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Dans la cour intérieure de l’Hôpital des Incurables de Naples, fondé en 1473 dans un but caritatif par Maria Longo et géré par la Confrérie des Bianchi, se trouve une petite église, Santa Maria Succurre Miseris, dans laquelle parmi d’autres trésors du baroque napolitain on peut contempler une des rares représentations artistiques d’un corps féminin atteint de syphilis. Il s’agit du buste en céroplastique intitulé La scandalosa de l’artiste et sœur napolitaine Caterina de Julianis (1670-1742),1 qui représente la partie supérieure du corps d’une jeune femme en voie de décomposition, recouvert par des plaies et rongé par des vers.
Le buste, bouleversant et macabre, servait, en fait, de memento mori pour toutes les jeunes filles qui fréquentaient l’église et qui auraient pu céder à la tentation de la prostitution et, par conséquent, tomber dans le piège de la maladie qui avait frappé l’Italie et l’Europe à partir du début du xvie siècle et qui encore au xviie siècle faisait des victimes, notamment chez la large population de prostituées de Naples.
Un corps, un destin : les courtisanes et le « mal français »
Comme ce fut déjà le cas pour d’autres épidémies, le corps féminin, et notamment le corps de la femme prostituée, était considéré comme le porteur par excellence de la contamination et c’est pourquoi, dès le début de l’épidémie de mal français, les femmes qui exerçaient la prostitution furent prises pour cible aussi bien par les institutions locales que par le savoir médical et la littérature satirique de l’époque. Si La scandalosa a été conçue par l’artiste napolitaine à la moitié du xviie siècle, ce fut bien avant, et plus précisément dans la première moitié du xvie siècle, que les théories médicales sur l’étiologie de la maladie et la littérature satirique d’inspiration misogyne virent dans le corps de la femme publique le berceau du mal.
D’ailleurs, depuis le Moyen-Âge, le corps féminin a toujours été lu et interprété comme un corps naturellement « valétudinaire », c’est-à-dire maladif.2 Les organes génitaux féminins, les seins qui donnaient prodigieusement le lait et, bien sûr, le rituel mystérieux des saignements mensuels faisaient de la femme un être bifrons et équivoque, indigne de confiance. À la fin du xve siècle, la connaissance enrichie de l’anatomie féminine en concomitance avec l’épidémie de syphilis ‒ appelée à l’époque « mal français »3 ‒ donnait lieu à une lecture misogyne de l’origine de la contagion vénérienne4. Dans les traités médicaux publiés tout au long du xvie siècle on remarque, en effet, la présence constante de la référence à la prostitution comme origine ou comme vecteur de contagion. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, en 1527, le médecin français Jacques de Béthencourt suggère de nommer cette nouvelle maladie à partir des organes impliqués dans la contamination, d’où l’adoption de l’adjectif « vénérien » :
À mon sens, une maladie doit être dénommée d’après sa cause ; celle dont nous allons traiter mériterait, en conséquence, d’être appelée mal vénérien (morbus venereus). […] Nous inclinons à penser qu’il doit son origine première à un germe pestilentiel provenant du mélange des deux semences, ou de la semence mâle avec les menstrues. Il est possible d’ailleurs que le développement originel de ce germe infectieux ait été favorisé par quelques circonstances particulières, telles que la chaleur, le frottement, le coït dans un moment inopportun, l’orgasme vénérien, le contact d’humeurs impures, la virulence spéciale des menstrues d’une courtisane, etc.5
En 1555, Antonio Brasavola, maître de Gabriel Fallope et médecin d’Hercule II d’Este et du pape Paul III, en s’appuyant sur la théorie des miasmes, reconnaît dans son traité De morbo Gallico l’origine de la contagion dans l’utérus pourri d’une superbe prostituée qui avait offert ses services à l’armée française pendant le siège de Naples :
In Gallorum castris 1495 scortum aderat nobilissimum ac pulcherrimum, in uteri ore putrefactum gerens abscessum. Viri, qui cum illa coibant, adjuvante etiam humiditate ac putredine, dum membra virilia per uteri collum perfricabant, ob loci etiam putredinem in eorum virilibus membris pravam quandam affectionem contrahebant, qua exulcerabantur. Haec lues unum primo infecit hominem, postea duos et tres et centum, quia illa erat publica meretrix et pulcherrima ; et ut procax est natura humana in coitum, multae midieres, cum his vitiatis viris coeuntes, lue ista infectae sunt, quam deinde aliis viris sunt impartitae ut denique lues per totam Italiam sparsa sit et per Gallias et brevibus per universam Europam.6
On retrouve également cette référence à l’origine sexuelle de la maladie dans les chroniques des premières années de la vague épidémique et, par conséquent, au danger représenté par la prostitution. Voici, par exemple, ce qu’enregistre Giovanni Portoveneri à Pise en 1495 :
Da un anno in qua e al presente, ci sono malati assai per Pisa d’una infermità miserabile, cioè uno certo vaiuolo grosso, per modo attrattivo li omini e le donne non si poteano muovere dal letto da per loro, e durava a chi uno anno, a chi per sei mesi, ch’era una scurità a vederli. È per tutta la Franza e la Provenza e la Catelonia e molti luoghi di tale infermità. E quanto più erano gagliardi omini, tanto diventavano più attratti. E appiccicavasi nell’usare con femmine avessino dette malattie, e massime con meretrice, a tutti s’appiccavano.7
C’est à la même époque que le chroniqueur Fileno Della Tuade écrit dans ses annales que l’origine de la maladie était cachée dans le corps des femmes (« le femine lo avevano in la natura ») et c’est pourquoi beaucoup de prostituées furent éloignées des villes de Bologne et Ferrare (« ne furono chazate molte meretrici »8). Cette mesure restrictive fut adoptée dans plusieurs villes au lendemain de la première vague épidémique. Partout dans la péninsule, des dispositions de réglementation de la prostitution furent mises en place9. À Naples, les institutions locales essayèrent d’affaiblir le pouvoir des ruffiani (maquereaux) et d’interdire aux prostituées l’accès aux tavernes et aux campements militaires.10
À Venise, une loi du 22 septembre 1539 prévoyait l’expulsion des meretrici foreste – c’est-à-dire les femmes qui exerçaient la profession de prostituées dans la ville depuis moins de deux ans – et l’interdiction pour les prostituées titolate d’entrer dans les églises. Dans les mêmes années, entre 1533 et 1551, à Venise a été construit le Couvent des Convertite, un lieu d’enfermement pour les jeunes filles prostituées repenties, conçu afin de limiter à la fois le phénomène de la prostitution urbaine et les risques sanitaires liés à la contagion vénérienne.11 Si le xve siècle fut une période globalement plus tolérante envers le phénomène de la prostitution urbaine, à partir de la moitié du xvie siècle, le rapport des institutions locales se muscle à l’encontre des prostituées à travers une série de lois de plus en plus nombreuses et restrictives, visant à contrôler la “santé publique” de la ville12.
La littérature satirique antiputtanesca
La crainte d’une contamination provenant de la fréquentation des prostituées devient également un lieu commun au sein de la littérature satirique italienne. Avec l’épidémie vénérienne, l’éventail traditionnel d’accusations misogynes s’élargit, tandis que la description parodique et anti-pétrarquiste du corps féminin accueille très favorablement la référence à la nouvelle maladie. Francesco Berni, le poète qui en Italie poursuit la tradition comico-réaliste toscane de Burchiello et qui était devenu, à partir des années 1520, le maître à penser d’une génération de poètes burlesques réunis à Rome au sein de l’Accademia dei Vignaiuoli13, affirme dans le sonnet « Alle puttane » (1518) avoir renoncé à la compagnie des prostituées essentiellement pour deux raisons, l’argent et la santé :
Un dirmi ch’io gli presti e ch’io gli dia
or la veste, or l’anello, or la catena,
e, per averla conosciuta a pena,
volermi tutta tôr la robba mia;
un voler ch’io gli facci compagnia,
che nell’inferno non è maggior pena,
un dargli desinar, albergo e cena,
come se l’uom facesse l’osteria;
un sospetto crudel del mal franzese,
un tôr danari o drappi ad interesso,
per darli, verbigrazia, un tanto al mese;
un dirmi ch’io vi torno troppo spesso,
un’eccellenza del signor marchese,
eterno onor del puttanesco sesso;
un morbo, un puzzo, un cesso,
un toglier a pigion ogni palazzo
son le cagioni ch’io mi meni il cazzo.14
En effet, de nombreux poètes étaient atteints de cette nouvelle maladie et l’évocation du « mal français » à des fins parodiques et satiriques était très répandue au xvie siècle, notamment à partir des années 1520-1530 quand « le mal français » n’avait plus le caractère létal des premières vagues. À cet égard, on peut d’ailleurs lire, parmi les lettres de Niccolò Franco, une pistola adressée à son grand ami Bonifacio Pignoli15 :
Se l’huomo le lauda, lava il capo a l’asino: se le chiama porche, vacche, sogliarde, sbrenzolate, e mariuole, è la lor salutatione angelica. Hora piaccia a San Giobbe, che ciò sia in iscambio de le gomme, che havessi potuto ritrarre da le lor pratiche.16
Un autre phénomène littéraire très répandu était l’ambivalence du discours poétique à l’encontre des femmes, et notamment des courtisanes17. Quinto Gherardo, poète satirique des années 1530, dédie une série de poèmes à la courtisane « signora Ferretta », qui bousculait souvent entre l’éloge des vertus de l’amante (capitolo VI, « Io son entrato in tal malanconia ») et la plus cruelle des invectives misogynes. Dans le « Capitolo contra una cortegiana » (« I v’ho fatto Madonna mia avisata »18) il utilise le renversement parodique de la descriptio puellae, à la mode chez Berni et ses collègues burlesques19, en ajoutant sur le front de la courtisane, qui lui refuse son amour, le symbole de la contagion vénérienne :
Avete poi due luci belle e care
Ma vi colano sempre a dirvi il vero
E fanno chi le guarda inspiritare.
Il vostro fronte spazioso e altero
È ricamato tutto di straforo
Da quel gallico Re sì crudo e fero.20
Pour marquer la laideur extérieure et intérieure de la femme, le poète fait également appel à un autre topos très répandu dans l’arsenal rhétorique de la littérature misogyne : la description horripilante de l’organe sexuel féminin qui évoque le célèbre passage du Corbaccio :
Io dirò dunque del forame vostro
L’istrano puzzo ch’indi versa ogn’ora
Ch’ammorba e infetta tutto il secol nostro.21
Ou encore, Tommaso Garzoli qui, dans son œuvre La Piazza universale di tutte le professioni del mondo (1587), en décrivant le métier des prostituées, fait référence aux pustules et au mal vénérien cachés à l’intérieur du corps féminin :
Quanto da loro si riceve e acquista, […] non è altro che mille immondezze e sordidezze, le quali onestamente nominare non si ponno. E s’abbellisce il concetto descrivendo quanto son brutte, sporche, laide, infami, furfante, pidocchiose, piene di croste, […], ammorbate di dentro, appestate di fuori, che le Gabrine in comparazione son più desiderabili che loro.22
En effet, la description anatomique du corps féminin mutilé ou atteint d'une maladie vénérienne était devenue un leitmotiv de la poésie satirique, comme on peut le lire dans la lettre burlesque ouvrant l’anthologie Delle lettere di diversi autori, raccolte per Venturin Ruffinelli publiée en 1547 à Mantoue23. La lettre, anonyme et écrite par un amant déçu, relate l’histoire d’une jeune prostituée exerçant son activité dans la ville universitaire de Padoue, où elle est renommée chez les « nobili scolari e gentiluomini » comme étant « la più maligna creatura, et la più ignorante, et la più falsa et ingrata et ladra, et truffa, et la più discortese et villana che viva sopra tutta la terra »24. Après la narration des aventures érotiques de la jeune femme, qui font écho aux prouesses de la Celestina de Fernando de Rojas et de la Nanna de Pietro Aretino, l’auteur décrit la débâcle économique et physique de la courtisane atteinte, à juste titre, du « mal français » :
Molti sono finalmente anzi piuttosto innumerabili e vostri diffetti. Ma parlando hora di quei del corpo, giudico che più che per ogni altro, siate da fuggire per tema di contagione, per ciò che quel male che sì vi rode et consuma, è troppo crudele.25
En évoquant l’usage de la dissimulation et de la ruse de la part des courtisanes – un autre topos de la littérature antiputtanesca –, l’auteur accuse sa destinataire de camoufler à la fois son âge et sa maladie :
E poniamo etiandio che si trovassero huomini tanto irrationali et insensati, che vi credessero quando voi dite di non haver anchor i venti duo anni. Chi è nel mondo sì stolto, et sì nimico della sua propria vita, che non curando né vostra superbia, né malignità, né vitii, né il gran vituperio che nasce dalla vostra conversazione (a causa dell’uso del volgare toscano), venisse a voi per cangiar denari in mal francese, et breve piacere di godervi in lunghissima doglia di quel male tanto noioso? Né voglio già che voi crediate, che le cautele le quali havete usato in medicarvi segretamente, non sieno a tutti palesi. Per che non è huomo, né furfante, che non sappia come voi feste la quaresima in casa d’uno Eccellente medico in Padova con la dieta del santo legno indiano. Ma Iddio giusto riguardator de i meriti vostri, non comportò che la medicina havesse in voi l’usate forze così ne sete più che mai tormentata et havete (come a molte persone è manifesto) quella vostra gamba tutta immarcita e guasta.26
Le ton satirique s’accompagne aussi du traditionnel recours à la justice divine pour expliquer les raisons de la contagion vénérienne :
Mi spiacciono veramente le vostre sciagure, ma poi m’acqueto quando penso che lo strale che vien dalla man di Dio non può cadere se non giustamente sovra chi se l’ha meritato.27
Cette lettre burlesque est loin d’être une exception dans le contexte vénitien. En effet, c’est à Venise que la satire misogyne contre les prostituées trouve une place d’honneur dans la littérature de l’époque, notamment grâce à l’influence de la publication des Ragionamenti (1534-1536) de l’Arétin. Célèbres sont certaines compositions issues du cercle arétinien, comme le Dialogo dello Zoppino28, la Tariffa delle puttane29, ou le Catalogo de tutte le principali et più honorate cortigiane di Venetia30, où figure aussi le nom de Veronica Franco, célèbre poète et courtisane de Venise31. En 1575 Maffio Venier, poète et aristocrate vénitien, lui adresse deux capitoli burlesques (« Franca, credeme, che per San Maffio » et « An, fia, cuomodo? A che modo zuoghiamo? ») et un long sonnet caudato (« Veronica, ver unica puttana »), où le mépris pour la profession de la jeune poétesse était la raison de l’invective et la référence au « mal français » qui affligeait la femme représentait la condamnation morale et physique de ses péchés :
No estu del gran Mal
Francese la diletta fia adottiva
Relita della quondam Pelletiva,
Causa che tanti scriva,
Erede universal del Lazzaretto ?
[…]
Quella che mantien guerra
Contro la Sanità, mare del morbo;
Quella che venne al mondo con el corbo ?
Quella che rende orbo
Sto seculo presente e che l’infetta?
Quella contra de chi no val recetta
Né medesima eletta ?32
C’est d’ailleurs aussi à Venise que l’oncle de Maffio Venier, Lorenzo Venier, très proche de l’Arétin venant de s’installer dans la ville, avait publié deux poèmes satiriques antiputtaneschi dans les années 1530, La Puttana errante et Il Trentun della Zaffetta. Dans ce dernier poème, Venier relate l’histoire d’une jeune prostituée violée par 31 hommes appartenant à la société nobiliaire vénitienne, en guise de punition pour sa fierté33. Dans la Puttana Errante (1530), le jeune poète rédige une composition paradoxale en octaves, dans laquelle le personnage principal est une insatiable courtisane qui, avec le mal français « brodé » sur le corps, entame un voyage initiatique dans la péninsule à travers d’épiques pérégrinations érotiques34.
Les « lamentations » des courtisanes
À la parole écrite pouvaient s’accompagner des rituels publics prenant pour cibles les prostituées, souvent pendant les fêtes de Carnaval. Une lettre anonyme du 11 février 1525, envoyée de Rome à Paolo Vettori, nous livre un exemple représentatif de ce type de théâtre de rue performatif. Dans la missive, on peut lire qu’un certain Maestro Andrea, comédien et poète très connu à Rome dans les années 1520, était le protagoniste d’un épisode de représailles de la part des courtisanes romaines, en raison de ses chariots satiriques accompagnés par des compositions poétiques :
Jeri m. Andrea dipintore fece un carro dove erano tutte le cortigiane vecchie di Roma fatte di carta, ciascuna con il nome suo, e tutte le buttò in fiume avanti al Papa; mandò all’Orsolina il sonetto e la canzone che si cantava. Domane le cortigiane, per vendicarsi, frustano detto m. Andrea per tutta Roma.35
Maestro Andrea est aussi évoqué par l’Arétin comme l’auteur d’un texte satirique très populaire, le Lamento di una cortigiana ferrarese per essere redutta in la caretta per el mal franzese36. Du Lamento il existe plusieurs copies publiées tout au long du xvie siècle dont Giovanni Aquilecchia a rigoureusement reconstruit la chronologie dans un chapitre de ses Schede d’italianistica37. Il est possible de dater la rédaction écrite du Lamento entre 1519 et 1527, année de la mort de Maestro Andrea pendant le Sac de Rome. Le texte s’inscrit, d’un côté, dans la riche production des lamentations satiriques étudiées et cataloguées par Florence Alazard38, et de l’autre, dans la tradition carnavalesque des « Chariots de la mort », comme celui chanté par Antonio Alemanni à l’occasion du Carnaval du 1511 lors du défilé du chariot de la mort créé par l’éclectique Piero di Cosimo, dont Vasari décrit en détail la construction dans le Vite39. Mais il est aussi possible que l’auteur-comédien se soit directement inspiré de la véritable histoire d’une célèbre courtisane, Imperia de Paris, qui avait trouvé la mort en 1512, après avoir été l’amante d’Agostino Chigi et Angelo del Bufalo, deux hommes très influents dans la Rome des années 1520, et pour laquelle plusieurs lamentations avaient été composées40. Le Lamento relate l’histoire d’une célèbre prostituée de Rome (mais d’origine ferrarese), qui à cause de la maladie vénérienne, avait perdu tout le fruit de son travail et fut conduite aux portes de l’Hôpital sur une charrette. Le monologue se concentre sur la comparaison entre la jeunesse, lorsque la courtisane était riche et belle, et le moment présent de la représentation carnavalesque (ou de la lecture), où la vieille femme malade et pauvre se plaint de sa mauvaise fortune :
Ohimé Dio, dhe Dio, ahi cielo, o sorte
O martorio infernal morbo franzese
Che in povertade fai fugir la morte
[…]
Già fui si favorita e si felice
Vestivo oro e or ho un sacco grosso
[…]
Beati eran per me tutti li amanti
Ognun servitor me era e io la signora
Hor mi mostrano a dito tutti quanti.41
On peut donc imaginer le comédien qui, déguisé en courtisane, les signes de la syphilis sur le corps, se promenait dans les rues de Rome pour le plaisir du public et en dépit des courtisanes, spectatrices de ce body shaming. Or, si avec le Lamento, le poète-acteur décrit la parabole malheureuse de la vie de la courtisane de Ferrara, c’est avec le Purgatorio delle cortigiane, un autre texte attribué à Maestro Andrea et souvent publié avec le Lamento, que nous avons l’occasion de pénétrer dans l’un des lieux les plus redoutables du nouvel urbanisme de la capitale, l’Hôpital des Incurables42.
Le Purgatorio, publié à Bologne en 1529, a été écrit pour un spectacle carnavalesque qui a eu lieu sur la place Sciarra à Rome avant 1527 (si on attribue la paternité du texte toujours à Maestro Andrea). Au sein même de ce lieu de soin et d’enfermement, on trouve un locus horribilis, où les lits « s’empiono sponda a sponda » et tout le monde présente les plaies d’une maladie létale, ou alors impossible à soigner :
E tal che avea factezze alte e divine
per lincurabil mal venuta un mostro,
e chi dun membro o naso ha facto fine.
Chi iace abandonata la pel chiostro,
piena di piaghe dal capo alle piante
pe lor peccati e per exemplo vostro.
Chi le carne ha consunte tutte quante
per fino allosso in dol marcia e fetore
e come voi gia fur belle e galante.
[…]
Chi e dal capo apie tutta perduta
nel viso, e liocchi, il petto e membra guaste
ne da qual fussi piu riconosciuta.43
Pendant les vagues successives de syphilis, les autorités des villes concernées par le phénomène de la prostitution massive avaient opté pour la formule classique de « surveiller et punir »44, en ajoutant l’enfermement obligatoire dans les Hôpitaux des Incurables45. Il est aussi utile de rappeler que les soins contre le mal français étaient onéreux. Les thérapies à domicile étaient réservées uniquement aux hommes et aux femmes qui pouvaient se les permettre et qui, de ce fait, pouvaient garder la maladie dans la sphère domestique et privée. De plus, les thérapies prophylactiques contre le mal français étaient conçues seulement pour les hommes. Malgré la recommandation du médecin d’Alexandre vi, Gaspar Torella, de nommer des femmes surveillantes qui auraient dû s’occuper de la santé des prostituées, le système répressif mis en place au xvie siècle n’arriva jamais à concevoir la désinfection des lupanars et le contrôle médical obligatoire, qui fut établi en Italie seulement au xviiie siècle46.
En place et lieu, la réponse des autorités publiques fut l’enfermement des prostituées dans les Hôpitaux ou bien l’obligation pour elles de limiter leur présence dans l’espace public, voire de quitter le territoire urbain lors des fortes crises sanitaires. Les Hôpitaux devinrent de plus en plus nombreux à partir de la fin du xve siècle et furent soutenus par des grandes familles aristocratiques, souvent par des dames renommées pour leur activité pieuse, en collaboration avec différentes Confréries.
En 1499 à Ferrare, Alfonso Ier autorisa la création de « Lo Spedale de’ franciosati » avec l’aide de la Confrérie de Saint Job. À Bologne, l’église de Saint Laurent devient le lieu d’accueil des femmes atteintes de syphilis à travers le soutien de la Compagnie du Divin Amour47. À Naples, comme évoqué plus haut, ce fut Maria Longo qui, avec l’aide de la Confrérie des Bianchi, avait pu bâtir l’Hôpital des Incurables. En revanche, à Venise, la situation était catastrophique si l’on en croit la description faite par Marin Sanudo, qui parle de plusieurs femmes mendiantes frappées par la maladie vénérienne et que les autorités locales avaient décidé de déplacer dans l’Hôpital de Santo Spirito, voulu par Marina Grimaldi et Maria Malipieri48. Mais l’assistance aux pauvres infranciosati se traduisait aussi par une politique de contrôle social. En 1522 à Venise, les Magistrats de la Santé avaient imposé aux malades de la syphilis d’aller se faire hospitaliser auprès d’Hôpital des Incurables, sous peine d’être chassés de la ville. À Faenza, en 1497, au lendemain de l’explosion du mal français dans la péninsule, les prostituées qui arrivaient en ville avaient l’obligation de prouver à l’Ufficio di Guardia qu’elles n’arrivaient pas des zones contaminées et qu’elles n’étaient pas atteintes de la maladie vénérienne49. Il y avait donc, d’un côté, la construction de nouveaux bâtiments consacrés au soin et à l’enfermement, et de l’autre, la promulgation d’une série de lois interdisant la présence en ville des femmes prostituées, notamment de celles atteintes de la syphilis.
Dans ce climat d’inquiétude et de répression, devenu de plus en plus rigide durant la seconde moitié de xvie siècle à cause de l’esprit d’austérité de la Contre-Réforme au sein de l’Église, un autre document témoigne des conditions de marginalisation des prostituées : le Lamento che fanno le cortigiane essendo rinchiuse nella città di Roma e di Milano, e discacciate da molti altri luoghi, publié en 1592 et conservé aujourd’hui à la British Library de Londres.
Ce monologue est une lamentation collective de la communauté des prostituées chassées des villes où elles exerçaient leur profession. Dans le texte, écrit par un auteur inconnu à ce jour, Marino Mantellini, on trouve au moins trois octaves (xv-xvii) témoignant du danger que la population des prostituées représentait pour la santé publique et l’ordre social :
Che infra noi altre c’è certe furfantine
Son come rose e pungon come spine
E molt’uomini pelano più che non fan le calcine,
A tal donano tinche, a tal gomme e doglie fine.
E di dogliosi carchi di mal franzese,
In ogni parte vi si trova palese,
Li qual per medicine non si sazian per un mese
E qui si può conoscer se sian tutte noi cortese.
Tal sta nel letto, e non si può voltare,
E tal a l’ospital si fa portare,
E quel ch’è ostinato ch’in tal luogo non vuol’andare,
Ne muor sopra il letame, come il ver a tutti appare.
Quelle ch’han gomme in fronte e nella testa,
Se una sol notte dormono alla foresta,
Per esse in pochi giorni sia finita la sua festa,
Perché a curar quelle non vi val sugo d’agresta.
E quelle poi che restano storpiate
Di gambe e braccia e son abbandonate,
Che con un bastoncin van gridando in le contrade:
«Soccorrete la povera ch’è in gran necessitate».
E poi per dirvi la giusta ragione,
Non v’è alcun ch’abbia di noi compassione,
Non accade a far la prova che s’è visto il paragone
Che fuggano da noi più che i cani dal bastone.50
La dangerosité due à la fréquentation des prostituées était un topos répandu que l’on retrouve aussi dans un autre texte appartenant à la galaxie de la littérature « populaire » de la deuxième moitié du xvie siècle. Le texte, intitulé Bandito In Questo Luoco Solitario, Tramutato Per Un Giovine Che Aveva Il Mal Francese51, reprend le motif du jeune homme ruiné par les prostituées, déjà canonisé par le chant carnavalesque de Giovanni dell’Ottonaio (« Canto de’ puttanieri »), ensuite repris par Francesco Berni (« Alle puttane »), Antonio Francesco Grazzini (« Di giovani impoveriti per le meretrici ») et par d’autres poètes burlesques. Les deux premiers tercets, dans lesquels l’auteur explicite la cause de sa quarantaine, sont particulièrement éclairants :
Condotto in questo loco solitario
Al buio fo mia vita miserabile
Colpa del mal francese iniquo e vario.
Anzi per causa di puttana instabile,
Anzi per mia ch’io non doveva ponere
La vita mia a un rischio sì mutabile.52
Pour conclure, je me permets de signaler également un dernier texte, le Lamento delle cortigiane che sono in Padova per la partita delli scolari, publié à Venise après 1555 par l’éditeur Grazioso Percacino53. Ce texte satirique diffère des autres lamenti que nous avons analysés, car il a été écrit à la suite de la vague épidémique de peste qui avait frappé la ville de Padoue et de Venise en 1555 et en 1576 (« in Padoa non c’è alcuno / che più ci dia guadagno », v. 10-1154). Le Lamento est également accompagné d’une lettre burlesque de témoignage d’une prostituée, Lauretta Scofonia, ayant déménagé à Padoue pour suivre un de ses amants. Après l’explosion de l’épidémie de peste, elle et son amie Philandria se plaignent du départ de tous les étudiants (« sta maledittion e furor de popolo, che s’habeano a dir che se muor da la giandussa, ha fatto fuzir tutti i Scolari, onde mi son romagna senza nessun »). La crainte de la contagion avait en effet poussé toute la population, et notamment celle qui était de passage, comme les étudiants, à quitter la ville afin de se mettre à l’abri dans les campagnes en attendant l’hiver. Dans cette lettre, dont on ne connaît ni l’auteure ni la destinataire, on retrouve un ton très intime, un langage coloré et caractérisé par des références à la vie quotidienne, comme la nourriture que Scofonia rêve de manger à Venise. On peut lire, en fait, qu’elle demande à son amie de lui trouver une petite chambre à louer à Venise afin de pouvoir quitter Padoue dans l’espoir de retrouver à nouveau du travail (« no me lagar in sto lambico de povertate, ma mandame à chiamar presto, che vegnero a staffetta à reffarme in Veniesia »).
Conclusion
Parmi les misères des courtisanes, comme l’instabilité économique et les violences physiques de la part de leurs amants, au xvie s’ajouta la maladie vénérienne, qui non seulement frappait la population des prostituées, mais les exposait aussi à une série de réactions de la part de la société. C’est la raison pour laquelle plusieurs mesures furent mises en place à la fois pour endiguer la contamination et pour exorciser la crainte d’une maladie nouvelle, difficile à soigner et, de plus, d’origine sexuelle. Le premier niveau de contrôle fut celui juridique, par le biais de lois visant à règlementer la présence des courtisanes dans l’espace urbain. À cela s’ajouta la discipline sanitaire des Hôpitaux des Incurables, qui dans la réalité étaient pour les courtisanes des lieux de soin ainsi que d’enfermement et de conversion. Le troisième discours autour de la figure de la prostituée en tant que bouc émissaire d’une société angoissée par la peur de la contagion fut celui produit par la littérature satirique antiputtanesca, qui augmenta l’arsenal d’accusations misogynes envers les prostituées.
Dans cette perspective, on peut lire les différentes lamentations de courtisanes publiées tout au long du siècle. Ces lamentations sont écrites et publiées par des hommes et adressées à un public féminin à des fins pédagogiques, mais elles représentent aussi d’importants documents qui relatent la transformation de la condition sociale des courtisanes au sein des villes italiennes du xvie siècle.