Les billets-poèmes de Philippe Soupault

Entre critique cinématographique et écriture biographique

Résumés

En 1919, Philippe Soupault publie dans la revue Littérature un premier "billet-poème" en s'inspirant librement du film Une Vie de chien de Charlie Chaplin. L'écart entre le film et la poésie est d'autant plus grand que Soupault s'inscrit alors dans le courant Dada et vise ainsi, en quelque sorte, à démythifier la figure du cinéaste Chaplin. Néanmoins, le poème de Soupault demeure narratif et c'est en cela qu'il convient également d'associer ce texte au cinéma-roman très en vogue durant l'entre-deux-guerres. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la frontière entre critique cinématographique et film raconté est particulièrement ténue. Aussi faut-il également considérer ce "billet-poème" comme une critique à travers laquelle le poète trace à grands traits une biographie de Chaplin.

In 1919, Philippe Soupault published in the Dada review Littérature his first "billet-poème". The poet used A dog's life, a Charlie Chaplin's film as a support of its own poetry production. It is a Dada provocation through which the poetry tried to demystify Chaplin as the greatest filmmaker. However, this "billet-poème" remained narrative. Therefore, it must be compared to the poem with "ciné-roman". After the First World War, the limit between the film review and the summary film was very small or even, tenuous. We can read his poem like a film critic through which Philippe Soupault wrote a very short biography of Charlie Chaplin.

Plan

Texte

Quelques mois après la fin de la Première Guerre mondiale, Philippe Soupault publie ses « billets poèmes » dans une revue au titre résolument iconoclaste pour un Dada : Littérature. Ce mouvement est alors à son acmé en France ; ses membres s’efforcent alors de déconstruire toutes les formes artistiques établies. La littérature n’est, bien évidemment, pas épargnée. Les sommaires de la revue Littérature sont comme autant de cadavres exquis tant les microcosmes littéraires se télescopent et s’entremêlent à l’intérieur de ces pages. Littérature peut, aujourd’hui, apparaître comme un étonnant condensé de la littérature hexagonale d’alors, mais aussi comme un patchwork pour le moins surprenant et qui n’est pas sans s’apparenter aux futures productions surréalistes1 : collages et autres rencontres artistiques fortuites. À côté des textes de Tzara, Breton, Aragon, Picabia ou encore Éluard, on peut lire des écrits de Giraudoux, Drieu La Rochelle ou encore Paulhan. Parmi ce fourmillement anarchique, les « billets poèmes » donnent un éclairage singulier sur le septième art en ce qu’ils donnent un regard nouveau de l’expérience de spectateur d’une projection cinématographique.

Flashback

Deux années auparavant, en décembre 1917, Philippe Soupault écrit un premier « poème cinématographique », vraisemblablement en réponse à l’appel lancé par Guillaume Apollinaire, lors de sa désormais célèbre conférence « L’Esprit nouveau et les poètes ». Celle-ci est alors publiée en janvier 1918, dans la revue Sic. Odette et Alain Virmaux, dans l’introduction aux Écrits de cinéma de Philippe Soupault, nous donnent quelques précisions :

En décembre [1917], soit quelques jours plus tard, Soupault compose un « poème cinématographique » qui paraîtra le mois suivant dans la revue Sic, et il emprunte, pour le présenter, des accents qui font écho aux phrases récentes d’Apollinaire : « Il appartient au créateur, au poète de se servir de cette puissance et de cette richesse, car un nouveau serviteur est à la disposition de son imagination ». Le ton est légitimement celui du découvreur, et il ne s’agit plus d’un appel platonique et vague : le poète prêche d’exemples, propose un thème de film concret et s’adresse ouvertement « à ceux qui ont les moyens matériels de le réaliser ». Si Philippe Soupault fait ici figure de précurseur, ce n’est donc pas par l’effet d’une heureuse coïncidence : il y a clairement chez lui volonté de forger un nouveau langage poétique.
Ce rôle de pionnier a été d’autant plus facilement perdu de vue que la démarche n’a pas trouvé de couronnement historique. Deux « poèmes cinématographiques » de Soupault ont pourtant été tournés par Ruttmann vers 1922, mais il semble qu’on ne les ait jamais projetés en France et que toute trace en ait disparu. Du moins le projet initial s’était-il incarné contrairement à ce qu’il advint, à la même époque, d’autres tentatives d’écrivains, restées au niveau théorique. Simplement, l’affaire n’eut pas d’autres suites dans le cas de Soupault. […]2

Dans le cas présent, la poésie s’écrit en amont de l’œuvre cinématographique : pour Soupault, la littérature a son rôle à jouer dans la création et l’émergence de nouvelles formes cinématographiques3. Dans le meilleur des cas, les images animées pourraient retranscrire l’art poétique dans un langage « universel », ou bien a minima viendraient seulement l’illustrer. Cette opinion de Soupault est pour le moins étonnante et semble révéler et ignorer certaines réalisations de l’époque. David W. Griffith, Cecil B. DeMille et, bien entendu, Charlie Chaplin, par leurs productions respectives, ont montré leur volonté de créer un nouveau langage autonome et indépendant des autres arts.

Rares sont les écrivains à être parvenus, au tournant des décennies 1910-1920, à travailler pour l’usine à rêves. Aussi est-il nécessaire d’apporter quelques nuances utiles aux propos d’Odette et Alain Virmaux. La filmographie de Walter Ruttmann est, désormais, bien connue. On ne trouve aucune trace d’un court-métrage pouvant être l’un des deux « poèmes cinématographiques » de Soupault. Au-delà des difficultés qu’ils auraient eues à travailler ensemble durant cette période difficile où les échanges entre France et Allemagne se limitaient à des combats de tranchées, Ruttmann, à ce moment-là, ne s’intéresse absolument pas à la question de l’adaptation cinématographique d’un poème, mais à la mise en images de rythmes musicaux prenant l’aspect de formes géométriques animées4. Philippe Soupault en est resté, comme beaucoup d’écrivains et de poètes de l’époque, au stade de l’intention. Il est probable que sa méconnaissance du septième art y soit pour quelque chose, à moins que son ignorance ne soit qu’une feinte supplémentaire pour exprimer son plus vif intérêt pour le cinéma :

Dès maintenant apparaît pour ceux qui savent voir la richesse de ce nouvel art. Sa puissance est formidable puisqu’il renverse toutes les lois naturelles : il ignore l’espace, le temps, bouleverse la pesanteur, la balistique, la biologie, etc. Son œil est plus patient, plus perçant, plus précis. Il appartient alors au créateur, au poète de se servir de cette puissance et de cette richesse jusqu’alors négligées, car un nouveau serviteur est à la disposition de son imagination.5

En faisant ici référence à la pesanteur, à la balistique, à la biologie, Soupault fait explicitement référence non pas au cinéma de la fin des années 1910, mais aux vues animées du cinématographe de la fin du XIXe siècle. Soupault semble prendre comme référence une « série culturelle » – pour reprendre la terminologie d’André Gaudreault6 – qui trouve son origine dans la chronophotographie de Marey et de Muybridge et qui se poursuit dans certaines vues animées des frères Lumière7 et dans certains documentaires projetés tout au long des années 1910 et 1920. Cette « série culturelle » est loin de représenter tout le potentiel créatif du cinéma déjà révélé par des productions américaines ou françaises comme celles de Feuillade, de Gance ou de Linder. L’absence de ces grands noms du cinéma des années 1910 est trop éclatante pour ne pas s’y arrêter quelques instants afin de mieux cerner le rapport qu’entretient Soupault avec le cinéma.

L’hypothèse que le jeune poète ne connaît pas ces films ne tient tout simplement pas. Il suffit de regarder le nombre de films réalisés par tous ces artistes et, d’autre part, d’évaluer le réel intérêt que porte Soupault au cinéma. Il s’agit d’une omission délibérée qui permet à Soupault de faire table rase de la courte histoire du cinéma et de valoriser non pas les chefs-d’œuvre d’alors, mais les réalisations devenues mineures et vraisemblablement déjà oubliées. En soi, cette approche demeure finalement conforme aux préceptes du manifeste Dada.

Synopsis

C’est peut-être tout le paradoxe de cette démarche qui conduit finalement Philippe Soupault à la réalisation de ces premiers billets-poèmes dès juin 1919. Il s’agit d’une poésie en prose relativement courte qui s’appuie sur le film de Charlie Chaplin A Dog’s Life (Une vie de Chien). Il s’agit du premier film produit par le célèbre acteur et cinéaste. Une vie de chien nous montre les errements du vagabond Charlot qui est réveillé par l’odeur de saucisses à hot-dog qu’un vendeur ambulant distribue à quelques centimètres de sa misérable couche. Au moment où il s’apprête à déguster l’une d’entre elles subtilement dérobée, un policier l’aperçoit. Charlot se décide à la rendre à son propriétaire. Après quelques difficultés, il parvient à semer deux policiers qui voulaient l’arrêter et se dirige vers une agence pour l’emploi. Alors qu’il est le premier à attendre que le guichet ouvre pour se présenter à un poste, plusieurs chômeurs, plus forts que lui, le bousculent pour obtenir la place tant convoitée. Lorsqu’il sort, Charlot sauve un petit chien d’une meute affamée qui cherchait à lui voler son os. Les deux nouveaux compères se dirigent ensuite vers un dancing où ils vont parvenir enfin à manger au nez et à la barbe du serveur. Par la suite, une des danseuses – la plus timide et la plus réservée – tente de séduire Charlot qui accepte de danser avec elle, mais n’a pas les moyens de lui offrir un verre. Il est alors exclu du café et retourne se coucher dans un terrain vague. C’est alors que le chien déterre un portefeuille, rempli de billets, volé par deux malfrats. Charlot repart donc dans le bistrot afin de séduire la danseuse. Après plusieurs péripéties, il parvient à partir avec sa nouvelle fiancée. Le film se termine en montrant Charlot en train de s’occuper de son jardin en compagnie de sa femme qui prépare le repas et de son fidèle animal qui s’avère être une femelle qui donne jour à plusieurs petits chiots.

Ce résumé rend difficilement compte de la complexité de la mise en scène jouant sur tous les registres de l’humour, les gags s’enchaînent très rapidement, l’ensemble prend presque la forme d’un ballet chorégraphié où le comique de situation sert de vernis à une charge sociale implacable, féroce et d’une précision clinique. Il y aurait beaucoup à écrire sur les qualités cinématographiques d’une Vie de Chien toutefois, l’interprétation poétique de Soupault ouvre de nouveaux horizons de lecture si ce n’est sur le film en lui-même du moins sur le rapport qu’entretient le poète avec le 7ème art :

À cinq heures du matin ou du soir, la fumée qui gonfle les bars vous prend à la gorge : on dort à la belle étoile.
Mais le temps passe. Il n’y a plus une seconde à perdre. Tabac. Au coin des rues, on croise l’ombre ; les marchands établis aux carrefours sont à leur poste. Il s’agit bien de courir : les mains dans les poches, on regarde. Café-bar. À la porte on écoute le piano mécanique. L’odeur de l’alcool fait valser les couples.
Ils sont là.
Au bord des tables, au bord des lèvres les cigarettes se consument : une nouvelle étoile chante une ancienne et triste chanson.
On peut tourner la tête.
Le soleil se pose sur un arbre et les reflets dans les vitres sont les éclats de rire. Une
histoire gaie comme la boutique d’un marchand de couleurs.8

Au-delà des distorsions entre le film et le texte, il est nécessaire de s’interroger sur les relations qu’entretient ce texte avec le cinéma et plus largement, les ciné-romans et la critique. À travers ce billet-poème, nous essayerons d’analyser d’une part dans quelle mesure ces écrits s’inscrivent dans le mouvement Dada. Pour ensuite chercher à comprendre dans quelles limites nous pouvons également placer ces billets-poèmes dans la grande famille des écrits de cinéma, en d’autres termes, le ciné-roman et la critique cinématographique. Enfin, en tant qu’acte de création littéraire, il s’agira aussi de considérer ce billet-poème comme un palimpseste révélant en négatif une part de la biographie du cinéaste.

Les billets-poèmes une œuvre Dada ?

Louis Aragon et ses critiques synthétiques

Pour l’écriture des billets poèmes, Philippe Soupault s’inspire des critiques synthétiques que Louis Aragon publie dans la revue Sic. Ce qui permet à Soupault de se démarquer, c’est son intérêt et sa passion pour le cinéma américain et en particulier pour les films de Charlie Chaplin. Odette et Alain Virmaux définissent de la façon suivante l’apport d’Aragon sur l’écriture des billets-poèmes :

Il semble bien avoir été le premier, là aussi, à appliquer au cinéma ce qu’Aragon avait appelé la « critique synthétique ». L’objet en était de restituer à l’état brut le sentiment éprouvé au contact d’une œuvre ou d’en donner une sorte de transposition poétique. D’où ces textes courts et suggestifs, notamment autour des films de Chaplin, qui furent donnés entre 1919 et 1922 à la revue Littérature. Le genre bousculait les comportements critiques habituels en refusant la banalité du jugement de valeur rituel sur l’œuvre choisie, au profit d’une densité poétique faite de ferveur et d’instinct. Il y avait là une forme neuve de discours dont on se prend à regretter qu’elle ait été si vite abandonnée.9

Les propos d’Odette et Alain Virmaux sont quelque peu hagiographiques. Ces billets-poèmes ne peuvent pas vraiment bousculer les comportements des critiques. Littérature n’appartient pas à cette presse cinématographique spécialisée qui émerge à cette époque en France. Les lecteurs de Littérature sont avant tout intéressés par les expérimentations littéraires. Il est donc indispensable de parvenir à d’abord situer les billets-poèmes par rapport au courant Dada et éventuellement dans le pré surréalisme de 1919 alors embryonnaire.

Les billets-poèmes : les rapports à Dada

La relecture du Manifeste Dada de 1918 peut nous renseigner sur les possibles intentions artistiques de Philippe Soupault et éventuellement nous apporter quelques éclairages sur les rapports entre cinéma et littérature. Dans le paragraphe Dada ne signifie rien, Tzara affirme :

Une œuvre n’est jamais belle, par décret, objectivement pour tous. La critique est donc inutile, elle n’existe que subjectivement, pour chacun, et sans le moindre caractère de généralité10.

Si on suppose que Soupault a respecté le Manifeste Dada, son billet-poème ne serait pas une critique, comme l’indiquent Odette et Alain Virmaux, mais bien un poème dont la source d’inspiration pourrait paraître quelque peu singulière. Le fait de s’inspirer d’une œuvre cinématographique rejoint également les préceptes de ce mouvement pour lequel il est nécessaire de faire table rase des conventions bourgeoises, des formes esthétiques établies :

Ainsi naquit DADA d’un besoin d’indépendance, de méfiance envers la communauté. Ceux qui appartiennent à nous gardent leur liberté. Nous ne reconnaissons aucune théorie. Nous avons assez des académies cubistes et futuristes : laboratoires d’idées formelles. Fait-on l’art pour gagner de l’argent et caresser les gentils bourgeois ? Les rimes sonnent l’assonance des monnaies et l’inflexion glisse le long de la ligne du ventre de profil. Tous les groupements d’artistes ont abouti à cette banque en chevauchant sur de diverses comètes. La porte ouverte aux possibilités de se vautrer dans les coussins et la nourriture […]11

Il est ici nécessaire de rappeler que le cinéma – voire la photographie – en 1919 est encore loin d’être considéré comme un art véritable. « Le Manifeste des Sept Arts » de Ricciotto Canudo est publié dans les colonnes de Paris-Midi le 14 septembre 192312. Au mieux le juge-t-on comme une industrie du divertissement populaire ou culturelle – même si ces termes ne sont pas encore employés à l’époque. S’inspirer des œuvres du passé, à l’instar de Manet s’appuyant sur La Vénus d’Urbin du Titien pour réaliser Olympia, est apprécié des critiques et de la classe bourgeoise. En revanche, revendiquer l’influence d’œuvres issues de procédés industriels est un acte iconoclaste qui ne peut que susciter le scandale. À ce sujet, les peintures de Fernand Léger choquent du fait que son mode de la représentation du corps humain, qui se constitue de cônes et de cylindres, le fait ressembler à une figure standardisée et industrialisée. Dès lors, écrire un poème à partir du souvenir des sensations et des sentiments éprouvés au moment de la projection cinématographique est pour le moins original tout en s’inscrivant dans les cadres théoriques du mouvement Dada.

Quand bien même les lecteurs de la revue Littérature auraient été particulièrement en avance sur leur temps en considérant le cinéma comme un art, Philippe Soupault bouleverse aussi leurs attendus. Au regard du titre du billet-poème, le lecteur s’attend à ce qu’il soit fait mention du nom de l’acteur principal ou du moins du personnage qu’il interprète ou encore qu’il s’agisse d’un résumé poétique de ses pérégrinations. Or, il n’en n’est rien. Soupault n’écrit pas de poème hommage à Chaplin, il se contente de retranscrire les lieux et leurs atmosphères. Aux yeux des quelques cinéphiles de l’époque, Charlie Chaplin est le grand représentant de l’art cinématographique. Ne pas l’évoquer dans un poème écrit sur l’un de ces films peut être jugé comme une provocation, un acte iconoclaste et par conséquent comme un acte Dada.

Néanmoins, il y a quelque chose de très baudelairien dans l’écriture de ce premier billet-poème. Philippe Soupault cherche à transformer la misère humaine décrite par Chaplin en une nouvelle œuvre d’art. Une fois déboulonnée la statue du Dieu du cinéma, de Charlie Chaplin il ne reste qu’un poème en odorama : « la fumée qui gonfle les bars [et qui] vous prend à la gorge », « l’odeur de l’alcool [qui] fait valser les couples », et « Au bord des tables, au bord des lèvres les cigarettes [qui] se consument ». Au premier abord la parenté avec Charles Baudelaire peut paraître anti-Dada, mais en y regardant de plus près la comparaison n’est pas aussi absurde que cela. L’artiste allemand Kurt Schwitters réalise, à la même époque, des sculptures dont les matériaux principaux sont tirés des poubelles et des décharges. Certes, ce sculpteur n’appartient pas officiellement au mouvement Dada en Allemagne, mais Schwitters fonde un mouvement parallèle et tout aussi radical : le mouvement Merz.

Les billets-poèmes et leur rapport avec la littérature cinématographique

Les rapports des billets-poèmes avec le ciné-roman

Apparu pendant la première moitié des années 1910 en France, le phénomène de ciné-roman s’inscrit à la fois dans l’histoire de la littérature, puisqu’il renouvelle un genre populaire, celui du feuilleton, et dans l’histoire du cinéma puisqu’il s’agit de transpositions littéraires d’œuvres cinématographiques. Selon Jeanne-Marie Clerc, le ciné-roman répond à trois principaux objectifs :

[…] d’une part, inciter le public à voir le film ou à acheter l’hebdomadaire et, plus tard le volume correspondant ; d’autre part, permettre au spectateur encore neuf devant ces images éphémères de relire à loisir un film dont le défilement souvent échevelé ne lui avait pas permis de saisir parfois tous les détails signifiants ; enfin, porter sinon le cinéma du moins son équivalent imparfait au fond des campagnes reculées, où l’image n’avait pas encore accès. Simple publicité, mais aussi plaisir de la répétition, ou produit de substitution imaginaire à des spectacles absents : tels est à l’origine de ces textes, bâtards sans doute, mais auxquels leurs grandes diffusions confèrent une importance que l’historien des phénomènes culturels peut difficilement négliger.13

L’histoire des ciné-romans est d’autant plus intéressante que ce genre nous offre quelques spéculations supplémentaires. On peut imaginer certains spectateurs lisant l’une de ces brochures, non pas après, mais avant de découvrir le film par la projection dans une salle obscure et ainsi prendre le plaisir de se laisser porter par la poésie des images animées et éventuellement la qualité des compositions musicales. Ce n’est vraisemblablement pas le cas de Philippe Soupault ou d’André Breton qui préfèrent, manifestement, découvrir le film sans aucun support littéraire et tenter de comprendre par eux-mêmes le sens des images projetées14.

Pour Philippe Soupault, le ciné-roman devait posséder un bien des attraits. C’est une production littéraire que la classe bourgeoise ne considérait pas comme une œuvre d’art à part entière puisqu’il s’agit d’une « vulgaire » retranscription. Le ciné-roman serait au film ce que la reproduction serait au tableau. Au mieux un moyen pour apprendre à connaître le film dans son intimité, mais en aucune façon une relation directe à l’œuvre si tant est que le film soit, au milieu et à la fin des années 1910, déjà considéré comme un art. Dans le contexte de l’émulation portée par le Manifeste Dada, une telle littérature se doit d’être justement défendue afin de renouveler les valeurs et la définition de l’art. En ce sens, on peut rapprocher le billet-poème de Philippe Soupault de l’œuvre de Marcel Duchamp L.H.O.O.Q. dont la première version donnée à Picabia est réalisée en 1919. Il s’appuie justement sur une reproduction du portrait de Mona Lisa par Léonard De Vinci. Certes, Duchamp n’est pas à proprement parler un artiste Dada, mais dans Duchamp du signe, il considère cette œuvre comme un « ready-made / dadaïsme iconoclaste »15.

S’inspirer des ciné-romans et autres ciné-feuilletons, c’est, sans doute, pour Philippe Soupault et les autres artistes Dada marquer leurs différences et réaffirmer leur volonté de faire table rase du passé. En s’appuyant sur d’autres références que celles établies, c’est un acte suffisamment provocateur pour tenter de renouveler la poésie si ce n’est par la forme du moins par le fond. Dès lors comment ne pas voir dans ces billets-poèmes l’expression poétique et subjective de la forme d’un de ces nombreux et très populaires ciné-romans publiés à la même époque ?

Comme nous l’avons vu, les quelques vers écrits par Soupault sur la Vie de chien ne permettent pas aux lecteurs de reconnaître, sans l’aide du titre, le film de Chaplin. Il pourrait s’agir de n’importe quelle autre réalisation produite en France ou aux États-Unis à la même époque. Consciemment ou inconsciemment, cette démarche montre que les films n’offrent pas qu’une seule et unique interprétation – en l’occurrence celle proposée par le ciné-roman –, mais une multitude qui dépendent de l’état d’esprit du spectateur, de sa culture ou encore des conditions de projection16.

Les rapports des billets-poèmes avec la critique cinématographique

Le poème cinématographique de Philippe Soupault est aussi à rapprocher de l’exercice de la critique cinématographique qui apparaît en France durant la seconde moitié des années 1910. Elle apparaît quelques années seulement après la publication des premiers ciné-romans autour de 1915-1916. On cite généralement les noms de Colette17, de Louis Delluc18, d’Émile Vuillermoz19 ou encore de Léon Moussinac20 lorsqu’on pense aux « mères » et aux « pères » fondateurs de la critique cinématographique française. À l’exception de quelques critiques remarquables comme Lucien Wahl, Paul Ramain ou encore Jean Tedesco qui proposent une lecture et une analyse personnelles des films, la plupart des commentaires publiés ne sont que des résumés de l’intrigue principale avec, en guise de conclusion, quelques lignes sur la qualité de l’interprétation, l’éclairage ou encore la mise en scène. Parfois, il s’agit d’une publicité masquée vantant les mérites d’un film et d’une salle de cinéma. Aussi le lien entre critique et ciné-roman est-il quelquefois troublant, tant la première copie le second, tant dans la forme que sur le fond.

Vraisemblablement, Louis Delluc a considéré ce billet-poème comme une critique puisqu’il est publié dans le numéro du 15 octobre 1919 du Film, revue que ce dernier dirige. Soupault a souhaité y ajouter une formule : « Évidemment, cela ne prétend pas être une analyse rigoureuse du film ! »21. On peut penser que les habitués de cette revue ont été quelque peu déroutés par cette publication qui ne ressemble en rien à une critique de la fin des années 1910. Néanmoins, Louis Delluc, par ses aphorismes, par l’art de ces formules particulièrement courtes et cinglantes22 qu’il publie dans les colonnes du Film a, sans doute, habitué ses lecteurs à ce genre de texte. On peut ainsi considérer Delluc comme un héritier de ce genre d’exercice dada ce qui permet d’affirmer que les critiques synthétiques ont eu une petite postérité dans le champ, non pas poétique, mais dans celui de la chronique cinématographique.

Le billet-poème comme biographie de Chaplin ?

Comme nous avons pu le constater le parti pris de ne pas évoquer le nom de Charlie Chaplin revient en quelque sorte à déboulonner la statue même de ce géant du cinéma. Mais il en fallait beaucoup plus pour faire trembler la notoriété d’un tel artiste. À l’époque les écrits sur Chaplin et ses films sont nombreux. En 1924, Fernand Léger et Dudley Murphy introduisent et concluent leur ballet mécanique avec une figurine animée à l’effigie de Charlot. Sa silhouette synthétise à elle seule la quintessence du cinéma.

Les ciné-romans, les critiques ou encore les billets-poèmes qui sont une forme hybride de ces deux genres sont une forme de palimpseste dans le sens où ces créations littéraires sont issues d’une œuvre première en l’occurrence un film23. Ce qui transparaît dans cette seconde « couche » est loin d’être conforme à l’horizon d’attente de l’œuvre de Chaplin en France. Soupault a ôté le vernis comique du film pour révéler des éléments plus profonds et peut-être plus intimes sur l’auteur du film. En cela, le billet-poème confirme qu’il existe dans l’œuvre d’art une part de biographie de son auteur. Dans Une vie de chien comme dans bien d’autres films, Chaplin se veut le représentant des couches populaires, des exclus du rêve américain, des déclassés et des vagabonds en marge du système capitaliste où la police est le protecteur de l’entrepreneur et où la loi du plus fort règne très souvent. Or, l’enfance anglaise de Chaplin a sans doute beaucoup ressemblé à ce qu’il donne à voir dans ce film : la misère, les privations de toutes sortes et le besoin pour survivre d’être parfois à la limite de la légalité24. Soupault nous donne à lire de façon très indirecte une description très réaliste de l’univers dans lequel Chaplin a grandi avant de devenir cette vedette internationale. En ôtant le brillant des différents registres de comiques avec lesquels Chaplin incarne le personnage de Charlot, Soupault redonne à l’individu une place première, celle que les revues spécialisées préfèrent ne pas montrer en soulignant uniquement le fait que les États-Unis est le pays des possibles, celui du self made man à l’instar de Charles Spencer Chaplin devenu Charlie Chaplin puis Charlot. Si l’on considère que ce billet-poème s’apparente à une biographie toute subjective, la démarche artistique ne serait donc pas aussi iconoclaste que l’étiquette Dada le laisserait attendre. Soupault ne piétine peut-être pas autant la figure de Chaplin qu’une lecture rapide du poème le laisserait croire. Il y aurait là un hommage à l’enfance de l’artiste, à sa vie particulièrement difficile et misérable à laquelle il s’est arraché à force de travail et de persévérance.

La théorie du palimpseste de Genette offre une lecture autre du billet-poème de Soupault et même possiblement une nouvelle interprétation d’Une Vie de chien. Or, au début du XXe siècle, le cinéma est souvent considéré comme un art capable de faire émerger un langage universel compréhensible par toutes les cultures du monde et par toutes les couches sociales. Par son billet-poème, Philippe Soupault démontre avec brio que l’objectivité et l’universalité supposée du cinéma et des images animées sont une chimère. Il réaffirme indirectement la nécessité de la poésie et de la littérature avec leur singularité et leur particularité. Il montre que les échanges entre ces deux arts peuvent être particulièrement féconds et utiles.

Conclusion

Le premier billet poème de Philippe Soupault « interprète » de façon poétique Une vie de chien de Charlie Chaplin. Cette interprétation s’appuie sur les pratiques littéraires de Louis Aragon et ses critiques synthétiques publiées à la même époque dans la revue Sic. Le premier billet poème est véritablement une œuvre Dada dans le sens où elle s’attache à déconstruire tout un ensemble de valeurs et de repères. En prenant, comme source d’inspiration un film – un produit de la culture populaire industrialisée – Philippe Soupault rompt volontairement avec les cadres esthétiques établis. La parenté avec Baudelaire semble toute trouvée puisqu’il cherche à valoriser non pas la vedette internationale qu’est Chaplin mais plutôt l’environnement dans lequel son personnage évolue. On peut, dès lors, nuancer le caractère instinctif de l’écriture de ses poèmes qui semblent particulièrement bien répondre aux théories du mouvement Dada.

Par ailleurs, le premier billet poème de Philippe Soupault peut être inscrit dans une autre « série culturelle », celle des écrits de cinéma et en premier lieu, les ciné-romans. En effet, il s’agit pour lui de faire le récit subjectif d’un film. En cela, le billet-poème peut être comparé aux ciné-romans et ciné-feuilletons publiés massivement en France à cette époque. Littérature populaire, elle est un objet d’étude intéressant pour les artistes Dada en recherche de renouvellement perpétuel. En ce sens pourquoi ne pas considérer ce billet-poème comme une littérature de seconde main, non pas par rapport au film mais par rapport au ciné-roman25 ? Par conséquent, on pourrait imaginer Soupault en train de coller les phrases tirées du ciné-roman pour faire œuvre poétique.

Simultanément, le billet-poème peut également s’inscrire dans l’émergence de la critique cinématographique de la fin des années 1910. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que Delluc l’ait publié quelques mois après dans sa revue spécialisée Le Film. Cela est d’autant moins surprenant que Delluc a su se démarquer de la critique traditionnelle avec ses aphorismes et par ses remarques courtes et acerbes publiées dans de multiples revues comme Le Film ou Cinéa. Ainsi, le principe de la critique synthétique aurait-il été repris par un chroniqueur incontournable de ces années.

La création artistique se constitue-t-elle par élimination et enlèvement ? Considérer le billet-poème comme palimpseste offre un nouveau regard sur le poème et fait émerger quelques éléments de biographie du cinéaste que le jeu même de Chaplin tend à masquer et à mettre au second plan. Dès lors, le cinéma ne peut être cet universel que tant d’artistes appellent de leurs vœux comme Marcel L’Herbier dans son article intitulé « Hermès et le silence » :

Depuis qu’une invention, en quelque sorte miraculeuse et dont l’importance ne semble commensurable qu’avec celle de l’invention de l’imprimerie – a commencé son œuvre qui semble venue pour tuer le verbe, comme le livre, à ce qu’on croit, vint pour tuer l’édifice – depuis que s’incorporant le mouvement, et visant à une traduction populaire et vérace et silencieuse du drame quotidien ou du paysage naturel, le Cinématographe – cette subtile machine-à-imprimer-la-vie – est apparu comme une puissance pragmatique du plus formidable avenir, des nations étrangères l’ont pratiqué avec une méthode, une ingéniosité et une persévérance, où l’esprit français n’a pas toujours su marcher du même pas.26

Générique de fin

En guise de générique de fin de cette réflexion, nous pourrions revenir sur les raisons qui ont poussé Delluc à publier ce texte de Soupault en octobre 1919. Delluc a vraisemblablement été sensible au style du texte, mais nous pourrions essayer d’aller un peu loin en utilisant l’idée de « plagiat par anticipation » de Pierre Bayard27. Bien entendu, le billet-poème ne serait pas à proprement parler un plagiat par anticipation mais plutôt, une critique par anticipation. Dans ce cas-là, comment ne pas penser au film de Louis Delluc La Fièvre ou La Boue sorti en 1921 qui se déroule dans « un bouge à matelots à Marseille. Rivalités amoureuses, rixes, ambiance interlope, nostalgie de l’Extrême-Orient… Parmi la faune bigarrée de l’établissement : une fumeuse de pipe, un joueur de manille, une naine, un ivrogne, des filles … »28? Ainsi le billet-poème de Soupault aurait influencé l’écriture du scénario de ce film de Delluc dont les autorités françaises ont tout fait pour en interdire les projections, tant le contenu leur paraissait immoral et pouvant être une « atteinte aux bonne mœurs ». Aussi n’y a-t-il qu’un pas à franchir pour considérer le critique et cinéaste Delluc comme un Dada qui s’ignore. L’ignorance feinte, n’est-ce pas l’essence même de ce mouvement ?

Note de fin

1 C’est durant cette période que Philippe Soupault et André Breton écrivent Les Champs magnétiques que l’historiographie considère comme un incontournable à la compréhension et à la genèse du mouvement surréaliste.

2 Virmaux, Odette et Alain (textes présentés par), Écrits sur le cinéma 1918-1933, Paris, Plon, 1985, pp.13-14.

3 COHEN Nadja, Les poètes modernes et le cinéma (1910-1930), Paris, Classique Garnier, 2014, coll. Études de Littérature des XXe.

4 Ruttmann, Walter, « Peindre avec le temps », in Daniel Banda & José Moure (textes choisis et présentés par), Le cinéma : naissance d’un art 1895-1920, Paris, Flammarion, 2008, pp.406-409.

5 Virmaux, Odette et Alain (textes présentés par), Écrits sur le cinéma 1918-1933, op. cit., p.23.

6 Gaudreault, André, Cinéma et attraction ; Pour une nouvelle histoire du cinématographe, Paris, CNRS Éditions, 2010.

7 Il faut rappeler que Louis et Auguste Lumière pensaient que leur invention n’avait d’intérêt que pour les sciences et l’observation de phénomènes invisibles à l’œil nu.

8 SOUPAULT, Philippe, « Une vie de chien », in Odette et Alain Virmaux, Écrits de cinéma 1918-1933, op. cit., p.44.

9 Ibid., p.14.

10 Tzara,Tristan, « Manifeste Dada 1918 », in Charles Harrison et Paul Wood, (une anthologie par), Art en théorie 1900-1990, Paris, Hazan, 1997, p.285.

11 Ibid., p.286.

12 Canudo, Riciotto, Manifeste des Sept Art, Paris, Séguier, 1995.

13 Clerc, Jeanne-Marie, Écrivains et cinéma : des mots aux images, des images aux mots, adaptations et ciné-romans, Paris, Klincksieck, 1985, pp.164-165.

14 Breton, André, Nadja, Paris, Gallimard, [1928] 1964, coll. folio, pp.36-40.

15 Duchamp, Marcel, Duchamp du signe, Paris, Flammarion, 1994, p.227.

16 Gauthier, Christophe, La passion du cinéma. Cinéphiles, ciné-clubs et salles spécialisées à Paris de 1920-1929, Paris, Association française de recherche sur l’histoire du cinéma, 2002.

17 Virmaux, Alain et Odette avec Brunet Alain, Colette et le cinéma, Paris, Fayard, 2004.

18 Lherminier, Pierre, Louis Delluc et le cinéma français, Paris, Ramsay, 2008.

19 Heu, Pascal Manuel, Le « Temps » du cinéma : Émile Vuillermoz, père de la critique cinématographique (1910-1930), Paris, L’Harmattan, 2003.

20 Vignaux, Valérie (sous la dir.), Léon Moussinac, un intellectuel communiste et théoricien des arts, 2 volumes, Paris, Association française de recherche sur l’histoire du cinéma, 2014.

21 Virmaux, Odette et Alain (textes présentés par), Écrits de cinéma 1918-1931, op. cit., p.47.

22 L’un de ces aphorismes les plus célèbres est sans doute celui écrit à propos de Atlantide de Jacques Feyder d’après le roman de l’académicien Pierre Benoît : « Il y a un grand acteur, c’est le sable ».

23 Genette, Gérard, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982.

24 Chaplin, Charlie, Histoire de ma vie, Paris, Robert Laffont, [1964] 2002. Ackroyd, Peter, Charlie Chaplin, Paris, Philippe Rey, 2016.

25 Compagnon, Antoine, La seconde main ; ou le travail de la citation, Paris, Édition du Seuil, 1979.

26 L’Herbier, Marcel, Intelligence du cinématographe, Paris, Éditions Corrêa, 1946, coll. Les Grandes professions françaises.

27 Bayard, Pierre, Le Plagiat par anticipation, Paris, Les Éditions de Minuit, 2009.

28 Rapp, Bernard, Lamy, Jean-Claude, Dictionnaire des films, Paris, Larousse, 2008, p.492.

Citer cet article

Référence électronique

Marc LAVASTROU, « Les billets-poèmes de Philippe Soupault », Plasticité [En ligne], 2 | 2019, mis en ligne le 25 juillet 2019, consulté le 29 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/plasticite/322

Auteur

Marc LAVASTROU