Genre lyrique d’oïl hérité du joc parti des troubadours, le jeu-parti est un débat poétique en vers, généralement composé de six couplets suivis de deux envois. Son nom évocateur pose d’emblée les règles du jeu : « partir1 un jeu » signifie en effet « donner à choisir » (GALLY, 1987, 23). Deux partenaires doivent ainsi s’affronter sur une question de casuistique amoureuse. Le premier partenaire propose à l’autre une question dilemmatique qui ouvre le débat ; le second choisit sa position argumentative tandis que l’initiateur du jeu prend le parti opposé. La joute verbale peut commencer sous le regard attentif et amusé d’un public aristocratique composé essentiellement de poètes et de mécènes. Puis vient l’heure du jugement. Au bout de quelques strophes, chaque partenaire désigne un juge qui, assure-t-il, viendra lui donner raison. En réalité, les juges ne rendent jamais leur verdict, du moins les manuscrits n’en gardent-ils aucune trace. Seules les voix des deux partenaires « entrent en jeu ». Ce scénario bien établi ôte toute épaisseur à l’instance énonciative. Les joueurs s’approprient une forme qui détermine la teneur de leurs interventions. En somme, deux « partenaires-acteurs » offrent un spectacle semi-improvisé à un public friand de rhétorique courtoise.
La dimension théâtrale de ce genre lyrique n’aura pas échappé aux critiques2. Si le jeu désigne au Moyen Âge l’ensemble des divertissements, il nomme en particulier ce que nous appelons théâtre aujourd’hui. Le principe dialogique, « mode d’expression dramatique par excellence » (Hegel, 1988, 146) et celui de la double énonciation3 structurent chaque jeu-parti. Les deux (ou trois) partenaires en présence respectent un tour de parole prédéterminé pour répondre avec justesse et précision à la question initialement posée. Les rôles sont distribués dès le début du jeu. Les « répliques », de longueur strictement équivalente (une strophe chacune), s’enchaînent dans le respect des principes de la coopération conversationnelle4. Dans ce cadre, on peut se demander si, à défaut de suivre un scénario original, le joueur livre une interprétation qui lui est propre. Rien n’est moins sûr car la polémique qui s’invite dans le débat, les attaques répétées qui frôlent parfois l’insulte, font partie du jeu.
Le caractère artificiel de l’instance énonciative a pourtant ses limites. Le je, toujours identifié par une apostrophe, n’est pas un être de papier. Un comte, un duc ou un bourgeois donne vie à cette persona. Le jeu-parti renoue ainsi avec une réalité historique et sociale. Il est avant tout un jeu de société qui nous fait entrer de plain-pied dans l’univers du divertissement médiéval. Ce genre lyrique est à son apogée au XIIIe siècle, notamment chez les bourgeois d’Arras qui comptent parmi eux quelques noms fameux, dont celui de Jean Bretel. Trop souvent oubliée par la critique, la Lorraine5 a également accueilli ces jeux poétiques. C’est au cœur de cette région de l’Empire germanique que nous nous arrêterons afin de remettre sur le devant de la scène des pièces6 peu étudiées par la critique, qui figurent dans les éditions d’Arthur Långfors (1926) et de Doss-Quinby et al. (2001). L’origine lorraine de notre corpus est avérée par la graphie du seul manuscrit7 qui nous transmette ces pièces, ainsi que par la présence d’anthroponymes lorrains. En réalité, ces joutes verbales font souvent voler en éclat toute délimitation géographique. Elles rassemblent les amoureux de la poésie, les représentants du bien dire autour d’un même élan lyrique. Aussi le jeu réunit-il Picards, Lorrains et Champenois le temps d’une dispute, organisant ainsi la vie courtoise de l’époque. Cette fonction sociale met au jour les liens extra-littéraires, qu’ils soient hiérarchiques ou amicaux, qui unissaient les acteurs de la société aristocratique et bourgeoise. Le jeu-parti s’inscrit nécessairement dans un contexte historique précis. On peut y lire tout un réseau de relations. C’est le réseau lorrain qui retiendra notre attention. S’il a fait l’objet de quelques études historiques qui ont fait date8, nous l’aborderons ici dans une perspective essentiellement littéraire9.
Force est de constater que le principe dialogique du jeu-parti cache un mécanisme énonciatif plus complexe qu’il n’y paraît. C’est cette hétérogénéité énonciative fondamentale, ce caractère protéiforme du je dans le jeu que nous interrogerons.
L’instance énonciative suit avant tout les règles du jeu. Elle se crée une persona dans le cadre prédéfini du débat poétique inspiré de la dispute universitaire et tend par conséquent vers une forme d’invariabilité. En réalité, la performance des joueurs est ailleurs, dans un jeu de rôle incessant qui sert la démonstration. Les partenaires sont en représentation, au sens propre comme au figuré, le jeu-parti étant avant tout un jeu de société qui tisse un véritable réseau social.
1. Les règles du je ou le façonnement contraint d’une persona : l’influence de la dispute universitaire
Jeu poétique pour qui manie habilement le vers et la rime, le jeu-parti est aussi un jeu d’esprit. Le je énonciateur se définit d’abord par son engagement ludique dans une controverse. L’insistance avec laquelle les partenaires affirment cet engagement énonciatif n’a pas manqué de nous interpeller. Par la figure du polyptote (« dire », « di », « dirai »…) l’acte d’énonciation se déploie dans l’ensemble de nos textes.
1.1 Le pro et le contra
Dans le jeu-parti, l’instance énonciative avance masquée. Le jeu lui dicte sa conduite. Elle se doit d’obéir aux règles. Jouer, c’est accepter un engagement contraint dans le jeu. En effet, la persona que l’on incarne est nécessairement prédéterminée par une forme de canevas livré aux « partenaires-acteurs ». En d’autres termes, la prise de position de chaque partenaire dans le jeu-parti est parfaitement arbitraire. Le principe des interactions verbales est poussé à son paroxysme. Les énoncés de chaque partenaire ne sont pas seulement « mutuellement déterminés10 », selon l’expression de Catherine Kerbrat-Orecchioni (1990, 197), ils sont prédéfinis par les deux premières strophes. La première strophe pose les prémisses de l’argumentation ; le locuteur propose une alternative qui orientera l’ensemble de la pièce. Aucun de nos jeux-partis ne déroge à la règle. Prenons l’exemple du jeu RS 1513 (CLVII). La première strophe pose les prémisses du raisonnement puis soumet une alternative au partenaire.
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Dans les deux derniers vers de cette strophe, Roland énonce clairement le mouvement disjonctif et apparemment dialectique explicité par la conjonction de coordination « ou » qui guidera le développement du jeu-parti.
Jacques de Billy se doit de choisir l’une des deux propositions qui s’offrent à lui. Il choisit la seconde.
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La proposition choisie par Jacques de Billy dans la seconde strophe pour répondre à la question inaugurale impose à Roland de prendre le parti opposé, les deux partenaires ne pouvant évidemment pas défendre la même proposition. Aussi Roland préfère-t-il l’audace de l’amant, assurément mieux récompensée. Le simple baiser ne procure en effet qu’une bien maigre satisfaction : « Sires, teilz gains est petis, / […] / Se j’ai mon solais de li, / J’airai ma paix de legier .» (strophe III, v.27 et 38-39 : « Seigneur, le gain est petit / […] / Si j’ai d’elle félicité, / Je serai facilement apaisé. »). Le parti du fol hardi s’impose à Roland puisque Jacques de Billy a, pour sa part, opté pour les vertus de la patience. En somme, dès qu’ils s’engagent dans le jeu, les deux partenaires deviennent les simples médiateurs d’une position argumentative. Ils perdent leur je en faveur du jeu. Roland, dans son rôle d’interrogateur, souffle presque les répliques qui vont suivre. Le raisonnement que conduiront les deux hommes se présentera comme une variation sur le thème imposé. Cette dialectique artificielle, proche de la dispute universitaire, distribue les rôles d’entrée de jeu. Pour chaque question, les partenaires ont à l’esprit des références contradictoires, celles du pro et du contra. En outre, la structure du jeu-parti suit celle de la dispute universitaire11, soit question (strophe I, Roland) – réponse (strophe II, Jacques de Billy) – objection (strophe III, Roland) – réponse (strophe IV, Jacques de Billy) – conclusion (suspendue ici puisque le jeu-parti s’achève sur une série de questions) (strophe V, Roland). À Jacques de Billy est en quelque sorte attribué le rôle d’opponens, à Roland, celui de respondens. C’est bien cette « logique de la controverse » (GALLY, 1987, 380) qui dépossède les partenaires de toute autonomie dans le choix des arguments.
Cette logique gagne même le « discours absent » des juges dont les partenaires livrent la ligne directrice par anticipation dans l’envoi des pièces. Chaque partenaire choisit en effet un juge qui abondera dans son sens. À la fin du jeu-parti RS 1517 (CLXXXI), le seigneur qui a posé les prémisses du débat au début de la pièce sollicite le jugement d’un certain Gillet d’Avocourt qui, selon lui, se portera garant de ses dires : « Rollant, bien voil ke boins drois en soit dis. / Je voil Gillet d’Avocort en soit pris, / Qui bien savrait mon boin drois desraisnier. » (v.73-74, « Roland, je veux assurément que le bon droit soit respecté. / Je veux prendre Gillet d’Avocourt / qui saura bien défendre mon bon droit. »). Cet accord tacite est parfois nuancé. Le partenaire avance l’idée d’un juge indépendant qui rend son verdict en son âme et conscience. Adversaire de Jean de Cysoing dans le jeu-parti RS 1307, Roland ne doute pas de l’honnêteté intellectuelle du juge Jean de Bar :
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Outre l’anticipation du jugement par les partenaires, le dernier vers du jeu-parti RS 1307 atteste le style formulaire et artificiel du jeu car il conclut une autre pièce lorraine (RS 1078, CLXIV). Comme pour accentuer le caractère conventionnel de la requête, le même partenaire fait appel au même juge en employant une expression similaire : « Jehan de Bair : je cuit et croi / Ke j’ai ne chaingerait pour moi » (v.84-85, « Je suis certain / Qu’il ne changera pas pour moi. »).
En somme, le je ne répond qu’à une mécanique argumentative dans laquelle il joue avant tout le rôle de garant d’une vérité convenue. Cette fonction s’appuie sur l’isotopie du témoignage : « je vos voi » (RS 1074, v.41 ; RS 1307, v.17 ; RS 1078, v.57), « j’an sui toz fis » (RS 917, v.41 « j’en suis tout à fait sûr »), « j’axur » (RS 259, v.34 « j’assure »). Le je semble faire autorité, être détenteur d’un savoir, d’une vérité. Pourtant, ces modalisations incessantes du discours sont trop appuyées pour être honnêtes. Elles révèlent en creux l’« aporie » (Gally, 1994, 74) d’une démonstration purement formelle qui, d’un jeu-parti à l’autre, ne craint pas la contradiction.
1.2 Un discours aporétique
L’aporie du raisonnement accroît la vacuité de l’instance énonciative. Le propos tenu est vide de sens, le je est donc inconsistant. Dans la première strophe du jeu-parti, il s’agit bien de soumettre une « proposition », non de soulever un réel « problème ». La différence entre ces deux notions est établie par Aristote dans les Topiques, comme le rappelle Ilse Van der Velden :
On doit à Aristote le début de la réflexion sur les règles de la discussion. Il examine dans les Topiques le fonctionnement de la pensée dialectique. Parmi ses apports figure la distinction entre la notion de proposition et celle de problème. La proposition se pose sous la forme « l’homme court, n’est-ce pas ? » et le problème pose véritablement la question sous la forme « est-ce que l’homme court ? ». (VAN DER VELDEN, 2010, 55)
En l’absence de « problème », le jeu-parti singe le raisonnement logique. Dispute ou procès fictifs, ce jeu renvoie à une aporie. À ce titre, le silence des juges est éloquent. Ce jeu n’offre aucune perspective, n’avance vers aucune conciliation des partis que tout oppose. Nous touchons ici à l’essence même du jeu-parti, telle qu’elle apparaît dans l’étymologie du terme. Jeu-parti vient en effet de l’expression « partir un jeu », employée notamment par Roland de Reims dans la pièce RS 941 (CLXVIII) : « Dous Jehans de Bair, respondeis, / Car je vos voil un jeu partir. » (v.1-2, « Noble Jean de Bar, répondez, / Je vous propose un jeu-parti. »).
Michèle Gally rappelle à ce sujet que :
Le terme « Jeu » dans jeu-parti pointe la difficulté, désigne l’espace ménagé par le choix, l’alternative : « partir un jeu » c’est se trouver devant une impasse, une absence de réponse claire, un piège. P. Rémy signale l’usage du terme pour qualifier une situation difficile aux échecs12. (Gally, 1994, 74)
« Voix » sans issue, les instances énonciatives qui participent au jeu-parti sont privées, un peu plus encore, de consistance. L’engagement énonciatif dans le jeu-parti demeure purement rhétorique. Cet engagement ludique dans la controverse n’est qu’une posture de joueur. Il ne doit sa dynamique qu’au caractère systématique et polémique de son argumentation : « il scinde toute situation amoureuse en deux propositions inversées et symétriques, creusant ainsi l’antithèse lyrique jusqu’à l’absurde » (Gally, 1994, 74). Les règles du jeu masquent le je. Ses répliques, conditionnées par celles de l’adversaire, répondent à une mécanique implacable qui ne laisse aucune place à l’improvisation. Le je s’efface derrière une parole qui est purement « tactique » (Gally, 1994, 74), régie par l’antithèse. À l’instar des partimens et tensons troubadouresques, le jeu-parti s’appuie sur un système de contre-voix, de contredit. Dans la pièce RS 1962 (CLXVII), la sœur de Laurette interroge cette dernière sur ses sentiments car deux chevaliers lui font la cour, tous deux valeureux, courtois et généreux. Chacun désire lui demander sa main mais l’un est discret, ne confiant ses sentiments qu’aux amis de la belle. Le second, au contraire, expose hardiment sa flamme à sa bien-aimée afin de mieux sonder son cœur. Lorete prend le parti du premier prétendant, sa sœur, celui du second. Pour mieux raisonner, les deux dames enferment bien vite les amants dans deux types antithétiques : le fou (« folz », v.51) et le sage (« saiges », v.35). Bien entendu, le fou de l’une est le sage de l’autre. La démonstration s’en trouve grandement simplifiée. Ce manichéisme s’appuie également sur la reprise du terme « honor » (v.27 et 41). Les deux sœurs concluent tour à tour leur propos (strophes II et III) par deux vers à caractère proverbial où le mot « honor » reçoit une interprétation radicalement opposée. Pour Laurette, l’honneur est du côté de celui qui n’ose pas se déclarer auprès de sa dame car « Qui ainme honor il la seit maintenir : / Celui doit bien bone dame cherir. » (v.27-28, « Qui aime l’honneur sait l’entretenir : / Celui-ci doit bien savoir chérir une dame. »). Pour la sœur de Laurette en revanche, l’honneur revient à celui qui sait faire preuve d’audace : « Puis [ke] lai vuelt a honor recuillir, / Ne li doit pas sa pancee covrir. » (v.41-42, « Puisqu’il veut être accepté pour son honneur / Il ne doit pas lui cacher sa pensée. »). Le mot « honor » est senti comme la reprise polémique d’un terme utilisé par l’adversaire. Ses implications étant totalement inversées d’un locuteur à l’autre, il participe à la structure antithétique de la pièce. En outre, la place conclusive de ces deux vers sentencieux, placés chacun en fin de strophe, ainsi que l’identité de leurs rimes rehaussent la structure dialogique du jeu-parti. La construction d’ensemble du poème repose sur la figure faussement dialectique de l’antithèse qui reproduit inlassablement les mêmes types inversés (le sage et le fou, le riche et le pauvre). Peu importe le contenu pourvu qu’on ait la forme. Cette constante binarité participe de la construction prédéterminée de l’instance énonciative. Il semble bien que l’exacerbation des antagonismes réduise le je énonciateur à l’état de simple forme discursive. « Conflits verbaux, conflits d’instances énonciatives […], ces pièces n’ont d’autre référent que l’univers de discours où elles s’élaborent et se meuvent. Le jeu-parti quand il prétend rechercher un sens n’aboutit qu’à des tautologies. » (Gally, 1994, 76). La structure dialogique met donc en échec la dialectique. Cette dernière n’est plus définie par un mouvement de la pensée permettant d’atteindre une vérité mais par une argumentation figée qui, en réalité, ne sert que le bien dire.
1.3 Jeux de langage
Pris dans le tourbillon d’un débat parodique qui ne cherche aucune vérité, le je nous échappe et perd toute épaisseur. Il lui reste pourtant la mélodie des mots, le plaisir de la formule. C’est peut-être dans cette habileté à manier la langue qu’il faut chercher les contours de l’instance énonciative. Au-delà du sens, le je se donne en spectacle, s’amuse avec les potentialités langagières. Il renoue avec l’art jongleresque et réalise une performance rhétorique. C’est assurément dans cette « parole vive » (Gally, 1994, 75) que l’on décèle l’identité du locuteur. Le je se révèle dans cet espace de liberté circonscrit par le cadre contraignant du jeu. En d’autres termes, la ritualisation du jeu favorise le processus de création. De la contrainte instaurée par les règles du jeu naît une forme de fertilité littéraire. La dimension ludique de la dispute est intrinsèquement liée à une émulation qui stimule la création poétique. Du débat ne subsiste que la forme, ciselée par des orfèvres de la langue. L’aporie de la dispute donne donc à penser que l’intérêt du jeu-parti est ailleurs.
Certes, le je se perd dans une argumentation improductive qui semble le réduire à l’état d’instance énonciative pure. Cette vacuité, cette invariabilité du je est pourtant nécessaire, au-delà même de toute considération linguistique car, si elle galvanise la virtuosité des joueurs, elle constitue aussi le point d’ancrage d’un jeu de rôle poétique. Chaque partenaire peut dès lors investir ce je laissé vacant pour rendre le jeu plus vivant.
2. Un « spectacle vivant » : le jeu-parti comme performance
Nous dirions aujourd’hui que les répliques des jeux-partis sont scénarisées et nous n’aurions sans doute pas tort de voir dans ce débat poétique une variante du jeu théâtral.
2.1 La posture argumentative du je
Face à son partenaire, le joueur adopte deux postures argumentatives majeures, celle de l’adversaire belliqueux, parfois grossier, et celle du maître bienveillant.
La théâtralité du jeu-parti tient d’abord au caractère polémique du « discours dialogué » (ZUMTHOR, 1972, 314). Seule l’opposition peut donner du souffle à ces « controverses dénuées de toute profondeur psychologique » (Ménard, 2008, 187). Aussi les partenaires ne se ménagent-ils pas. Chacun y va de sa critique, désapprouvant comme il se doit les théories de son rival. Le joueur investit le rôle de l’adversaire hargneux dont la contre-attaque est systématique, attendue. Bien vite, les partenaires se laissent prendre au jeu de la surenchère. L’apostrophe, dont on sait qu’elle scande le début de chaque strophe, est un lieu propice à la querelle. Dans le jeu-parti RS 1307 (CLXII), Roland soutient qu’un amant, même sincère, n’aime que pour être un jour comblé. Jean de Cysoing affirme le contraire. Roland change alors de ton et s’adresse à son partenaire en des termes fort peu courtois puisqu’il le compare à un vulgaire roncin.
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Au destrier ou au palefroi qui chevauchent les forêts aventureuses des romans courtois se substitue le roncin de l’écuyer ou du bachelor trop pauvre pour pouvoir acquérir un meilleur cheval. Le roncin, cheval de trait et de labour, est en effet destiné au paysan. La comparaison est triviale et peu flatteuse.
Dans le même esprit, certaines réparties piquantes n’ont rien à envier à la stichomythie qui anime les scènes d’affrontement au théâtre. La vivacité des répliques tient par exemple à la reprise polémique des paroles de l’adversaire. Dans le jeu-parti RS 1513 (CLVII), Jacques de Billy accuse Roland de perfidie : « Mais voz avez cuer failli » (v.51, « Mais vous avez manqué de cœur »). Ce à quoi Roland répond : « An vous est li cuers faillis » (v.53, « C’est vous qui avez manqué de cœur »). Tous les moyens sont bons pour discréditer l’adversaire et, dans le même temps, distraire le public. Cette esthétique de la surenchère exhibe le travestissement du je en rival provocateur. Comme le précise Michèle Gally, « le jeu opère bien dans un au-delà du sens. Il faut seulement que le partenaire contre-attaque, que le public rie, admire, compte les points » (Gally, 1994, 74).
L’instance énonciative ne se laisse pas facilement appréhender. Avec une aisance déconcertante, le partenaire incarne tour à tour l’adversaire aux propos calomnieux et le maître bienveillant. En réalité, il s’agit des deux facettes d’un même personnage. L’adversaire insiste sur l’inaptitude de son rival à analyser la situation et, par conséquent, veut montrer à celui-ci comment il faut raisonner. Roland réalise ce glissement entre les deux postures en l’espace de quatre vers :
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Après avoir jeté le discrédit sur son adversaire, Roland présente à son élève le pouvoir vertueux de l’amour.
La posture du maître se manifeste d’abord à travers un discours sentencieux. Le joueur passe maître dans l’art de la courtoisie. Il dicte une conduite courtoise, éduque le public aux préceptes de la fine amor et, pour ce faire, a recours à des énoncés à l’allure proverbiale. Ce support ludique faussement didactique lui permet de camper son personnage. L’usage de l’abstraction, de la répétition éloquente et du présent gnomique suffit à fabriquer un proverbe conclusif qui ponctuera la strophe de façon péremptoire. « Qui honor quiert a honor doit monter » (v.20, « Qui cherche l’honneur doit agir avec honneur. »), dira Roland à sa partenaire dans le jeu-parti RS 1074 (CLVI). Ce mouvement de généralisation procède bien souvent du discours didactique. Il arrive pourtant que l’expression proverbiale serve la posture du rival odieux. Dans le jeu-parti RS 1068 (CLX), Jacques de Billy reproche à Roland l’absurdité de ses propos : « Vos me faites avril por may. » (v.44, « Vous dites avril pour mai »). Cette expression se retrouve du reste dans le jeu-parti RS 1307 (CLXII), sous la forme « Chaingier avril por mai » (v.26, « changer avril pour mai »). La répétition d’une même réplique à caractère proverbial, quelle que soit la question dilemmatique posée, met en exergue l’invariabilité de la mécanique argumentative. Ce phénomène linguistique dépersonnalise a fortiori le je énonciateur.
Le maître dispense également son savoir à travers des images et métaphores de nature et d’inspiration diverses. Ces images surprennent souvent par leur caractère familier. Elles tranchent volontairement avec le registre soutenu des motifs courtois. Cette « diversification registrale » (GALLY, 2008, 123) révèle les multiples facettes des partenaires. L’instance énonciative peut chanter les vertus de la fine amor ou, au contraire, en miner les fondements, et ce dans un même discours. Au cours d’une discussion très codifiée, bâtie sur le lexique courtois des sentiments, les partenaires basculent brusquement dans la comparaison triviale, voire familière. Ainsi l’intention didactique de Roland perce-t-elle dans l’analogie suivante :
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Le motif du feu est particulièrement apprécié dans la littérature courtoise mais il prend ici la forme d’une scène familière. Nous quittons un instant l’écriture épurée du texte pour imaginer le poète s’époumonant au coin du feu. De ce point de vue, le groupe nominal « vert tison » et la proposition « je lou soffle tant » sont sans appel. Une autre discussion (RS 1068, CLX) s’engage sur l’infidélité coutumière de deux amants, bien décidés cette fois à aimer sincèrement. Y parviendront-ils ? Roland, comme toujours, prend le parti de l’amour qui transforme les êtres, faisant du « coairt » (« couard ») un « hardi » (v.33) et du « felon » un homme « cortois » (v.34). Jacques de Billy est plus circonspect. Après avoir évoqué « Deu » (v.36) et « Amors » à plusieurs reprises (v.4, 18 et 36), la conversation jusque-là placée dans les hautes sphères de l’abstrait (« faucetei » (v.8, « fausseté »), « falz cuers » (v.23, « faux cœur »), « veritei » (v.26, « vérité »)) redescend brusquement vers des images dont le caractère concret et la tournure proverbiale nous rapprochent davantage du monde paysan que de la société courtoise :
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Michèle Gally voit dans cette diversification registrale le signe d’une inadéquation entre l’instance énonciative et la matière traitée. Certes, les Lorrains comme les Arrageois subissent diverses influences. Ils oscillent entre le grand chant courtois aristocratique et des « courants popularisants ». Ils admirent une idéologie courtoise qui ne fait déjà plus vraiment sens au moment où ils la chantent. Selon M. Gally, ce « discours reçu […] conserve pour eux, malgré sa séduction, une étrangeté » (GALLY, 1994, 77). Si nous partageons assurément ce point de vue, il nous semble également que la multiplicité des tons et des registres à l’œuvre dans les jeux-partis participe d’une atmosphère carnavalesque où chaque partenaire peut, d’une réplique à l’autre, changer de costume. Le je masqué a le pouvoir d’être à la fois homme courtois et personnage de fabliaux. Il peut monter et descendre l’échelle des registres comme bon lui semble, l’essentiel étant de divertir. Les images et métaphores employées dans le jeu-parti trahissent ainsi l’illusion du didactisme. Derrière ce discours faussement didactique se cache sans doute une forme d’ « auto-dérision » (GALLY, 1994, 74). Le je protéiforme des jeux-partis semble toujours en représentation.
2.2 Le processus de fictionnalisation
Or, cette représentation va au-delà de la simple posture argumentative. Le je se travestit en incarnant les personnages qu’il met en situation. Il prend les traits de ces personnages pour rendre la démonstration plus vivante et plus claire. Cette réalité seconde se départ pourtant de l’univers théâtral en ce qu’elle n’est que performance jongleresque. Cette distinction pourrait être glosée par deux expressions : « jouer le rôle de » conviendrait à une pièce de théâtre et « se mettre à la place de », à un jeu-parti. Comme le jongleur, le partenaire du jeu-parti n’incarne son personnage que sur le plan énonciatif afin de servir au mieux son argumentation. Ni costume, ni décor. Le texte seul fait vivre les personnages. Pour accéder à cette réalité seconde, les partenaires utilisent la « fiction du « comme si » », selon l’heureuse expression d’Amandine Mussou et Laëtitia Tabard (MUSSOU et TABARD, 2009, 7). Cette expression convient d’autant mieux à nos textes que le processus d’imitation s’y réalise généralement par le biais de la conjonction de subordination « se/s’ » que l’on traduira par « si ». Comme en français moderne, cette conjonction peut introduire une proposition subordonnée circonstancielle hypothétique. Plus rarement, les partenaires auront recours à d’autres outils, tels que l’expression « il est ansi ke », que l’on pourrait gloser par « supposons que ». Dans le jeu-parti, ces mots ou expressions deviennent de véritables vecteurs de fictionnalisation. S’adressant à un certain Bronequin dans le jeu-parti RS 1078 (CLXIV), Roland se met à la place de l’amant qui a manqué un rendez-vous avec sa dame et que cette dernière a, par conséquent, bien vite remplacé par un autre prétendant. Le trouvère rémois condamne d’abord l’homme puis la femme, « doublement » coupable à ses yeux.
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Dans le jeu-parti, chacun peut prendre la place du personnage type dont on éprouve le comportement dans toutes ses potentialités. Sur le plan référentiel, ce processus s’apparente à la figure de l’énallage personnelle13. Après avoir laissé Roland répondre à Bronequin, Jean de Bayon s’exprime à son tour pour prendre cette fois la défense de la dame.
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Là encore, le subordonnant s’ (v.33) marque l’entrée dans la fiction. Le passage du partenaire-acteur au personnage est montré. Le public est comme transporté dans les coulisses de ce travestissement. Est-ce pour mieux atteindre la vérité, pour mieux juger de la situation, que les partenaires se prêtent à ce jeu de rôle ? Selon nous, cette capacité des joueurs, pourtant adversaires, à investir un même rôle au sein du jeu-parti démontre précisément « l’impossibilité logique » de répondre de façon « unilatérale et définitive » à la question dilemmatique initialement posée. Peut-être faut-il y voir, comme le suggère Michèle Gally, une manière de pointer « la contradiction inhérente à la fin’amor » (GALLY, 1987, 72). Quoi qu’il en soit, l’énonciation crée un espace de fiction, soit à l’aide d’une médiation matérialisée par le mot subordonnant se (« si »), soit de façon immédiate, c’est-à-dire sans outil de mise en fiction. Dans les jeux-partis RS 1437 (CXLVII) et RS 1962 (CLXVII), le je investit ou plutôt est invité à investir l’espace de fiction dès la première strophe. Dans le premier poème, Jean d’Arcis sollicite l’aide de Chardon pour savoir si un amant doit haïr celui qui aime sincèrement son amie et finit par lui déclarer sa flamme, ou bien, à l’inverse, s’il doit détester celui qui hait sa dame et que celle-ci abhorre tout autant. L’emploi du pronom personnel et du déterminant possessif de la deuxième personne du pluriel (vous de politesse) place d’ores et déjà Chardon sur la voie de la fiction. Ces embrayeurs inaugurent le jeu de rôle.
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Dans le second poème, la frontière entre fiction et réalité est encore plus perméable. La sœur de Laurette fait mine de commettre une indiscrétion en interrogeant Laurette sur ses choix amoureux :
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Ici, le je énonciateur peut être assimilé au je personnage dès les prémisses du débat.
Tout le sel du jeu consiste à ménager une confusion entre le je énonciateur ou sujet qui défend son point de vue, et le je personnage ou objet sur lequel porte le débat. Chardon et Laurette sont à la fois les témoins qui attestent la vérité du propos (« se Dieus me dont honor » – « sur l’honneur de Dieu » -, dira Laurette au vers 15), et les personnages mis en situation. La personne devient personnage par le prisme du jeu. A ce titre, le jeu conditionne la métamorphose du je.
2.3 Un jeu montré
Au jeu hasardeux et douloureux de l’amour se substitue l’amour du jeu poétique. Dans le jeu-parti, l’amour, réduit à une simple alternative, semble vidé de tout contenu émotionnel. La pièce RS 1074 (CLVI) pose la question suivante : la dame doit-elle choisir l’amant riche, vaillant et audacieux ou se tourner vers celui qui, bien que moins fortuné et plus discret, fait preuve d’une prouesse et d’une courtoisie sans égales ? La question est parfaitement conventionnelle. Nous la retrouvons dans d’autres jeux-partis. Nous pourrions concéder que, si les grandes questions de l’amour touchent différemment les êtres, elles possèdent malgré tout une dimension universelle. Mais, dans le jeu-parti, les sentiments eux-mêmes sont prétextes au jeu ; ils en sont le postulat. La dame du jeu-parti RS 1074 (CLVI) indique ainsi : « S’ansi estoit ke je vosise amer. A queil vos plait il miex a acorder ? » (v.9-10, « Posé le cas que j’accepte d’aimer, auquel des deux devrais-je m’accorder ? »). Elle joue le jeu en l’exhibant. Acteur d’une saynète sans décor, le partenaire du jeu endosse un rôle dont il se plaît à dévoiler toutes les ficelles. En somme, l’amour n’est qu’un jeu rhétorique qui ne doit rien au hasard, et ce jeu doit être montré, voire nommé (« je vos voil un jeu partir », RS 941 (CLXVIII), v.2 « je vous propose un jeu-parti », dira Roland à Jean de Bar).
En réalité, cette rhétorique amoureuse est parfois interrompue par quelques accents de sincérité. Si l’instance énonciative passe aisément de la personne au personnage, l’inverse est également vrai. Roland n’hésite pas à remettre en question la démonstration de Thibaut de Bar qui choisirait d’être fidèle à son seigneur avant que de l’être à sa dame. Par un argument ad hominem, Roland rappelle au comte de Bar qu’il n’a pas toujours agi avec autant de fermeté face à ses sentiments.
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Cette forme d’authenticité fait réapparaître un instant la personne derrière le personnage. Ainsi le va-et-vient permanent entre la personne et le personnage participe-t-il de l’hétérogénéité de l’instance énonciative. Jusqu’à présent, cette hétérogénéité n’a été appréhendée que dans sa dimension non référentielle. Or, à la différence des acteurs, les partenaires des jeux-partis sont toujours désignés par leur nom véritable. Ils sont ducs, comtes ou simples bourgeois. Les anthroponymes ancrent ainsi le jeu dans l’espace référentiel des XIIIe et XIVe siècles. L’identité du je se complexifie un peu plus encore.
3. L’expression textuelle des relations sociales : ce qui est en jeu
Nous avons pu observer que le jeu provoquait le dédoublement du je à la fois personne et persona. Jusqu’à présent, nous nous sommes essentiellement attachée à la dimension discursive du je. C’est oublier un peu vite que derrière cette instance énonciative se tient une véritable personne dont le nom est exhibé dans les apostrophes qui introduisent les répliques des partenaires. Par ces ancrages référentiels, le je du jeu-parti acquiert une épaisseur qui excède la simple existence grammaticale14. Certes, ces marqueurs linguistiques servent à baliser les changements d’interlocuteur (à chaque début de strophe), rythmant ainsi l’échange, mais ils ont également pour fonction d’ancrer le jeu dans une réalité sociale et littéraire, celle de la société courtoise lorraine.
Dans Les Jeux au royaume de France, Jean-Michel Mehl reprécise la notion galvaudée de jeu de société : « Par définition, le jeu à deux n’est pas jeu de société. » Selon lui, ce que l’on nomme jeu de société nécessiterait donc, stricto sensu, la présence de plusieurs joueurs. Aussi est-il bon de spécifier que, lorsque nous qualifions le jeu-parti de jeu de société, nous nous attachons moins aux « aspects matériels et réglementaires » du jeu qu’à son « fonctionnement effectif », « avec ses composantes humaines et conviviales » (MEHL, 1990, 106). Le jeu-parti permet en effet aux participants de briller en société. Cette représentation théâtralisée offre une reconnaissance sociale et littéraire. De ce point de vue, l’insistance avec laquelle le nom du locuteur est rappelé en apostrophe dans le texte n’est certainement pas anodine. Du reste, cela fait de ce genre lyrique une source précieuse aussi bien pour les historiens que pour les littéraires. Les anthroponymes qui jalonnent les textes nous permettent en effet de reconstituer une partie des réseaux sociaux et littéraires de l’époque, en d’autres termes, de nous faire une idée plus juste de la société lorraine du XIIIe et du début du XIVe siècle, période durant laquelle ont été composés les jeux-partis de notre corpus.
Les jeux-partis tissent un réseau de relations à la fois verticales, de trouvères professionnels à protecteurs, et horizontales, c’est-à-dire entre deux trouvères professionnels ou deux protecteurs. Ils dessinent la carte littéraire d’une société courtoise dont la sphère d’influence prend racine en Lorraine pour s’étendre au-delà des limites du duché lorrain et du comté de Bar. Le jeu-parti est donc un jeu qui se joue en société, à deux (parfois à trois), devant un public qui représente lui aussi cette société. Ce rôle fédérateur se cristallise autour du personnage de Roland qui prend part à neuf jeux-partis sur les douze pièces lorraines portées à notre connaissance et apparaît comme le maître du jeu.
Cette référentialité confère-t-elle pour autant de l’épaisseur au je énonciateur ? Retrouve-t-on derrière ce je les traits particuliers d’une personne bien réelle ? L’échange que nous disions si artificiel révèlerait-il en partie la véritable nature des relations qui unissent les deux partenaires ?
La dénomination des juges et des partenaires de nos jeux-partis ainsi que les formules d’adresse liminaires (pour les partenaires) ou finales (pour les juges) souvent agrémentées de quelque compliment éclairent, dans une certaine mesure, les relations entre les personnages.
3.1 Le titre, un indice ambigu
La présence du titre est d’abord perçue comme une marque de déférence. Roland interpelle généralement ses adversaires puissants et fortunés par l’apostrophe « sire », tandis que ce simple trouvère n’est jamais gratifié du même titre. De prime abord, cette appellation semble donc fonctionner comme une « formule très codifiée de reconnaissance sociale » (GALLY, 1987, 110). Cette marque de respect n’est pourtant pas systématisée et l’absence de titre ne doit pas être nécessairement considérée comme un signe de familiarité. Jacques de Billy est parfois appelé par son seul nom, auquel on adjoint l’apposition « amis » (RS 1513, CLVII, v.1), tandis qu’ailleurs le titre accompagne le nom : « Jaike de Billi, biaus sire » (RS 1504, CLXVI, v.1), « Mes sires Jaikes de Billi » (RS 1068, CLX, v.11). En outre, le même titre peut être accordé à des personnes de rang différent. Le noble Jacques de Billy ne possède pas le titre de comte, contrairement à Thibaut de Bar. Tous deux sont pourtant appelés « sire ». Si cette appellation renvoie souvent à la situation sociale, elle n’est pas un indice suffisant pour une identification précise des partenaires.
3.2 Jeu de rhétorique et rhétorique du jeu
Les qualificatifs laudatifs ou dépréciatifs dont sont affublés les joueurs ne constituent pas des indications plus fiables. Certes, ils piquent notre curiosité et nous aimerions y trouver les indices d’une solide amitié ou d’une vieille rivalité entre les partenaires. Il faut pourtant se résigner à reconnaître dans ces vers les conventions rhétoriques dictées par le genre.
Les vers liminaires participent de cette « tradition du badinage galant » (Ménard, 2008, 187). Ils peuvent prendre la forme d’un éloge en guise de captatio benevolentiae. Cette formule apologétique vise à asseoir la légitimité du second partenaire (entendez celui qui prend la parole en second). En effet, le partenaire qui pose la question sur laquelle portera le débat choisit son contradicteur en fonction des qualités qu’il lui reconnaît. Jacques de Billy, par exemple, a tout du « martyre d’amour ». Cette souffrance lui donne l’autorité nécessaire pour donner son avis sur la question de la jalousie.
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Roland, de son côté, souligne la finesse d’esprit de Jean de Bar dans le jeu-parti RS 917 (CLVIII, v.1-3)15. Il reçoit lui aussi les flatteries d’usage dans les premiers vers du jeu-parti RS 1307. Jean de Cysoing salue ses compétences sur la question de l’amour et le presse de dispenser ses conseils avisés, au nom de leur amitié :
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Il est également de bon ton de complimenter les juges si l’on veut qu’ils tranchent en notre faveur. Roland de Reims espère l’emporter sur Jean de Bar en sollicitant le jugement de Raoul de Mercy :
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Ici encore, l’éloge confère au juge son autorité et rend le jugement légitime.
Notons que le lien entre cette entrée en matière dithyrambique et le sujet abordé est tantôt implicite,
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tantôt explicité par une locution conjonctive de sens causal (généralement « por ceu ») :
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On peut en conclure que les éloges liminaires et conclusifs se répondent. Si leur place diffère, leur fonction reste la même. Ces éloges appuyés entre partenaires sont le pendant des attaques vigoureuses évoquées plus haut. En d’autres termes, les flatteries n’ont pas plus de profondeur que les répliques piquantes. Paroles dithyrambiques ou acerbes, tout est donc joué, et même surjoué. Certains partenaires sortent pourtant de ce carcan scénarisé pour exprimer des sentiments moins concertés.
3.3 Roland de Reims et Jean de Bar : un jeu d’amis
La complicité de Roland de Reims et Jean de Bar est indéniable. Elle tient d’abord au plaisir de deviser ensemble. Qu’importe le sujet (toujours conventionnel), pourvu qu’on ait l’ivresse de la discussion. Les deux amis se retrouvent en effet à deux reprises16 pour débattre d’un de ces sujets frivoles dont la casuistique courtoise a le secret. S’ajoutent à cela les deux jeux-partis17 où Roland fait appel au jugement de Jean de Bar.
Au ton élogieux de Roland à l’égard de son ami, Jean de Bar répond, dans un premier jeu-parti :
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Cette réponse pleine de modestie18 démontre l’amitié qui lie les deux hommes, au-delà des louanges imposées par le genre. Cette relation de confiance incite Roland à requérir le jugement de Jean de Bar dans la controverse qui l’oppose à Jean de Cysoing. L’éloge ferme cette fois le jeu-parti.
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À la manière d’une caractérisation proverbiale, la dernière proposition (subordonnée) de cet éloge est reprise par Roland pour réclamer de nouveau le jugement de son ami Jean de Bar. Elle participe du style formulaire des jeux-partis.
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Nul doute que Roland tienne le comte de Bar en grande estime. Les formules d’adresse respectueuse le confirment : « sire » (RS 941, CLXVIII, v.53), « biaus sire » (RS 917, CLVIII, v.1 et 7), « Jehan de Bair lou beir » (RS 1307, CLXII, v.54, « Jean de Bar le baron »).
L’histoire de la famille de Bar s’écrit avec la complicité du trouvère Roland qui rappelle à Thibaut, évêque de Liège et frère de Jean, qu’il connaît trop bien son passé pour le laisser prétendre qu’Amour n’est pas le maître absolu des hommes :
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L’anecdote, par son naturel, excède les règles conventionnelles du jeu, d’autant que le partenaire Thibaut se confond singulièrement avec le personnage de l’exemple, en proie à un dilemme cornélien, si l’on veut bien nous pardonner cet anachronisme : l’amour ou la politique. Celui qui a suivi le roi Henri VII de Luxembourg dans sa campagne romaine19 ne peut comprendre qu’un « riches hons pouxant » (v.3, « riche homme puissant »), qui lui ressemble à s’y méprendre, prenne le risque de s’exposer aux accusations de recreantise (« lâcheté, faiblesse ») en choisissant de demeurer aux côtés de sa dame plutôt que de suivre le roi des Romains à Rome (v.1-3). La contextualisation, habituellement inexistante dans les jeux-partis, ancre le je dans un univers référentiel et permet d’identifier ce vassal à Thibaut de Bar. L’emploi de la première personne entretient la confusion lorsque Thibaut soutient : « Je servirai lou roi sans boxerie. / Cant ces hons suix, je nou doit faillir mie » (v.21-22, « Je servirai le roi sans tromperie / Puisque je suis son vassal, je ne dois pas lui faire défaut. »). Le rapprochement entre vassalité féodale et vassalité amoureuse prend ici tout son sens.
Au-delà des formules convenues dictées par le genre, Roland de Reims tisse donc des liens d’amitié avec la famille de Bar.
3.4 Une histoire de famille
Si l’amitié reste affaire d’interprétation, les liens familiaux sont clairement explicités par le lexique. Un seul de nos jeux-partis apporte des précisions sur le lien qui unit les partenaires et juges. En effet, le jeu-parti RS 1962 (CLXVII) fait intervenir deux sœurs. L’une des deux se nomme Lorete. Le jeu instaure une sorte de symétrie en dupliquant ce lien sororal dans la dernière strophe : la parole est laissée à la « contesse » « de Linaige » et à « Mahau sa suer ». Certains critiques ont fait de Lorete la sœur de la comtesse de Linange et de Mahaut de Commercy. Il s’agirait alors d’un jeu orchestré en famille mais le texte ne permet pas d’étayer ces conclusions, bien au contraire. Non seulement nous n’avons pas la preuve formelle qu’un lien sororal unisse les quatre personnages en présence, mais la politesse respectueuse induite par le groupe nominal « la contesse vaillant » (« la noble comtesse ») n’invite pas à le penser.
Plus que n’importe quelle autre source, les indices textuels relevés dans les jeux-partis doivent être interprétés avec précaution. Il serait toutefois dommage de se priver de ce que nous offre le texte pour comprendre la société lorraine de ces jeux. Si les éléments mentionnés ici corroborent généralement les données historiques mises à jour par les études évoquées en introduction, ils les éclairent différemment et les intègrent à la rhétorique des jeux-partis.
Outre leurs caractéristiques résolument littéraires, les jeux-partis lorrains représentent aussi un espace communicationnel où le trouvère crée, plus ou moins implicitement, un lien avec ses protecteurs, des seigneurs influents comme les comtes de Bar qui occupent le devant de la scène politique lorraine. Ces jeux-partis contribuent ainsi à la formation de la société lorraine.
Conclusion
L’énonciation tient une place capitale dans le jeu-parti. Preuve en est l’insistance avec laquelle les partenaires mettent en avant leur voix, c’est-à-dire l’acte locutoire. Le dire et le bien dire sont les seules règles qui prévalent. L’instance énonciative n’existe qu’à travers ces règles. Elle est déterminée par un cadre argumentatif préétabli qui la vide de toute consistance propre. Le scénario courtois façonne la persona des partenaires contraints de répondre à la question dilemmatique par le pro ou le contra. Tout semble joué d’avance, même l’issue du débat qui ne propose aucune conciliation des partis. Ce dialogue aporétique, qui mine en creux l’idéologie courtoise, enferme le je dans un univers de discours. Chaque partenaire est pourtant libre de bien dire, de se défendre, dans une certaine mesure, avec ses propres mots et d’éblouir ainsi le public aristocratique et bourgeois venu se délecter d’un divertissement à la mode. En effet, pour rendre vivant un jeu d’esprit, un jeu essentiellement rhétorique, il faut exécuter une véritable performance proche de celle de l’acteur, ou plus encore, de celle du jongleur qui n’a recours à aucun accessoire pour faire vivre ses personnages. Il s’agit d’incarner une voix : celle de l’adversaire antipathique, celle du maître soucieux d’enseigner les principes de la fine amor, et celle de chaque type d’amant ou de dame mis en situation dans le jeu-parti. Les partenaires donnent à entendre plus qu’à voir un processus de fictionnalisation réalisé à travers la figure de l’énallage. L’énonciation se dédouble constamment et les partenaires prêtent leur voix aux multiples personnages présents dans le poème. Jeu de double et jeu de dupe, le jeu-parti est un jeu poétique et théâtral où tout n’est qu’illusion, excepté le jeu lui-même.
La persona cache pourtant une personne bien réelle, identifiée au détour d’une apostrophe. Une dimension référentielle vient compléter la dimension discursive du jeu-parti. Le je est ainsi le lieu d’une tension entre l’universalité d’un discours didactique et l’individualisation de ce discours à travers le dispositif dialogique d’abord, mais aussi par le biais de « référence[s] externe[s] » (ZUMTHOR, 1972, 315). Le poème devient un espace communicationnel où réseaux et influences politiques et littéraires se dévoilent, s’entrecroisent. En faisant jouter différents partenaires autour de questions de casuistique amoureuse, nos jeux-partis mettent nécessairement en exergue la notion de réseau, créant un lien plus ou moins explicite entre les partenaires, qu’ils soient trouvères professionnels comme Roland de Reims ou protecteurs comme Thibaut de Bar. Ce lyrisme courtois fédère une société littéraire, à la fois actrice et spectatrice des débats poétiques. Elle est une fenêtre ouverte sur les divertissements courtois de la bonne société lorraine de l’époque.