, aventure/animation, 107 minutes. Retour au texte

11 HERGÉ, Les Aventures de Tintin, Le Secret de la licorne, Belgique, Casterman, 1943, 64 p. Retour au texte

12 HERGÉ, Les Aventures de Tintin, Le Trésor de Rackham le Rouge, Belgique, Casterman, 1945, 64 p. Retour au texte

13 HERGÉ, Les Aventures de Tintin, Le Crabe aux pinces d’or, Belgique, Casterman, 1944, 123 p. Retour au texte

14 WILSON Matz et Colin, Du plomb dans la tête, Les Petits poissons, Tome 1, Paris, Casterman, 2004, 54 p. WILSON Matz et Colin, Du plomb dans la tête, Les Gros poissons, Tome 2, Paris, Casterman, 2005, 54 p. WILSON Matz et Colin, Du plomb dans la tête, Du Bordel dans l’aquarium, Tome 3, Paris, Casterman, 2006, 54 p. Retour au texte

15 HILL Walter, Bullet to the Head (Du plomb dans la tête), 2012, 1h32 minutes. Retour au texte

16 IGORT, 5 est le numéro parfait, Italie, Belgique, France, Propaganda Italia et Jean Vigo Italia, 2019, 103 minutes. Retour au texte

17 IGORT, 5 è il numero perfetto: dietro le quinte, Quartu Sant’Elena, Oblomov, 2019. IGORT, 5 est le numéro parfait, Paris, Casterman, 2002 (traduit de l’italien par Lidia Licari). Retour au texte

18 IKEGAMI Ryôichi et KOIKE Kazuo, Crying Freeman [tome 1 à 10], Paris, Kabuto, traduction de ROY Alain et KASAI Kinuko, 2005-2007. Retour au texte

19 GANS Christophe, Crying Freeman, DVD, Paris, Metropolitan Vidéo, 2013. NISHIO Daisuke et al., Crying Freeman [Coffret collector], DVD, Metropolitan Vidéo, 2001. Retour au texte

20 Les Cases à l’écran, Bande dessinée et cinéma en dialogue, Alain Boillat (dir.), Genève, Georg, L’Équinoxe (Chêne-Bourg), 2010, 356 p. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Pascale Hellégouarc’h, Fatima Seddaoui et Mireille Raynal-Zougari, « Introduction. De la bande dessinée polar au cinéma », Plasticité [En ligne], 04 | 2023, mis en ligne le 20 juin 2023, consulté le 02 mai 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/plasticite/572

Auteurs

Pascale Hellégouarc’h

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